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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre VI.

  

Chapitre VI.

Nouvean dessein de l'Olonois; son
voyage aux Honduras; &
sa mort.

L'Olonois avoit fait un si grand butin,
qu'il devoit estre satisfait, &
enfin se retirer: cependant comme il
estoit obligé de faire sans cesse une forte
dépense, qu'il ne possedoit aucun
fonds, & que depuis long-temps il n'avoit
point fait de prise, il se trouva redevable
de plusieurs sommes si considerables,
que tout l'argent mesme qu'il


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avoit apporté de Marecaye n'avoit pas
suffi pour les payer. Afin de remedier
à ce malheur, il resolut une nouvelle
entreprise, où il se flatoit de faire quelque
chose de plus avantageux qu'il n'avoit
encore fait.

Il se declara à plusieurs de ses cama-

Nouveau
projet de l'Olonois,

rades, à qui il tardoit déja qu'il ne se
presentast une occasion pour retourner,
leur argent estant manqué, & se voyant
reduits à l'ordinaire d'un habitant, qui
est peu de chose, ce qui n'accommodoit
pas ces sortes de gens-là accoûtumez
à l'argent & à la bonne chere. Ils
loüerent fort l'Olonois & son dessein,
& ne manquerent pas de le publier par
tout. Cet argent qui estoit venu de Marecaye,
avoit fait ouvrir les yeux à plusieurs,
de sorte qu'un grand nombre
d'habitans, qui n'avoient jamais planté
que du Tabac, jetterent là le piquet,
pour aller en course.

Ainsi l'Olonois trouva beaucoup plus
de monde qu'il n'avoit de Bâtimens. Il
fit accommoder une grande Flûte qu'il
avoit amenée de Marecaye, sur laquelle
il monta avec trois cens hommes,
& encore trois cens qu'il mit dans cinq
petits vaisseaux. Avec cet équipage il


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fit voile à Baya-ha, lieu commode
pour donner carene aux Bâtimens, &
les ravitailler. L'Olonois ne fut là que
tres peu de temps, & l'on vit aussi-tost
sa Flotte en étar d'executer son dessein.

Il communique
son
dessein à sa
Flotte.
Il le communiqua à tous ses gens, &
leur montra un Indien né dans le lac de
Nicaragua, où il vouloit aller & piller
les Villes des environs. Il assura encore
qu'on y trouveroit des richesses immenses,
à cause que les Avanturiers
n'y avoient jamais fait de grandes descentes;
& ajoûta qu'ayant un bon guide,
il ne manqueroit jamais à surprendre
les Espagnols, & à trouver toutes
leurs richesses, parce qu'il ne leur donneroit
pas le temps de les emporter.

Tout le monde fut content de ce que
l'Olonois avoit proposé, & on luy
promit de luy obeïr & de le seconder
dans toutes les occasions. Aprés on fit
à l'ordinaire la Chasse-partie, dont tout
le monde demeura d'accord. Ensuite
l'Olonois mit à la voile avec toute sa
Flotte, à qui il avoit donné rendezvous,
en cas que quelqu'un s'écartast,
à Mata-mano, qui est à la bande du
Zud de l'Isle de Cuba. L'Olonois avoit
donné ce rendez-vous, à cause qu'en


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ce lieu il y a quantité d'Espagnols qui
peschent de la Tortuë. On nomme ces
gens là Vareurs chez les François, &
chez les Espagnols Variadores. L'Olonois
alloit donc là pour prendre des
Canots, à dessein d'y mettre son monde
quand il seroit à l'embouchûre de
la Riviere qui conduit au Lac de Nicaragua,
afin de monter où les Bâtimens
ne peuvent aller faute d'eau. Estant arrivé
à Mata-mano, il vint fort aisément
à bout de son dessein; il prit tous les
Canots de ces pauvres Pescheurs, qu'il
mit dans ses vaisseaux, & de là fit route
pour le Cap Gracia-dios en terre ferme.
Le Lecteur peut voir ce trajet dans
la Carte que j'en ay faite, qui est fort
exacte. En faisant cours pour le Cap,
ils furent pris du calme, & le Courant
qui coule toûjours à l'Oüest, les fit dériver
dans le Golfe des Honduras,
estant une fois, ils ne s'en purent retirer,
quoy qu'ils fissent leur possible.
Les petits Bâtimens estant maniables,
bons voiliers, & pouvant mieux tenir
le vent que celuy de l'Olonois, se seroient
pû retirer: mais comme le Bâtiment
de l'Olonois estoit le principal, ils
furent obligez de l'attendre, parce qu'ils

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ne pouvoient rien faire sans luy.

Ils furent ainsi prés d'un mois à vouloir
remonter, mais ce fut inutilement:
car ce qu'ils gagnoient en deux jours,
ils le reperdoient en une heure; & comme
leurs Bâtimens n'estoient pas des
mieux ravitaillez, ils furent contraints
de relâcher dans le premier port, afin
de chercher des vivres. Ils envoyerent
leurs Canots avec quelques personnes
qui avoient autrefois esté à cette coste.
Ils monterent dans une Riviere, sur le
Bord de laquelle demeurent quelques
Indiens, que les Avanturiers nomment
Grandes oreilles, à cause qu'ils les ont
extraordinaires.

