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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre I.

L'Autheur s'embarque avec les Avanturiers.
Ce qui a donné lieu à leurs
entreprises.

APrés avoir esté quelque temps
avec le Chirurgien dont j'ay
parlé, je luy demanday permission
de me mettre sur un
vaisseau Avanturier qui estoit prest d'aller


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en course; ce qu'il m'accorda volontiers.
C'est ainsi que je me suis trouvé
parmy les Avanturiers, & je vais maintenant
décrire les plus memorables actions
que je leur ay veu faire, tant que
la necessité m'a reduit à demeurer parmy
eux.

Les François & les Anglois ne furent
pas long-temps à s'apercevoir combien
estoit avantageux aux Espagnols l'établissement
de la puissante colonie qu'ils
ont dans l'Amerique. C'est pourquoy
les François se glisserent parmy eux, entreprirent
divers voyages dans ces Isles
déja habitées; mais comme ils ne se
contentoient pas des profits qu'ils faisoient,
unis avec cette nation, ils resolurent
de s'en separer, dans le dessein
d'en chercher de plus grands par leur
propre industrie, & d'estre seuls à les
partager.

Ainsi chacun d'eux estant retourné
chez soy, ne manqua pas de proposer
son dessein aux Marchands, & de leur
donner des lumieres pour s'enrichir dans
ces païs. A cette fin les François, aussi
bien que les Anglois, équiperent quelques
vaisseaux, pour faire le mesme commerce
que les Espagnols: mais ceux-cy


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y estant les plus forts, les chasserent, &
prirent leurs vaisseaux; c'est pourquoy
ils furent obligez dés ce temps là de leur
declarer la guerre, qui depuis y a toûjours
duré, & y dure encore; ce qui
fait que les Espagnols défendent generalement
à tous les Etrangers l'entrée
de leurs ports, havres ou bayes.

Ces Nations s'estant donc declarées

Les François
& les Anglois,
à l'émulation
des
Espagnols, colonisent
dans
les Indes.
ennemies des Espagnols, voulurent coloniser
quelques Isles, & commencerent
par celle de S. Christophe dans les Antilles:
mais quoy que les François & les
Anglois se fussent joints ensemble, ils
ne se trouverent pas neanmoins assez
forts pour resister aux Espagnols, qui
les chasserent encore deux ou trois fois
de leurs colonies. Monsieur le Cardinal
de Richelieu, qui pour lors estoit tout
Soins du
Cardinal de
Richelieu
pour l'Amerique.

puissant en France, & qui ne tendoit
qu'à l'agrandissement de cette Couronne,
créa une Compagnie, avec ordre de
peupler ces Isles. Les Anglois de leur côté
en firent autant; si bien que les particuliers
qui avoient commencé à s'établir
dans ce païs à dessein d'y commercer,
quitterent tout, voyant qu'il n'y avoit
plus rien à faire pour eux de considerable,
& furent, ce qu'on appelle, courir

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le bon bord, cherchant par tout les Espagnols
pour les piller.

Pierre le
Grand, premier
Avanturier.

Le plus celebre des Avanturiers de
ce temps-là, fut un nommé Pierre le
Grand,
natif de Dieppe; lequel ayant
esté quelques mois en mer sans pouvoir
rien prendre, se trouva à la pointe Occidentale
de l'Isle Espagnole, nommée
le Cap Tibron, toutefois en fort mauvais
équipage; car son vaisseau, qui
estoit monté de quatre petites pieces de
canon, & de vingt-huit hommes, faisoit
eau de tous costez, manquoit de
vivres, & ne sçavoit où en prendre. Il
avoit découvert quelques Bâtimens Espagnols,
mais les voyant trop forts,
son Equipage n'avoit pû consentir à les
attaquer.

