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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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Chapitre VII.
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Chapitre VII.

Combat d'un Avanturier Portugais
dans l'Isle de Cuba.

IL est bon de se ressouvenir que lors
que j'ay commencé cette Histoire,
nous estions à l'Isle de Cuba. Comme
cette Isle estoit pleine de Crocodiles,
nous nous divertissions à les prendre &

Les Avanturiers
se divertissent
à la
chasse des
Crocodiles.
à les assommer. Une partie de nos gens
continuoient toûjours à chasser, & à
pescher, pendant que l'autre s'occupoit
à racommoder nostre vaisseau, afin
qu'il pust nous porter jusques à la Jamaïque.


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Nos Chasseurs alloient ordinairement
dix ou douze ensemble, afin de
se garantir des Crocodiles, car cette Isle
est la seule de toute l'Amerique, où il y

Crocodiles
dangereux.
Moyen de
s'en garantir.
en aye qui courent aprés les hommes,
& voicy le moyen d'empescher qu'ils
ne vous atteignent. Il faut aller, tantost
à droit, tantost à gauche; car si vous
allez tout droit, fussiez-vous montez
sur les meilleurs chevaux du monde,
ils vous joignent en un moment, ce
qu'ils ne peuvent faire lors que vous
biaisez: car la nature de ces animaux est
telle, que la grandeur de leur corps
ne les empesche point de courir, mais
bien de tourner; & comme les Elephans
ont de la peine à se relever quand
ils sont tombez, de mesme ces monstres
qui sont pesans & roides, ont de la
peine à manier leurs corps, & se trouvent
fort embarassez, lors qu'il faut faire
tant de détours, & pendant qu'ils
sont dans cet embarras, on a le temps
de gagner chemin, & de prendre avantage
sur eux, jusqu'à ce qu'enfin on
les fatigue si fort, qu'on les laisse bien
loin derriere, autrement on n'eschaperoit
jamais de leurs poursuites, tant ils
sont aspres sur les hommes.


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Quelques vieux Avanturiers rendent
raison pourquoy ces Crocodiles sont
si aspres sur les hommes. Ils disent
qu'un Navire Portugais estant venu en
cette Isle chargé de Negres, la pluspart
devinrent malades, & moururent en si
grand nombre, que les Portugais ne
faisoient que les jetter à l'eau, & ces
corps estant poussez par la vague le
long de la coste, les Crocodiles les devoroient.
De maniere que depuis ce
temps ils sont devenus fort carnassiers,
& détruisent mesme tout le bestail que
les Espagnols ont mis sur cette Isle, qui
est tres-propre pour le nourrir, à cause
de l'abondance des pasturages. Ces
Crocodiles surprennent ces animaux
lors qu'ils vont boire, & mangent les
petits lors que les meres les mettent
bas.

Nos gens n'alloient point de jours à
la chasse, qu'ils n'en rencontrassent de
prodigieusement gros qu'ils tuoient;
bien que l'on courust de grands dangers
à cause de ces animaux.

Un des nostres, Portugais de Nation,
qui dés sa plus tendre jeunesse
avoit vécu avec les François, s'étant
fait Boucanier, & enfin Avanturier,


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voulut aller à la chasse, accompagné
seulement d'un Esclave nouveau venu
de Guinée, & encore demi Sauvage. Il
avança dans le Bois jusques à un lieu
assez écarté, pour chercher dequoy tirer;
& en passant un ruisseau, un Crocodile,
qui comme il nous l'a dit, avoit
plus de cinq pieds de long, le prit tout
d'un coup par une jambe, l'abbatit par
terre & se jetta sur luy. L'Avanturier
qui estoit fort vigoureux, commença à
Portugais attaqué
d'un
Crocodile.
se défendre, & à appeller son Esclave,
lequel à la veuë de ce terrible animal,
fuyoit, plus son Maistre l'appelloit,
sans se retourner à sa voix, ny songer à
le secourir.

