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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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 I. 
 II. 
 III. 
 IV. 
 V. 
Chapitre V.
 VI. 
 VII. 
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 IX. 
 X. 
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 VIII. 

  
  

Chapitre V.

Nouveau dessein de Morgan. Prise
de Marecaye.

C'Est l'ordinaire des Avanturiers de
passer bien-tost de l'abondance à la
disete. Ceux-cy qui estoient de la même
humeur, aprés avoir dissipé tout
leur argent dans la débauche, ne penserent
plus qu'à retourner en course,
pour en r'avoir d'autre. Morgan, à
qui il avoit aussi manqué, parce qu'il


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n'estoit pas meilleur ménager qu'eux,
& qu'il avoit besoin de faire une plus
grande dépense, songea à quelque nouvelle
entreprise pour s'enrichir; & dans
ce dessein il donna rendez-vous à tous
les Avanturiers qui avoient des vaisseaux
à la coste de S. Domingue, à un
lieu nommé l'Isle à la Vache.

Il donna ce rendez-vous, dans la

Nouvelle
expetlition de
Morgan.
veuë d'avoir des François dans sa Flot
te, & d'en faire une considerable, afin
d'attaquer quelque forte place, où il
pust avoir assez d'argent pour se retirer,
& vivre plus tranquille, & plus
à son aise qu'il n'avoit fait jusqu'alors.
Il donna ordre mesme à quelques Anglois
d'avertir les Avanturiers de la
Tortuë, que s'ils vouloient le joindre,
il les recevroit bien, & les traiteroit de
mesme, empeschant les mauvaises intelligences
qui pourroient naistre entre
l'une & l'autre Nation.

Les François voyant que Morgan
reüssissoit si bien dans ses entreprises,
& qu'il ne revenoit jamais sans butin,
eurent de l'estime pour luy, quoy
qu'interessée; si bien que plusieurs se
rendirent au lieu que Morgan leur avoit
marqué. Chacun donc se preparoit à


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Page 54
venir, & travailloit au plus viste à raccommoder
son Bâtiment, pendant
qu'une partie de l'Equipage estoit occupée
à la chasse, afin de saler de la
viande pour ravitailler les vaisseaux jusques
à ce que l'on vinst en quelque lieu
Espagnol, où l'on en trouvast avec moins
de peine.

Il forme une
Flotte considerable.

Peu de temps aprés Morgan vint au
rendez-vous, & trouva déja deux vaisseaux
François qui l'attendoient, à qui
il témoigna beaucoup d'affection, &
leur promit de les proteger, & de bien
vivre avec eux Il arriva dans ce temps
un Bâtiment de Saint Malo, nommé
le Cerfvolant, lequel estoit venu dans
l'Amerique à dessein de traiter avec les
Espagnols; & n'ayant pû y reüssir, il s'étoit
armé en course, & avoit mis sur
son navire plusieurs Avanturiers de la
Tortuë.

Ce Bâtiment estoit monté de vingtdeux
pieces de canon, & de huit berges
de fonte, avec une Barque longue
qui l'accompagnoit. Il avoit déja fait
quelques courses vers la coste de terre
ferme, & rencontré un navire Genois
apartenant aux Grilles: c'est une Compagnie
de Genois qui ont seuls le trafic


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Page 55
des Negres dans les Indes du Roy d'Espagne.
Il avoit attaqué ce navire lequel
estant mieux monté que le sien, &
ayant quarante-huit pieces de canon,
avec des munitions à l'avenant, s'estoit
défendu, & avoit obligé le Maloüin à
se retirer; lequel arriva à cette coste,
pour reparer le dommage que l'autre
luy avoit fait.

Morgan voyant ce navire qui estoit

Dessein de
Morgan sur
un vaisseau
Maloüin.
capable de quelque chose, fit ce qu'il
put pour persuader le Capitaine Maloüin
à venir avec luy: mais comme ce
Capitaine ne sçavoit pas bien la methode
de traiter avec ces gens de l'Amerique,
qui est autre que celle des peuples
de l'Europe, il vouloit faire des
conditions differentes, & qu'on n'observe
point dans ce païs là: c'est pourquoy
il n'y reüssit point, & vouloit
revenir à la Tortuë prendre quelques
marchandises qu'il y avoit laissées, &
de là passer en France.

Les Avanturiers François qui estoient
sur son bord, sçachant son dessein, se
débarquerent, & se mirent avec les Anglois.
Quelques-uns qu'il avoit irritez,
les traitant imperieusement, & comme
des Matelots, resolurent de s'en venger


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Page 56
pendant que l'occasion s'en presentoit:
& pour cela dirent à Morgan que ce
Capitaine avoit pillé un Anglois, en
Plaintes
contre le
Maloüin.
mer, & que de plus il avoit une Commission
Espagnole pour prendre sur les
Anglois.

Il estoit vray que s'estant trouvé en
mer en necessité de vivres, il avoit rencontré
un Bâtiment Anglois qui en
avoit, & s'en estoit accommodé aprés
avoir donné un billet pour s'en faire
payer à la Jamaïque, ou à la Tortuë.

Pour la Commission Espagnole,
ayant esté moüiller dans le port de Baracoa,
à la bande du Nordest de l'Isle
de Cuba, il fit semblant de traiter avec
les Espagnols, & pour mieux couvrir
son jeu, il dit qu'il venoit demander
un passe-port au Gouverneur, afin de
prendre sur les Avanturiers Anglois de
la Jamaïque, qui faisoient une guerre
injuste aux Espagnols; ce qu'il obtint
facilement.

Morgan avoit écouté tout cecy fort
volontiers, & estoit dans le dessein de
joüer un tour au Maloüin, & de se

Dissimulation
de Morgan.

mettre en possession de son Bâtiment;
mais il dissimula jusques à ce que l'occasion
se presentast: car il n'osoit rien

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Page 57
entreprendre, craignant que les François
ne l'en empeschassent. Il tâcha cependant
de sçavoir finement leur pensée,
& les pressentit, pour connoistre
s'ils ne prendroient point le parti du
Maloüin.

