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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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Chapitre IV.

Suite de la route des Avanturiers jusqu'au
Cap Gracia à Dios. Singularitez
que l'Autheur a remarquées
dans ce Voyage.

LE peril que l'on couroit sans cesse
dans ce lieu, de tomber dans les
mains de ces Indiens sauvages, ne nous
empescha pas d'y rester quelque temps,

Avanturiers
affamez sentent
des fruits
& n'en osent
approcher.
& d'y chercher de l'eau, quand nous
en avions besoin, sans toutefois oses
nous hazarder dans le païs, ny approcher
des fruits, dont nous ressentions
l'odeur, quoy que nous fussions pressez
de la faim, ne trouvant pas dequoy

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manger, car la pesche n'est pas toûjours
bonne en ce païs.

Enfin voyant que nous ne pouvions
y subsister, nous resolûmes de passer
outre, & nous sortîmes de Boca del
Drago,
& fismes route le long de la
coste, jusqu'à un lieu nommé el Portetè,
qui est une petite Baye, où on est
à l'abry de tous vents, excepté de celuy
d'Oüest. El Porteté veut dire petit
Port. Ce Port sert aux Espagnols
quand ils viennent avec des Vaisseaux
chargez de Marchandises à la Riviere
de Suere, où ils ont des habitations, &
y plantent du Cacao qui est du meilleur
des Indes, & de là ces Marchandises
sont apportées par terre à une ville
nommée Cartage. A l'embouchure
de cette Riviere les Espagnols entretiennent
une garnison de vingt-cinq ou
trente hommes, avec un Sergent: L'on
y voit aussi une Vigie qui découvre à
la mer.

Dés que nous fûmes arrivez dans ce
Port, nous allâmes pour piller les Espagnols
à la Riviere de Suere, nommée
par les Avanturiers la Pointe Blanche;
Et pour cela nous prîmes des précautions
qui nous furent inutiles; car


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nous trouvâmes toutes leurs habitations
vuides & ravagées; ce qui
nous fit juger que quelques-uns des
nostres nous avoient prévenus. Tout
ce que nous pûmes faire alors, fut
de prendre quantité de fruits nommez
Bannanes, dont nous chargeâmes
à moitié nostre vaisseau, qui
nous servirent de nourriture le long de
cette coste. Nous les faisions cuire dans
de l'eau, & les mangions avec de la
Tortuë que nous avions salée dans
Boca del Drago.

Peu de jours aprés nous sortismes de
Süere, & nous passâmes devant l'embouchure
de la Riviere de S. Jean,
autrement nommée Desaguadera,
où nous prîmes quelques Requiems,
que nous mangeâmes avec nos Bananes.
Cependant nous cherchions toûjours
un lieu pour raccommoder nostre
vaisseau, qui tiroit l'eau, & couloit
bas, faute d'avoir les matieres propres
à le tenir sain, étanché, & franc d'eau.
C'est pourquoy nos Esclaves estoient
extrémement fatiguez de le pomper, &
n'osoient quitter la pompe un quart
d'heure, autrement l'eau nous auroit
gagnez; ce qui nous obligeoit de nous


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ranger le plus prés de la terre qu'il estoit
possible, pour dćcouvrir quelque lieu
qui fust propre à le racommoder.

Ensuite nous entrâmes dans la grande
baye de Bluksvelt, ainsi nommée, à
cause d'un vieux Avanturier Anglois,
qui s'y retiroit ordinairement. Son embouchure
est fort étroite au dehors, &
a beaucoup d'étenduë au dedans, quoy
qu'elle ne puisse contenir que de petits
vaisseaux, à cause qu'elle n'a que quatorze
à quinze pieds d'eau. Le païs des
environs est fort marécageux, parce que
plusieurs Rivieres s'y viennent répandre.
On trouve là encore une petite Isle
pleine d'Huitres tout autour, aussi
bonnes que celles d'Angleterre, sinon
qu'elles sont plus petites.

Nous fûmes moüiller vis-à-vis de
cette petite Isle, à terre ferme, contre
une pointe qui fait comme une Peninsule,
où aussi-tost nous cherchâmes le
moyen de donner caréne à nostre Bâtiment,
mais nous ne trouvâmes aucun
lieu plus commode que celuy où
nous estions. Nous y cherchâmes de
l'eau douce, sans en pouvoir trouver;
ce qui nous reduisit à faire des puits
qui nous donnerent de tres-bonne eau.


