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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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Chapitre V.

Arrivée de l'Autheur au Cap Gracia
a dios: description de la vie & des
mœurs des Indiens de ce pays; &
la maniere dont les Avanturiers traitent
avec eux.

AU sortir de Blukvelt nous traversâmes
quantité de petites Isles,
qui forment une espece de Dedale qui
plaist beaucoup à la veuë. C'est une
chose agreable, & que j'ay toûjours
admirée dans mes voyages, de voir comme
la mer & la terre, par le moyen de
toutes ces Isles, tantost s'éloignent tantost
s'approchent, & se font place l'une à
l'autre, en sorte que ces deux élemens
ayant une mesme sphere partagée entr'eux,
s'embrassent pour ainsi dire, en

Remarques
curieuses sur
l'effet que
produisent les
Isles dans la
mer, & sur la
forme de la
terre des Indes.

mille façons differentes. Toutefois en
quelques endroits l'eau combat furieusement
la terre comme son ennemie, & en
d'autres elle la vient chercher comme
son amie. Il y a des lieux où la mer entre
bien avant dans la terre, comme pour
la visiter; d'autres où la terre jette ses

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caps & ses bras fort avancez dans la
mer, comme pour la repousser.

Je diray en passant que cela est cause
qu'on n'a pû encore connoistre certainement
quelle est la forme entiere &
parfaite de la terre des Indes: neanmoins
on peut conjecturer qu'elle a la
forme d'un cœur. Le plus large de ce
cœur est du Bresil au Perou; la pointe
est au détroit de Magellan, & le haut
où le cœur s'acheve, est la terre ferme
avec toutes ses Isles. Celles qui ont donné
lieu à cette petite digression, s'appellent
les Isles des Perles. Nous y
moüillâmes, & nostre Canot fut mis
à l'eau pour prendre quelques Tortuës,
Il y en a quelquefois beaucoup. Nous
en prîmes une, & en suite nous allâmes
chercher de l'eau douce, parce que
nous en avions besoin.

Dés le mesme soir nous fismes voile,
& le lendemain nous nous trouvâmes
devant les Isles de Carneland; mais
comme le vent estoit favorable, nous
continuâmes nostre route, & dans peu
de jours nous arrivâmes au Cap de
Gracia a dios, accompagnez d'un Avanturier
François qui avoit sté avec nous,
& qui nous avoit donné la peur devant


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la Riviere de Chagre. Aussi-tost nous
allâmes à terre, où nous trouvâmes
plusieurs Indiens qui nous vinrent recevoir,
& nous firent mille caresses.

Jamais les Espagnols n'ont pû reduire
ces Indiens, non plus que les autres,
& ces Indiens ont bien voulu traiter
avec les Avanturiers tant Anglois que

Indiens qui
commercent
avec les Avãturiers.
Origine
de ce
commerce.
François sans distinction. L'origine de
cette premiere alliance vient de ce qu'un
Avanturier passant par là, se hazarda
d'aller à terre, & d'offrir quelques presens
à ces Indiens, qui les receurent,
& luy apporterent en échange des fruits,
& ce qu'ils avolent de meilleur.

Quand l'Avanturier fut prest à partir,
il déroba deux de ces Indiens, qu'il
sçavoit estre admirablement adroits à
tirer du poisson au harpon, dont il
avoit besoin pour nourrir son Equipage.
Il traita bien ces Indiens, qui apprirent
la Langue Françoise. Les ayant
gardez un ou deux ans, il leur demanda
s'ils vouloient retourner en leur païs.
Ils répondirent qu'oüy. Il les y remena;
& quand ils furent retournez chez
eux, ils dirent tant de bien des Avanturiers
à leurs gens, qu'ils conceurent
d'abord de l'amitié pour eux: & ce qui


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l'augmenta, c'est qu'ils leur firent entendre
que les Avanturiers tuoient les
Espagnols.

