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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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Chapitre II.

Histoire d'un Avanturier Espagnol.
Comment les Avanturiers François
l'ont découvert.

CEpendant comme le mauvais état
de nostre vaisseau, & l'incertitude
du lieu où nous irions pour le racommoder,
nous donnoit beaucoup de peine:
une de nos Esclaves, qui connoissoit
le païs où nous estions, nous dit,
qu'aux environs il y avoit un vieil
Avanturier, qui bien qu'Espagnol, recevoit


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tres-bien les Avanturiers François
& Anglois; & mesme qu'il com-
Embarras
des Avanturiers.
Avis
qu'en leur
donne.
merçoit avec eux des marchandises
qu'ils apportoient, & leur donnoit en
échange tout ce qu'ils avoient besoin;
qu'à la verité il y avoit déja long-temps
qu'elle estoit sortie du païs, & que l'Avanturier
dont elle parloit, estant déja
fort âgé quand elle partit, elle ne sçavoit
pas s'il seroit encore envie, & par
consequent si elle retrouveroit les choses
en l'état qu'elle les avoit laissées; mais
que si nous voulions luy permettre de
s'en aller informer, elle reviendroit
bien-tost nous en rendre compte. La
proposition de l'Esclave fut bien receuë,
& nous navigeâmes du costé qu'elle
nous marqua. Comme nous connoissions
sa fidelité, nous la mîmes à terre,
sans aucune repugnance, où elle voulut:
d'ailleurs l'ayant toûjours veuë fort
zelée à nous servir, nous avions resolu
de luy donner sa liberté: en tout cas
nous jugeâmes que si elle ne revenoit
point, elle ne feroit que prendre ce que
nous avions dessein de luy donner.

Par bonheur nous ne fûmes point
trompez dans nostre attente. l'Esclave
revint un jour aprés son depart, nous


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Page 223
apprit que l'Avanturier Espagnol n'étoit
point mort, qu'elle l'avoit vû de
nostre part, & qu'il luy avoit promis
de traiter avec nous des choses que nous
avions, & de nous accommoder de celles
qu'il avoit. Nous fûmes satisfaits de
la negociation de l'Esclave, & sans perdre
de temps nous descendîmes à terre,
& marchâmes en bon ordre vers l'habitation
de l'Avanturier, l'Esclave nous
servant de guide. A peine avions-nous
fait six heures de chemin, que nous
aperceûmes cette habitation. Que disje,
habitation? c'estoit une Forteresse.
En effet elle estoit défenduë par des
fossez d'une étrange profondeur, & par
des murailles toutes couvertes de mousse,
& d'une épaisseur extraordinaire.
Nous fismes le tour, & vismes aux quatre
coins quatre bastions assez bien faits,
& munis chacun d'une bonne batterie
de canon. Nous déployâmes nos étendarts,
& battîmes la Diane; mais il ne
Esperance
trompée
parut personne pour nous répondre, encore
moins pour nous recevoir, sinon
qu'un quart d'heure aprés nous apperceûmes
un homme au travers des embrazures
d'un de ces bastions, qui mettoit
le feu au canon. Nous nous couchâmes

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Page 224
tous à terre, & fûmes surpris de
la reception. Le canon tiré, & sans effet,
à cause de nostre précaution, nous
nous relevâmes, & nous mîmes hors
de sa portée. Aussi-tost chacun de nous
cherchoit des yeux l'Esclave, ne doutant
point qu'elle ne nous eust trahis;
& luy lançant des regards furieux,
nous allions la mettre en pieces, lors
qu'elle partit de la main, & courut vers
la Forteresse. Aussi-tost elle appella à
haute voix la Sentinelle, qui parut.
Pourquoy, luy cria-t'elle, vostre Maître
manque-t'il de parole? n'avoit-il
pas promis de recevoir les Avanturiers?
Il est vray, répondit la Sentinelle, mais
il a changé d'avis; c'est pourquoy tu
vas voir beau jeu, si tes gens ne se retirent;
& si tu ne te retires toy-mesme,
on te fera sauter la cervelle.

Ces paroles nous firent connoistre l'innocence
de l'Esclave, & la tromperie de
l'Espagnol. Nous cherchions les moyens
de nous en vanger, lorsque nous vîmes
quatre hommes qui venoient à nous.
Ils nous crierent d'assez loin, qu'ils venoient
de la part de leur Maistre; que
si nous voulions les écouter, on pourroit
accommoder les choses. Ils aprotherent


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& nous les écoutâmes; ils nous
dirent que leur Maistre avoit coûtume
de bien recevoir les Avanturiers,
lors qu'ils députoient quelques-uns vers
luy, mais que nous voyant en si grand
nombre, il avoit crû que nous venions
l'attaquer, & qu'il s'estoit mis en défense,
que si nous voulions envoyer de
nostre part autant de personnes qu'il en
envoyoit de la sienne, qu'il traiteroit
volontiers, & qu'eux cependant demeureroient
en ostage pour seureté.
Voilà, dirent-ils en finissant, la maniere
dont on a coûtume d'en user.