Cependant le Crocodile avoit déja
presque emporté une jambe à l'Avanturier
qui perdoit beaucoup de sang, &
qui ne laissa pas malgré tout cela, de
donner tant de coups de cousteau à
cette furieuse beste, qu'il la mit hors
d'estat de luy faire plus de mal, & se
relevant de la tuer Mais comme il estoit
dans l'impuissance de pouvoir marcher;
tout ce qu'il pût faire, fut d'appeller
encore son Esclave, qui caché dans un
buisson n'osoit approcher.


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Ce pauvre garçon nous a avoüé depuis,
que dans sa frayeur, il n'avoit
pas pris garde où il s'estoit jetté, & que
bien qu'il fust alors presque nud dans
ce buisson, & percé de mille pointes

Plaisant aveu
d'un Esclave.
d'épines, il les souffroit plûtost que de
se resoudre à sortir, parce qu'il craignoit
encore davantage les morsures du Crocodile.
Ainsi son Maistre avoit beau
luy crier que le Crocodile estoit mort,
il ne se hastoit pas plus. C'est pourquoy
nostre Avanturier fut obligé de se traîner
le mieux qu'il pût jusqu'au lieu
où estoit l'Esclave, qui le chargea sur
ses épaules, & le porta deux grandes
lieuës dans le païs le plus iucommode
du monde, & par de si mauvais chemins,
qu'ils estoient tous deux extremément
fatiguez; le Maistre de la douleur
de ses blessures, & l'Esclave de la
pesanteur de son fardeau.

Destinée du
Portugais,
Le Soleil commençoit déja à baisser,
de sorte qu'ils se voyoient reduits
à demeurer tous deux dans le bois, à la
mercy de ces bestes carnassieres, & d'y
passer la nuit, & encore incertains s'ils
la passeroient en vie. L'Avanturier, qui
avoit de la vigueur, & de la presence
d'esprit, se fit porter sur une petite

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montagne, d'où il découvrit le bord
de la mer, qu'il montra à son Esclave,
& le chemin qu'il devoit tenir pour y
aller, afin de nous avertir de le venir
prendre: & avant qu'il le quittast, il
luy fit bander ses playes avec sa chemise
qu'il déchira, & mettre son fusil
& ses coûteaux auprés de luy pour se
défendre, en cas qu'il fust encore attaqué
par quelque Crocodile. L'Esclave
en peu de temps vint au bord de la mer,
& nous avertit de l'estat où estoit son
Maistre, que nous fûmes aussi-tost querir,
& l'aportâmes dans le Vaisseau,
où je le visitay, & trouvay que d'une
jambe, il ne luy estoit resté que les
muscles, & les nerfs qui pendoient tous
déchirez: il avoit encore plusieurs blessures
à la cuisse, & les parties, que la
pudeur défend de nommer, entierement
emportées.

Je le pensay, & la fiévre qui depuis
peu l'avoit quitté, le reprit. Deux jours
aprés, la cangréne se mit à sa jambe,
en sorte que je fus obligé de la luy couper;
depuis ses playes allerent fort bien,
& nous parlions déja de luy faire une
jambe de bois, lors qu'en une nuit il
luy vint un eresipele à la jambe saine,


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depuis la hanche jusqu'au talon. Je le
seignay, le purgeay doucement, & tâchay
d'appaiser l'inflammation avec, des
remedes convenables; cela n'empescha
pas sa jambe de tomber en pourriture,
& quoy que je pusse faire, il mourut.
Je fus curieux d'ouvrir toute la jambe
depuis la hanche, d'où il disoit que son
mal provenoit; je trouvay que le Perioste,
qui est une petite peau qui couvre
l'os, estoit mangé par une matiere
sereuse & noire, d'une puanteur inconcevable.

Je ne puis pourtant pas attribuer sa
mort au venin du Crocodile; car j'en
ay vû plusieurs qui en ont esté mordus,
& gueris de leurs playes sans aucune
mauvaise suite. Je croy seulement que
cela est venu de ce que cet homme estoit
tres-mal sain, & outre cela d'une humeur
fort sombre & melancolique.

