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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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Chapitre IX.
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Chapitre IX.

Départ de Morgan. Prise de l'Isle de
Sainte Catherine.

MOrgan ayant mis sa Flotte en
bon ordre, n'oublia rien de ce
qui estoit necessaire pour executer son
entreprise. Il partit le 16. Decembre de
l'année 1670. & prit la route de Sainte
Catherine. Ce mesme jour sa Flotte eut
connoissance que deux grands navires
alloient à l'Isle de Cuba. Aussi-tost il
détacha quelques vaisseaux pour leur
donner la chasse; mais ils ne les purent

Coup manqué.

prendre, à cause que les vents estoient
contraires, & ces navires en meilleur
équipage que ceux des Avanturiers, qui
reconnurent à leur pavillon que c'estoit
des Hollandois.


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Ce fut un bonheur pour ces vaisseaux
d'estre échapez de Morgan, qui
les auroit pris & gardez jusqu'à ce que
son voyage eust esté achevé, s'il ne
leur avoit fait pis Quatre jours aprés
il arriva sur le soir à la veuë de l'Isle

Morgan à la
veuë de l'Isle
de Sainte Catherine.

de Sainte Catherine; & Morgan envoya
deux petits vaisseaux devant le
port, pour faire garde toute la nuit,
afin qu'il n'échapast personne qui pust
aller avertir en terre ferme. Le lendemain
sur le midy toute la Flotte arriva
à cette Isle, & fut moüiller à une Rade
nommée l'Aquada grande, où les Espagnols
avoient une batterie de quatre
pieces de canon, qui estoit abandonnée.
La Flotte n'y fut pas plûtost, que Morgan
fit mettre mille hommes à terre, &
marcha luy-mesme à leur teste au travers
des bois, n'ayant pour guide que
ceux qui avoient esté à la prise de cette
Isle, lorsque Mansvvelt s'en rendit
maistre accompagné de Morgan.

Le soir ils arriverent en un lieu où les
Generaux Espagnols faisoient autrefois
leur residence: mais depuis qu'ils ont repris
cette Isle ils ont qu tté la g ande, &
se sont retirez sur la petite, qui en est
si proche, qu'on passe de l'une à l'autre


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sur un pont. Ils avoient tellement
fortifié cette petite Isle, qu'ils la pouvoient
disputer à une armée de dix mille
hommes: car en tous les lieux accessibles
il y avoit de bonnes batteries, &
des Forts avantageux.

Morgan & les siens estant venus en
ce lieu, furent obligez d'y camper pour
y passer la nuit, car ils ne pouvoient
marcher pendant l'obscurité parmy les
bois, ayant encore plus d'une grande
lieuë à faire, & n'estant pas dans le dessein
d'attaquer des Forts de cette nature
qu'en plein jour, où l'on peut voir ce

Pluye furieuse.

que l'on fait. Alors il commença à tomber
une pluye aussi froide que furieuse;
si bien que ces gens abattirent trois ou
quatre maisons pour se chauffer.

Ce qui fut une grande imprudence;
car ces maisons auroient bien servi à les
mettre à couvert, & à empescher que
leurs armes & leurs munitions ne se
moüillassent: mais croyant que cette
pluye ne dureroit point, comme il arrive
quelquefois en ce païs, ils ne songerent
pas plus loin. Cependant elle dura
plus que le feu, car elle ne cessa qu'au
lendemain midy; ce qui incommoda
beaucoup nos Avanturiers, qui n'avoient


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qu'un caneçon & une chemise
pour tous vêtemens, & les nuits sont là
pour le moins de douze heures; de
sorte qu'elle leur parut fort longue à
passer.

Ajoûtez à cela le peril où ils estoient,
puisque si cent Espagnols fussent venus
fondre sur eux le sabre à la main, ils
les auroient tous défaits, ne pouvant
s'aider de leurs armes, qui estoient toutes
moüillées, & eux tout transis de
froid. Ils se tenoient debout les uns contre
les autres pour s'échauffer, car pour
se coucher, il leur estoit impossible où
ils estoient, ayant de l'eau jusqu'à myjambe.