Nous trouvasmes cette maniere rai-

Negociation,
& son succez.

sonnable. C'est pourquoy on choisit
aussi-tost quatre hommes d'entre nous,
dont je fus du nombre, à cause que je
parlois bien Espagnol. L'échange fait,
nous partismes; estant arrivez, nous
fûmes introduits auprés de l'Avanturier
Espagnol, Il estoit assis ayant deux
vieillards à ses côtez. Nous le saluâmes,
il baissa la teste sans pouvoir se lever de
son siege, à cause de sa vieillesse. Cet
homme me parut venerable, & par son
âge, & par sa bonne mine: Tout vieux
qu'il estoit, il avoit encore les yeux
bien ouverts, fort nets & fort riants.

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Les années ne le défiguroient point tant,
qu'on ne remarquast en luy de certains
traits qui plaisoient encore, & ses rides
mesmes sembloient n'avoir fait que graver
plus profondement je ne sçay quoy
de majestueux, qui regnoit par tout sur
son visage.

Je luy fis un compliment d'Avanturier,
auquel il voulut répondre: je
dis qu'il voulut, car je ne luy vis que
remuer les levres, & une grande barbe
blanche sans articuler une seule parole,
tant il avoit la voix foible & lassée;
mais la joye qu'on voyoit dans ses
yeux, répondit assez pour luy. Il se
tourna vers l'un des hommes qui c'accompagnoient,
& luy fit signe de nous
parler. Cet homme nous assura que
son Maistre estoit bien aise de nous
voir, & qu'il avoit ordre de nous donner
toute sorte de satisfaction. C'est
pourquoy, ajoûta-t'il, si vous desirez
passer au Magazin, vous pourrez choisir
tout ce qui vous accommodera, &
l'on prendra en échange ce que vous
voudrez donner. Il parloit ainsi, sçachant
qu'il y a beaucoup de choses que
les Avanturiers n'estiment pas, qui ne
laissent pas d'estre considerables, & sur


227

Page 227
lesquelles il y a beaucoup de profit à
faire.

Aprés cela nous prîmes congé du
Vieillard, & nous suivismes celuy qui
nous avoit porté parole de sa part. Il
nous mena au Magazin, qui estoit vaste
& bien garni, & nous reconnûmes à
beaucoup de choses, que les Avanturiers
venoient souvent commercer avec
l'Hoste de cette maison. Comme nous
parcourions tout des yeux, nous apperçûmes
quelques tonneaux d'eau de
vie. Aprés cela mes camarades ne voulurent
plus rien voir, & ne demanderent
que de l'eau de vie; car j'ay déja
dit plus d'une fois, que ces gens l'aiment
avec passion. Nous convinsmes
de ce que nous voulions donner en
échange, & nostre conducteur sortit
avec nous pour aller à nostre Vaisseau
voir ce qu'il prendroit, & amena des
gens avec luy pour l'enlever & porter
nostre eau de vie.

Chemin faisant, je luy demanday

Histoire d'un
Portugais,
ami des Avanturiers.

quelques particularitez de son Maistre,
& je fus surpris d'apprendre qu'il n'étoit,
ny Espagnol, ny Avanturier. On
l'a crû l'un & l'autre, dit cet homme,
dans tous les païs circonvoisins, parce

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qu'il a esté élevé chez les Espagnols, &
qu'il a passé sa vie avec les Avanturiers.
Il est Portuguais de Nation. Un Vaisseau
l'enleva fort jeune comme il estoit
dans un Canot, le Maistre du Vaisseau
qui estoit Espagnol le mena dans une de
ses maisons, où il faisoit cultiver par des
Esclaves quelques Jardins plantez d'arbres
de Cacao. Il le mit parmi ces Esclaves,
& il le dressa si bien à travailler
avec eux, que son Maistre l'aima & luy
en donna la direction; en sorte qu'il
gouvernoit tout en son absence, & qu'il
se confioit entierement à luy.

Son Maistre ne manquoit pas tous
les ans de venir charger un Vaisseau de
Cacao. Un jour qu'il estoit venu dans
ce dessein, & que celuy dont je parle
estoit dans le Vaisseau pour prendre
garde aux Esclaves qui le chargeoient,
un coup de vent enleva le Vaisseau, le
jetta en pleine mer, & l'emporta bien
loin. Mon Maistre qui avoit déja fait
plusieurs voyages dans ce mesme Vaisseau,
estoit devenu assez bon Pilote
pour le ramener, & c'estoit son intention,
mais les Esclaves qui estoient avec
luy, remonstrerent que l'Espagnol, qui
estoit méfiant au dernier point, prendroit


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pour une insigne trahison ce qui
n'estoit qu'un pur effet du hazard, &
qu'il ne doutoit point qu'à leur retour,
il ne les punît cruellement. Mon Maître
insistoit au contraire, se confiant,
disoit-il, sur la verité & sur l'équité de
l'Espagnol, qu'il pretendoit connoistre
mieux que nous, & vers lequel il souhaitoit
de retourner. Tous s'y opposerent
fortement, craignant le supplice
& voulant la liberté. Ne vous étonnez
pas, poursuivit cet homme, en me
regardant, de ce que je suis si bien instruit
de toutes choses, j'estois l'un des
Esclaves dont je parle, & des plus animez
contre celuy qui vouloit nous remettre
en servitude. Il fut donc contraint
de ceder au nombre, & de s'abandonner
à la fortune, car il avoit
beau demander où l'on vouloit aller, on
ne se déterminoit à rien, ne trouvant
point de lieu où l'on crût estre en seureté.
Là dessus il nous arriva ce qui ne
manque gueres d'arriver sur mer.