Indiens à
grandes oreilles,
comment
on traite avec
eux.
Ces Indiens sont reduits par les Espagnols,
à qui ils obeïssent comme tributaires,
quoy qu'ils soient éloignez
les uns des autres: cependant ceux-cy
viennent tous les ans pour tirer le tribut
de ces Indiens, & amenent un Prestre
qui leur vient administrer les Sacremens.
Ils payent en Cacao, Poules,
Pite, ou Maïs, enfin en ce qu'ils ont qui
accommode les Espagnols, car ils ne
possedent point d'argent. Il y a quelquefois
des Espagnols qui viennent
traiter avec eux. Ils leur apportent des

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Bracelers de Rassade, des Coûreaux,
des Miroirs, des Eguilles, des Epingles,
& changent toutes ces choses contre
du Cacao.

Nos Avanturiers ne cherchoient
qu'à manger, & à cet effet pillerent
toutes les habitations des Indiens, &
prirent leur Maïs, qui est ce gros Millet
qu'on nomme Blé de Turquie, toutes
leurs Volailles; non contens de cela,
ils firent ravage, & chargerent
leurs Canots de tout ce qu'ils purent
prendre, & en suite joignirent leurs Bâtimens,
où leurs Camarades les attendoient
avec impatience.

Cecy ne suffisoit pas pour tant de
monde, cependant on le partagea à tous
les Vaisseaux selon le quantité des personnes
qui étoient dedans. Ils tinrent

Les Avanturiers
tiennent
conseil de
guerre, &
prennent un
Vaisseau.
conseil ensemble, sçavoir s'ils devoient
encore suivre leur chemin avec ce peu
de vivre qu'ils avoient. Les plus experimentez
trouverent à propos qu'on
laisseroit passer cette saison, quine dure
ordinairement que trois ou quatre
mois, & que cependant il falloit pilier
tous les Villages & petites Villes qui
êtoient dans le Golfe des Honduras,
apparrenant aux Espagnols: chacun fut

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de cet avis, on quitta la Riviere de
Zague, & on fit voile le long de la
Coste jusqu'à Puerto Cavallo, où cette
Flotte arriva en peu de jours: ils
trouverent-là un Navire Espagnol qui
avoit 24. pieces de canon, & douze
Berges qu'ils prirent; mais les marchandises
en étoient la pluspart déchargées,
& enlevées dans les terres; si
bien qu'ils n'en trouverent dedans que
quelques-unes qui devoient rester au
bord de la mer, pour traiter avec les
Indiens de ce païs.

Le Puerto Cavallo, est un lieu où
les Navires Espagnols qui negocient
dans les Honduras viennent ordinairement
moüiller; & il y a des Magazins
dans lesquels on met les marchandises
qui descendent de la Province de
Guatimala: comme de la Cochenille de
l'Indigot, des Cuirs, de la Salsepareille,
du Jalape & Mecoachan. L'Olonois
avec son monde descendit à terre;
mais il n'y trouva aucune resistance,
& les Magazins estoient sans mar-

L'Olonois
brûle les Magazins
Espagnols.

chandises; il les brûla, prit quelques
Espagnols à qui il fit donner la gêne,
pour les faire confesser où étoit
leur argent, ou celuy des autres, ou

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bien pour luy enseigner le chemin, &
où il y avoit du monde. Lors qu'ils
ne répondoient rien à ce qu'il vouloit,
il les tuoit miserablement, les fendant
avec son sabre. Il fit souffrir à un Mulatre
les plus cruels tourmens qui se
puissent imaginer, & aprés le fit jetter
pieds & mains liées, tout en vie dans la
mer, afin de donner de la terreur à
deux de ses Camarades qui étoient
presens, ausquels il jura qu'il en feroit
autant & davantage, s'ils ne luy montroient
le chemin à San Pedro, petite
Ville que l'Olonois vouloit prendre.
Ces deux miserables voyant leurs Camarades
ainsi traitez, dirent qu'ils l'y
meneroient. Il fit choix de monde
pour venir avec luy, & envoya cependant
quelques-uns de ses Bâtimens croiser,
afin de voir s'ils ne prendroient
rien. Il emmena environ 300. hommes
avec luy, à qui il dit resolument qu'en
quelque occasion que ce fût, il marcheroit
à leur teste, mais que le premier
qui reculeroit, il le tueroit luymesme.

Il s'achemina donc avec ses gens &
ses deux guides: mais il n'eut pas fait
trois lieuës de chemin qu'il rencontra


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Il recontre
une embuscade.

une embuscade d'Espagnols retranchez
detriere quelques gabions qu'ils avoient
fait dans l'embouchûre du chemin,
qu'il estoit impossible d'éviter, à cause
qu'on ne pouvoit passer dans les bois
pour l'épaisseur des arbres, halliers &
des épines: cependant l'Olonois ne s'épouventa
pas, il tua premierement ses
deux guides, & aprés donna luy &
ses gens sur les Espagnols avec tant
d'impetuosité & de force, qu'il les
contraignit de prendre la fuite, non pas
sans laisser la plus grande partie de leurs
gens sur la place.