Ainsi ils se voyoient pressez de la
faim, inondez de la pluye, accablez de
lassitude, & parmy tous ces maux sans
aucun soulagement. En cet état ils se
croyoient plus miserables que s'ils avoient
esté environnez de leurs ennemis,
avec lesquels ils auroient pû combattre,
vaincre, ou mourir glorieusement.

A la pointe du jour les Espagnols
commencerent à battre la Diane, & à
faire une décharge de canon & de mousquets.
Nos Avanturiers n'en purent


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faire autant, car leurs Tambours estoient
moüillez aussi bien que leurs armes,
qu'ils ne pouvoient recharger, à cause
de la pluye qui tomboit d'une telle force,
qu'on voyoit des torrens se precipiter
des montagnes; en sorte qu'ils ne
sçavoient où fuïr, & que l'eau inondant
de toutes parts, leur fermoit le
passage pour retourner à leurs vaisseaux.

Sur le Midy le Soleil commença à
paroistre, & la pluye à cesser. Alors
Morgan envoya quatre hommes avec
un pavillon blanc dans un Canot au
Fort des Espagnols, pour les sommer
de rendre l'Isle, & leur dire que s'ils
faisoient resistance, il mettroit tout à
feu & à sang. Aussi tost le Gouverneur

Morgan fait
sommer le
Major de
l'Isle. Ce qui
se passe.
envoya le Major de l'Isle, & un Alferez,
pour capituler avec Morgan, &
voir de quelle maniere ils pourroient
rendre le Fort sans que le Roy d'Espagne,
& les Gouverneurs Generaux,
dont ils dépendoient, les pussent accuser
de lâcheté.

Ce Major & l'Alferez representerent
à Morgan qu'ils estoient bien dans l'intention
de rendre l'Isle, mais que comme
il y alloit de la teste, il luy plust


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voir de quelle ruse on se serviroit, afin
que personne ne fust en danger de perdre
ny la vie, ny l'honneur Morgan
les écouta volontiers, & leur demanda
quel expedient ils avoient pour cela. Ils
répondirent, qu'il falloit que ses gens
vinssent insulter le Fort S. Jerôme, qui
estoit au bout du pont, & qui separe
la petite Isle d'avec la grande, & que
cependant il envoyast du monde dans
un Canot pour les venir attaquer par
derriere; que dans ce moment le Gouverneur
en sortiroit pour aller au grand
Fort, & qu'ainsi on le prendroit prisonnier,
ce qui faciliteroit la prise des
autres Forts; & que dans ce temps on
ne cesseroit point de tirer de part &
d'autre, sans toutefois tuer personne.

Morgan consentit à tout, & on attendit
que le soir fust venu pour executer
ce que l'on avoit concerté, afin de
mieux couvrir l'affaire.

La nuit estant venuë, on commença
à marcher au lieu & en la maniere
dont on estoit convenu. Neanmoins
Morgan qui ne se fioit pas tout à fait à

Incidens
de la prise de
l'Isle de Sainte
Catherine.
la parole des Espagnols, commanda à
tous ses gens de charger à balles, & en
cas qu'aucun d'eux fust blessé, de ne

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point tirer en l'air, mais tout de bon.
Toutefois ils ne furent pas en cette peine,
car les Espagnols montrerent si
bien leur adresse à tirer sans blesser personne,
que Morgan ny ses gens n'eurent
aucun sujet de s'en plaindre: il
sembloit que c'estoit une Comedie, de
voir tirer de toutes parts, & des Forteresses
se rendre sans aucuns morts ny
blessez.

Aussi-tost que les Avanturiers furent
les maistres de cette Isle & de toutes
ses Forteresses, & qu'ils eurent enfermé
tous les habitants dans le grand Fort
de Sainte Therese, la scéne changea, & la

Comedie
changée en
tragedie.
comedie devint tragedie pour les pauvres
animaux, comme Poules, Veaux & Vaches:
chacun tuoit tout ce qui s'offroit
à luy: on ne voyoit que feux durant la
nuit dans l'étenduë de l'Isle; il n'y avoit
personne parmy eux qui ne fist rôtir
quelque chose, les uns des Poules, les
autres des Moutons, enfin tous faisoient
bonne chere, & avec grand appetit, car
ils avoient esté vingt-quatre heures sans
manger, & s'ils eussent eu du vin, rien
n'auroit manqué à leur satisfaction;
mais ils furent contraints de boire de
l'eau; & comme ils n'avoient point de

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bois, & qu'ils n'en pouvoient trouver,
à cause de l'obscurité de la nuit, ils
abattoient les maisons, pour faire du
feu de la charpente.

