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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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 XII. 
Chapitre XII.
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Chapitre XII.

Morgan envoye ses gens en course,
fait brûler Panama, & retourne
à Chagre.

APrés que Morgan eut donné ses

Comme Morgan
s'empare
de la Ville,
& la fait garder.

ordres, & distribué ses gens dans
des quartiers differens, il fit équiper
une Barque qui estoit demeurée dans
le Port, templie de Marchandises, &
de hardes que les Espagnols vouloient
sauver, mais ils n'en avoient pas eu le
temps, à cause que la mer avoit baissé
avant que leur Barque fût chargée:
Et ne croyant pas que les Avanturiers
entrassent si-tost dans la Ville, ils attendoient
à la premiere marée pour sortir;
mais ils furent prevenus, car Morgan
la fit au plûtost décharger pour y embarquer
25. hommes bien armez, avec
un guide Espagnol. Il donna le commandement
de cette Barque à un Capitaine
Anglois, & demeura dans Panama.

Avant que cette Ville fust brûlée,

Description
de Panama.
elle estoit scituée sur le rivage de la mer

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du Zud, dans l'Istume du mesme
nom, au neuviesme degré de latitude
Septentrionale; on la voyoit alors ouverte
de toutes parts, & sans murailles,
n'ayant pout toute Forteresse que deux
redoutes, une sur le bord de la mer
avec six pieces de canon de fonte, &
l'autre vers le chemin qui vient de
Crux à la Ville, sur laquelle il y
avoit huit pieces de canon de bronze;
outre cela on y trouvoit encore 28. pieces
de bronze, tirant 24. 12. & 8. livres
de balle. Elle pouvoit contenir
six à sept mille maisons toutes basties
de bois de Cedre, on en voyoit quelques-unes
de pierre, mais peu, les ruës
estoient belles, larges, & les maisons
également basties: Il y avoit huit Monasteres,
tant d'hommes que de femmes,
une Eglise Episcopale, & une Paroissiale,
un Hôpital administré par des
filles Religieuses.

C'estoit en cette Ville que venoient
toutes les Marchandises du Perou, il
arrivoit tous les ans une Flotte de ce
païs chargée de barre d'or & d'argent
pour le Roy, & pour les Marchands.
Quand elle s'en retournoit, elle chargeoit
toutes les Marchandises qui étoient


183

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à Panama, pour les Royaumes
du Perou & de Chile, avec les Negres
que les Genois apportent en ce lieu,
pour travailler aux mines de ces deux
Royaumes. Il y avoit plus de deux
mille Mulets entretenus toute l'année,
& employez à porter l'or & l'argent qui
venoit du Perou à cette Ville, pour estre
embarqué à Puertobello sur les Gallions
du Roy d'Espagne. Cette Ville
estoit entourée de tres beaux jardinages
& de maisons de plaisance, qui
appartenoient à plusieurs Marchands,
qu'on peut dire les plus puissans des Indes
du Roy d'Espagne. Elle estoit
gouvernée par un President, qui estoit
aussi Capitaine general du Royaume
de terre ferme, & avoit les villes de
Puertobello, de Nata, & les Bourgs de
Crux, Penonome, Capira & Veragua,
tous peuplez par des Espagnols.

Voilà ce qui regarde le Temporel;
Pour le Spirituel, elle avoit un Evesque
Suffragant de l'Archevesque du
Perou: Cet Evesque est Primat du
Royaume de terre ferme. Ce Royaume
est un des meilleurs des Indes, tant
pour la bonté de son climat, que pour
la fertilité de ses contrées, qui sont riches


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en mines de toutes sortes de métaux,
& de bois à bastir des Navires,
dont on pourroit peupler les deux
mers, sçavoir du Zud & du Nord, outre
la fertilité du terroir, qui produit
toutes les choses necessaires à la vie.
Les Espagnols y nourrissent tres-grande
quantité de bétail, & ils tirent un
profit considerable des cuirs seulement.

Voila tout ce qui se peut dire en general
de l'Istume & de la ville de Panama,
qui fut brûlée par les Avanturiers
en l'an 1670. & rebastie par les
Espagnols à un lieu plus commode que
celuy où estoit l'ancienne, à cause que
le Port est meilleur, & l'eau douce en
plus grande abondance, estant sur le
bord d'une Riviere qui se décharge
dans la Mer du Zud, & qui peut donner
entrée à plusieurs beaux Vaisseaux.
Cette Riviere est nommée des Espagnols
Rio-Grande, elle est d'une grande
étenduë, comme on le peut voir
dans la Carte que je donne.

Visite de
Panama, ce
qu'on y trouvc.

La Barque que Morgan avoit envoyée
sur la mer du Zud ne fut pas plûtost
partie, que ses gens visiterent la ville de
Panama, & foüillerent les maisons les


No Page Number
[ILLUSTRATION]


No Page Number

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plus apparentes. Ils trouverent quantité
de Magazins pleins de Marchandises,
que les Espagnols avoient laissées,
n'ayant pas assez de Vaisseaux pour les
embarquer, ny assez de temps pour les
emporter, quoy qu'ils eussent eu un
mois entier pour cela. Ceux qui n'avoient
pas le credit de les mettre dans
des Vaisseaux pour les sauver par mer,
qui estoit la voye la plus seure, les amenoient
par terreavec des Mulets.