L'Olonois en fit beaucoup de prisonniers,
sans les blessez qu'il fit achever
de tuer: Les prisonniers eurent la
mesme destinée aprés avoir esté interrogez,
& qu'ils eurent dit que les Espagnols
ayant sceu par quelques Esclaves
qui s'étoient sauvez, la descente des
Avanturiers, avoient aussi tost jugé
qu'on les viendroit attaquer à Saint
Pierre, & que pour ce sujet ils s'étoient
mis en défense, & ajoûterent qu'outre
cette embuscade il y en avoit encore
deux autres plus fortes à passer, avant
d'arriver à la Ville: Il les interrogea
tous separément, & trouva qu'ils disoient


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la mesme chose; ce qui l'obligea
à s'en deffaire & à les massacrer, n'en
gardant que deux ou trois, à qui il demanda
s'il n'y avoit point moyen d'éviter
ce chemin & d'en prendre un autre?
Ils répondirent que non. Il en fit
Cruauté de
l'Olonois.
attacher un à un arbre, à qui il ouvrit
le ventre, & dit aux autres qu'il leur
en feroit autant, s'ils ne luy enseignoient
un autre chemin: Mais quand
il vit qu'il n'y en avoit point, il resolut
avec sa troupe de le suivre, & de se
donner de garde de ces embuscades, autant
qu'il seroit possible.

Ces miserables prisonniers cherchant
à sauver leur vie, voulurent neantmoins
luy enseigner un autre chemin; mais il
étoit si mauvais, qu'à peine y pouvoiton
passer, si bien qu'il resolut plûtost
de prendre le grand chemin, où sur le
soir il rencontra une autre embuscade,
qui ne put non plus tenir que l'autre,
& qui fut aussi bien traitée. Et les Espagnols
voyant qu'ils ne pouvoient
rien gagner, jugerent qu'il valoit bien
mieux joindre le gros, que de se faire
tuer par des gens déterminez, comme

Fuite & retranchement

des Espagnols.

ces Avanturiers; C'est pourquoy ils
lâcherent pied, & furent se retrancher

300

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dans la derniere embuscade, environ à
deux lieuës de la Ville.

L'Olonois & tout son monde, fatiguez
du chemin, de la faim & de la soif
qu'ils souffroient, ne pouvoient pas bien
marcher, & furent obligez de coucher
dans le bois, où ils firent bonne garde
toute la nuit. Le lendemain matin ils
poursuivirent leur chemin, & marcherent
jusques à dix heures sans rencontrer
la derniere embuscade, qui leur
donna plus de peine à passer que les
autres: Mais neantmoins ils s'en rendirent
maistres, & tuerent la plus grande
partie des Espagnols qui y étoient;
ce qui donna courage à l'Olonois, qui
dit à ses gens, point de quartier, point
de quartier, plus nous en tuerons icy,
moins nous en trouverons à la Ville.

Peu de temps aprés ils commencerent
à en approcher, se reposerent un
peu, mirent leurs armes bien en état,
& preparerent leurs munitions: si bien
qu'ils marcherent genereusement dans
le dessein de l'emporter, ou d'y perir.
Quand ils en furent proches, ils chercherent
les moyens de passer par un autre
lieu, que par le chemin où les Espagnols
bien retranchez les attendoient,


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mais il n'y en avoit aucun: car toute la
ville estoit entourée de Raquettes &
de Torches épineuses, en sorte qu'il
estoit impossible d'y passer, particulierement
pour des gens qui étoient nuds
pieds, & qui n'avoient qu'une chemise
& un calçon. Ces épines sont plus
dangereuses à passer, que les plus petites
pointes dont on se sert à l'armée
pour gâter les pieds des chevaux, ou
pour empescher les Soldats de monter
à l'assaut.

L'Olonois se vit donc reduit avec

L'Olonois
attaque, force
& deffait les
Espagnols
dans leurs
derniers retranchemens.

ses gens à forcer les Espagnols, s'il
vouloit estre maistre de la Ville, ou
bien à s'en retourner sans rien entreprendre:
ce qu'il n'avoit garde de faire.
Il anima ses gens, & se mit à leur
teste, dans le dessein de vaincre ou de
perir. Si tost que les Espagnols bien
retranchez derriere des gabions remplis
de terre, où ils avoient du canon,
virent ces gens, ils commencerent à le
tirer sur eux, chargé à cartouches; &
aprés les avoir ainsi saluez; ils rechargerent
à la faveur de leurs mousquets
qu'ils tirerent aussi. L'Olonois & ses
gens à cet abord se coucherent tous sur
le ventre, si bien qu'ils virent faire

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cette décharge sur eux sans qu'ils en
receussent aucune incommodité: Et
dans le moment qu'elle fut faite, ils
commencerent la leur sur les Espagnols
qu'on ne pouvoit presque découvrir:
Mais aussi les Avanturiers qui n'avoient
pas beaucoup de poudre, ne tiroient
point qu'ils ne vissent quelqu'un.

Ce Combat dura environ quatre
heures, & fut fort opiniastre, tant d'un
costé que d'autre; à la fin les Avanturiers
se lasserent, & se resolurent à risquer
& à donner sur les Espagnols, qui
voyant cette grande resolution, furent
épouvantez & lâcherent pied, où une
grande quantité d'eux furent tuez.
L'Olonois y perdit environ trente
hommes, & en eut bien vingt deblessez.
Cependant victorieux, il ne s'étonna
point, au contraire il entreprit
encore davantage; car ayant esté environ
quinze jours dans cette petite Ville,
il proposa à ses gens d'aller querir
du renfort au bord de la mer, & d'attaquer
la ville de Guatimale: mais
tous regarderent cela comme une temerité,
vû qu'ils n'étoient en tout que
500. hommes; & que cette Ville avoit


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plus de quatre mille combattans, outre
la longueur du chemin qu'il y avoit à
faire.