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Nous songeâmes à avoir des vivres; de
maniere qu'une partie de nos gens alla à
la pesche, & l'autre à la chasse, pendant
que le reste déchargeoit le vaisseau,
pour luy donner caréne; enfin
chacun avoit son occupation.

Le soir nos Pescheurs revinrent sans
avoir rien pris, ni vû aucune apparence
de Lamentin. Nos Chasseurs revinrent
aussi, mais ils apporterent quelques
Faisants, & une Biche. On fit
promptement cuire la moitié de la Biche,
avec les Faisants, dont nous soûpâmes
d'un grand appetit, n'ayant
point mangé de viande depuis que nous
estions sortis de Panama. Il y avoit un
homme parmi nous, qui nous dit de
nous donner de garde des Indiens;
mais comme ceux du Canot, ny ceux
qui avoient esté à la chasse, n'en avoient
point aperceu, nous crûmes qu'il n'y
en avoit point, & ne laissâmes pourtant
pas de faire bonne garde la nuit.
Le lendemain au matin chacun de nous
reprit sa fonction, les uns de la chasse,
les autres de la pesche; & pour cela
tous se firent mettre à terre de l'autre
costé de la baye, où à cause des bois,
ils croyoient trouver dequoy tirer.


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Le soir les Chasseurs apporterent des
Singes qu'ils avoient tuez, n'ayant pas
trouvé autre chose; & les Pescheurs
apporterent seulement quelques poissons
nommez Savales. On apresta le
poisson, & on le mangea en attendant
que les Singes cuisoient. On en fit rotir
une partie, & boüillir l'autre; ce
qui nous sembla fort bon. La chair
en est comme celle de Liévre, mais elle
n'a pas le mesme goust, estant un peu
douçâtre; c'est pourquoy il y faut
mettre bien du sel en la faisant cuire.
La graisse en est jaune comme celle du
Chapon, & plus mesme, & a fort
bon goust. Nous ne vécûmes que de
ces animaux pendant tout le temps que
nous fûmes là; parce que, comme je
l'ay déja dit, nous ne pouvions trouver
autre chose; si bien que tous les
jours les Chasseurs en apportoient autant
que nous en pouvions manger.

Je fus curieux d'aller à cette chasse,

Curieuses
particulatitez
des Singes.
Leur instinct.
& surpris de l'instinct qu'ont ces bestes
de connoistre plus particulierement que
les autres animaux ceux qui leur font
la guerre, & de chercher les moyens,
quand ils sont attaquez, de se secourir
& de se défendre. Lorsque nous les

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Comment
ils se défendent,

approchions, ils se joignorent tous ensemble,
se mettoient à crier, à faire un
bruit épouvantable, & à nous jetter des
branches seches qu'ils rompoient des
arbres: il y en avoit mesme qui faisoient
leur saleré dans leurs pattes, qu'ils
nous envoyoient à la teste.

J'ay remarqué aussi qu'ils ne s'abandonnent
jamais, & qu'ils sautent d'arbres
en arbres si subtilement, que cela

Leur adresse
à sauter
d'arbre en arbre
quand on
les poursuit,
& à se guerir
quand ils
sont blessez.
ébloüit la veuë. Je vis encore qu'ils se
jertoient à corps perdu de branche en
branche sans jamais tomber à terre:
car avant qu'ils puissent estre à bas, ils
s'accrochent ou avec les partes, ou avec
la queuë; ce qui fait que quand on les
tire à coups de fusil, à moins qu'on ne
les tuë tout-à fait, on ne les sçauroit
avoir; car lors qu'ils sont blessez, &
mesme mortellement, ils demeurent
toûjours accrochez aux arbres, où ils
meurent souvent, & ne tombent que
par pieces.