Un Vaisseau que nous n'apperceusmes
qu'au moment qu'il fut assez prés
de nous, nous donna furieusement la
chasse. Nostre Maistre employa toute
son adresse pour luy échaper, mais une


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tempeste survint à propos, qui fit en
nostre faveur, ce qu'il n'avoit pû faire,
& nous éloigna bien loin du Vaisseau
qui nous poursuivoit. La tempeste
cessée, nous commencions à respirer,
lors que nous revîmes ce mesme Vaisseau,
qui sembloit plûtost voler que
naviger: de maniere que ceux qui
estoient dedans nous joignirent bien
viste, & passerent dans nostre bord, où
l'on ne fit aucune resistance; hé comment
en auroit-on pû faire? on n'avoit,
ny armes, ny canon, ny soldats, & les
ennemis avoient beaucoup de tout
cela.

Peu de jours aprés, leur Chef nous
mena au lieu que vous venez de quitter
qui luy appartenoit, où il nous a toûjours
fort bien traitez, sur tour nostre
Maistre, pour lequel il a eu tant d'affection,
qu'en mourant il luy a laissé
tout son bien. Comme ce Corsaire,
car c'en estoit un, aimoit durant sa vie
les Avanturiers, vivoit & commerçoit
avec eux; aprés sa mort nostre Maistre
a fait tout de mesme, & nous nous en
sommes fort bien trouvez.

Si-tost qu'il eust cessé de parler, je luy
demanday pourquoy ils avoient là une


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Forteresse? c'est à cause des Espagnols,
repliqua-t'il, qui y ont déja fait plusieurs
descentes, & l'ont toûjours attaquée
inutilement, & mesme avec perte
considerable, sur tout la derniere fois;
si bien qu'il y a long-temps qu'ils n'y
sont revenus, & je ne pense pas qu'ils
ayent envie d'y revenir davantage. Ils
ne peuvent pardonner à mon Maistre,
croyant qu'il est de leur Nation, &
qu'il a renoncé à sa patrie; mais la pure
verité, c'est qu'il assiste les Avanturiers,
qu'ils ne sçauroient souffrir, ny
les gens qui ont commerce avec eux.

Durant ces discours & autres sem-

Retour des
Avanturiers
à leur Vaisseau.

blables, nous arrivâmes insensiblement
à nostre Vaisseau. Nos Camarades furent
ravis de nous voir, & plus que
tout l'eau de vie que nous leur aportions.
Nous fismes entrer dans nostre
Vaisseau ceux qui estoient venus avec
nous; ils choisirent ce qui leur estoit
propre & l'emporterent en échange; &
ceux qui estoient restez en ostage s'en
retournerent avec eux, aprés les avoir
tous regalez du mieux qu'il nous fut
possible, de telle sorte que nous nous
separâmes les meilleurs amis du monde.

Au second voyage que j'ay fait dans


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l'Amerique, j'ay eu occasion de repasser
au lieu où j'avois veu la Forteresse,
mais je la trouvay entierement ruinée.
C'est dommage, elle estoit belle, &
pouvoit beaucoup servir contre les Espagnols,
& mesme contre ces Indiens
appellez Indios Bravos, estant située
au milieu de ces deux Nations. J'eus la
curiosité de sçavoir des nouvelles du
bon vieillard à qui elle appartenoit. On
me demanda si ce n'estoit pas de l'Avanturier
Espagnol dont je voulois parler?
car il passoit toûjours pour tel. Je
répondis qu'oüi; ils me repliquerent
qu'estant mort il avoit laissé deux fils,
lesquels se voyant puissamment riches,
avoient équipé des Vaisseaux pour aller
en course, d'où ils n'estoient point revenus,
que selon toutes les apparences
ils s'estoient établis ailleurs. Ils me dirent
encore que du vivant de leur pere
ils vouloient aller contre les Indiens appellez
Indios Bravos, afin de conquerir
leur païs, mais que ce bon vieillard
les en avoit toûjours détournez, tant à
cause des Espagnols qui n'auroient pas
manqué de se prévaloir de leur absence
pour l'attaquer, que du danger qu'il
y avoit d'aller contre ces Indiens. Aussi

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a-t'il couru un bruit qu'ayant fait naufrage,
ils avoient esté pris, tuez & mangez
par eux.