L'Olonois voyant donc que person-

L'Olonois
prend & pille
une Ville.
ne n'étoit de son avis, se contenta de
piller cette petite Ville de S. Pedro;
mais il n'y fit pas grand butin, car les
Habitans ne sont que de pauvres gens
qui font de l'Indigot, qui est tout le
commerce de ce païs. Si l'Olonois
avoit voulu faire apporter cet Indigot,
il y en avoit pour plus de quarante
mille écus, mais il ne cherchoit que de
l'argent. Ces gens ne voulant autre
Ce que les
Avanturiers
recherchent
dans le pillage.

chose, ou des hardes à leur usage: car
je les ay veu laisser quantité de Marchandises
dont ils ne tenoient aucun
compte, & qui leur auroient valu beaucoup.
Cela vient de leur paresse, & de
la repugnance qu'ils ont à rien faire les
uns pour les autres. D'ailleurs, quand
ils ont apporté de la Marchandise dans
leur païs, on ne leur en veut pas donner
ce qu'elle vaut; ce qui fait qu'ils
negligent d'en apporter, & qu'il arrive,
comme je l'ay veu plusieurs fois, que
quand ils prennent un Bâtiment où il y
en a, & dont ils ne se peuvent pas servir,
ils la jettent & la gâtent, plûtost

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que de la porter où ils la pourroient
vendre. Voila pourquoy ils ne profitent
pas tant qu'ils pourroient faire.

Principal
soin des Espagnols
quand
on les attaque.

L'Olonois resta long-temps dans
cette petite Ville, où il ne fit pat
grande chose, car les Espagnols ont
toûjours la prévoyance de cacher ce
qu'ils possedent de plus précieux, avant
que de songer à se défendre, comme
s'ils estoient assurez d'estre vaincus &
de perdre. Quand l'Olonois fut prest
à partir, il demanda aux prisonniers
qui estoient entre ses mains, s'ils vouloient
payer rançon pour leur Ville,
qu'autrement il la brûleroit: Ils répondirent
resolument qu'on leur avoit
tout osté, qu'ainsi ils n'avoient plus
rien à donner, qu'il pouvoit faire tout
ce qu'il luy plairoit, mais que pour
eux ils n'étoient capables de rien. L'Olonois
à cette réponse fit mettre le feu
à la Ville, la laissa brûler, & se retira
avec ses gens au bord de la mer; où
étant de retour, ceux qu'il avoit laissez
ayant pris quelques lndiens, sceurent
d'eux qu'on attendoit dans la
grande Riviere de Guatimale une
Hourque; c'est un Navire de 7. à 800.
tonneaux, qui vient ordinairement

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tous les ans d'Espagne aux Honduras,
pour apporter tout ce que la Province
de Guatimale a besoin; cette Province
n'ayant que tres-peu de communication
avec les Gallions du Roy Catholique:
Et pour cela quelques Marchands
particuliers d'Espagne, ont obtenu
du Roy & de la Maison des Indes,
d'y pouvoir envoyer tous les ans
un Bâtiment. Les Marchandises qui se
portent-là, sont, du Fer, de l'Acier,
du Papier pour Imprimer ou Ecrire,
du Vin, des Toiles, Draps fins, Soyries,
du Saffran, & de l'Huille. Le retour
est ordinairement, des Cuirs, de
la Salseparcille, de l'Indigot, de la Cochenille,
du Jalape, & du Mecoachan.

L'Olonois ayant appris cette nouvelle,
alla se retirer sur de petites Isles
qui sont au fond du Golfe, & laissa
deux Canots à l'embouchûre de la
Riviere de Guatimale, pour épier
quand ce Bâtiment viendroit, & chaque
Equipage devoit y venir à son
tour.

Lors que la Flotte de l'Olonois fut

Dessein de
l'Olonois sur
un avis qu'on
luy donne.
arrivée à ces petites Isles, chaque Equipage
se posta sur la sienne, à qui chacun
donna un nom tel qu'il voulut,

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comme ils ont accoûtumé de faire en
pareille occasion; en suite ayant desagrée,
c'est à dire, osté tout l'appareil
de leurs Vaisseaux pour les racommoder,
une partie s'occupa à faire des filets
pour pêcher. Il y a en ce lieu une
grande quantité de Tortuës, que ces
gens sçavent prendre avec des filets,
qu'ils nomment folles. Ils les font avec
l'écorce d'un arbre qu'on appelle Mahot.
Cette écorce est aussi maniable
que le chanvre, & on en feroit des
cordages aussi bons que ceux de chanvre,
s'ils étoient travaillez de mesme.

Occupation
des Avanturiers
en attendant
fortune.