Il y avoit encore beaucoup d'autres
Magazins, les uns pleins de farines, les
autres de toutes sortes d'instrumens de
fer, pour porter au Perou, où il vaut 8.
piastres la Robe, qui est un poids Espagnol
pesant 25. livres. Tous ces instrumens
estoient, hoües, haches, enclumes,
socs de charuë, & generalement
tous ceux qui servent aux mines d'or
& d'argent. Il y avoit aussi quantité de
vin, d'huile d'olives & d'épiceries: En un
mot, tout ce qu'on pourroit rencontrer
dans une des plus fameuses Villes de
l'Europe, car celle-cy estoit le Magazin
de plusieurs Provinces & Royaumes
de l'Amerique, qui sont sousl'cbeïssance
du Roy d'Espagne.

Morgan qui craignoit que les Espa-


186

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Morgan fait
brûler Panama,
& pourquoy.

gnols ne le vinssent surprendre la nuit
dans cette Ville, fit mettre le feu subtitilement
le soir à quelques maisons un
peu écartées, & en mesme temps fit
courir le bruit parmy les prisonniers
qu'il avoit, & parmy ses gens mesme,
que les Espagnols estoient les autheurs
de cet incendie, qui gagna tellement,
qu'avant qu'il fût nuit la Ville estoit
à moitié brûlée: Il y eut quantité
d'Esclaves & d'animaux qui perirent
dans cet embrasement. Le lendemain
matin cette Ville se trouva consommée,
excepté la maison du President, qui
estant un peu éloignée, n'eut aucun
dommage, comme aussi un petit coin,
où il y resta environ cinq ou six cent
maisons de Muletiers, & deux Clo-
tres, sçavoir celuy de Saint Joseph, &
celuy des Religieux de la Redemption.

Tous les Avanturiers coucherent cette
nuit hors de la Ville, de peur que les

Applications
diverses de
Morgan.
Espagnols ne les vinssent attaquer: Le
lendemain Morgan fit détacher six
hommes de chaque Compagnie pour
faire un coros afin d'envoyer à Chagre
annoncer la victoire qu'il avoit
remportée, & pour voir si les gens
qu'il avoit laissez au Fort n'avoient besoin

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de rien. Il fit encore deux détachemens
de la mesme force pour aller
en parti; si bien que ces trois Corps
aisoient chacun cent quatre-vingts
hommes. Si-tost qu'ils furent en campagne,
Morgan employa les autres à mener
tout le canon, & celuy qui estoit
demeuré en son entier, c'est à dire, dont
les affuts n'estoient point brûlez, il le
fit placer autour de l'Eglise des Peres
de la Trinité, & en suite s'y retrancha
en cas qu'il fût attaqué. On y mit
aussi tous les blessez avec les prisonniers,
qu'on tint en des lieux separez.

Le lendemain la Barque que Mor-

Belle prise
manquée.
gan avoit envoyée sur mer, revint avec
trois autres chargées de pillage & de prisonniers;
mais ils avoient manqué la plus
belle prise du monde. Le mesme soir
qu'ils estoient partis, ils arriverent à une
des petites Isles qui sont devant Panama,
où ils prirent la Chaloupe d'un Vaisseau
du Roy d'Espagne de quatre cent tonneaux:
Il y avoit dans cette Chaloupe
sept hommes, qui dirent aux Avanturiers
que l'argent du Roy estoit dans
ce Vaisseau & que les Tresors des
Eglises de Panama, avec la pluspart
des Religieux & Religieuses y estoient

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encore, comme aussi toutes les femmes
des plus fameux Marchands de
Panama, leurs pierreries & leurs richesses;
si bien que ce Bastiment n'avoit
aucun Last, c'est à dire, aucun
caillou, ny aucune des autres choses
que l'on a accoustumé de mettre au
fond du Vaisseau pour servir d'équilibre,
mais c'estoit tout l'or & l'argent
de Panama qui servoit à cet usage.
Ils ajoûterent que ce Vaisseau n'estoit
monté que de six pieces de canon,
avec peu d'hommes & beaucoup d'enfans,
qui ne craignoient rien, ne croyant
pas que les Avanturiers eussent des Bâtimens
pour venir sur cette mer.

Mesure mal
prise.
Le Capitaine Chart qui commandoit
ces Avanturiers, crût que ce Navire ne
luy pourroit échaper, à cause qu'il en
avoit pris la Chaloupe, & que le Navire
mesme n'avoit point d'eau; c'est
pourquoy il ne fit aucune diligence ce
soir-là, parce qu'il estoit un peu tard,
& s'imagina qu'il pouvoit attendre jusqu'au
lendemain matin. Cependant
luy & ses gens passerent la nuit à boire,
& à se divertir avec des femmes Espagnoles
qu'ils avoient prises sur les petites
Isles.


189

Page 189

Le lendemain il alla à la recherche
de ce Navire, lequel voyant que sa Chaloupe
ne revenoit point, se douta qu'elle
estoit prise, leva l'ancre & se sauva.
Les Avanturiers s'en estant apperçus,
jugerent qu'il amasseroit des forces, &
qu'on ne le prendroit pas facilement,
crurent qu'ils ne seroient pas assez forts,
& qu'il falloit aller querir du monde à
Panama, où ils arriverent dés le soir
mesme avec les trois Barques qu'ils
avoient prises.