Pendant cela le Gouverneur de la Jamaïque
envoya un Bâtiment qui venoit
de la nouvelle Angleterre, vers
Morgan, monté de trente-six pieces
de canon, & de trois cens hommes.
Ce navire se nommoit Hakrs Vuort,
apartenant au Roy d'Angleterre, qui
l'avoit donné pour un temps au Capitaine
qui le commandoit. Ce Capitaine
venoit dans le dessein de se joindre
à Morgan, & de faire le voyage avec

Morgan ne
garde plus de
mesures avec
le Maloüin.
luy. Morgan, à l'arrivée de ce vaisseau,
ne garda plus de mesures pour attaquer
le Maloüin: il s'en saisit, & mit le Capitaine
& tous les Officiers prisonniers,
le prenant comme un voleur qui avoit
pillé un Bâtiment Anglois, & comme
un ennemy chargé d'une commission
pour prendre sur les Anglois. Dans ce
temps le Bâtiment Anglois que le Maloüin
avoit pillé, selon que disoient les
Anglois, arriva là, & se plaignit à Morgan.
Le Maloüin se défendoit sur ce

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Page 58
qu'il luy avoit donné un billet: malgré
tout cela Morgan le retint toûjours prisonnier.

Quelques jours s'estant passez, Morgan
fit venir tous les Capitaines des
vaisseaux Avanturiers, pour tenir conseil,
sçavoir quelle place on attaqueroit,
voir quelles forces on avoit, de quoy
on estoit capable, & pour combien de
temps on avoit de vivres. Pendant qu'on
tenoit conseil, on beuvoit à la santé
du Roy d'Angleterre, & à celle du
Gouverneur de la Jamaïque. Si les Capitaines
se réjoüissoient dans la chambre,
les autres faisoient de mesme sur
le Tillac, si bien que jusques aux Canoniers,
tout estoit pris de vin. Il ar-

Etrange fracas.

riva par je ne sçay quel malheur, que
le feu se mit aux poudres, & le navire
sauta avec tout le monde qui estoit
dessus.

Comme tous les navires Anglois ont
leurs soutes à poudre sur le devant, au
lieu que les autres Nations les ont sur
le derriere, ceux qui estoient dans la
chambre n'eurent aucun mal que de se
trouver à l'eau sans sçavoir comme cela
estoit arrivé; mais tout le commun
peuple fut perdu, en sorte qu'il y eut


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Page 59
plus de trois cens cinquante hommes
de noyez. Le Capitaine Maloüin & ses
Officiers se sauverent aussi: car ils
estoient avec les Anglois dans la chambre.
Quelques Anglois dirent que c'étoit
les François de l'Equipage du Maloüin
qui avoient causé ce desordre;
c'est pourquoy ils s'asseurerent de son
navire mieux qu'auparavant, & ne tarderent
gueres à l'envoyer à la Jamaïque,
pour le faire adjuger de bonne
prise, le menaçant outre cela de le faire
pendre.

Les Anglois furent quelque temps
occupez à pescher les corps de leurs
compagnons, non pas pour les enterrer,
mais à cause que la pluspart avoient
des bagues d'or aux doigts, comme
c'est la mode parmy cette Nation.

Morgan, malgré cette fâcheuse disgrace,
ne laissa pas de persister dans
son entreprise: il fit reveuë de sa Flotte,
où il trouva qu'il avoit encore quinze
vaisseaux, & neuf cens cinquante à
soixante hommes, tant François qu'Anglois,
tous vieux Avanturiers, c'est à
dire qui avoient déja fait ce mestier plusieurs
années. On tint encore conseil,
pour voir quelle place on attaqueroit.


60

Page 60
Il fut conclu qu'on monteroit le long
de la coste jusqu'à l'Isle de Saone, qui
est à la pointe de l'Orient de l'Isle Espagnole.
Ce fut là où se donna le rendez-vous,
en cas que quelque vaisseau
s'écartast de la Flotte, afin de la pouvoir
rejoindre en ce lieu avant qu'elle
fust partie; ou en cas qu'elle le fust,
on devoit laisser un billet enfermé dans
un flacon enfoncé dans terre, marqué
d'une certaine figure qui apprendroit
le rendez-vous general.

Toutes ces mesures estant prises,
Morgan mit à la voile avec sa Flotte,
& navigea le long de la coste de l'Isle

Départ de
Morgan: rendez-vous

qu'il donne.
Espagnole jusqu'au Cap de Beata, ou
autrement le Cap de Lobos, où il trouva
les vents si contraires, & les courants
de mesme, qu'il ne put jamais doubler
ce Cap, quelque effort qu'il fist à cette
fin Cependant ayant esté là quelque
temps, les vivres commençoient déja à
manquer. Morgan tint conseil, & dit à
ses gens qu'il estoit necessaire de faire
tout ce qu'on pourroit pour doubler ce
Cap, & que ceux qui ne le pourroient
pas doubler, attendissent l'occasion, &
que ceux qui le pourroient, les attendroient
dans la Bayed Ocoa, qui n'est

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Page 61
pas beaucoup eloignée de ce Cap.

Morgan donna ce rendez-vous, afin
que les vaisseaux qui n'avoient point de
vivres en pussent prendre, parce qu'il
s'y rencontre une grande quantité de
bestes. Il avertit les premiers qui seroient
arrivez d'en faire une bonne provision,
pour en donner aux autres qui n'auroient
pû doubler le Cap. Aprés toutes
ces precautions, Morgan & sa Flotte tenterent
encore une fois à doubler ce Cap;
ce qui leur reüssit, car le temps se modera
un peu lors qu'ils furent sous voile,
si bien qu'ils doublerent tous.