L'Olonois & les siens s'étant ainsi
retirez sur ces Isles, y passoient le
temps assez doucement, en attendant
qu'ils eussent l'occasion de remonter,
c'est à dire, de sortir du Golfe, où le
courant estoit pour lors si fort, qu'ils
étoient obligez d'y demeurer: Cependant
tout leur employ estoit de pêcher
de la Tortuë, qui leur servoit de nourriture.
J'ay assez expliqué ce que c'est
que Tortuë; j'entens icy la franche,
parce qu'on ne mange des autres que
par grande necessité, à cause qu'elles
font de mauvais goust, que les franches
sont excellentes, fort saines, penetrant

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tout le corps & n'y souffrant aucune
impureté. De sorte que si quelqu'un
estoit infecté du mal venerien,
Souverain
remede au
plus grand
mal.
cela le purifieroit mieux que le Mercure.
On en void quantité dans ces
petites Isles, parce qu'il y a de grands
fonds d'herbes, dont ces animaux vivent,
& aussi à cause que le courant
les y transporte, comme beaucoup d'autres
choses qui n'ont point de vie. On
trouve quelquefois sur le rivage de ces
Isles, des choses que la mer y apporte
de plus de quatre ou cinq cens lieuës,
comme des Canots de la façon des Sauvages,
nommez Aroagues, qui sont fort
éloignez de là.

Nos Avanturiers n'estant pas toû-

Industrie de
quelques Indiens
a pêcher
& à trouver
l'ambre.
jours occupez, s'alloient quelquefois
promener dans leurs canots vers les petites
Isles de Sambales, qui tiennent
presque à la peninsule de Jucatum,
sur lesquelles on trouve de l'ambre gris
aussi bon que celuy qu'on nous apporte
d'Orient. Quelques Indiens tributaires
des Espagnols l'y viennent pêcher
pour leur revendre; & la maniere dont
ils le pêchent, est telle: quand la mer a
esté agitée d'une tempeste, c'est alors
que l'ambre gris est jetté sur le rivage

308

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par l'agitation des vagues. Ces Indiens
y viennent aussi-tôt que la tourmente
commence, afin de prevenir les
oyseaux, qui dés que le vent est appaisé,
ne manquent pas de chercher
aussi l'ambre & de le manger.

Ces gens vont contre le vent, jusqu'à
ce qu'ils ayent l'odeur de l'ambre,
lequel estant encore recent en exhale
beaucoup; quand ils ont l'odeur
ils ne courent plus si fort, mais ils vont
doucement jusqu'à ce qu'ils l'ayent
perduë, & aprés retournent sur leurs
pas. Ayant marqué l'endroit, ils cherchent
par tout dans le sable; quelquefois
mesme les oyseaux leur enseignent
en picquant où il est; aprés
qu'ils l'ont trouvé, ils l'amassent, l'emportent
& se retirent sur la peninsule
de Jucatum, qui est leur païs naturel,
où ils ont leurs habitations.

Le Lecteur sera peut-estre bien-aise
de voir la description de cette Peninsule,
d'autant plus que j'en ay une entiere
connoissance, parce que j'y ay
séjourné assez de temps pour y remarquer
ce qu'il y a de plus curieux.

La Peninsule de Iucatum est scituée
depuis le seiziéme degré de latitude


309

Page 309
Septentrionale jusqu'au vingt-deux,
Description
d'une peninsule
où arrestent
les
Avanturiers.
depuis le golfe de Ganajos jusqu'au
golfe de Triste, ayant sa situation
Nordest & Sudoüest, duquel costé elle
est attachée au Continent, & son autre
pointe qui est au Nordest nommée
le cap Catoche, où autrefois les
Indiens ont eu de beaux édifices, comme
il paroist encore par les ruines qu'on
voit sur une petite Isle, qui est proche,
nommée Caya de Muieres. Du
côté de l'Oüest ou Ponant, les Espagnols
y ont une belle ville nommée Saint
Francisco de Campesche,
& au milieu
une autre nommée Merida, où il se
fait un grand commerce avec les Indiens:
& Campesche estant un Port de
mer en a bien plus. Il y a eu beaucoup
d'autres villes & bourgs sur cette
Peninsule; mais depuis que les Etrangers
ont fait la guerre aux Espagnols
dans ce païs, ils ont esté dépeuplez &
sont venus à rien. Les Espagnols occupent
la partie Occidentale, & les Indiens
l'Orientale qui est du costé des
Honduras.

J'oubliois à dire l'étimologie de Jucatum,
qui merite bien d'estre sceuë. La
premiere fois que les Espagnols aborderent


310

Page 310
en cette Peninsule, ils demanderent
aux Indiens le nom du païs; les Indiens
qui ne les entendoient pas, leur répondirent,
Jucatum qui signifie en leur
langue, Que dites-vous? ce qui fit que
les Espagnols l'appellerent Jucatum, soit
que ne sçachant pas le langage de cette
contrée, ils creussent que c'estoit son
veritable nom, ou qu'en effet ils luy
ayent laissé ce mesme nom en memoire
de ce qui s'estoit passé.

Gouvernement
des Espagnols
dans
cette peninsule.