Course de
P. le Grand
Avanturier.
En cet état, lors qu'il tenoit conseil,
l'homme qui estoit tout au haut
du mats, pour découvrir en mer, cria
qu'il voyoit un navire, mais qu'il paroissoit
fort grand: Tant mieux, répondit
l'Equipage, il y en aura plus à
prendre. Aussi-tost le Conseil cessa, &
l'on ne songea plus qu'à faire voile à
toutes forces, pour donner la chasse à
ce Bâtiment, duquel ils s'approcherent
en sort peu de temps. En effet il leur

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parut si grand, qu'ils commencerent
tous à murmurer, oublians ce qu'ils
venoient de resoudre. Mais le Capitaine
les remit en leur disant, qu'il sçavoit
la maniere de prendre ce Bâtiment,
pourveu qu'on le voulust seconder; ce
qu'il se fit promettre par serment, &
leur en dit la maniere, qui estoit telle,
qu'il faloit tous sauter à bord, & que
ce Bâtiment ne se doutant pas qu'un si
petit le voulust attaquer, ne se seroit
aucunement précautionné; & par ce
moyen on se saisiroit de la chambre du
Capitaine, & des soutes aux poudres,
Resolution
hardie.
où il faloit mettre le feu, si on voyoit
qu'on ne pust s'en rendre maistre autrement.

Tous luy promirent qu'ils le suivroient,
& ne manqueroient nullement
à observer ses ordres avec exactitude.
Cependant il ne s'y fia pas
trop; car il concerta avec le Chirurgien
qui estoit son confident, ce qui suit,

Expedient
de Pierre le
Grand, pour
se rendre
maistre du
Vice-Admiral
des Galions
d'Espagne.

sçavoir, que luy Chirurgien resteroit
le dernier à monter à bord, & avant
d'y monter, creveroit la barque d'un
coup de pince de fer, afin d'obliger par
là ses gens de vaincre pour se sauver.

Lors qu'ils commencerent d'approcher


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ce Bâtiment, ils s'armerent tous de
deux bons pistolets, & d'un bon coutelas,
& peu de temps aprés ils aborderent
ce navire. Les Espagnols, au
lieu de leur défendre l'abordage, les regardorent
entrer indifferemment.

Aussi tost Pierre le Grand, suivi
de dix des siens, entra dans la chambre
du Capitaine, luy mit le pistolet
sous la gorge, & luy commanda de se
rendre. Cependant le reste se saisit de
la Sainte Barbe, & de toutes les munitions;
ils firent descendre les Espagnols
dans le fonds de calle, dont plus de la
moitié, qui ne sçavoient ce que c'étoit,
& qui voyant ces gens dans leur
navire, sans apercevoir d'autre navire
qui les eust amenez, parce que le leur
estoit déja coulé à fonds, les crurent
tombez des nuës, & dans leur surprise,
faisoient des signes de croix, se disant

Etonement
des Espagnols
les uns aux autres: Jesus son demonios
estos: ceux-cy sont des diables.

Ce n'est pas que pour prevenir ce
malheur, quelques Matelots qui remarquoient
que ce Bâtiment avançoit
toûjours, n'eussent averti le Capitaine
de ce qui pouvoit arriver: mais voyant
un si petit Bâtiment, il n'en tint aucun


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compte, ne croyant pas qu'il cust la
hardiesse de l'attaquer. Il retourna dans
sa chambre joüer aux cartes, comme si
de rien n'eust esté. On luy fut dire une
seconde fois que ce Bâtiment approchoit,
qu'il avoit l'apparence d'estre à
des Cotsaires; & on luy demanda s'il
ne vouloit pas du moins qu'on preparast
deux pieces de canon: Non, non,
Negligence
& rodomontade
du Capitaine
Espagnol.

dit-il, qu'on prepare seulement le palent,
& nous les guinderons. Ce palent
est une sorte de poulie, de quoy
on se sert dans les navires pour guinder
les marchandises à bord.