Voilà quelle fut la malheureuse destinée
de ce pauvre Portugais, pour
n'avoir pas voulu croire ceux qui l'avertissoient
de n'aller point seul dans ce
bois: mais, comme je l'ay déja dit, il
estoit d'une humeur chagrine, & si opiniâtre,
qu'il ne déferoit à rien.

En suite nostre vaisseau se trouva


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prest; nous le rechargeâmes, & partî-
Départ &
bonne disposition
des
Avanturiers.
mes gros & gras, en sorte qu'il ne paroissoit
pas que nous eussions fait un
voyage si penible. Nous ne songions
plus qu'à retourner à la Jamaïque, pour
trouver un autre vaisseau, afin d'aller
en course, car le nostre ne valoit plus
rien. Nous prîmes nostre route le long
de la coste de Cuba, au travers de petites
Isles, où nous fûmes pris d'un
calme si grand, qui dura prés de quinze
jours, & nous reduisit à une telle
necessité d'eau, que nous fûmes obligez
de nous passer d'un demi setier par
jour, parce que nous ne pouvions aborder
à aucun lieu pour en prendre.

Aprés avoir esté quelques jours dans
cette disette, & mesme sans boire, enfin
nous arrivâmes dans le golfe de
Xagua, que les Avanturiers nomment
Grand Port, où nous trouvâmes deux
Navires Hollandois d'Amsterdam, qui
estoient ceux que nostre Flotte avoit
vûs quand elle partit de l'Isle Espagnole
pour aller à Panama.

Ces Navires avoient esté obligez de
relâcher en ce lieu pour se racommoder:
car l'un d'eux avoit esté démasté
de son grand masts par un coup de tonnerre,


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qui avoit mesme tué beaucoup
Occasion
que trouve
l'Autheur de
quitter les
Avanturiers.
de ses gens. Je m'embarquay sur ces
vaisseaux pour repasser en Europe, remerciant
Dieu de m'avoir retiré de
cette miserable vie, estant la premiere
occasion de la quitter que j'eusse rencontré
depuis cinq années.

Outre cela j'ay fait encore trois autres
voyages dans l'Amerique, tant
avec les Hollandois qu'avec les Espagnols,
où j'ay eu le temps de me confirmer
dans toutes les choses que j'ay
remarquées la premiere fois dans ces
païs; sur quoy j'ay fait la carte que l'on
trouvera au commencement de ce Livre,
qui est aussi exacte qu'on en puisse
voir.

Cependant les Avanturiers, qui
avoient toûjours sur le cœur le tort
que Morgan leur avoit fait, & qui ne
perdoient point l'envie de s'en venger,
crurent à la fin en avoir trouvé un
moyen infaillible. Ils apprirent que
Morgan se preparoit à aller prendre
possession de l'Isle de Sainte Catherine,
soit qu'il ne se crust pas en assurance
à la Jamaïque, qu'il se méfiast du Gouverneur,
& qu'il voulust s'assurer de
tout, parce qu'il craignoit tout, aprés


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l'action qu'il avoit faite; soit qu'il regardast
cette Isle comme un lieu également
fortifié par l'art & par la nature,
où il pourroit vivre en repos, & estre
à couvert contre toutes les entreprises
de ses ennemis. C'est pourquoy
comme il se disposoit d'y aller au plûtost,
les Avanturiers resolurent de l'attendre
sur le passage, & de l'enlever
luy, sa femme, & tous les siens, de le
mettre en lieu de seureté, & de l'y
retenir jusqu'à ce qu'il eust fait raison
de ce qu'il leur avoit emporté; encore
estoit-ce là le moindre mal qu'ils
projettoient de luy faire, lors qu'ils en
furent empeschez par un incident qu'ils
n'avoient pas prévû, & qui rompit toutes
leurs mesures. C'est qu'un Navire
du Roy de la Grand' Bretagne arriva
à la Jamaïque avec un nouveau Gou-
Particularitez
qui regardent
Morgan.
verneur, & un ordre exprés à Morgan
d'aller en Angleterre, pour répondre
sur les plaintes du Roy d'Espagne &
de ses Sujets.