Sur le soir on vit un navire, à qui

Poursuitte
d'un vaisseaux
on donna chasse pour le reconnoistre;
mais il sembloit sçavoir que c'estoit de
ses amis, car il approchoit à mesure
qu'on alloit à luy, & mit le pavillon
Anglois. Il venoit d'Angleterre, &
alloit à la Jamaïque. Six ou sept vaisseaux
de la Flotte demeurerent auprés
de ce navire pour acheter de l'eau
de vie, que ces gens aiment fort. Le
temps estant toûjours beau, ils resterent
avec ce Bâtiment; mais le lendemain
je croy qu'ils furent bien surpris
lors qu'ils se virent separez de leur General,
qui le fut aussi quand il vit qu'il

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luy manquoit sept vaisseaux. Il entra
dans la Baye d'Ocoa, afin de les attendre.
Le temps devint si mauvais, qu'il
fut obligé de sejourner dans cette Baye
plus qu'il n'auroit voulu.

Il donna ordre aux Equipages des
vaisseaux qui estoient demeurez avec
luy de ne point toucher à leurs vivres,
& d'envoyer tous les matins huit hommes
de chaque Equipage, qui feroient
un corps de soixante & quatre hommes,
afin d'aller chasser, & d'apporter
de la viande pour nourrir la Flotte. Il
forma encore une Compagnie, qui devoit
descendre tous les jours à terre,
où un Capitaine de chaque vaisseau
estoit obligé à son tour d'aller à la teste,
pour la seureté des Chasseurs; parce
qu'il y avoit du danger, & que ce lieu
n'estoir gueres éloigné de la Ville de S.
Domingue, outre que l'on rencontroit
quantité de Boucaniers ou Chasseurs
Espagnols, qui sont tres bons Soldats,
& que ces Avanturiers apprehendent
fort.

Les Espagnols n'étant pas en grand
nombre pour lors en cet endroit, n'oserent
rien entreprendre contre ces gens,
& se contenterent de chasser devant eux


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Page 63
leurs bestes dans les bois, de peur que
Les Espagnols
découvrët
les Avanturiers,
& demandent
du
secours.
ces Avanturiers ne les tuassent; cependant
comme ils avoient besoin de vivres,
ils mettoient bas tout ce qui se
presentoit à eux, fussent asnes ou chevaux;
car ces gens ne sont pas fort difficiles,
mangeant tout ce qu'ils trouvent.
Ils ne laissoient pourtant pas d'avancer
tous les jours dans le païs, &
parvinrent à la fin jusqu'où les Espagnols
avoient chassé leurs bestes, lesquels
voyant que les Avanturiers détruisoient
tout, allerent trouver le President
de Saint Domingue, à qui ils
demanderent du secours qu'il leur accorda,
en tirant deux Compagnies de
Soldats de sa garnison, qui se mirent
en embuscade au lieu où les Avanturiers
devoient passer pour aller à la
chasse.

Certains Mulastres étoient venus vers

Ruse des Mulastres
pour
faire tomber
les Avanturiets
dans une
embuscade.
le bord de la Mer où ces gens descendoient
ordinairement à terre, conduisant
un petit nombre de bestes qu'ils
firent feinte de chasser avec empressement
à la veuë des Anglois, qui ne
manquerent pas de courir aprés; mais
ces Mulastres étoient plus avancez
qu'eux, si bien qu'ils ne les purent attraper

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que fort proche de leurs embuscades;
d'où il sortit deux Espagnols
avec une petite banderolle blanche,
pour marquer qu'ils vouloient parler.
Les Avanturiers leur permirent d'avancer,
& firent aussi avancer deux
hommes. Les Espagnols les prierent de
ne pas tuer leurs Vaches, parce qu'ils
en dépeuploient le païs, leur offrant de
leur donner des bestes s'ils en avoient
besoin; les Avanturiers leur répondirent
de bonne foy, que s'ils vouloient
en donner, on les leur payeroit, qu'on
leur donneroit un escu & demi pour
la viande de chaque animal, & qu'ils
pourroient profiter du cuir & du suif.
Aprés avoir ainsi traité les Espagnols
se retirerent.

Ils étoient venus parler aux Avanturiers
pour les amuser seulement, jusqu'à
ce qu'ils eussent fait avancer leurs
Soldars, parce que le lieu où étoient
les Avanturiers étoit fort avantageux
pour les défaire; & afin de les mieux
persuader ils firent paroistre quelques
bestes, & lors que les Avanturiers ne
se défioient de rien, ils se virent tout
d'un coup entourez des Espagnols, qui
fondirent sur eux & croyoient ainsi les


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tailler en pieces; mais en un instant les
Les Avanturiers
se battent
en retraite.

Avanturiers firent face, & se mirent
en une telle posture qu'ils pouvoient tirer
de tous costez sur les Espagnols
qui n'osoient approcher. Cependant
les Avanturiers se battoient en retraite,
& tâchoient de gagner le bois, craignant
que les Espagnols n'eussent beaucoup
de monde, & ne leur fissent de
la peine.

Alors les Espagnols remarquant quelque
timidité dans leurs ennemis, voulurent
profiter de l'occasion; & commencerent
à avancer sur eux; mais ils
furent tres mal reçus, car en un moment
on leur tua beaucoup de monde.
Les Avanturiers au contraire voyant
qu'ils ne perdoient personne, prirent
courage, & crierent aux Espagnols
qu'ils ne mettoient point de bales dans
leurs mousquets, ou bien qu'ils tiroient
en l'air. Cette bravade leur cousta cher,

Bravade qui
coute cher.
car les Espagnols qui au commencement,
pour ne les pas faire languir visoient
à leur teste, ne viserent plus qu'à
leurs jambes; si bien qu'ils furent obligez
de se retirer dans une petite touffe
de bois qui estoit là proche, où les Espagnols
ne les oserent aller attaquer.