Ainsi ce Capitaine ne reconnut sa
faute que quand il se vit le pistolet sous
la gorge, & qu'il falut rendre son navire
à ce miserable qu'il pretendoit guinder
dans son bord. Le sieur le Grand
& tous ses compagnons de mer virent
en peu de temps leur fortune bien
changée: car au lieu d'une méchante
Barque qui couloit presque à fonds, &
manquoit de tout, ils se trouverent en
possession d'un navire de cinquantequatre
pieces de canon, dont la pluspart
estoient de bronze, avec quantité de
vivres, de rafraischissemens, & un nombre
immense de richesses. C'estoit le


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Vice-Admiral des Galions d'Espagne,
égaré de sa Flotte.

Aussi-tost que nos Avanturiers se
furent rendus maistres absolus de ce
vaisseau, ils mirent ceux qui le montoient,
sur l'Isle Espagnole, d'où ils
estoient fort proches, & garderent seulement
quelque nombre de Matelots,
qui leur estoient necessaires pour con-

Retour heureux
de Pierle
Grand en
Europe.
duire ce Bâtiment en Europe, où ils
arriverent peu de temps aprés, & où le
sieur le Grand est demeuré, sans se
soucier de retourner davantage à l'Amerique.

Cette belle & riche prise fit grand
bruit par tout, & donna occasion à plusieurs
particuliers d'équiper des vaisseaux
pour faire des courses en ce païslà.
D'autre costé les Espagnols eurent
plus de soin de se tenir sur leurs gardes;
ce qui fut cause que peu de ces Avanturiers
y gagnerent, plusieurs y perdirent,
& furent obligez, comme je l'ay
déja dit, de se reduire à la colonie,
parce que leurs Bâtimens devenans
vieux, estoient de trop grand entretien,
& ils n'en pouvoient faire venir
de France qu'avec une dépense excessive,
à quoy il leur estoit impossible de


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subvenir. D'autres qui ne pouvoient se
passer de cette vie, chercherent moyen
d'avoir des Bâtimens qui ne leur coutassent
rien.

Cela leur a si bien réüssi, leur nombre
& leur valeur ont tellement augmenté,
qu'ils font tous les jours des exploits
inoüis contre les Espagnols; en
sorte que les Roys de France & d'Angleterre
peuvent, quand ils le voudront,
conquerir les Indes du Roy d'Espagne,
sans avoir besoin d'autres forces que de

Forces des
Rois de France
& d'Angleterre
dans
l'Amerique.
celles qu'ils trouveroient sur les lieux: car
je mets en fait, pour l'avoir vû plus d'une
fois, qu'un seul de ces hommes vaut
mieux que dix des plus vaillans de l'Europe.
Comme ils sont braves, determinez
& intrepides, il n'y any fatigues, ny dangers
qui les arrestent dans leurs courses;
& dans les combats ils ne songent
qu'aux ennemis & à la victoire; tout
cela pourtant dans l'espoir du gain, &
Caractere
des Avanturiers
en general.

jamais en veuë de la gloire. Ils n'ont
point de païs certain, leur patrie est
par tout où ils trouvent dequoy s'enrichir;
leur valeur est leur heritage. Ils
sont tout à fait singuliers dans leur pieté;
car ils prient Dieu avec autant de
devotion, lors qu'ils vont ravir le bien

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d'autruy, que s'ils le prioient de conserver
le leur. Ce qu'il y a de plus precieux
dans le monde ne leur coûte qu'à
prendre, & quand ils l'ont pris, ils
pensent qu'il leur appartient legitimement,
& l'employent ensuite aussi mal
qu'ils l'ont acquis; puis qu'ils prennent
avec violence & répandent avec
profusion.

Le succés de leurs entreprises semble
justifier leur temerité, mais rien ne
peut excuser leur barbarie; & il seroit
à souhaiter qu'ils fussent aussi exacts à
garder les Loix qui reglent les autres
hommes, qu'ils sont fideles à observer
celles qu'ils font entr'eux. Cependant
ils ne se peuvent souffrir quand ils sont
miserables, & s'accommodent tres-bien
lors qu'ils sont heureux. Ils s'abandonnent
aussi volontiers au travail qu'aux
plaisirs, également endurcis à l'un &
sensibles à l'autre, passent en un moment
dans les conditions les plus opposées:
car on les voit tantost riches, tantost
pauvres, tantost maistres, tantost
esclaves, sans qu'ils se laissent abattre
par leurs malheurs, ny qu'ils sçachent
profiter de leur prosperité.