Aussi-tost que Morgan eut entendu
ce qui s'estoit passé, il les renvoya dans
de plus grandes Barques chargées de
gens, afin de poursuivre ce Vaisseau, &
de le prendre en quelque part qu'il fût
allé. Les prisonniers de la Chaloupe dirent
qu'il ne pouvoit pas estre bien
éloigné, n'estant pas en état de faire
voile, faute d'eau, de vivres, & d'estre
funé, ou agreé, n'ayant que les basses
voiles; mais aussi qu'il pourroit s'estre
retiré quelque part, & mis en état de
se deffendre, aprés avoir débarqué les
femmes & les enfans qui estoient desfus.
Dés que la mer fut haute, les deux
Barques partirent bien armées, pour aller
à la recherche de ce Vaisseau.


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Cela me donne lieu de dire icy une
chose qui me vient en pensée; comme
les Avanturiers jettent la terreur par
tout où ils passent, on voit souvent
que les Espagnols se croyent vaincus
avant de combattre, & qu'il semble
mesme ne se deffendre que pour avoir
le temps de sauver leurs biens & leurs
vies, en sorte que si les Avanturiers
dans leurs entreprises, comme dans celle
dont il s'agit, prenoient soin de mener
assez de monde pour en disperser sur
terre & sur mer, tout ce que l'on voudroit
sauver sur l'un & sur l'autre élement,
tomberoit infailliblement dans
leurs mains. Ainsi rien ne leur échaperoit,
leurs gains seroient prodigieux,
& la perte que feroient les Espagnols inestimable.

Retour des
partis envoyez,
avec
de riches prises.

Dans ce temps les deux partis que
Morgan avoit envoyez à la campagne
depuis deux jours, revinrent avec plus
de cent mulets chargez de pillage &
d'argent, & plus de deux cent prisonniers,
que l'on mit dans l'Eglise, dont
les Avanturiers avoient fait un Corpsde-garde.
On ne manqua pas de leur
donner la gêne dés qu'ils furent arrivez,
aucun n'en fut exempt, & beaucoup

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l'eurent si fort, qu'ils en moururent.
Les Avanturiers ne se soucioent
pas de se défaire des prisonniers qui
n'estoient pas de qualité, & qui ne découvroient
pas grand' chose, car ils ne
leur estoient qu'à charge, puis qu'il les
falloit nourrir, & qu'ils n'avoient déja
pas trop de vivres pour eux-mesmes,
la plus grande partie ayant esté bruslée
avec la Ville.

Là dessus l'autre party que Morgan
avoit envoyé à Chagre retourna, & apporta
nouvelle que tout y estoit en bon
état, que le Commandant du Chasteau
avoit envoyé deux petits Vaisseaux pour
croiser devant la riviere, afin de découvrir
le secours qui pourroit venir
par mer aux Espagnols, & que ces deux
Bâtimens avoient chassé un Navire de
la mesme Nation, lequel se voyant
pressé, estoit venu se refugier dans la
riviere de Chagre, que ceux du Fort le
voyant venir avec le pavillon Espagnol,
n'avoient pas manqué d'arborer
aussi le pavillon Espagnol, & encore
de faire paroistre quelques Espagnols,
& qu'ainsi ce Navire croyant éviter un
malheur, estoit tombé dans un autre, car
en mesme temps on s'en estoit emparé.


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Ce Bâtiment venoit de Cartagene;
chargé de Maïs, d'autres vivres, & de
quelques émeraudes; mais alors les Avanturiers
ressemblerent au coq d'Esope,
qui prefera un grain de bled à un
diamant: parce qu'ils aimoient mieux ce
Vaisseau & sa charge de Maïs, qui leur
estoit necessaire pour vivre, que l'or &
Fargent dont ils se pouvoient passer.
Tout ce que je viens de rapotter, fut
cause que Morgan demeura à Panama
plus long-temps qu'il n'auroit
fait.

En suite les Barques qui estoient allées
aprés le grand Navire, retournerent
sans l'avoir pû trouver, quoy que les
Avanturiers eussent fait toute la diligence
imaginable. Ils amenerent encore
quelques Barques chargées de pillalage,
d'argent & de prisonniers, & un
Navire qu'ils avoient pris venant de
Païta ville du Perou, chargé de biscuit,
de sucre, de savon, & de drap du Perou,
avec vingt mille piastres en argent
monnoyé.

Les gens de ce Navire furent fort
surpris de trouver là des Anglois, parce
que l'on n'y en avoit point veu depuis
que Drac, ce grand Avanturier François,


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y estoit entré par le Golfe du
Darien.

Si les gens que Morgan envoyoit en

Avanturiers
toûjours en
action.
course estoient ainsi en action, ceux
qu'il retenoit avec luy ne demouroient
pas non plus oisifs; car tous les jours
il partoit un parti de deux cent hommes,
qui n'estoient pas plûtost revenus,
qu'on en renvoyoit un autre. Ceux
qui restoient à la Ville, alloient chercher
dans les mazures des maisons brûlées,
où fort souvent ils trouvoient de
l'argent que les Espagnols avoient caché
dans des puits. Les autres s'em-
Riches étoffes,
a quelle
fin brûlées.
ployoient à brûler des dentelles & des
étoffes d'or & d'argent, afin d'en tirer
l'or & l'argent, parce que tous ces
ouvrages de manufactures auroient esté
trop long-temps à embarquer, & trop
difficiles à transporter dans la mer du
Nord, outre que Morgan craignoit
toûjours que les Espagnols ne le laissassent
pas retirer en son païs, sans rassembler
leurs forces & l'attaquer.