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Page 66

Les Avanturiers enleverent le plus
promptement qu'ils purent les morts
& les blessez qui étoient demeurez sur
la place où s'étoit donné le combat.
Cependant une petite troupe d'Espagnols
vint au lieu où avoient esté les
Anglois, & ils y en rencontrerent deux
de morts, ils se mirent à percer ces deux
cadavres avec leurs épées, lors que les
Avanturiers qu'ils croyoient estre bien

Décharge
impreveuë.
loin leur firent encore une décharge,
dont ils en tuerent ou blesserent la plus
grande partie.

Les Espagnols s'étant retirez les Avanturiers
en firent de mesme, & en
chemin faisant ils ne laisserent pas de
tuer encore quelques bestes pour porter
à bord Le soir ils arriverent à leurs Vaisseaux,
& rendirent compte au General
Morgan de leur avanture, qui à
l'heure mesme tint conseil, & le lendemain
à la pointe du jour mit 200.

Reffexion
des Espagnols.

hommes à terre bien armez, & tirez de
chaque Equipage pour aller chercher
les Espagnols, & puis marcha à leur tête
où le combat s'estoit donné le jour
precedent; mais les Espagnols qui s'éroient
bien deffiez de l'affaire, avoient
déja décampé, & emmené avec eux

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Page 67
toutes les bestes: car ils avoient connu
par experience, que de chasser des
Bœufs comme ils avoient fait vers les
Avanturiers pour les attirer à leurs embuscades,
estoit une chose fort utile à
ces mesmes Avanturiers, & tres-prejudiciable
à eux mesmes, puis qu'aprés
avoir perdu tout à la fois, & leurs
hommes & leurs bestes, ils avoient encore
la douleur de donner de quoy vivre
à leurs ennemis, & d'en recevoir la
mort.

Morgan & ses gens furent encore
bien plus avant, mais ils ne trouverent
que des maisons abandonnées qu'ils
brûlerent, & revinrent là leurs Vaisseaux.
Le lendemain il tint encore conseil
pour sçavoir si l'on iroit piller le
Bourg de Asso; mais comme on jugea
que cela n'étoit point d'importance,
& que l'on y pourroit perdre
beaucoup de monde, on trouva qu'il
valoit mieux se reserver pour quelque
bonne occasion. Morgan ennuyé d'être
en ce lieu sans rien faire, & de ce
que le reste de sa Flotte ne venoit point,
jugea qu'ils se seroient rendus à l'Isle
de la Saone, où, comme j'ay déja dit,
il leur avoit donné rendez-vous. Il mit


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Page 68
donc à la voile & navigea le long de
cette coste, donnant l'allarme aux Espagnols,
qui croyoient qu'il alloit attaquer
S. Domingue, Ville capitale de
cette Isle.

Aprés quelques jours de navigation
il arriva au rendez-vous, où il ne trouva
personne, non plus que dans la Baye
d'Ocoa;
il resolut de les attendre encore
huit jours, & pendant ce temps
il envoya cent cinquante hommes pour
faire descente dans la Riviere d'Alta
Gracia,
afin d'avoir quelques vivres
pour sa Flotte qui en avoit besoin,
ce lieu n'étant que tres-peu éloigné
de cette Isle: Tout le monde s'embarqua
dans une Bellandre & dans des
Canots, & furent là de nuit afin de
descendre à terre au point du jour,
pour surprendre les Espagnols & faire
quelque prisonnier de consequence

Alarme des
Espagnols.
pour le mettre à rançon. L'alarme
étant par toute la coste, & les Espagnols
sur leurs gardes, cette entreprise fut
inutile.

Les Avanturiers voyant les choses
en cet état, se retirerent tout doucement
sans rien vouloir risquer. Morgan
cependant étoit fort en peine de


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Page 69
sçavoir ce que le reste de sa Flotte étoit
Inquietude
de Morgan.
devenu, & ne pouvant plus attendre
faute de vivres dans tous les Vaisseaux
qui étoient avec luy, il tint conseil sur
ce qu'on devoit faire dans une telle occasion;
chacun fut d'avis d'aller attaquer
quelque place avec ce qu'on étoit
de monde, qui consistoit à cinq cens
hommes.

Un Capitaine François fameux Avanturier,
nommé Pierre le Picard, fit
la proposition d'attaquer Maracaibo,

Proposition
d'un Avanturier,

il avoit déja été avec l'Olonois, & dit
qu'il serviroit de Pilote pour faire entrer
tous les Vaisseaux sur la Barre, &
de guide pour conduire par terre, &
fit voir dans le moment la facilité qu'il
y avoit à prendre cette place, où l'on
trouveroit assez de bien pour enrichir
toute la Flotte, Il parloit fort bon Anglois,
& Morgan l'estimoit beaucoup,
ce qui fit qu'il n'eut pas de peine à
accepter sa proposition, dont tout le
commun fut content, si bien que la
resolution prise on fit la chasse-partie à
l'ordinaire, où on insera qu'en cas que
le reste de la Flotte vint à se joindre
devant qu'on eust pris quelque Forteresse,
elle seroit receuë à partager comme

70

Page 70
les autres.

Tout étant ainsi concerté, on laissa
un billet dans un pot, enfoüi dans terre,
comme j'ay déja dit, afin que si
les derniers venoient ils sceussent où
étoient les premiers. Morgan avec sa
Flotte leva l'ancre, & prit la route de
terre ferme, c'est à dire du continent.
Aprés quelques jours de navigation il
arriva à l'Isle d'Oruba, où il moüilia
pour prendre de l'eau, & quelques rafraichissemens.

J'ay déja parlé de cette Isle, il suffira
donc de dire que Morgan y sejourna
vingt-quatre heures pour y prendre
de l'eau & de la viande de chévre
qu'on a des Indiens à bon marché; car
pour un escheveau de fil ils donnent
une chévre bien grasse, que vingt hommes
affamez ne pourroient pas manger.