Si en mesme temps on avoit voului
écouter celles des Avanturiers, on auroit
pû voir par ce qui s'est passé, qu'ils
auroient eu sujet d'en faire de grandes
contre luy. Morgan donc a esté obligé


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de faire ce voyage, & j'ay fait tout
mon possible pour sçavoir l'évenement
de cette affaire, mais je n'en ay pû rien
apprendre, & par consequent je n'en
sçaurois parler.

Nouveau
Gouverneur
de la Jamaïque
s'oppose
aux Avanturiers:
Ce qu'ils
entrepiennent
à sa yuë.
Le nouveau Gouverneur estant établi
dans la Jamaïque, songea à mieux
ménager les Espagnols, que n'avoit fait
son predecesseur: car il envoya le vaisseau
qui l'avoit apporté, & qui estoit
parfaitement bien équipé en guerredans
tous les principaux ports du Roy
d'Espagne, sous pretexte de renouveller
la paix avec eux, & d'estre en mer
de la part du Roy son Maistre, pour détruire
les Avanturiers, qui commettoient
toutes leurs hostilitez sans son
aveu. Cependant lorsque ce Navire
Hardiesse
des Avanturiers,
difficulré
de s'opposer
à leurs entreprises.

estoit en mer, & presque à sa veuë,
les Avanturiers ne laisserent pas de piller
une Ville appartenante aux Espagnols.

Il sera mal aisé, pour ne pas dire
impossible, de mettre aucun obstacle
aux desseins de ces gens là, qui animez
par le seul espoir du gain, sont capables
des plus grandes entreprises,
n'ayant rien à perdre, & tout à gagner.
Il est vrai qu'ils demeureroient courts


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dans ces entreprises, s'ils n'avoient ni
bâtimens, ni vivres, ni munitions de
guerre, ni Ports.

Pour des bâtimens, ils n'ont garde
d'en manquer; car on les voit souvent
s'embarquer sur la mer avec les moindres
vaisseaux, & avec eux prendre les
plus grands, qu'ils rencontrent presque
toûjours remplis de vivres, & de munitions
de guerre. Si par hazard ils n'en
trouvent pas, ils en vont chercher ailleurs,
& en trouvent autant qu'ils en
ont besoin.

A l'égard des Ports, ils n'en sçauroient
non plus manquer: comme tout
le monde fuit devant eux, ils y entrent
avec facilité, & s'en rendent maistres
aussi bien que des autres lieux, qu'ils
parcourent en victorieux, & où l'on
voit qu'ils agissent aussi tranquilement
que s'ils en estoient les possesseurs legitimes:
de sorte que l'on ne voit rien
qui puisse arrester leurs courses & leurs
progrez, qu'une vigoureuse resistance.

Par exemple, si l'on en croit les nou-

Ce qui s'espassé
depuis
peu à leur
égard.
velles apportées depuis peu à la Jamaïque
par des vaisseaux venus de Cartagene,
on a sceu que les Avanturiers
estant entrez dans la mer du Sud, n'ont

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pû executer le dessein qu'ils avoient
de se saisir de quelques postes avantageux,
pour troubler la navigation de
Lima à Panama, à cause que les Indiens
s'estant misen armes en plusieurs
endroits de la coste, les ont empeschez
de débarquer, & mesme de se pourvoir
d'eau & de vivres: De plus, que l'escadre
du Vice-Roy du Perou, qui croisoit
entre Lima & Panama, leur donnolt
la chasse, & avoit ouvert par ce
moyen le commerce entre ces deux
Places: Enfin que quelques Avanturiers
qui avoient débarqué dans la mer
du Sud, avoient esté désaits, & contraints
de se retirer.

De pareils efforts, & souvent reïterez
par les Espagnols, pourroient peutestre
à l'avenir faire perdre aux Avanturiers
la coûtume & l'envie de les attaquer.
Je dis peut-estre, car dans le
fond les Avanturiers sont de terribles
gens.

Fin de l'Histoire des Avanturiers.