Cependant les Avanturiers firent encore
une course, mais Morgan se plaignit
que les partis qu'il envoyoit ne faisoient
pas assez bonne expedition, &
pour y remedier il voulut y aller luymesme.


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Dans ce dessein il forma un
parti de trois cent cinquante hommes,
à la teste desquels il se mit, où tout autant
d'Espagnols qu'il attrapoit, il leur
faisoit donner la gêne d'une maniere
extraordinaire, quand il les soupçonnoit
d'avoir queique chose.

Bizarreavanture
d'un Espagnol
J'en rapporteray icy un exemple, sur
lequel on pourra juger du reste. Un
pauvre Espagnol estant entré dans une
maison de campagne appartenant à un
Marchand de Panama, y trouva quelques
hardes qu'on avoit laissé tomber
ça & là en se sauvant: Cet homme
s'accommoda sur le champ, de linge &
de quelques vestemens meilleurs que
les siens; il les changea prit une chemise
blanche & un caleçon de dessous
de taffetas rouge fort fin: il avoit aussi
ramassé une clef d'argent, qui pouvoit
estre de quelque cassette, & n'ayant
point de poche pour la mettre, l'avoit
attachée à l'éguillette de ce caleçon
de soye.

Là dessus les Avanturiers entrerent
dans cette maison, prirent cet homme:
& le voyant ainsi paré, crûrent qu'il
en estoit le Maistre. Il avoit beau s'en
exçuser, & leur monstrer ses meschans


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habits qu'il venoit de quitter, disant
qu'il estoit un pauvre homme, vivant
de charitez, & que le hazard l'avoit
conduit en ce lieu. Sans s'arrester à ces
discours ils luy firent souffrir des tourmens
incroyables: & comme il ne confessoit
rien, ils les redoublerent; puis
voyant qu'il n'en pouvoit revenir, l'abandonnerent
à des Negres qui l'acheverent
à coups de Lances.

Morgan avoit déja passé huit jours à
exercer par tout des cruautez inoüies, en
pillant les Espagnols; & aprés en avoir
fait mourir plusieurs, & amassé un
grand butin, il retourna à Panama,
il trouva les Barques revenuës de course,
qui avoient encore amené quantité
de pillage & de prisonnieres, entre lesquelles
il y en avoit une qui se distinguoit
des autres. Toutes ses manieres
marquoient une personne de qualité,
ce n'estoit pourtant que la femme d'un
Marchand Espagnol, que quelques affaires
importantes avoient obligé de passer
au Perou. Il l'avoit laissée en partant
dans les mains de ses proches, avec
qui elle s'estoit sauvée, & venoit d'estre
prise.

Elle estoit alors fort negligée, mais


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Page 196
une grande jeunesse accompagnée de tous
Portrait &
histoire de la
belle Espagnole,

ses charmes, la paroient naturellement;
car avec des cheveux du plus beau noir
du monde, on luy voyoit une blancheur
à ébloüir, & ses yeux viss, & son
teint de mesme, brilloient encore parmi
tout cela: Elle avoit aussi de la taille,
de la gorge, & de l'embonpoint, ce
qu'il luy en falloit pour eitre bien faite;
& la fierté Espagnole, qu'on a peine
à souffrir dans celles de sa Nation,
plaisoit en elle; de sorte qu'elle n'y paroissoit
que pour luy attirer du respect,
& pour relever sa beauté: En un mot,
je n'ay jamais vû, ny dans les Indes, ny
dans l'Espagne, une femme plus accomplie.

Morgan en
devient amoureux.

Ses soins pour
elle.
Elle toucha le cœur de Morgan,
& de tous ceux qui la virent comme
luy. Ils envierent le bonheur d'en estre
aymé, & l'auroient disputé à Morgan
mesme, sans la déference qu'ils avoient
pour luy. On s'aperçut de sa passion
à ses habits, qu'il prit plus propres, &
à son humeur qu'il rendit plus sociable.
En suite il eut soin de faire separer
cette prisonniere des autres, & qu'elle
ne manquast de rien, mit des Esclaves
auprés d'elle pour la servir, &

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donna la liberté à ses amies de converser
avec elle; ce qui l'obligea de dire,
que les Corsaires estoient aussi galans
que les Espagnols: & plusieurs
femmes de sa suite, considerant quelquefois
les Avanturiers, s'écrioient
toutes surprises, hé mon Dieu! les Pirates
sont hommes comme les Espagnols.
Ces
femmes disoient cela, parce que leurs
maris, leur faisoient accroire que les
Anglois estoient des monstres hideux,
& pour les en convaincre, leur promettoient
souvent de leur en apporter des
testes: Elles estoient mesmes si préve-
Preventions
des femmer
Espagnoles
contre les Avanturiers.

nuës de cela, que plusieurs m'ont ingenuëment
avoüé, qu'elles ne pouvoient
s'empescher d'admirer que nous
fussions des hommes comme les autres.