J'en ay vû de morts depuis plus de
quatre jours, qui pendoient encore aux
arbres; si bien que fort souvent on en
tiroit quinze ou seize pour en avoir
trois ou quatre tout au plus Mais ce
qui me parut plus singulier, c'est qu'au


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moment que l'un d'eux est blessé, on
les voit s'assembler autour de luy, mettre
leurs doigts dans la playe, & faire
de mesme que s'ils la vouloient sonder.
Alors s'ils voyent couler beaucoup de
sang, ils la tiennent fermée pendant
que d'autres apportent quelques feüilles,
qu'ils mâchent, & poussent adroitement
dans l'ouverture de la playe. Je
puis dire avoir vû cela plusieurs fois, &
l'avoir vû avec admiration.

Les femelles n'ont jamais qu'un pe-

Comme les
meres portent
& nourrissent
leurs petits.
tit, qu'elles portent de la mesme maniere
que les Negresses leurs enfans; ce
petit estant sur le dos de sa mere, luy
embrasse le col par dessus les épaules
avec les deux pattes de devant; & des
deux de derriere il la tient par le milieu
du corps. Quand la mere luy veut donner
à teter, elle le prend dans ses pattes,
& luy presente la mamelle comme
les femmes.

Je ne dis point icy de quelle maniere
sont faits les Singes, parce qu'ils sont
fort communs en Europe. On sçait
qu'il y en a avec des queuës, d'autres
qui n'en ont point: ceux dont nous
venons de parler ont des queuës: les
autres qui n'en ont point, sont plus


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communs en Afrique qu'en ce païs.
Moyen de
prendre.
On n'a point d'autre moyen pour
avoir des petits, que de tuer la mere:
comme ils ne l'abandonnent jamais,
estant morte ils tombent avec elle, &
alors on les peut prendre. S'ils sont en
quelques lieux où ils soient embarassez,
ils s'entr'aident pour passer d'un arbre
ou d'un ruisseau à un autre, ou en quelque
autre rencontre que ce puisse estre.

J'ay mesme entendu dire à des gens
dignes de foy, que quand les Singes

Leur indu-
tri à passer
les Rivieres.
veulent passer une Riviere, ils s'assemblent
un certain nombre, se prennent
tous par la teste & par la queuë, &
forment ainsi une espece de chaîne, &
par ce moyen se donnant beaucoup de
mouvement & de branle, ils s'élancent
& se jettent en avant; le premier secondé
de la force des autres, atteint où il
veut, & s'attache fortement au tronc
d'un arbre, puis il aide, il attire &
soûtient tout le reste, jusqu'à ce qu'ils
soient tous parvenus, attachez comme
j'ay dit, au lieu où est déja arrivé le
premier.

A la verité je n'ay jamais vû cecy,
& j'ay de la peine à le croire; cependant
j'ay observé qu'on voit un grand


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nombre de Singes tantost sur un rivage,
& tantost sur un autre; & pour
preuve que ce sont les mesmes, c'est que
du costé où on les a vûs cinq ou six
heures auparavant, on ne les y voit ny
on ne les y entend plus; ce qui semble
confirmer ce que je viens de dire, puis
qu'on a coûtume de les entendre crier
d'une grande lieuë.

On trouve encore dans ce païs, &
tout le long de cette coste jusques dans
les Honduras, une certaine espece de
Singes que les François nomment paresseux,
à cause qu'ils le sont en effet: car
ils demeurent sur un arbre tant qu'il y
a une feüille à manger; ils sont plus
d'une heure à faire un pas, & en levant
les pattes pour se remuer, ils crient
d'une telle force que cela perce les oreilles.
Ils sont hideux & fort maigres: hors
cela ils ne sont point differens des autres.
Il faut sans doute que ces ani-

Singes go
teux.
maux soient sujets à certain mal des
jointures, comme goutte, ou autre
chose: car quoy qu'on en prenne, &
qu'on les nourrisse bien, ils ne laissent
pas de faire tout de mesme: ils mangent
peu, & demeurent toûjours secs
& arides. Les jeunes sont aussi incommodez

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que les vieux, lors qu'on peut
les atteindre on les prend facilement
avec les mains, sans qu'ils fassent autre
chose que de crier.

Tous les Singes de ce païs vivent de
fruits, de fleurs, & de quelques insectes
qu'ils attrapent d'un costé & d'autre,
comme Cigales, & autres bestes
semblables.