Aprés ce sejour la Flotte leva l'anchre
& prit la route de Maracaibo. Le lendemain
matin elle arriva à la veuë des
petites Isles qui sont à l'embouchure
du Lac de Maracaibo, où elle fut découverte
de la Vigie, qui est sur une
de ces petites Isles de mesme nom. Cette
Vigie ne manqua pas d'avertir les


71

Page 71
Espagnols qui eurent le temps de se preparer,
car il fit calme, & la Flotte
ne put arriver à la Barre qui est l'entrée
du Lac, que sur les quatre heures
aprés midy. Aussi-tost tout le monde
s'embarqua dans des Canots pour sauter
à terre, afin d'aller prendre ce Fort
de la Barre,
où les Espagnols faisoient
Les Avanturiers
descendent
à
terre au bruit
du canon des
ennemis.
voir & entendre qu'ils avoient du canon,
car ils ne cessoient de tirer, quoy
que les Avanturiers fussent encore éloignez
de plus de deux lieuës.

Il étoit necessaire de prendre ce Fort,
à cause qu'il falloit que les Vaisseaux se
rangeassent pour entrer dans le Lac.
Tout le monde étant à terre, Morgan
les exhorta d'estre toûjours courageux,
& de ne point lâcher pied, car on
croyoit que les Espagnols se défendroient
bien, vû qu'ils faisoient des
preparatifs, ayant brûlé plusieurs loges
autour de ce Fort, & qu'ils tiroient incessamment
du canon.

Sur les six heures du soir Morgan

Ils approchent
d'un
Fort, ce qu'ils
y trouvent.
& les siens approcherent du Fort, qui
avoit déja cessé de tirer, ce qui faisoit
croire aux Avanturiers qu'ils alloient
recevoir une belle salve; mais ils furent
surpris, & toutefois bien-aises, lors

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Page 72
qu'en approchant ils n'y virent personne,
& entrerent sans trouver de resistance.
Ils crurent que peut-estre les
Espagnols avoient mis des méches
dans les poudres pour les surprendre,
& faire joüer quelque mine, si
bien que pour se garantir de cela on
détacha quelque peu de monde afin
d'éviter ce malheur. On trouva qu'il
n'y avoit aucune chose qui pût faire
dommage alors; mais il y avoit quantité
de méche allumée, & de poudre
répanduë qui alloit jusqu'au Magazin,
si bien que si on n'y fût arrivé sur
l'heure, ce Magazin auroit sauté, &
causé bien du mal. De sorte que quand
on n'y vit point de danger on y entra.

Ce Fort n'étoit proprement qu'une
redoute de cinq toises de haut, de six
de long, & de trois de large; le parapet
en pouvoit avoir une: au dessus il
paroissoit un pavillon formant une espece
de corps de garde, qui n'étoit pas
encore achevé, & au dessous une cave
ou magazin à poudre, où l'on en trouva
bien deux mille livres à canon, & mille
à mousquets, avec quatorze pieces
de canon en batterie, tirant 8. 12. &


73

Page 73
24. livres de balle, avec des grenades,
des pots à feu, quatre-vingts mousquets,
trente piques & autant de bandollieres.
On ne montoit sur cette redoute
que par le moyen d'une eschelle
de fer, qu'on tiroit aprés soy lors qu'on
y étoit monté.

Quand on eut tout visité, on fit
aussi-tost abattre le parapet de la redoute,
on encloüa le canon qu'on jetta
du haut en bas, & on en brûla les
affuts. Cela se fit toute la nuit, afin de
ne pas perdre de temps, & de n'en point
donner aux Espagnols, qu'on croyoit
vouloir se sauver de Marecaye, à cause
qu'ils n'avoient pas tenu bon dans
la redoute: A la pointe du jour on fit
entrer les Bâtimens dans le Lac, & tout
le monde se rembarqua pour aller à

On se rembarque
pour
Marecaye.
Marecaye, où avec toute la diligence
qu'on put faire, on n'arriva que le lendemain.

La Flotte étant devant la Ville, on vit
paroistre quelques Cavaliers, qui fi ent
juger qu'on se deffendroit, & que les
Espagnols s'étoient fortifiez. C'est
pourquoy on resolut d'aller moüiller
proche d'un lieu un peu découvert,
& d'y mettre le monde à terre. La


74

Page 74
Flotte en moüillant faisoit des décharges
de canon dans un petit bocage qui
étoit là, en cas qu'il y eût quelques
embuscades; aprés on mit le monde à
terre à la faveur du canon, qui tiroit
toûjours, quoy qu'on ne vît personne.

Cela étant fait, on partagea tous les
Soldats en deux troupes, afin d'attaquer
les ennemis par deux differens endroits,
& de les embarasser par ce moyen;
mais cela ne fut aucunement necessai-

Il entre dans
la Ville qu'il
trouve abandonnée.

re, car on entra dans la ville sans trouver
aucune resistance, ny personne que
quelques pauvres Esclaves qui ne pouvoient
marcher, avec des malades dans
l'Hospital. On ne trouva mesme rien
dans les maisons, car en trois jours de
temps ils avoient tout emporté leurs
Marchandises & leurs meubles; si bien
qu'à peine y trouvoit-on dequoy vivre.
Il n'y avoit aucun Vaisseau ny
Barque dans le Port, tout s'étoit sauvé
dans ce Lac, qui est fort vaste & profond.
On y fit entrer les Vaisseaux
vis à vis d'un petit Fort en forme de
demy-lune, où l'on peut mettre six
pieces de canon, il y en avoit déja quatre
de fer.