Cependant la Dame Espagnole recevoit
les bienfaits & les visites de Morgan
de la maniere du monde la plus obligeante,
ne les attribuant qu'à la bonté
de son naturel qu'elle admiroit dans un
homme de ce caractere; mais elle fut
bien surprise, lors qu'une Esclave qui
la servoit, & que Morgan avoit gagnée,
luy découvrit les sentimens de
l'Avanturier amoureux, qui luy faisoit


198

Page 198
demander des choses qu'elle estoit
bien éloignée d'accorder. Elle resolut
de luy parler elle-mesme; & un jour
qu'il la venoit voir, elle le fit en ces
termes.

Il est vray, luy dit-elle, assez doucement,
que l'on m'a fait entendre, &
je pense mesme vous avoir déja dit, que
vos semblables estoient sans humanité,
& abandonnez à toutes sortes de vices:
je suis déja convaincuë de vostre humanité,
par les bons offices que vous
m'avez rendus jusques icy, & il ne
tiendra qu'à vous, qu'en tenant une
conduite differente de celle que vous tenez
à mon égard, je ne sois également
persuadée de vostre vertu, afin que je
n'ajoûte plus de foy aux bruits desavantageux
qui courent de vous, & que
détrompée par ma propre experience, je
puisse aussi détromper les autres.

Morgan estoit trop préoccupé des
charmes de la belle Espagnole pour songer
à ses discours: Il crut mesme dans
ce moment que son refus n'estoit pas

Liberté de
Morgan reprimée,

sincere, & voulut s'émanciper; mais elle
le repoussa genereusement, & luy fit
voir dans cette occasion tant de sagesse
& de courage, qu'elle reprima son insolence

199

Page 199
& confondit sa brutalité: En
Sa vengeance.

sorte qu'il fut obligé de se retirer. Il
conçut pourtant un secret dépit de sa
fierté, dont il resolut de se vanger.

Pour cela il luy fit faire sous-main
tous les déplaisirs dont il pût s'imaginer
donna mesme contre elle des ordres
severes, qu'il desavoüoit adroitement
en sa presence, pour luy faire
mieux sentir les services qu'il luy rendoit,
& l'assurer de sa bonne volonté.

On la sollicita encore de sa part avec
beaucoup de force; mais à ces nouvelles
instances elle fit de nouveaux refus:
& une fois que les femmes qui la servoient,
d'intelligence avec Morgan, l'avoient
laissée seule avec luy sous divers
pretextes, il la pressa plus fortement
que jamais; elle luy resista de mesme:
& comme il la tenoit embrassée pour
luy faire violence, elle s'arracha d'entre
ses bras, & s'éloignant de luy avec precipitation;
arreste, luy cria-t'elle,
voyant qu'il la vouloit suivre, arreste,
& ne t'imagine pas, qu'aprés m'avoir
osté les biens & la liberté, tu puisse
aussi facilement me ravir ce qui m'est

Fermeré de
la belle Espagnole.

plus precieux que tout cela. Puis s'approchant
de luy toute furieuse, sur le

200

Page 200
point qu'il avançoit vers elle: Apprens,
poursuivit-elle, que je sçay mourir, &
que je me sens capable de porter les choses
à la derniere extremité contre toy &
contre moy même. A ces mots, tirant
un poignard qu'elle tenoit caché, elle luy
Surprise de
Morgan.
auroit plongé dans le sein, s'il n'avoit
évité le coup: car Morgan surpris d'une
action si déterminée & si imprévuë,
avoit reculé quelques pas. Il reconnut
par là que cette femme seroit toûjours
inflexible, la quitta outré de rage, &
resolut de ne la plus revoir.

Aussi-tost il commença à changer de

Il change
de procedé.
maniere à son égard, à retirer d'auprés
d'elle les Esclaves qui la servoient, &
les femmes qui l'entretenoient, & à ne
luy faire donner que ce qu'il falloit pour
conserver sa vie. Enfin il la fit avertir de
payer trente mille piastres pour sa rançon,
autrement qu'il l'emmeneroit à
la Jamaïque. Pour mieux couvrir son
jeu, & afin qu'on ne soupçonnast rien
d'un si prompt changement, il s'avisa
de faire courir le bruit que cette femme
s'entendoit avec ses ennemis; qu'on
avoit surpris des Lettres qu'elle envoyoit,
& qu'elle recevoit d'eux; qu'il
en feroit mesme voir une écrite de sa

201

Page 201
propre main. Cette accusation fut cause
qu'on ne trouva plus si étrange les
mauvais traitemens qu'elle recevoit tous
les jours de luy.

J'oubliois à dire que les Avanturiers

Jalousie
murmure des
Avanturiers
contre Morgan
qui croyoient Morgan favorisé de la
belle Espagnole, jaloux de son bonheur,
commençoient à murmurer contre luy,
s'imaginant que retenu par son amour,
il les arrestoit long-temps dans ce païs,
& qu'enfin ce long retardement donneroit
lieu aux Espagnols de les y surprendre,
& de les priver de tous les avantages
qu'ils avoient déja eus sur eux, &
de tous ceux qu'ils pourroient encore
avoir. Mais ils changerent bien-tost de
pensée, lors qu'ils virent que Morgan
se preparoit à retourner à Chagre.

En effet, il avoit sejourné trois semaines
à Panama sans presque rien faire;
& les partis qu'il envoyoit ne trouvoient
plus rien à piller: c'est pourquoy
il donna ordre à chaque Compagnie
d'amener un certain nombre de Mulets,
afin de charger le pillage, & de
le porter jusqu'à Crux, pour l'embarquer
sur la Riviere, & le transporter
à Chagre.