Voilà en general ce que l'on peut


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dire des Avanturiers; en particulier,
voicy comme ils se gouvernent, & la
maniere dont ils se sont servis, & se
servent encore aujourd'uy pour avoir
des bâtimens; ils s'associent quinze ou
vingt ensemble, tous bien armez d'un
fusil, de quatre pieds de canon, tirant
une balle de seize à la livre, & ordinairement
d'un pistolet ou deux à la
ceinture, tirant une balle de vingt à
vingt-quatre à la livre, avec cela ils
ont un bon sabre ou coutelas. Estant
ainsi associez, ils en choisissent un
d'entr'eux pour chef, & s'embarquent
Moyens que
les Avauturiers
trouvent
pour avoir
des vaisseaux
& des vivres.
sur un canot, qui est une petite nasselle
tout d'une piece, faite du tronc
d'un arbre, qu'ils acherent ensemble,
ou celuy qui est le chef l'achete luy
seul, à condition que le premier bâtiment
qu'ils prendront, sera à luy en
propre. Ils amassent quelques vivres
pour subsister de l'endroit d'où ils partent,
jusqu'au lieu où ils sçavent en
trouver, & ne portent pour toutes
hardes qu'une chemise & un calçon,
ou au plus deux chemises. Ils partent
donc dans cet équipage, & vont devant
quelque riviere ou port Espagnol,
d'où ils sçavent qu'il doit sortir des

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barques; & si-tôt qu'ils en découvrent
quelques-unes, ils sautent à bord, &
s'en rendent les maistres. Ils n'en prennent
gueres sans y trouver des vivres
& des marchandises que les Espagnols
negocient les uns entre les autres. Avec
cecy, ils s'accommodent, & ils se vétent.

Si la barque n'est pas bien en état de
naviger, ils la vont caréner sur quelque
petite Isle, qu'ils nomment Caye; &
cependant ils gardent les Espagnols de
la barque, pour leur ayder à ce faire:
car ils ne travaillent que le moins qu'ils
peuvent. Pendant que les Espagnols
sont occupez à racommoder la barque,
ils se réjoüissent de ce qu'ils ont trouvé
dedans, & en partagent les marchandises
également. Si-tôt que la barque
est en bon état, ils laissent aller les
Espagnols, & retiennent les Esclaves,
s'il y en a; & s'il n'y en a point, ils
retiennent un Espagnol pour faire la
cuisine; aprés ils assemblent leurs camarades,
afin de fournir leur équipage &
d'aller en course Quand ils se trouvent
au nombre qu'ils ont concerté de trente
à quarante selon la grandeur de leur
barque, il faut l'avitailler, & ils en


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viennent encore à bout, sans débourcer
d'argent. Pour cela ils vont en certains
lieux, où il y a des Espagnols, qui ont
des parcs pleins de porcs, qu'ils nomment
Coraux: ils les épient, les surprennent,
& les forcent à leur apporter
deux ou trois cens porcs gras, plus
ou moins selon qu'ils en ont affaire; &
s'ils le refusent ils les pendent, aprés
leur avoir fait souffrir mille cruautez.

Pendant que les uns salent & accommodent
ces porcs, les autres amassent
tout le bois & l'eau, qui leur est necessaire
pendant le voyage. Tout cela

Accord qu'ils
font entr'eux
& les conditions.

estant fait, on convient d'une commune
voix, devant quel Port on doit
aller pour faire quelque entreprise;
aprés qu'on est convenu, on fait un
accord, qu'ils nomment Chasse-partie,
où l'on regle ce qu'on doit donner au
Capitaine, au Chirurgien & aux estropiez,
chacun selon la grandeur de son
mal. L'équipage depute quatre ou cinq
des principaux avec le Chef ou Capitaine
pour faire cet accord, qui contient
les articles suivans.