Dés ce mesme jour on détacha cent


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hommes pour aller en party, qui revinrent
le soir avec plusieurs prisonniers,
& quantité de chevaux chargez
de bagage. Il y avoit des hommes &
des femmes parmy ces prisonniers, qui
n'avoient pas l'apparence d'estre riches.
A l'instant mesme on leur donna la
gêne, afin qu'ils indiquassent quelqu'un
qui eût caché son argent. Il y
en eut qui promirent de faire prendre
du monde, disant qu'ils sçavoient un
homme qui en avoit de caché, & l'endroit
où il étoit. Mais comme ils marquerent
plusieurs endroits, on fut obligé
de faire deux partis, qui allerent
dés la mesme nuit à cette recherche.

Un d'eux revint le lendemain au soir

Il envoye
plusieurs partis
aprés les
fugitifs.
avec beaucoup de bagage, & l'autre
fut deux jours dehors par la faute du
prisonnier qui les conduisoit, ayant
dit qu'il sçavoit quelque chose, dans
l'esperance de se sauver lors qu'il seroit
à la campagne; de sorte qu'il menoit
ce party dans des païs inhabitez, &
mesme inconnus, d'où il eut mille peines
à se retirer.

Quand ils virent que cet homme se
mocquoit d'eux, ils le pendirent à un
arbre sans en tenir aucun conte, & en


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revenant ils trouverent un Hatos,
ils surprirent du monde venant de querir
de la viande la nuit, afin de vivre
le jour cachez dans les bois, c'étoient
des Esclaves à qui on donna la gêne
pour sçavoir où étoient leurs Maistres:
Un d'eux souffrit tous les tourmens
imaginables sans vouloir rien dire, jusques
là qu'il se fit hacher en pieces tout
vif, sans rien confesser; lautre souffrit
beaucoup aussi, quoy qu'auparavant
de luy donner la gêne on luy eût
promis la liberté: mais il n'en fit point
de cas. A la fin on resclut de luy en
faire autant qu'à son camarade, dont il
voyoit les morceaux devant luy qui
palpitoient encore: Alors il avoüa, &
dit qu'il meneroit où étoit son Maistre,
ce qu'il fit, & on le prit avec bien
trente mille écus en vaisselle d'argent:
On l'amena à la Ville.

Voilà comme ces partis continuerent
pendant huit jours de temps, durant
lesquels on fit un assez bon nombre
de prisonniers, à qui on donnoit tous
les jours la gêne, & qui disoient tous
d'une commune voix qu'ils étoient pauvres,
& que les riches s'étoient sauvez
à Gilbratar, ce qui ne faisoit point douter


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aux Avanturiers, qu'ils ne trouvassent-là
autant de resistance qu'en avoit
trouvé l'Olonois, trois ans auparavant.

Le Capitaine Picard qui étoit le
guide des Avanturiers, pressa Morgan
d'aller à Gilbratar avant qu'ils eussent
fait venir du secours de Merida. Morgan
y consentit, & huit jours aprés
qu'on eut pris possession de Marecaye,
on fit embarquer tout le pillage, les
prisonniers, & tout le monde pour aller
à Gilbratar.

On croyoit bien y trouver à qui parler,
chacun en étoit fort prevenu, &
avoit déja fait son Testament; car ayant
appris de quelle maniere ces gens s'étoient
défendus la premiere fois, on
croyoit qu'ils n'en feroient pas moins
celle-cy, & encore davantage, puis
qu'ils avoient abandonné le Fort de la
Barre
& la Ville de Marecaye; mais
aussi leur consolation étoit, que ceux
qui en eschaperoient, auroient dequoy
faire bonne chere à leur retour à la Jamaïque.

La mort ne se mesle jamais à leurs
reflexions, sur tout quand ils esperent
faire un grand butin; car pourveu qu'il


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y ait dequoy piller, ils se battent comme
des lions, sans se soucier d'aucun
peril, comme nous le ferons voir dans
la suite. Ils arriverent en peu de jours
à Gilbratar, où Morgan fit deux prisonniers,
dans le dessein de les envoyer
dire au Gouverneur, que s'il ne
rendoit pas ce Bourg de bonne volonté,
il ne luy feroit aucune grace.

Le Capitaine Picard qui avoit déja
été là, & qui sçavoit les endroits perilleux,
fit descendre le monde environ
à un demy-quart de lieuë du Bourg,
& marcher à travers les bois, afin de
venir prendre les Espagnols par derriere,
en cas qu'ils se fussent retranchez dans
le Bourg, comme ils avoient fait quand
l'Olonois les prit. Cependant les Espagnols
tiroient beaucoup de canon, ce
qui faisoit d'autant plus croire qu'ils
étoient sur la défensive.

Enfin quand on eut gagné le derriere,
on trouva aussi peu de difficulté
à entrer dans le Bourg, qu'on avoit
fait dans Marecaye, quoy qu'à la verité
ils eussent eu le dessein de se retrancher;
mais ils n'eurent pas assez de
temps, ou ne se crurent pas assez forts
pour pouvoir resister, ayant tout abandonné,


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& fait quelques barricades sur
les chemins où ils avoient porté du Canon,
en cas qu'ils eussent esté suivis de
trop prés en faisant retraite.

Morgan & ses gens entrerent de cette
maniere dans le Bourg, aussi paisiblement
qu'ils avoient fait dans les autres
places. Aussi-tost on songea à se
poster, & à former un party pour tascher
de prendre quelques prisonniers.
On en envoya un de cent hommes dés
ce mesme jour avec le Capitaine Picard,
qui sçavoit ce chemin, & qui valoit
autant qu'un guide.

Cependant les Anglois trouverent

Avanture
d'un homme
pris par les
Anglois.
dans ce Bourg un Espagnol assez bien
couvert, qui les fit juger que c'étoit
un homme riche & de condition. On
l'interrogea en mesme temps, & on lui
demanda où estoit allé le monde de ce
Bourg, il dit qu'il y avoit un jour
qu'ils étoient tous partis, mais qu'il ne
leur avoit point demandé où ils alloient,
& que cela ne luy importoit
point. On le pressa de dire s'il ne sçavoit
pas où étoient les moulins à sucre,
il répondit qu'il en avoit veu plus de
vingt en sa vie; on s'enquit encore de
luy où l'argent des Eglises étoit caché,

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il répondit qu'il estoit dans la Sacristie
de la grande Eglise, & les y mena,
leur fit voir un grand coffre où il pretendoit
l'avoir vû; & comme on n'y
trouva rien, il leur dit qu'il ne sçavoit
pas où on l'avoit mis depuis.