Le lendemain au matin on élargit

Denombrement
des prisonniers
&
des Forteresses
de l'Isle
de Sainte Catherine.

tous les prisonniers, que l'on compta,
qui se trouverent au nombre de quatre
cens cinquante; sçavoir cent quatrevingts-dix
hommes de garnison, dont
quarante estoient mariez, & avoient
quarante-trois enfans; trente-un Esclaves
du Roy, avec huit enfans, & huit
Bandis releguez; trente-neuf Esclaves
appartenans aux particuliers, avec vingtdeux
enfans; vingt-sept Noirs libres,
avec douze enfans. On laissa tous les
hommes & les enfans libres sur l'Isle,
afin qu'ils cherchassent leur vie; & on
enferma les femmes dans l'Eglise, de
peur de desordre, où l'on eut soin de
les nourrir & de les garder. Pour cela
les Avanturiers montoient tous les jours
la garde, comme on fait à l'armée.

Aprés on visita toutes les Forteresses,
& on en trouva dix sur cette Isle,
qui peut avoir une lieuë & demie de
tour. La premiere, qui estoit au bout
du Port qui fait la separation des deux
Isles, & qui s'appelloit le Fort Saint


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Hierôme, estoit proprement une batterie
entourée de murailles, dont le parapet
avoit cinq pieds, le glacis une demie
toise de large. Tout ce Fort pouvoit
estre de six toises de long, & de
quatre de large. Il y avoit huit pieces
de canon de fer tirant douze, huit &
six livres de balle, avec un corps de
garde pour loger cinquante hommes.

La seconde estoit une batterie couverte
de gabions, nommée la plata
forma de S. Matheo,
où l'on voyoit
trois pieces de canon, qui tiroient huit
livres de balle.

La troisiéme estoit le Fort principal,
nommé de Sainte Therese, sur lequel
on trouva vingt pieces de canon. Ce
Fort estoit à quatre bastions simples,
avec un fossé sans eau, & un pont-levis.
Ses murailles pouvoient avoir cinq toises
de hauteur, le parapet cinq pieds,
le glacis trois & demi. On y trouva outre
le canon, dix jeux d'orgues, chacun
de douze canons de mousquet,
avec quatre-vingts dix fusils, & deux
cent grenades, avec de la poudre, du
plomb & de la méche à proportion. Ce
Fort estoit tres-considerable, pour estre
inaccessible, & bâti sur un rocher escarpé


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de tous costez; tellement qu'il
n'y avoit qu'une avenuë par le pontlevis,
où il ne pouvoit marcher que
quatre hommes de front tout au plus.
Au milieu on rencontroit une terrasse
élevée d'une toise au dessus du parapet,
sur laquelle il y avoit quatre pieces de
canon qui commandoient à la rade;
si bien qu'à moins d'avoir reduit ces
Forts, il estoit impossible d'approcher
de cette Isle avec aucun vaisseau. Du
costé de la mer ce Fort avoit plus de
vingt-cinq toises de hauteur, à cause
du rocher sur le sommet duquel il estoit
bâti.

La quatriéme place fortisiée, nommée
la Plate-forme de Saint Augustin,
estoit une batterie couverte de gabions
remplis de terre, avec trois pieces de
canon tirant six & huit livres de balle.

La cinquiéme, nommée la Plate-forme
de la Conception,
estoit une batterie
comme dessus, qui avoit deux pieces
de canon tirant huit livres de balle.

La sixiéme, nommée la Plate forme
de Nostre-Dame de la Guade Loupe,

estoit une batterie montée de deux pieces
de canon tirant douze livres de
balle.


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La septiéme, nommée la Plate-forme
de S. Sauveur,
estoit montée de
deux pieces de canon tirant huit livres
de balle.

La huitiéme, nommée la Plate-forme
des Canoniers,
estoit montée de
deux pieces de canon tirant huit livres
de balle.