Cela réjoüit beaucoup cette Nation,
qui commença dés-lors à caresser les
François, qui de leur coste leur faisoient
amitié, leur donnant des haches,
des serpes, des cloux, & d'autres ferremens
pour faire des aimes. Par ce
moyen ils se rendirent insensiblement
si familiers avec eux, qu'ils apprirent
leur Langue, & prirent de leurs femmes
qu'ils leut accordoient volontiers; de
sorte que quand les François partoient,
il se trouvoit toûjours des Indiens qui
vouloient les accompagner; ce que les
Avanturiers ne refusoient jamais.

Par la suite du temps les François
donnerent de ces Indiens aux Anglois,
& leur dirent la maniere qu'il les faloit
traiter, avertissant aussi les Indiens que
ces Anglois estoient bonnes gens, qu'ils
les traiteroient bien, & les remeneroient
chez eux. Ils se sont ainsi accommodez
avec les Anglois, & ne font aujourd'huy
aucune difficulté de s'embarquer sur les
vaisseaux de l'une & de l'autre Nation.

Quand ils ont servi trois ou quatre
ans, & qu'ils fçavent bien parler la Langue


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Françoise ou Angloise, ils retournent
chez eux, sans demander d'autre
recompense que quelques instrumens
Les Indiens
méprisent ce
que nous estimons.
Raison
qu'ils en rendent.

de fer, méprisant l'argent, les habits,
& les autres choses que les peuples de
l'Europe recherchent avec tant d'empressement,
& font tout leur bonheur
de posseder. Ces Indiens au contraire
se contentent de ce qu'ils trouvent dans
leur païs, & disent que s'ils ont peu,
du moins qu'ils sont en repos, & qu'on
ne leur demande rien; & ajoûtent qu'ils
ssent nuds, qu'ils vivent nuds, &
qu'ils veulent mourir nuds.

Ils se gouvernent à peu prés en Republique,
car ils ne reconnoissent ny Roy,
ny aucune personne qui ait domination
sur eux. Quand ils vont en guerre, ils
choisissent pour les commander le plus
apparent & le plus experimenté; comme
par exemple celuy qui aura esté
avec les Avanturiers: & quand ils re-

Quel est
leur gouvernement.

viennent du combat, ce Commandant
n'a pas plus de pouvoir que les autres.
Le païs qu'ils habitent n'a que quarante
ou cinquante lieuës d'étenduë. Ils
sont environ quinze cens hommes en
tout, separez en deux troupes, qui forment
comme deux colonies. Les uns

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sont au Cap, & les autres à Moustique.
Ce sont ceux de Moustique qui vont
ordinairement avec les Avanturiers,
parce que les autres ne sont pas si courageux,
& même n'ont pas tant d'inclination
pour la mer. Ils ne font point
d'aliance ny de querelles avec leurs voisins;
mais s'ils commencent à les attaquer,
ils sçavent fort bien se défendre.

Ils n'ont aucune Religion; cepen-

Ils n'ont aucune
Religiõ.
Celle de leurs
ancestres. Cariositez
à cet
égard.
dant nous lisons que leurs ancestres
avoient autrefois leurs Dieux & leurs
Sacrifices. Je diray un mot de leurs Sacrifices,
parce qu'ils avoient quelque
chose de singulier. Ils donnoient tous
les ans un Esclave à leurs Prestres, qui
devoit estre la representation de l'Idole
qu'ils adoroient. Incontinent que cet
Esclave entroit en office, aprés avoir
esté bien lavé, ils le revétoient de tous
les habits & ornemens de l'Idole, l'appellant
du mesme nom; de maniere
qu'il estoit toute l'année honoré & reveré
comme leur Dieu. Il avoit toûjours
avec luy douze hommes de garde,
autant pour le servir, que pour empêcher
qu'il ne s'enfuist. Avec cette garde
on le laissoit aller librement où il
vouloit; & si par malheur il s'enfuyoit,

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celuy qui en estoit le chef, estoit mis à
la place pour representer l'Idole, & ensuite
estre sacrifié.