Nous avions déja demeuré huit jours
dans cette baye, & nous y aurions re-

Accident
chex.
sté davantage sans l'accident qui nous
arriva. Un matin à la pointe du jour,
que nos Chasseurs & nos Pescheurs
estoient prests à partir, & chacun de
nous à faire ce qu'il devoit; par exemple
nos Esclaves brûloient des coquillages
pour faire de la chaux, au lieu
d'arcanson, qui est une espece de poix,
afin de racommoder nostre Bâtiment;
les femmes estoient occupées à remplir
nos futailles d'eau, qu'elles alloient tirer
tous les jours aux puits avant que
la mer fust haute, qui l'auroit falée.
Comme ces femmes s'estoient levées
plus matin qu'à l'ordinaire, pour aller
à l'eau, une d'entr'elles demeura derriere
& s'amusa à cueillir & à manger
de certains petits fruits qui croissent au
bord de la mer.


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Cette femme estant baissée, vit forsor-

tir environ à vingt-cinq pas d'elle, du
mesme chemin par où estoient allées
ses compagnes, quelques Indiens qui
venoient à elle. Aussi-tost elle courut
vers nous, & cria, Chrestiens, voilà
des Indiens.
A l'instant nous prîmes
nos armes, & courûmes du costé où
elle nous dit les avoir veus; & entrant
dans le bois, nous trouvâmes nos trois
femmes esclaves par terre, percées chacune
de quatorze ou quinze fléches
qu'elles avoient toutes dans plusieurs
parties de leur corps, en sorte qu'elles
ne donnerent pas le moindre signe de
vie, quoy qu'elles fussent encore toutes
chaudes, & que le sang coulast de
leurs blessures.

Aussi-tost nous courûmes dans le
bois plus d'un quart de lieuë sans pouvoir
rien découvrir, non pas mesme
qu'il y eust passé des gens, quoy que
nous fussions assurez qu'ils s'estoient
sauvez par le chemin que nous prenions
pour les poursuivre. Nous fumes curieux
de voir comme ces fléches estoient
faites, & pour cela nous les tirâmes hors
du corps de ces femmes.

Nous trouvâmes que ces fléches n'a-


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Page 258
léches singulicres.

voient aucune pointe de fer, ny d'autre
métail, & qu'elles estoient mesme
faites sans instrument. Elles avoient
cinq ou six pieds de long, la verge
estoit de bois commun du païs, de la
grosseur du doigt, bien arondie, &
ployante. A l'un des bouts on voyoit
une pierre à feu fort coupante, qui
estoit enchassée dans le bout avec un
petit croc de bois en façon de harpon,
Cela estoit lié avec un fil d'archal d'une
telle force, qu'on les pouvoit jetter
contre les corps les plus durs sans les
pouvoir rompre, de maniere que la pierre
auroit plûtost cassé que de se défaire.
L'autre bout estoit pointu.

Il y en avoit quelques unes de bois
de Palmiste, & fort curieusement travaillées,
& peintes en rouge; au bout
desquelles il y avoit une pierre à feu,
comme j'ay dit, & à l'autre un petit
morceau de bois creux de la longueur
d'un pied, dans lequel estoient renfermez
de petits cailloux tout ronds, qui
faisoient du bruit ensemble lors qu'on
remuoit la fléche. Ils avoient eu la subtilité
de mettre des feüilles d'arbre dans
ce bois, afin d'empescher ces petits cailloux
de faire du bruit; & je pense qu'ils



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mettoient ces cailloux afin que leurs
fléches eussent plus de coup.

L'on peut juger de là que les Indiens
n'ont aucun commerce avec qui
que ce soit, & voir la façon de ces fléches
par la figure qui est icy.

Aprés avoir visité & enterré les corps
de nos Esclaves, nous fûmes chercher
& regarder par tout si nous ne trouverions
point les Canots de ces Indiens,
pendant qu'une partie de nostre monde
travailloit à rembarquer vîtement
tout nostre pillage: car nous n'osions
pas rester là davantage; & quoy que
nostre Bâtiment ne fust pas encore en
état, nous ne laissâmes pas de le remettre
en mer, esperant, avant qu'il nous
manquast, gagner le Cap de Gracia a
dios,
où nous estions assurez de trouver
des Indiens de nos amis, qui nous
donneroient tout ce qui nous seroit necessaire.
Ainsi dés ce mesme jour nous
nous embarquâmes, & le lendemain
au matin nous sortîmes de la Baye de
Blukvelt.