En cas que le bâtiment soit commun
à tout l'équipage, on stipule si on le
trouve bon, qu'ils donneront au Capitaine


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le premier bâtiment qui sera
pris, & son lot comme aux autres; mais
si ce bâtiment appartient au Capitaine,
on specifie qu'il aura le premier qui
sera pris avec deux lots, & sera obligé
d'en brûler un des deux, sçavoir celuy
qu'il monte, s'il ne se trouve pas si bon
que celuy qu'on aura pris: & en
cas que le bâtiment qui appartient à
leur Chef soit perdu, l'Equipage sera
obligé de demeurer aussi long-temps
avec le Capitaine qu'il faudra pour en
avoir un autre. Voicy les conventions
de cet accord.

Le Chirurgien a deux cens écus pour
son coffre de medicamens, soit qu'on
fasse prise ou non: & outre cela, en
cas qu'on fasse prise, un lot comme
les autres. Si on ne le satisfait pas en
argent, on luy donne deux Esclaves.

Pour les autres Officiers, ils sont
tous également partagez, à moins que
quelqu'un ne se soit signalé: en ce cas
on luy donne d'un commun consentement
une recompence.

Celuy qui découvre la prise, qu'on
fait, a cent écus.

Pour la perte d'un œil, cent écus
ou un Esclave.


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Pour la perte des deux, six cens
écus ou six Esclaves.

Pour la perte de la main droite ou
du bras droit, deux cens écus ou deux
Esclaves.

Pour la perte des deux, six cens
écus ou six Esclaves.

Pour la perte d'un doigt ou d'un orteil,
cent écus ou un Esclave.

Pour la perte d'un pied ou d'une
jambe, deux cens écus ou deux Esclaves.

Pour la perte des deux, six cens
écus ou six Esclaves.

Lors que quelqu'un a une playe
dans le corps, qui l'oblige de porter
une canulle, on luy donne deux cens
écus ou deux Esclaves.

Si quelqu'un n'a pas perdu entierement
un membre, & qu'il soit simplement
privé de l'action, il ne laisse
pas d'estre recompensé, comme s'il l'avoit
perdu tout à fait; ajoûtez à cela,
que c'est au choix des estropiez de
prendre de l'argent ou des Esclaves,
pourveu qu'il y en ait.

Cette Chasse-partie estant ainsi faite,
elle est fignée des Capitaines & des
Deputez qui en sont convenus au nom
de l'Equipage: Aprés tous ceux de


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l'Equipage s'associent deux à deux, afin
de se solliciter l'un l'autre, en cas qu'ils
fussent blessez ou tombassent malades.
Leur maniere
de tester.

Pour cet effet, ils se passent un écrit
sous seing privé, en forme de testament,
ou s'il arrive que l'un des deux
meure, il laisse à l'autre pouvoir de
s'emparer de tout ce qu'il a. Quelquefois
ces accords durent toûjours entr'eux,
& quelquefois aussi ce n'est que
pour le voyage.

Tout estant ainsi disposé, nos Avan-

Côtes qu'ils
frequentent.
turiers partent: les Costes qu'ils frequentent
ordinairement sont celles de
Caraco, de Cartagene, de Nicarague
&c. lesquelles ont plusieurs Ports où
il vient souvent des navires Espagnols.
A Caraco, les Ports où ils attendent
l'occasion sont Comana, Comanagote,
Coro
& Macaraïbo. A Cartagene, la
Rancheria, sainte Marthe
& Portobello;
& à la Côte de Nicarague, l'entrée
du Lagon du mesme nom. A celle
de Campesche la ville du mesme nom.
Pour les Honduras, il n'y a qu'une
saison de l'année, où l'on vient attendre
la patache: mais comme cela est
peu seur, on n'y va que rarement. A
l'Isle de Cuba, la ville de saint Jago &

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celle de saint Christophe de Havana,
où il entre fort souvent des bâtimens.
Les plus riches prises qui se fassent en
ces endroits, sont les bâtimens qui
viennent de la neuve Espagne par Maracaïbo
où ils vont achepter du Cacao,
qui est la semence de quoy se fait le
Chocolat. Si on les prend en allant, ils
ont de l'argent; si en revenant ils sont
chargez de Cacao. On les épie à la
sortie du Cap de saint Antoine & de
celuy de Catoche, ou au Cap de Corientes,
qu'ils sont toûjours obligez de
venir reconnoistre.