Cet Esclave avoit le plus honorable
logis de tout le Temple, où il mangeoit
& beuvoit, & où tous les principaux
de la Cité le venoient servir regulierement,
& avec l'ordre & l'appareil
que l'on a accoûtumé de servir les
Grands. Quand il alloit par les ruës, il
estoit fort accompagné de Seigneurs,
& portoit une petite flûte en la main,
qu'il touchoit de fois à autre, pour faire
entendre qu'il passoit. Aussi-tost les
femmes sortoient avec leurs petits enfans
dans les bras, les luy presentoient
pour les benir, & l'adoroient comme
leur Dieu. Le reste du peuple en faisoit
autant. La nuit ils le mettoient dans
une forte prison, de peur qu'il ne s'en
allast, & continuoient ainsi jusqu'au
jour de la feste, qu'ils le sacrifioient.

Ce qui fait voir en passant que l'ancienne
coûtume des Indiens estoit d'immoler
des hommes à leurs festes solem-

Espagnols
en quoy aussi
coupables que
les Indiens
Idolâtres.
nelles. Il est vray que les Espagnols ont
aboli cette coûtume detestable en exterminant
ces Indiens; mais l'on peut
dire qu'ils ne sont pas moins coupables.

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En effet si ces peuples ont sacrifié des
hommes à leur superstition, les Espagnols
n'ont-ils pas aussi sacrifié des
hommes à leur interest en massacrant
ces malheureux? Ils semblent mesme
plus inexcusables, en ce que ces Idolâtres
croyoient honorer leur Dieu par ce
sacrifice, & qu'eux n'ont pensé qu'à
satisfaire leur avarice par le massacre de
ces Indiens.

Pour revenir à ceux qui n'ont point

Sentimeus
qu'ils ont de
Dieu & de
l'Ame Ceremonies
de
leurs mariages.

de Religion, quand on leur parle de
Dieu, & de les convertir, ils disent que
si Dieu est tout-puissant, il n'a que
faire d'eux; que s'il avoit voulu les appeller,
il n'auroit pas attendu jusqu'à
present. Ils croyent pourtant qu'il y a
une ame, mais ils ne sçauroient dire ce
que c'est. Ils font mesme des ceremonies
aprés la mort, & aux mariages:
par exemple, si un Indien recherche une
fille qui ait son pere, il s'adresse à luy.
Alors le pere luy demande s'il sçait
bien tuer du poisson, faire des harpons
pour le prendre, & s'il est bon Chasseur?
Et quand il a bien répondu à toutes
ces choses, le pere prend une grande
calbasse qui tient pour le moins deux
pintes, où il verse une liqueur faite

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de miel & de jus d'Ananas, & boit cela
tout d'une traite; & l'ayant remplie,
la presente à son gendre, qui la boit de
mesme, & reçoit la fille pour sa femme,
aprés que le pere a pris le Soleil à
témoin qu'il ne la tuera point. Voilà la
maniere dont ils se marient, il ne reste
plus qu'à voir comme ils vivent ensemble
lors qu'ils sont mariez.

L'homme fait une habitation, & la
femme la plante de toutes sortes d'arbres
fruitiers dont ils se nourrissent.
Cette habitation estant plantée, la femme
a soin de l'entretenir, & de preparer
tout ce qui en provient pour boire
ou pour manger. Ils vivent la pluspart
de Bananes qu'ils font rostir, estant
mures, & aprés ils les écrasent dans
l'eau jusqu'à cequ'elles soient reduites en
boüillie. Ils nomment cela Michela, ce
qui est bon & fort noutrissant. Il y a
une sorte de Palmiste, qui produit un
fruit qu'ils preparent de la mesme maniere,
excepté qu'ils ne le font pas cuire,
& qu'il est de couleur rouge.

Comment ils
vent quand
ils sont mariez.

La femme vient tous les matins peigner
son mary, & luy apporter à déjeusner:
En suite il va à la chasse, ou
à la pesche, & à son retour elle appreste

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ce qu'il a apporté. Les femmes ordinairement
s'occupent, outre le travail
de leur habitation, à filer du coton,
de quoy les hommes font des Hamas
& des Ceintures, dont ils cachent leur
nudité. Ils n'ont que cela pour vestemens,
encore tous n'ont pas des Ceintures
de coton, mais seulement de certaine
écorce d'arbre, qui battuë entre
deux pierres devient douce comme
de la soye, & dure long-temps. Ils font
beaucoup de choses de ces écorces,
comme des lits & des langes pour leurs
enfans.