Toutes ces choses faisoient assez voir
que cet homme estoit fou ou innocent:
cependant plusieurs crurent qu'il faisoit
cela pour s'échaper; car les Espagnols
sont fins & adroits. On luy donna l'estrapade,
pour le faire confesser qui il
estoit, & où estoit son argent: on le
laissa bien deux heures suspendu avec des
pierres à ses pieds, qui pesoient bien
autant que tout son corps; de sorte
que ses bras estoient entierement tors.
A ces demandes tant de fois reïterées il
épondit qu'il s'appelloit Dom Sebasien
Sanchés, que le Gouverneur de
Marecaye estoit son frere, qui avoit
plus de cinquante mille écus à luy, &
que si on vouloit un billet de sa main,
il le donneroit, afin qu'on les prist sur
cet homme, & qu'on le laissast aller
sans le tourmenter davantage. Aprés il
dit qu'on le mist hors de cette gêne,
& qu'il enseigneroit une. Sucrerie
qu'il avoit. Ils le laisserent libre, & le


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menerent avec eux.

Quand il fut à une portée de mousquet
du Bourg, il se tourna vers ceux
qui le tenoient lié, & le menoient
comme un criminel: Que me voulezvous,
dit-il, Messieurs, je suis un pauvre
homme qui ne vis que de ce qu'on
me donne, & je couche à l'Hospital.
Cela mit tellement ces gens en colere,
qu'ils vouloient encore le pendre & le
battre cruellement. Ils prirent mesme
des feüilles de Palmiste, qu'ils allumerent,
pour le flamber, & brûler tous
ses habits sur son corps; si bien qu'ils
l'auroient fait, si quelques-uns plus pitoyables
n'eussent délivré cet homme
de leurs mains.

Le lendemain matin le Capitaine Picard
revint avec un pauvre Païsan qu'il
avoit pris, & deux filles qui estoient
à luy. On donna la gêne à ce bon
vieillard, qui dit qu'il meneroit aux
habitations, mais qu'il ne sçavoit pas
où estcit le monde. Morgan se prepara
luy mesme pour aller en party avec
trois cens hommes, dans l'intention de
ne point revenir qu'il n'eust assez de
pillage pour s'en retourner à la Jamaïque.
Il prit pour guide ce bon vieillard


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qui avoit esté mené le jour precedent.
Le pauvre homme estoit tellement
interdit, qu'il ne sçavoit où il alloit,
& prenoit souvent un chemin pour
l'autre Morgan croyant qu'il le faisoit
exprés, le fit terriblement battre, & sur
le midy il prit quelques esclaves, dont
il se servit pour le conduire, & fit pendre
ce vieillard à un arbre, à cause
qu'un esclave avoit dit que ce n'estoit
pas là le bon chemin.

Ce mesme Esclave se voulant vanger
de quelques mauvais traittemens que

Vengeance
d'un Esclave.
les Espagnols luy avoient fait, pria
Morgan de luy vouloir donner la liberté,
& de l'emmener avec luy, qu'il luy
feroit prendre beaucoup de monde; ce
qu'il fit, car avant le soir il découvrit
à Morgan plus de dix à douze familles,
avec tous les biens qu'elles possedoient.

Morgan voyant cet Esclave bien intentionné,
le mit en liberté, luy ordonna
de tuer plusieurs Espagnols; &
à ce dessein l'arma d'un sabre, & luy
promit qu'il ne seroit jamais plus esclave:
ce qui l'anima tellement, qu'il
fit son possible pour faire prendre tous
les Espagnols, quoy que cela fust malaisé,
parce qu'ils estoient errans dans


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les bois, n'osoient demeurer dans les
habitations, ni coucher plus de deux
nuits en un mesme endroit, de peur
que quelqu'un des leurs estant pris, ne
les découvrist.

En suite Morgan fit quelques prisonniers,
qui luy dirent que vers une
grande Riviere, à six lieuës de Gilbratar,
il y avoit un navire de cent tonneaux,
avec trois Barques chargées de
marchandises & d'argent apartenant aux
habitans de Maracaibo. Aussi-tost il
détacha cent hommes, & leur donna
ordre d'amener le pillage au bord de la
mer avec les prisonniers, où estoient les
Bâtimens qu'on devoit aller prendre.

Cependant Morgan demeura avec
deux cens hommes à courir dans les
bois, afin de chercher des Espagnols,
ou plûtost leur argent. Ce mesme jour

Découverte
que fait Morgan
à la reste
d'un party.
il arriva à une fort belle habitation, où
il trouva tout proche du monde caché
dans des bois, où entr'autres estoit un
vieux Portugais avec un autre homme
plus jeune. Ce vicil homme, âgé de
plus de soixante ans, fut accusé par un
Esclave d'estre riche; & là-dessus mis
à la torture, pour luy faire avoüer où
estoit son argent: mais il ne dit rien,

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sinon qu'il avoit cent écus, mais qu'un
jeune homme qui demeuroit avec luy
les avoit emportez, & qu'il ne sçavoit
point où il estoit: cependant sur l'accusation
de l'Esclave on ne le crut point,
mais on le tourmenta plus fort qu'auparavant.

Aprés luy avoir donné l'estrapade

Cruauté
Inoüie,
avec une cruauté inouïe, on le prit &
on l'attacha par les deux mains & par
les deux pieds aux quatre coins d'une
maison (ils appellent cela nager à sec)
on luy mit une pierre qui pesoit bien
cinq cens livres sur les reins, & quatre
hommes touchoient avec des bâtons sur
les cordes qui le tenoient attaché; si
bien que tout son corps travailloit.
No obstant tout cela il ne confessa
rien.