Comme il disposoit ces choses, cent


202

Page 202
Conjuration
découverte.

des siens complotterent ensemble de
s'emparer du Navire & des Barques
qu'on avoit pris sur la mer du Sud,
d'aller en course, & d'abandonner
Morgan. Ils devoient faire un Fort sur
une Isle, pur y cacher tout ce qu'ils
prendroient; & quand ils auroient assez
de pillage, s'asseurer d'un grand Navire
Espagnol, & d'un bon Pilote, afin de
sortir ensuite par le détroit de Magellan.

Cela estoit si bien arresté entr'eux,
qu'ils avoient déja caché une partie des
munitions de guerre & de bouche, &
vouloient se saisir de quelques pieces de
canon qui estoient à Panama.

Ils estoient sur le point d'executer
leur entreprise, lors qu'un d'eux en
vint avertir Morgan, qui à l'heure même
envoya couper les mats du grand
Navire, & desagréer les Barques. Il ne
coula pas le Navire à fond, à la priere
du Capitaine, qui en estoit le maistre,
auquel il le redonna.

Les Mulets que Morgan avoit commandez
furent prests dans peu de jours;
on fit des balots de tout le butin, &
quoy qu'on n'emportast presque rien
que de l'argent, comme il y en avoir


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quantité, soit en vaisselle ou ornemens
d'Eglise, cela tenoit bien de la place:
ainsi on sut obligé de le casser, & de le
reduire au moins qu'il fut possible, afin
qu'il n'en occupast pas tant, & qu'on
pust l'emporter plus aisément.

Aprés cela Morgan fit sçavoir aux
prisonniers qu'il estoit dans le dessein
de partir aux premiers jours, & que
chacun songeast à payer sa rançon, ou
autrement qu'il les emmeneroit avec
luy. A ces menaces il n'y eut personne
qui ne tremblast, personne qui n'écri-

Consternation
des prisonniers
que
Morgan veu
emmener.
vist, l'un à son pere, l'autre à son frere,
& tous enfin à leurs amis, pour
estre delivrez.

On taxa les Esclaves & les gens libres,
en sorte qu'il n'y avoit pas un prisonnier
qui ne sceust ce qu'il devoit donner.
On envoya deux Religieux, tant
pour apporter la rançon de leurs Freres,
que des autres qu'on retenoit.

En suite Morgan receut nouvelle
que le President de Panama, Dom
Juan Perez de Gusman, rassembloit son
monde, qu'il avoit pris le Bourg de
Crux, où il s'estoit retranché, & là
qu'il vouloit s'opposer à son passage.
On détacha un party de cent cinquante


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hommes, pour en sçavoir la verité,
avec ordre d'aller à Crux, & mesme
jusqu'à Chagre, pour faire venir les Canots
& les Chattes, afin d'embarquer
le pillage. Ce party ne fut pas longtemps
à ce voyage; il revint, & rapporta
qu'il n'avoit rien veu, & que des
gens qu'il avoit pris, & interrogez sur
ce sujet, n'avoient rien dit non plus.
Ils firent entendre seulement qu'il estoit
vray que le President avoit voulu rassembler
son monde, & mesme mandé
du secours de Cartagene; mais qu'il
n'avoit jamais pû trouver personne qui
le voulust seconder dans son entreprise.
Ils ajoûterent que les Espagnols avoient
eu une telle peur lors qu'ils virent défaire
en si peu de temps leur Cavalerie
Etrange esset
de la peur
des Espagnols.

à la Savane, qu'ils fuyoient sans s'arrester,
ny qu'on les pust joindre; &
mesme qu'ils ne se fioient pas les uns
aux autres; car lors qu'ils s'entrevoyoient
de loin, croyant que ce fussent
des François & des Anglois, ils
fuyoient encore de plus belle.

Morgan avoit déja attendu quatre
jours aprés la rançon des prisonniers,
lors qu'ennuyé d'attendre, il resolut de
partir; & pour ce sujet, dés le matin


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il fit charger l'argent sur des Mulets,
encloüer tout le canon, & rompre les
culasses & les tenons; si bien qu'on ne
s'en pouvoit plus servir. Aprés il mit
son armée en bon ordre, en faisant
marcher une partie devant, l'autre derriere,
& au milieu tous les prisonniers
au nombre de cinq à six cens personnes,
tant hommes que femmes & enfans,
& cela fait, il falut partir.

A la verité c'estoit un spectacle touchant;
ils se regardoient tristement les

Spectacle
touchant.
uns les autres sans rien dire; on n'entendoit
que des cris & des gemissemens.
Ceux là pleuroient un frere, ceux-cy
une femme qu'ils quittoient, tous generalement
leur patrie qu'ils abandonnoient;
car ils croyoient que Morgan
les emmenoit à la Jamaïque, quoy que
ce ne fust pas son dessein, mais seulement
de leur en faire la peur, afin que
cette peur avançast le payement de leur
rançon. Le mesme soir Morgan fit camper
son armée au milieu d'une grande
Savane, sur le bord d'une petite Riviere,
dont l'eau estoit tres-bonne; ce qui
fut alors d'un grand secours, car ces
pauvres gens ayant marché au plus fort
de la chaleur, estoient si pressez de la

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soif, qu'on vit des femmes qui avoient
de petits enfans à la mamelle, demander
instamment & les larmes aux yeux,
un peu d'eau, dans laquelle ils délayoient
un peu de farine pour donner à leurs
enfans; car ces malheureuses meres
ayant beaucoup souffert, n'avoient plus
de laict pour les nourrir.