Pour les prises qu'on fait à la côte
de Caraco, ce sont des bâtimens qui
viennent d'Espagne, chargez de toutes
sortes de dentelles & d'autres manufactures.

Ceux qu'on prend au sortir de
Havana sont des bâtimens chargez d'argent
& de marchandises pour l'Espagne,
comme cuirs, bois de Campesche,
Cacao & Tabac. Ceux qui
partent de Cartagene sont ordinairement
des vaisseaux qui vont negocier
en plusieurs petites places, où ceux de
la Flote d'Espagne ne touchent point.

Quand les Avanturiers sont en mer,


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Maniere
dont ils vivent
entr'cux.
ils vivent dans une grande amitié les
uns avec les autres. Tant qu'ils ont
dequoy boire & manger, ils ne s'appellent
que freres, chacun fait son devoir
sans murmurer, & sans dire j'en
fais plus que celuy-là. Le matin sur
les dix heures, le Cuisinier met la
chaudiere sur le feu pour cuire de la
viande salée, dans l'eau douce, & si
on en est court, dans l'eau de mer:
En mesme temps il fait boüillir du
gros mil battu qui devient épais, comme
du ris cuit, il leve la graisse de
dessus la chaudiere à la viande pour
mettre dans ce mil; & aprés que cela
est fait, il sert le tout dans des plats,
où l'Equipage s'assemble, au nombre
de sept à chaque plat. Le Capitaine &
le Cuisinier sont icy sujets au mesme
inconvenient, qui est, que s'il arrivoit
que lé Cuisinier eust fait son plat meilleur
que les autres, le premier venu le
prend, & met le sien qui est moindre
à la place. Il en est de mesme du Cuisinier;
malgré cela, un Capitaine
Avanturier sera mieux obeï qu'aucun
Capitaine de guerre, sur un navire du
Roy. On fait ordinairement deux repas
par jour sur ces vaisseaux, quand

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on a assez de vivres, & quand on n'en
a pas suffisamment, on n'en fait qu'un.
On y prie Dieu lors qu'on est prest à
faire le repas: les François comme
Catholiques chantent le Cantique de
Zacharie, le Magnificat & le Miserere.
Les Anglois comme Pretendus Reformez
lisent un Chapitre de la Bible ou
du nouveau Testament, & chantent
des Pseaumes.

Lors qu'on découvre quelque vais-

Ce qu'ils
font à la découverte
d'un
vaisseau.
seau, on luy donne aussi-tôt la chasse,
pour le reconnoistre: on dispose le canon,
chacun prepare ses armes & sa
poudre: car chacun, comme j'ay déja
dit, a ses armes & sa poudre, dont il
est le maistre & le gardien. Quant à
la poudre qui sert pour le canon, lors
qu'on est obligé d'en acheter, cela est
pris sur le commun, quelquefois le
Capitaine l'avance, & si on l'a prise
dans quelque vaisseau ennemy, l'Equipage
est exempt d'en rien payer. Lors
donc qu'on découvre quelque vaisseau,
s'il est Espagnol, aussi-tost on fait la
priere comme dans la plus juste guerre
du monde, & on demande à Dieu
avec ardeur d'avoir la victoire, & qu'il
se puisse trouver de l'argent dans ce

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vaisseau; aprés cela chacun se conche
le ventre sur le tillac, & il n'y a
que l'homme qui conduit le vaisseau
qui soit debout, & qui agisse avec
deux ou trois autres pour gouverner
les voiles; & de cette maniere on se
met à bord, du pauvre Espagnol, sans
se mettre en peine, s'il tire ou non,
de sorte qu'en moins d'une heure, on
voit un vaisseau changer de maistre.