Quand ils commencent leurs Loges,
les femmes amassent tout ce qui est necessaire
pour les faire, & les hommes
les construisent. Ils sont si peu jaloux
les uns des autres, que les hommes &
les femmes parmy eux se communiquent
également. Ces deux Tribus de
mesme Nation, sçavoir celles du Cap,
& de Moustique, se voyent reciproquement.
Celuy qui rend visite porte

Ce qui se
passe lors
qu'ils se visitent.

les plus belles armes, & se noircit autant
qu'il peut, & quand il arrive où
sont ceux à qui il va rendre ce devoir,
car cette visite est generale, il s'arreste
à la premiere maison où on le meine.

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Dés le premier Indien qu'il apperçoit,
il se jette tout de son long la face contre
terre. L'autre qui le voit en cette
posture, qui sçait que c'est un Etranger,
va avertir les Indiens qu'il y a de
leurs amis arrivez; car ils ne vont jamais
seuls en visite, mais il y en a toûjours
un qui precede les autres: alors
trois ou quatre Indiens des principaux
se noircissent promptement, prennent
leurs armes, & vont recevoir celuy qui
est couché le ventre à terre. Ils le relevent,
& aprés vont aux autres, qui
dés le moment qu'ils les apperçoivent
se jettent par terre comme a fait le premier;
ils les relevent encore, & les menent
tous où les autres sont assemblez.

Pendant que ces trois ou quatre sont
occupez à recevoir les nouveaux venus,
le reste de leurs hommes se noircissent,
& les femmes se rougissent avec du
Rocou, afin de recevoir aussi la visite.
Si-tost que ces Indiens sont arrivez, on
leur prepare du Michela, de l'Achioco,
& une boisson aussi forte que le vin
pour le lendemain; si bien qu'ils s'enyvrent
quand ils en boivent. Pendant
ce regal, ils se réjoüissent, rient, sautent
& dansent; les hommes témolgnent


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de grandes amitiez aux femmes,
& neanmoins ils ne les baisent jamais
au visage, au moins je ne l'ay point remarqué;
mais comme ils sont forts
lascifs, ils ne laissent pas de faire beaucoup
d'actions indecentes. Aprés tou-
Comparaison
curieuse de
nos mameres,
avec celles
des Etrangers.

tes ces réjoüissances, je ne sçay s'ils
vont reconduire ceux qui les sont venus
voir; car je ne l'ay jamais veu, ny
demandé à des gens qui m'en ayent pû
rendre raison.

Nous autres François sommes étonnez
de voir ces manieres qui paroissent
si differentes des nostres. Que dironsnous
donc de celles des autres Nations
qui le sont encore bien davantage? Par
exemple, nous beuvons l'eau froide, &
les Japonnois la boivent chaude. Nous
estimons belles les dents blanches, eux
les noires; & si elles sont d'une autre
couleur, ils les teignent aussi-tost de
quelque chose qui les noircit. Ils montent
à cheval du costé de la main droite,
nous de la gauche. Pour salüer
nous découvrons la teste, eux les pieds,
avec un leger secoüement de leurs pantoufles.
Quand nostre ami arrive vers
nous, nous nous levons, & eux s'assoient.


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Parmi nous les pierres precieuses sont
fort estimées, chez eux les communes.
Nous donnons aux malades des choses
fort douces & bien cuites, ils leur en
presentent de salées & de cruës. Nous
les nourrissons de volailles, ils les nourrissent
de poisson. Nous usons de medecines
ameres & de mauvaise odeur, ils
en prennent de douces & qui sentent
bon. Nous saignons terriblement le
malade, eux jamais; & ce qui est considerable,
ils rendent raison de tout cela
Par exemple, ils pretendent que s'abaisser
quand un ami vient, au lieu de
se relever, est une plus grande marque
de respect: que les vases de quelque
usage doivent estre plus estimables, que
les pierres precieuses qui ne sont d'aucune
utilité: que l'eau que l'on boit
froide reserre les extremitez des intestins,
cause la toux & les autres maladies
de l'estomac; & la chaude au contraire
entretient la chaleur naturelle:
qu'aux malades il faut donner des medecines
que la nature desire, & non pas
celles qu'elle abhorre. Ils disent enfin,
qu'il faut ménager le sang, qui est la
source de la vie. Pour les dents noires,
outre qu'ils les trouvent plus belles