On luy mit encore du feu sous luy,
qui luy brûla tout le visage; & on le
lassa là pendant qu'on commença à
tourmenter son camarade, qui aprés
avoir esté estrapadé, fut suspendu par
les parties que la pudeur défend de
nommer, lesquelles luy furent presque
arrachées, & on le jetta dans un fossé:
on le perça de plusieurs coups d'épée,
en sorte qu'on le laissa pour mort, quoy


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qu'il ne le fust pas; car quinze jours
aprés on eut nouvelle par quelques prisonniers,
qu'on l'avoit trouvé, qu'on
l'avoit fait confesser, & en suite penser,
& qu'on esperoit qu'il reviendroit
de toutes ses playes, quoy que les coups
d'épée perçassent au travers du corps.

Pour le Portugais, ils le chargerent
sur un cheval, l'emmenerent à Gilbratar,
& le mirent dans la grande Eglise,
qui servoit de prison, separé des autres
prisonniers, lié à un pillier de l'Eglise,
sans luy donner à manger ny à
boire que ce qu'il luy falloit pour l'empescher
de mourir. Aprés avoir souffert
huit jours ce martyre, il avoüa qu'il
avoit mille écus dans un gerre qu'il
avoit enfoüys dans terre; & dit qu'il
les donneroit, & qu'on le laissast aller.

Un autre Esclave accusa aussi son
Maistre d'avoir bien de l'argent; parce
qu'il l'avoit maltraité, il trouva ce
moyen de s'en venger. On donna une
gêne cruelle à cet homme; si bien
que tous les prisonniers Espagnols,
gens de bonne foy, dirent que cet homme
n'avoit pas de grands biens, &
qu'apparemment son Esclave avoit dit


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cela par quelque ressentiment. C'est
pourquoy Morgan luy voulut faire justice,
& luy permit de faire de son Es-
Justice que
fait Morgan
d'un Esclave
qui avoit trahi
son Maître.

clave ce qu'il voudroit: mais par civilité
il dit qu'il seroit satisfait dela punition
qu'il luy plairoit d'ordonner. Morgan
le fit hacher tout vif par morceaux en
sa presence; ce qui satisfit l'Espagnol,
quoy qu'il fust fort mal traité, & en
danger d'estre estropié.

Morgan ayant passé quinze jours hors
de Gilbratar à courir les bois, & à piller
par tout, il revint à cette Ville avec
beaucoup de pillage & de prisonniers,
qu'il contraignit de payer leur rançon.
Pour les belles femmes, il ne leur demanda
rien, parce qu'elles avoient dequoy
payer sans diminuer leurs richesses.
Pendant qu'il fut absent, ceux qu'il
avoit envoyez à la Riviere dont j'ay
parlé, revinrent aprés avoir pris le navire
& les trois Barques chargées d'Espagnols
fugitifs, avec leur argent &
leurs hardes. Morgan avoit sejourné
cinq semaines en ce païs en le ravageant
plus de quinze lieuës aux environs, sans
avoir perdu un seul homme; & sans

Lâcheté des
Espagnols.
doute c'estoit bien la faute des Espagnols;
car s'ils avoient esté resolus, ils

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pouvoient avec cent hommes défaire
tous les partis que Morgan envoyoit
dehors; parce que les Avanturiers
voyant les Espagnols ainsi épouvantez,
ne craignoient rien, & ne se tenoient
non plus sur leurs gardes, que s'ils
avoient esté chez eux. D'ailleurs ils
passoient quelquefois par des défilez où
dix hommes retranchez en auroient pû
défaire deux cens sans en perdre un seul,
& sans qu'il pust échaper aucun des ennemis:
cependant ils furent assez lâches
pour ne le point faire.

Morgan estoit prest à partir, quand
un prisonnier de nouveau confessa dans
les tourmens, qu'il sçavoit bien où estoit
le Gouverneur retranché avec du monde,
& avec beaucoup d'argent. Morgan
y envoya au mesme temps un party de
deux cens hommes, lequel fut huit
jours dehors, & revint sans avoir rien
fait, aprés avoir esté fort mal traité par
une pluye qui fit déborder tellement
les Rivieres, que les Avanturiers estant
dans un païs marécageux & inondé,
penserent estre noyez, & perdirent leurs
armes: quelques-uns mesme furent entraisnez
par les eaux; si bien qu'ils revinrent
en mauvais état, & mal satisfaits


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de leur voyage: de sorte que si
les Espagnols fussent survenus avec leurs
lances seulement, ils les auroient tous
défaits avec facilité.

Aprés cinq semaines de sejour en ce
lieu, le pillage commença à diminuer,
& aussi les vivres, car ce païs n'en a pas
beaucoup; la viande vient de Marecaye,
qui reçoit de ce pays toutes sortes de
fruits. C'est pour cette raison que nos
Avanturiers resolurent de retourner à
Marecaye, afin de sortir du Lac, &
de repasser à la Jamaïque. Cependant
Morgan fit embarquer tout son pillage,
& dit aux habitans de Gilbratar qu'ils
eussent à payer rançon pour le Bourg,
autrement qu'il alloit le brûler, comme
l'Olonois avoit fait.

Tout ce Bourg estoit rebâti de neuf;
c'est pourquoy les Espagnols ne voulant
pas le laisser brûler une seconde
fois, offrirent à Morgan d'aller chercher
la rançon qu'il demandoit, pourvû
qu'il leur voulust donner du temps.
Il leur accorda huit jours, aprés lesquels
ils devoient le venir trouver à Marecaye,
où il alloit; & à cette fin il prit
les principaux en ostage, & fit voile
pour cette Isle, où il arriva trois jours
aprés.