Aprés que le navire est rendu, on
songe à solliciter les blessez qui sont
tant d'un costé que d'autre, à mettre
les ennemis à terre; & si le navire est
riche & qu'il vaille la peine, on vient
se rendre dans le lieu ordinaire de retraite,
qui est aux Anglois l'Isle de la
Jamaïque & aux François celle de la
Tortuë. On met sur le vaisseau pris
un tiers de l'Equipage, & personne n'a
le privilege de commander à qui que
ce soit d'y aller. On le peut encore
moins faire de son propre chef, mais
on tire au sort, & celuy sur lequel il
tombe, quand il repugneroit d'y aller,
il ne pourroit pas s'en dispenser à moins
que d'incommodité, auquel cas son
Matelot ou son camarade associé est
obligé de prendre sa place.


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Quand on est arrivé au lieu de re-

Comme ils
disposent de
leur butin.
traite, on paye les droits de la commission
au Gouverneur, & puis on separe
le reste, premierement on paye le
Chirurgien, les estropiez & le Capitaine,
s'il a debourcé quelque chose
pour l'Equipage. Tout cela estant fait,
avant de rien partager, on oblige tout
le monde de l'équipage d'apporter ce
qu'ils auroient pû serrer jusqu'à la valeur
de cinq sols, & pour cela, on leur
fait tous mettre la main sur le nouveau
Testament, & jurer de n'avoir
rien détourné. Si quelqu'un estoit surpris
en faisant un faux serment, il perdroit
son voyage, qui iroit au profit
des autres, ou à faire un don à quelque
Chapelle. Deplus on donne à chacun
sa part de l'argent monnoyé; &
pour celuy qui est fabriqué & les pierreries,
on les vend à l'encan au plus
offrant, & l'argent qui en provient est
encore partagé. On en fait autant à
l'égard des hardes & des marchandises;
puis on divise l'équipage de dix en dix,
ou de six en six, selon qu'il est plus
ou moins grand. Aprés on fait autant
de lots comme il y a de six ou de dix
hommes, & chaque six ou dix donnent

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leurs marques à une personne qui
ne les connoist point, qui les jette sur
chaque lot; ensuite chaque lot est
repartagé en autant de lots, comme il
y a d'hommes.

Le butin estant ainsi separé, le Capitaine
garde son navire, s'il veut. Personne
ne retourne que cela ne soit consumé,
ce qui ne dure que tres-peu de
temps: car parmy ces gens là, le jeu,
la bonne chere, & toutes les autres débauches
ne manquent point. J'ay veu de
mon temps un miserable Anglois qui
donna cinq cens écus contant à une
femme publique pour montrer ce que
la pudeur oblige de cacher. Les François
ne sont pas plus sages, car quelquefois
ils en font bien autant. Et ce
qui est extraordinaire, cet homme possedoit
pour lors quinze cens écus, &
trois mois aprés, il fut vendu pour
trois ans, pour quarante chelins qu'il
devoit dans un cabaret.

Avanturiers
Joüeurs.
Histoire à ce
sujet.
Il y a parmy eux de grands joüeurs.
J'en rapporteray icy une Histoire remarquable.
Un nommé Vent-en-panne
François de Nation, assez heureux
s'il avoit eu de la conduite, estoit tellement
adonné au jeu, qu'il avoit plusieurs