Le lendemain matin cette pitoyable

Femmes
pamées.
marche recommença avec les pleurs &
les gemissemens; & sur le milieu du
jour, que la chaleur estoit dans sa plus
grande force, deux ou trois femmes
tomberent pâmées de la violence de cette
ardeur. On les laissa sur le chemin;
elles paroissoient mortes, si elles ne l'étoient
pas, elles le contrefaisoient bien.
Il y en avoit qui estoient jeunes & aimables,
à qui les Anglois faisoient assez
de bien, mais c'estoit par interest.
Celles qui avoient leurs maris estoient
encore bien secouruës, puisqu'ils les
aidoient à porter leurs enfans, & en
tout ce qui leur estoit possible.

Enfin Morgan arriva à Crux: on
déchargea aussi-tost tous les Mulets
dans le magazin du Roy, & les Avanturiers
avec les prisonniers camperent
tout autour.


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Il semble que les Espagnols avoient
esté un peu lents à apportter la rançon;
mais quand ils virent qu'effectivement
on emmenoit les prisonniers, ils se hâterent,
& se trouverent à Crux un jour
aprés Morgan. Les deux Peres dont
nous avons parlé, estoient aussi avec
eux, qui apportoient dequoy retirer
leurs Freres, & les autres Religieux
qu'on retenoit. La belle Espagnole que
Morgan avoit aimée & persecutée, fut
dans la derniere consternation lors qu'elle
vit revenir les Peres sans apporter
d'argent pour la retirer, bien qu'elle
les eust priez d'en demander à ses parens,
sans quoy Morgan l'avoit asseurée
qu'il l'emmeneroit à la Jamaïque. Par

Desespoir
de la belle Espagnole.

là on peut juger quel fut son desespoir.

Le lendemain de l'arrivée des Peres,
il vint un Esclave avec une Lettre pour
cette Dame, qui estoit sa Maistresse.
Elle la lut, & la montra ensuite à Morgan,
qui apprit par cette Lettre, qu'on
avoit mis entre les mains des Peres
trente mille Piastres pour la rançon de
la Dame Espagnole, dont ils avoient
racheté leurs Freres, au lieu d'elle. C'étoit
bien mal fait à ces Peres, que je


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n'ay pas voulu faire connoistre, à cau-
Insigne
tromperie.
se de l'indignité de leur action., & de
la veneration que j'ay pour leur Ordre.

Justice de
Morgan.
Morgan connoissant cette tromperie,
ne put se dispenser d'en faire justice,
de laisser aller paisiblement cette
Dame avec ses parens, qui estoient aussi
prisonniers, & de retenir tous les Moines,
qu'il resolut d'emmener avec luy
à Chagre. Ils prierent qu'on en laissast
aller deux, afin de chercher de l'argent,
& que cependant les autres demeureroient
en ostage; ce qui leur fut accordé.

Les Canots & les deux Chattes que
Morgan avoit commandées, arriverent,
& aussi tost on y embarqua le pillage
avec tout le Ris & le Maïs qu'on avoit
amassé autour de Panama & de Crux.
On fit embarquer aussi quelques prisonniers
qui n'avoient pas payé leur
rançon, & cent cinquante Esclaves. Ils

Triste separation,
& ses
differens effets.

partirent en cet état de Crux le 5. de
Mars 1670. Cette separation fit répandre
quantité de larmes, aux uns de douleur,
aux autres de joye. Ceux qui
estoient libres témoignoient leur joye,
en remerciant Dicu de les avoir délivrez:

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ceux qui ne l'estoient pas, s'affligeoient
d'aller avec des gens qu'ils n'entendoient
ny ne connoissoient point;
& d'estre reduits à passer leur vie avec
eux. Ils furent tous mis dans des Canots
avec autant d'Avanturiers qu'il en
falloit pour les conduire; & comme ces
Canots estoient trop chargez, les Avanturiers
qui restoient marcherent par
terre.

Deux jours aprés ils arriverent à un
lieu nommé Barbacoas, où les Peres qui
estoient allez pour la rançon des autres
Religieux, revinrent, & la payant les
délivrerent; ce qui donna beaucoup de
joye à Morgan, qui enfin auroit esté
obligé de les laisser aller, & c'estoit toûjours
autant de pris.

Avant de passer outre, Morgan dit
à ses gens que c'estoit la coûtume de jurer
qu'on ne retenoit aucune chose,
mais comme on avoit vû souvent plusieurs
personnes sans conscience jurer à
faux, qu'il estoit d'avis, pour empêcher
ce desordre, qu'on ne pressast plus
personne de faire serment, & que chacun
souffrist plûtost qu'on le foüillast.

Ceux qui estoient d'intelligence avec
Morgan, & qui sçavoient son secret,


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Morgan
fait foüiller
ceux de sa
Flotte. Danger
qu'il
court.
ne purent toutefois souffrit cette proposition,
mais ils ne se trouverent pas
les plus forts, si bien que bon gré, malgré
il falut y consentir.