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de cette sorte; ils soûtiennent qu'il
faut leur donner cette couleur, parce
que si elles ne sont noires, elles le deviendront
bien-tost, par quelque accident
qui les rendra telles. Ils raisonnent
du reste à peu prés de la mesme
maniere. Ainsi les Indiens ont leurs
coûtumes, qui ne doivent pas nous
sembler plus étranges.

Quand l'un d'eux est prest à mou-

Ce qu'ils observent
à la
mort des uns
& des autres.
rir, tous ses amis viennent le visiter, &
luy demandent s'il est fâché contr eux
de les vouloir ainsi abandonner? Estant
mort, sa femme va elle-mesme luy faire
une fosse de trois ou quatre pieds de
profondeur, & autant de large, selon
qu'il est riche; & s'il a des Esclaves, on
les tuë pour les enterrer avec luy: On
jette aussi dans la fosse ses habits, ses armes,
& tout ce qu'il a possedé, sa femme
luy porte pendant un an, qu'ils
content par quinze Lunes, à boire &
à manger deux fois par jour, parce que,
selon la superstition des Indiens, elle s'imagine
qu'il en a besoin, mesme aprés
sa mort; & lors qu'elle ne trouve plus
ce qu'elle a apporté, elle tient cela à bon
augure, croyant que son mary en a
profité, bien que ce soit quelque animal

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qui l'ait mangé. Si au contraire
elle retrouve tout, comme il arrive assez
souvent, elle le va enterrer, car ils
ne permettent pas que les bestes y touchent.
J'ay quelquefois fait bonne
chere de ce que je trouvois sur ces fosses,
à cause que ce sont les meilleurs
fruits qu'ils y apportent.

Lors que les quinze Lunes sont passées,
la femme va ouvrir la fosse, prend
tous les os de son mary, les lave & les
nettoye le mieux qu'il luy est possible,
aprés les enveloppe, & les lie si bien les
uns avec les autres, qu'ils ne peuvent
se deffaire, & les porte sur son dos autant
de temps qu'ils ont esté dans la terre.
Aprés cela elle les met au haut de
son habitation, si elle en a une, & si elle
n'en a point, chez les plus proches
parens qui en ont.

Les Veuves ne peuvent prendre d'autres
maris, qu'elles ne se soient acquittées
de tous ces devoirs. On ne deterre
point les os de ceux qui meurent sans
avoir esté mariez, mais on leur porte à
manger. Les maris dont les femmes
meurent, ne sont point obligez à toutes
ces ceremonies.


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Quand les Avanturiers vont chez
cette Nation, ils y prennent des filles,
& les épousent de la mesme maniere
que les Indiens font entr'eux, & aprés
la mort du mary, la femme Indienne
fait la mesme chose que s'il estoit Indien.

Autrefois quand un grand Seigneur

Devoir que
les Indiens
rendoient aux
morts.
mouroit parmi eux, ils l'exposoient
quelque-temps dans une chambre; alors
ses parens & ses amis accouroient de
toutes parts, apportoient des presens au
mort, & le saluoient comme s'il eust
esté envie. Outre les Esclaves qu'il avoit,
ils luy en offroient encore de nouveaux
pour estre mis à mort avec luy, afin de
I'aller servir en l'autre monde. Ils faisoient
aussi mourir le Prestre, ou le Chapelain
qu'il avoit; car tous les Grands
Seigneurs avoient un Prestre chez eux
pour faire les ceremonies de leur Religion:
Ils le tuoient donc dans ce moment
pour aller faire son Office en l'autre
monde; & ce qui est étrange, c'est
que tous ces Domestiques s'offroient
volontiers pour aller servir leur deffunt
Maistre, & mesme avec d'autant plus
d'empressement, qu'il leur avoit esté
bon durant sa vie. Ils tuoient aussi le

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Sommelier, le Cuisinier, les Nains &
les Bossus.