Cette Peninsule est tres fertile en tout
ce que l'Amerique produit, & autrefois
elle a esté fort peuplée d'Indiens:
mais les Espagnols les ont tellement
détruits, qu'il n'y en a aujourd'huy
que tres-peu qui sont leurs tributaires,
ou pour mieux dire leurs esclaves: je
dis leurs esclaves, parce qu'ils n'ont
aucune liberté. Ceux qui sont voisins
des Espagnols les servent presque pour
rien. Ceux de l'autre bord sont obligez
de recevoir certains temps de l'année
un Ecclesiastique Espagnol qui est
envoyé pour les convertir. Si-tost qu il
y arrive, le Casicq, c'est ainsi qu'ils
nomment leurs Chefs qui sont comme
leurs Gouverneurs, est obligé de
donner azile à ce Prestre, ou de luy en

311

Page 311
chercher parmy ses gens qui doivent
apporter de tout ce qu'ils ont pour
payer le tribut. Tant que le Prestre est
Habitans
idolatres,
genre de leur
idolatrie.
en ce lieu, ils n'oseroient exercer leur
Religion, car ces peuples sont idolatres;
mais si-tost qu'il est party, ils
recommencent comme auparavant: j'en
diray icy quelque chose, selon ce que
j'en ay appris de ceux de la nation qui
parloient Espagnol. Chacun d'eux a
son Dieu particulier: ils ont pourtant
des lieux où ils s'assemblent pour adorer
leurs Dieux, & qui leur servent
d'Eglise, quand les Prestres Espagnols
y sont. Lors qu'un enfant vient d'ê-
Ceremonies
de leurs Baptêmes
& de
leurs mariages.

tre né, ils vont dans cette Eglise &
parsément une petite place de cendres
passée dans un tamis fait d'écorce d'arbre,
& aprés posent l'enfant au milieu
tout nud & le laissent là passer la nuit.
Le lendemain ils y vont voir, & ils
remarquent les vestiges de l'animal qui
a esté ou qui a approché de l'enfant,
s'il y en a eu deux, ils les prennent
tous deux pour patrons; s'il n'y en a
qu'un ils ne prennent que celuy-là;
ensuite ils élevent cet enfant jusques à
ce qu'il aye connoissance de leur religion;
& quand il la connoist & qu'il

312

Page 312
nerre, qui avoit mesme tué beaucoup
de ses gens. Je m'embarquay sur ces
Occasion
que trouve
l'Autheur de
quitter les
Avanturiers.
vaisseaux pour repasser en Europe, remerciant
Dieu de m'avoir retiré de
cette miserable vie, estant la premiere
occasion de la quitter que j'eusse rencontré
depuis cinq années.

Outre cela j'ay fait encore trois autres
voyages dans l'Amerique, tant
avec les Hollandois qu'avec les Espagnols,
où j'ay eu le temps de me confirmer
dans toutes les choses que j'ay
remarquées la premiere fois dans ces
païs; sur quoy j'ay fait la carte que l'on
trouvera au commencement de ce Livre,
qui est aussi exacte qu'on en puisse
voir.

Cependant les Avanturiers, qui
avoient toûjours sur le cœur le tort
que Morgan leur avoit fait, & qui ne
perdoient point l'envie de s'en venger,
crurent à la fin en avoir trouvé un
moyen infaillible. Ils apprirent que
Morgan se preparoit à aller prendre
possession de l'Isle de Sainte Catherine,
soit qu'il ne se crust pas en assurance
à la Jamaïque, qu'il se méfiast du Gouverneur,
& qu'il voulust s'assurer de
tout, parce qu'il craignoit tout, aprés


313

Page 313
veut marier, il convient avec le pere
& la mere de la fille, ensuite on s'assemble,
on se réjoüit, & le lendemain
des noces la fille vient se presenter devant
sa mere, se jette par terre & rompt
un petit chapeau de verdure, que les
vierges portent ordinairement, & fait
plusieurs gemissemens, pour faire voir
le regret qu'elle a d'avoir perdu sa virginité.

Ces Indiens sont fort laborieux &

Habileté de
ces gens à faire
plusieurs
sortes d'ouvrages.

éloignez de la paresse des autres. Leur
genie paroist à faire mille petits ouvrages
jolis, mais peu utiles. Il se trouve
dans leur païs quantité de bois qui
leur fournit de tres-belles teintures:
celuy dont nous nous servons pour le
noir & le violet vient delà, c'est pourquoy
on l'appelle bois de Campesche.
Leurs habitations sont tres belles, & ils
n'y plantent que des choses necessaires
à la vie. Les femmes filent du coton,
dont ils font des hamacs qui sont une
maniere de lits tres-beaux. On ne les
voit jamais en guerre avec les autres
Indiens, parce qu'ils en sont fort éloignez,
les Espagnols estant seulement
leurs voisins. Leur plus grand voyage
est sur les Isles qui sont au Golfe

314

Page 314
des Honduras, où ils demeurent
quelquefois, mais pour l'ordinaiire,
ils retournent toûjours en terre ferme.