Morgan se fit fouiller le premier;
chacun, à son exemple, se dépoüilloit,
& estoit foüillé par tout; & l'on déchargeoit
leurs armes avec des tirebours,
pour voir s'il n'y auroit point
quelques pierres precieuses cachées dedans.
Les Lieutenans de chaque Equipage
estoient commis pour foüiller tout
le monde, & on leur avoit fait prester
serment de s'en acquiter avec exactitude,
sans en exempter ou favoriser aucun,
& de rapporter fidelement tout
ce que l'on trouveroit sur qui que ce
fust, sans pourtant nommer personne.

A la verité Morgan fit là un coup de
Maistre; mais ce ne fut pas sans beaucoup
risquer:car plusieurs murmuroient
furieusement, & vouloient luy casser la
teste avant qu'il arrivast à la Jamaïque.
Cependant comme tous les Esprits ne
sont pas de mesme trempe, ceux qui
estoient les plus sages arresterent les plus
emportez, leur faisant connoistre que
nonobstant ce qui estoit arrivé, il y
avoit lieu d'esperer un bon pillage; si


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bien qu'en peu de jours Morgan arriva
victorieux à Chagre. Ceux du
Chasteau eurent grande joye de le revoir,
car ils s'ennuyoient dans ce lieu,
où ils ne faisoient pas grande chere, ne
mangeant qu'une fois le jour un peu de
Maïs, à quoy il falloit se passer, ne
trouvant rien à tirer dans les bois.

Le jour d'aprés l'arrivée de Morgan,

Estimation
du pillage.
on estima le pillage qu'on avoit fait, &
on trouva qu'il se montoit à quatre
cens quarante-trois mille deux cens livres,
comptant l'argent rompu à dix
Piastres la livre. Les pierreries furent
venduës d'une maniere assez inégale;
car les unes le furent trop, & les autres
pas assez. Morgan & ceux de son parti,
qui en acheterent grand nombre, y firent
fort bien leur compte, outre celles
qu'ils avoient retenuës, qui ne leur
coûtoient rien.

D'ailleurs quelques Avanturiers dirent
qu'ils avoient apporté bien des
choses considerables que l'on n'avoit pas
mises à l'encan. Dés lors chacun commença
à murmurer hautement: on
sceut bien les appaiser, en leur faisant
toûjours esperer que le pillage seroit
bon. Il n'y avoit personne qui ne s'attendist


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d'avoir au moins mille écus pour
fa part: mais ils furent bien trompez
dans leur attente, lorsque le partage fut
fait, & qu'ils virent que tout estoit
d'un costé, & presque rien de l'autre,
Morgan & ceux de sa cabale ayant détourné
la meilleure part. Cela les anima
furieusement, & il n'en falloit pas
tant pour porter ces gens à d'étranges
extremitez. Il y en avoit qui n'alloient
pas moins qu'à se saisir de la personne
de Morgan & de ses effets: d'autres à
luy faire sauter la cervelle. Les moins
emportez vouloient luy faire rendre
compte de ce qu'on luy avoit mis dans
les mains.

Tandis qu'ils formoient toutes ces
resolutions, sans en executer pas une,
Morgan qui avoit interest d'estre instruit
de tout, leur détachoit des gens
pour sçavoir leur pensée, & les adoucir
autant qu'il estoit possible: mais quoy
qu'on leur pust dire, ils en revenoient
toûjours à considerer le grand butin
qu'on avoit fait, & le peu qu'ils en
avoient eu. Morgan de son costé n'oublioit
rien pour les ébloüir: il ordonna
de delivrer les vivres du Fort à tous
les vaisseaux, & envoyatous les prisoners


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de l'Isle de Sainte Catherine à Portobello,
avec ordre de demander la rançon
du Fort de Chagre, que l'on reusa
de payer; si bien qu'aprés en avoir
osté le canon & les autres munitions de
guerre, il le fit démolir entierement.

Malgré tout cela, Morgan ne s'aperceut
que trop que le nombre & l'animosité
des mécontens augmentoient
toûjours sur sa Flotte, & craignit enfin
que leur ressentiment n'allast jusqu'à luy
joüer un mauvais tour: c'est pour quoy
il sortit tout d'un coup de la Riviere

Fuie de
Morgan, insigne
vol
qu'il fait aux
Avanturiers.
de Chagre, & sans faire aucun signal.
Il fut seulement accompagné de quatre
vaisseaux qui le suivirent, dont les Capitaines
ses confidens avoient participé
au vol insigne fait à leurs camarades,
qui avoient hazardé leurs vies aussibien
qu'eux & Morgan.

Quelques Avanturiers François voulurent
le poursuivre, & l'attaquer; mais
ils s'en aviserent trop tard; de sorte
qu'avec toute la diligence possible
Morgan fit route pour la Jamaïque,
où il s'est enfin retiré, & matié à la
fille d'un des principaux Officiers de
l'Isle, sans avoir eu envie depuis de retourner
en course. Il est certain qu'il


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y auroit esté mal venu, aprés avoir
trompé si cruellement les Avanturiers.
A l'heure que je parle il est élevé aux
plus éminentes Dignitez de la Jamaïque;
ce qui fait assez voir qu'un homme,
tel qu il sot, est toûjours estimé,
& bien receu par tout, pourveu qu'il
air del argent.

[ILLUSTRATION]