A ce propos on raconte qu'un Portuguais
estant Esclave parmy ces Barbares,
avoit perdu un œil d'un coup de
fléche qu'il avoit reçu dans un combat.
Comme un jour ils le vouloient
tuer pour accompagner un Grand Seigneur
qui venoit de mourir, il leur remontra
que les habitans de l'autre monde
ne pouvoient souffrir ceux qui avoient
le moindre deffaut, & qu'ainsi
ils feroient peu d'état du deffunt, si
on voyoit à sa suite un homme qui
n'eût qu'un œil, & qu'il seroit bien
plus honorable pour le mesme deffunt,
d'en avoir un qui eût deux yeux.
Les Indiens approuverent ces raisons, &
par cette adresse le Portuguais sceut éviter
la mort.

Comment les
Esclaves Negres
sont venus
chez les
ladiens.
Ils ont maintenant beaucoup de Negres
pour Esclaves; il y en a aussi beaucoup
de libres, à qui leurs Maistres en
mourant ont donné la liberté: Ces Negres
ne sont pas naturels du païs, la race
en est venuë de Guinée, & voicy
comment.

Un Navire Portuguais venant de traiter
pour des Negres en ce païs, afin de


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les porter au Bresil; ces Negres estoient
en si grand nombre sur ce Vaisseau,
qu'ils s'en rendirent les maistres, & jetterent
tous les Portuguais à l'eau Alors
ne sçachant de quel costé tourner, ils
furent où le vent les conduisit, & arriverent
au Cap de Gracia à Dios, sans
sçavoir où ils estoient. Plus de la moitié
moururent de faim & de soif, & ceux
qui échaperent & qui arriverent-là, furent
faits Esclaves par les Indiens, &
sont encore plus de deux cent de cette
race. Ils parlent comme les Indiens, &
vivent de mesme, sans avoir aucun souvenir
de leur païs, ny pouvoir dire comment,
ny d'où ils sont venus.

Les Indiens sont sujets à des mala-

Indiens sujets
à de grádes
maladies.
Le remede
qu'ils y font.
dies fort dangereuses, comme à la petite
verole, aux fiévres chaudes & au
flux de sang, ausquelles ils ne font aucun
remede, sinon que quand ils ont
la fiévre chaude, ils se mettent à l'eau
jusqu'au col, & par ce moyen se guérissent
parfaitement; mais quand il survient
quelque maladie d'une autre nature,
ils n'y font rien, c'est ce qui fait
qu'il en meurt un grand nombre, &
qu'ils n'augmentent gueres; car au rapport
des Avanturiers, qui ont le plus

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frequenté cette Nation, il y a plus de
soixante ans qu'on les voit toûjours
dans le mesme état, quoy que l'air de
leur païs soit fort bon, & que la terre
en soit fertile. Voila ce que j'ay pû
remarquer dans tout le temps que j'ay
resté en cet endroit. J'aurois pourtant
encore beaucoup de choses à en dire,
si j'écrivois tout ce qu'on m'en a dit;
mais je ne veux écrire que ce que j'ay
vû, & ce que j'ay sceu de personnes dignes
de foy.

Pendant nostre sejour nous amassâmes
autant de fruits que nous en avions
besoin, pour gagner les costes de Cuba,
où nous voulions aller; & pour
ces fruits nous donnâmes aux Indiens
ce qu'on a accoûtumé de leur donner.
Nous en emmenâmes deux, qui
s'embarquerent volontairement avec
nous, ayant envie de faire autant de
progrez, que deux de leurs Camarades,
que nous avions ramenez de Panama,
qui en avoient raporté beaucoup d'instrumens
de fer qu'ils estiment de grands
thresors; & je me souviens que lors
que les deux dont je parle estoient au
pillage de Panama; s'il arrivoit qu'ils
trouvassent de l'argent, ils nous l'apportoient,


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& ne vouloient pas mesme
prendre aucuns habits, disant qu'ils n'en
avoient que faire en leur païs, où l'air
n'estoit aucunement incommode. Ils
ne s'attachent precisément qu'aux choses
les plus necessaires à la vie, ne boivent
& ne mangent pas beaucoup.