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fois joüé jusqu'à sa chemise: sitost
qu'il se voyoit trois ou quatre
mille écus, il n'en étoit plus le maître,
il joüoit sans regle ny raison: un
jour il perdit tout son voyage, qui valoit
environ cinq cens écus, & plus de
trois cens qu'il devoit à ses Camarades,
qui ne luy en vouloient plus prêter.
Il songea au moyen d'avoir de
l'argent pour joüer, il se mit à servir
les Joüeurs, à leur allumer des pipes,
à leur donner à boire, & en deux jours
de temps il gagna plus de cinquante
écus: En suite il recommença à joüer
avec cet argent, & gagna environ douze
mil écus. Ayant payé ses dettes il
resolut de ne plus joüer, & s'embarqua
sur un Navire Anglois qui alloit à
la Barbade, & de là passoit en Angleterre.
Estant arrivé à la Barbade il se
trouva avec un riche Juif, & ne pût
s'abstenir de joüer, luy gagna treize
cens écus en argent monnoyé cent mil
livres de sucre qui étoient déja embarquées
dans un Navire prest à faire voile
pour l'Angleterre. Outre cela il luy
gagna un Moulin à sucre, avec soixante
Esclaves. Aprés que le Juif eut fait
cette perte, il le pria de luy vouloir

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permettre d'aller querir encore quelque
argent, qu'il avoit chez un amy,
ce qu'il luy accorda, plus par envie de
joüer, que par generosité. Le Juif revint
aussi-tost avec quinze cens Jacobus
d'or, qui le tenterent, & luy firent
reperdre tout ce qu'il avoit gagné, qui
valoit bien cent mil écus; & de plus,
il perdit encore tout ce qu'il avoit,
jusqu à son habit, que le Juif luy rendit,
& de quoy le reconduire à l'Isle de
la Tortuë: car il perdit avec son argent
l'envie d'aller en Angleterre. Etant
de retour à la Tortuë, il retourna en
course, où il gagna 6 ou 7000 écus.
Monsieur d'Ogeron, qui pour lors y
étoit Gouverneur, luy prit son argent,
& l'envoya en France avec une
Lettre de Change pour le recouvrer-là.
Cet homme l'employa en Marchandises
& repassa aux Isles, où il fut tué
dans le voyage, leur vaisseau ayant esté
attaqué par deux Fregattes Oftendoises
de 24. à 30. pieces de Canon: Mais
la valeur de soixante, tant Avanturiers
que Boucaniers qui étoient dessus, les
empescha de s'en rendre maistre.

Voila de la maniere que les Avanturiers
passent leur vie; lors qu'ils n'ont


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plus d'argent ils retournent en course,
quelquefois à peine leur reste-t'il pour
achepter de la poudre & du plomb,
il y en a beaucoup qui demeurent redevables
aux Cabaretiers. Quand il
vient un Navire de France, & qu'ils y
trouvent le Vaisseau d'un Avanturier,
son voyage est profitable, à cause de
la dépense excessive de l'Avanturier, à
qui rien ne coûte, jusqu'à ce qu'il
n'ait plus d'argent, ny de credit; &
pour lors il se rembarque sans en avoir
aucun soucy, & delibere d'un lieu pour
aller donner Carene au bâtiment.

Les lieux qu'ils ont peur cela sont
à la bande du Zud de l'Isle de Cuba,
dans de petites Isles que l'on nomme
les Cayes de Sud. Ils mettentlà
le Bâtiment à la coste, se divertissent,
fe remettent de toutes leurs débauches,
& ne mangent que la chair
de Tortuë, qui est tres-bonne, & qui
leur fait sortir toutes les impuretez
qu'ils pourroient avoir dans le corps:
S'ils n'arrestent pas là, ils vont dans
les Honduras, où ils trouvent tout à souhait;
car ils ont des femmes Indiennes
tant qu'ils en veulent; ou bien ils
vont encore dans Boca del Tauro, à la


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Coste de Castilla del Oro, ou dans l'Isle
d'Or, à celle de Cartagene, de S.
Domingo,
à cent autres lieux trop
longs à nommer, qu'on verra dans la
Carte que j'ay faite, sur laquelle on
pourra seurement naviger.

Aprés s'estre donc bien divertis, &
avoir à loisir r?tably leur bastiment &
leur santé, ils se proposent un voyage
de la maniere que je l'ay déja exprimé.
Voilà ce qui se peut dire touchant
les mœurs & la conduite des
Avanturiers. Il ne reste plus qu'à parler
de leurs actions en particulier, ce
que je feray dans la suite le plus amplement
qu'il me sera possible.