Aprés cette petite disgression, je reviens
à nos Avanturiers que nous avons
laissez sur les petites Isles. Quand ils y
eurent séjourné environ trois mois, l'O-

L'Olonois
aprend la venuë
du vaisseau
qu'il attendoit,
&
fait preparer
ses gens,
lonois eut nouvelle que la Hourque dont
nous avons parlé, qui devoit venir,
approchoit. Aussi-tost il donna ordre
qu'on eût à appareiller les vaisseaux en
diligence, de peur qu'elle n'eût le
temps de se décharger. D'autres opinerent
au contraire, & dirent qu'il valoit
mieux attendre son retour, parce
qu'elle auroit de l'argent, que de la
prendre ainsi, lors qu'elle n'avoit que
des marchandises. Ce dernier avis fut
bien receu de tous; ils ne laisserent
pas d'envoyer des Canots pour observer
ce vaisseau: mais ceux qui le montoient,
ayant apris que les Avantuturiers
estoient à cette côte, se contenterent
de débarquer les marchandises,
& ne precipiterent point leur retour.

L'Olonois & ses gens ennuyez d'attendre,
eurent quelque soupçon que
ce vaisseau leur pourroit échapper,


315

Page 315
c'est pourquoy ils resolurent de l'aller
attaquer, ne sçachant pas si à mesure
qu'on en déchargeoit les marchandises,
on en embarquoit de nouvelles.

Dans cette incertitude, ils ne per-

Il attaque
le vasseau,
succez du
combat,
dirent point de temps, & furent à son
bord; mais les Espagnols qui avoient
esté avertis, s'étoient déja précautionnez,
ayant preparé leur canon & débâclé
leur navire, c'est à dire osté tout
ce qui leur pourroit nuire pour le
combat, leur canon estoit en batterie
au nombre de cinquante-six pieces,
outre beaucoup de feux d'artifices qu'ils
avoient, comme grenades, pots à feu,
torches, saucissons, coffres à feu, le
tout sur les Chasteaux d'Avant &
d'Ariere.

Quand nos Avanturiers approcherent,
ils s'apperceurent bien qu'ils estoient
découverts & attendus: cependant ils
ne laisserent pas de l'attaquer. Les Espagnols
se mitent en deffense, & embarasserent
les Avanturiers, quoy qu'ils
fussenten plus grand nombre. Mais aprés
avoir combatu presque un jour entier,
les Espagnols qui n'estoient gueres
plus de soixante hommes se lasserent;
& les Avanturiers voyant que leur feu


316

Page 316
diminuoit, les aborderent & se rendirent
maistres du bâtiment.

Aussi-tost l'Olonois envoya de ces
petits bâtimens dans la riviere, afin de
pouvoir prendre la Patache, que les
Espagnols disoient venir, chargée de
cochenille, d'indigot & d'argent. Mais
ayant sceu la prise de la Hourque, ils
ne firent pas descendre la patache, & se
retrancherent si bien sur la riviere que
les Avanturiers n'oserent rien entreprendre.

Faute & imprudence
des
Avanturiers.
L'Olonois n'avoit pas fait si grand
butin en prenant ce bâtiment, comme
il s'estoit imaginé, parce qu'il avoit
esté découvert; mais s'il l'eust pris
d'abord qu'il arriva, il auroit eu toute
sa charge, qui valoit plus d'un million;
ce qu'il devoit faire, pouvant
bien juger, que découvert comme il
l'estoit ayant demeuré prés de six mois
à cette coste, ce bâtiment ne chargeroit
jamais à sa vuë.

On ne trouva dans cette Hourque
qu'environ vingt mille rames de papier,
& cent tonneaux de fer en barre
qui servoit de latte au Vaisseau. On
y trouva aussi quelques ballots de Marchandises,
mais de peu de valeur, ce


317

Page 317
n'estoient que des Toiles, Sarges,
Draps & Ruban de Fil en grande
quantité. Tout cela ne laissoit pas de
valoir de l'argent; & cependant ces
gens n'en profiterent presque point;
car ayant partagé ce qui pouvoit estre à
leur usage, ils perdirent le reste, comme
le papier dont ils se servoient en
maniere de Serviettes, & à faire mille
autres bagatelles: Quelques huiles d'Olives
& d'Amandes furent consumées
inutilement.

Beaucoup de ces Avanturiers nou-

La pluspart
des Avanturiers
abandonnent
l'Olonois,
ce qui
leur arrive.
veaux venus de France, qui n'entreprirent
ce voyage avec l'Olonois, qu'à
cause qu'ils l'avoient veu revenir de
Marecaye comblé de biens; ennuyez
de cette miserable vie, commencerent à
murmurer, & à dire qu'ils vouloient
retourner à l'Isle de la Tortuë. Les
vieux Avanturiers accoûtumez à cela,
se mocquerent d'eux, disant qu'ils aimoient
mieux perir, que de retourner à
la Tortuë sans argent. Enfin ils se liguerent
les uns contre les autres: Les
plus experimentez de ces Avanturiers,
voyant que le voyage de Nicarague ne
reussissoit point, s'embarquerent la
pluspart en secret sur le Bâtiment que

318

Page 318
montoit Moyse Vauclin, qu'on avoit
pris au Port de Cavallo, & qui alloit
fort bien à la voile.

Tous ces gens étant de concert, resolurent
de quitter l'Olonois, & de
s'en aller à la Tortuë racommoder
leur Bâtiment, & en suite retourner
en course, ce qu'ils firent; mais lors
qu'ils voulurent sortir ils échoüerent
sur un Ressif, & par là leur dessein fut
arresté. Si ce Bâtiment n'avoit pas peri
de cette sorte, il auroit bien fait du
mal aux Espagnols, car c'étoit le meilleur
Voilier qu'on cust vû depuis cinquante
ans dans l'Amerique.