La neuviéme, nommée la Plate-forme
de Sainte Croix,
estoit montée de
trois pieces de canon, tirant six livres
de balle.

La dixiéme, nommée le Fort de S.
Joseph,
estoit une Redoute où il y avoit
six pieces de canon tirant huit & douze
livres de balle. Outre cela il y avoit
deux Orgues chacun de dix canons de
mousquet. Il faut remarquer que tout
le canon qu'on trouva sur ces Isles
estoit de fer, hormis trois ou quatre
pieces de fonte, qui estoient sur le Fort
de Sainte Therese.

On trouva encore outre cela un magazin
où il y avoit trente mille livres
de poudre à canon & à mousquet, avec
beaucoup de méches & de grenades.
On embarqua toutes ces munitions de
guerre sur les vaisseaux, & on démolit
toutes les batteries, jettant le canon par


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terre, qu'on encloüa, & rompant tous
les affuts que l'on brûla. Les Forts de
S. Hierôme & de Sainte Therese furent
reservez, & l'on y faisoit garde.

Les choses en cet état, Morgan fit
demander s'il n'y avoit pas entre les releguez
qui estoient sur cette Isle, quelques
Forçats de terre ferme Il s'en pre-

Morgan
choisit trois
Forçats de
l'Isle, pour
le servir
dans une grãde
entreprise.
senta trois de Panama, qui estoit justement
ce que Morgan cherchoit. De
ces trois il y en avoit deux Indiens & un
Mulastre, que je puis appeller barbare,
aprés les cruautez que je luy ay vû
exercer contre les Espagnols, bien qu'il
en eust pris naissance. Morgan interrogea
luy-mesme ces trois personnes: car
il parloit tres-bien la Langue Espagnole,
& leur dit que s'ils vouloient mener son
armée à Panama, en recompense il leur
donneroit la liberté, & leur part de
l'argent qu'on prendroit, comme aux
siens, & outre cela tout le pillage qu'ils
pourroient amasser.

Les Indiens tâcherent à s'excuser,
disant qu'ils ne sçavoient pas bien le
chemin, & que s'ils le sçavoient, ils feroient
volontiers ce que Morgan demandoit
d'eux. Le Mulastre au contraire
soûtint que ces gens estoient des


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menteurs, qu'ils avoient fait plusieurs
fois ce chemin en leur vie; mais qu'ils
ne vouloient pas l'enseigner, sous l'esperance
d'estre recompensez, s'ils ne
l'enseignoient pas. Il dit que pour luy
n'attendant rien des Espagnols que la
mort, il estoit prest de servir Morgan
en toute occasion où il en seroit capable.

On donna la gêne aux deux Indiens,
dont l'un mourut, & l'autre confessa
qu'il sçavoit le chemin, & qu'il meneroit
l'armée de Morgan, lequel aussitost
commanda quatre vaisseaux & une
Barque, avec quatre cens hommes,
pour aller prendre le Fort de Saint Laurent
de Chagre,
qui estoit sur la Riviere
de mesme nom, dans laquelle il falloit
que les Avanturiers entrassent pour
aller à Panama.

Morgan y envoyoit ce petit nombre
de gens, afin que les Espagnols ne se défiassent
pas du grand dessein qu'il avoit,
& ne songeassent point à se fortifier,
comme ils en ont la commodité en ce
lieu-là; mais qu'ils crussent que ces
quatre vaisseaux s'estant rencontrez à
cette coste, vouloient prendre ce Fort
seulement pour le piller, parce qu'on y


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apporte beaucoup de marchandises de
Portobello, afin de les embarquer pour
Panama, ne les pouvant porter par terre.

Huit jours aprés, Morgan devoit suivre
ces quatre vaisseaux, ayant pour
guide un Indien qui avoit esté Soldat
dans ce Fort, & en sçavoit toutes les
avenuës. Pendant ce temps les Avanturiers
arrachoient toutes les racines de
Manioc, dont ils faisoient de la Cassave
pour leurs vaissaux. Ils arracherent
aussi les Patates & Ignianes; & lors
qu'ils eurent tout pris & embarqué,
Morgan donna ordre de mettre à la
voile, pour aller en terre ferme.