Cependant Moyse Vauclin se voyant
sans Vaisseau, chercha l'occasion d'en
r'avoir un autre, & la dessus il trouva
le Chevalier du Plessis fort à propos
qui venoit de France, exprés pour
croiser sur les Espagnols: Et comme
Vauclin connoissoit tres-bien le païs, &
les lieux où les Espagnols se rencontrent,
il fut bien reçu du Chevalier,
qui luy promit la premiere prise qu'il
feroit, en cas qu'il se retirast en France;
mais il ne pût accomplir sa promesse,
car en combattant contre un Navire
Espagnol de trente-six pieces de Canon,


319

Page 319
il fut tué, & Moyse declaré Capitaine
de son Vaisseau, avec lequel il
fit une prise devant la Havana chargée
de Cacao, qui valoit plus de cent cinquante
mille livres.

L'Olonois qui estoit dans les Honduras
eut tant de dépit contre Moyse
qui l'avoit ainsi quitté, qu'il jura de
s'en venger, si jamais il le rencontroit.
Un nommé le Picard l'abandonna aussi;
mais au lieu de retourner à la Tor-

L'Olonois
abandonné
ne laisle pas
d'entreprendre.

tuë, il fut le long de la coste de Costarica,
où il croisa devant la Riviere de
Chagre, afin de prendre le premier
Bâtiment qui viendroit. Ennuyé d'être
là sans rien faire, il resolut avec
son Equipage d'environ quatre-vingts
hommes, de descendre dans la Riviere
de Veragua, & de piller le Bourg de
mesme nom, qui est sur cette Riviere.
Il executa son entreprise, car il le
pilla assez facilement, & sans trouver
grande resistance, ny beaucoup de
choses, à cause qu'il ne demeure dans
ce Bourg que des Esclaves qui vont
foüiller la terre sur de certaines montagnes
prés de là.

Ils mettent cette terre dans des sacs,
& la vont laver, aprés ils y trouuen


320

Page 320
de petits morceaux d'or tres-pur &
tres-fin. Ces Esclaves appartiennent à
des Bourgeois & à des Marchands de
Ia Ville de Nata, située sur la mer du
Sud à vingt lieuës de ce Bourg, qui
n'est basty sur cette Riviere que pour
y occuper des Esclaves, & quelques
Bandits Espagnols qui s'y sont venus
refugier.

Le Picard n'eut pas là demeuré longtemps,
que les Espagnols, qui s'étoient
amassez, & qui venus de Nata,
& de Penonome, le contraignirent de
décamper au plus vîte; ce qu'il ne pût
faire sans se battre, mais ce fut en retraite
du mieux qu'il pût, & non pas
sans laisser quelques-uns des siens, tant
morts que blessez, & des prisonniers
qui estoient demeurez derriere dans un
petit Canot. Ils n'eurent pas mesme
le loisir de prendre tout leur butin, &
n'emporterent qu'environ trois ou quatre
livres d'or qu'ils trouverent dans
des flacons; si bien que le Picard fut
courir le bon bord pour trouver une
meilleure fortune.

Inquietude,
course &
naufrage de
l'Olonois,
L'Olonois se voyant avec si peu de
monde, estoit fort en peine, ayant un
grand Vaisseau équipé de 300. hommes,

321

Page 321
& sans vivres, si bien qu'il estoit
contraint d'aller tous les jours à terre
pour en avoir. Ils tuoient tout ce qu'ils
rencontroient, & le plus souvent des
oyseaux & des singes: Voilà ce qu'ils
faisoient de jour; & de nuit avec le
vent de terre, ils taschoient à sortir & à
avancer chemin autant qu'ils pouvoient.
Aprés beaucoup de peine ils gagnerent
le Cap Gracia à dios, & furent jusques
aux Isles de Las Perlas, & de Carneland.

L'Olonois avoit encore quelque esperance
de faire descente à Nicaragua,
à dessein d'y laisser son Navire, & de
gagner la Riviere de Saint Iean avec
les Canots qu'il avoit. C'estoit par
cette Riviere qu'il devoit entrer dans
le Lac de Nicaragua: En effet, il y laissa
son Navire, mais non pas comme il
le croyoit; car ce Vaisseau tirant beaucoup
d'eau, il le voulut approcher de
la coste; & le mit sur un Ressif, d'où
il ne le pût jamais retirer, quoy qu'il
mit d'abord tous ses Canots à terre, &
déchargeast le canon, tout cela ne luy
servit de rien: Comme il n'y avoit aucun
remede, tous ces gens furent à terre,
où ils firent des ajoupas, qui sont


322

Page 322
de petites Loges semblables à une Baraque,
en attendant qu'il passast quelque
Bâtiment pour les retirer de là.

Cependant l'Olonois accoûtumé aux
traverses, ne se donna point de chagrin
de tout cecy, au moins ne le fit-il
point paroistre, & conjura ses gens de
ne point perdre courage, leur disant
qu'il avoit trouvé le moyen de sortir de
ce lieu, & de faire encore fortune avant
que de retourner à l'Isle de la Tortuë.

Expedient
de l'Olonois
aprés son naufrage.

Il occupa une partie de ses gens à planter
des vivres sur cette Isle, c'est à dire
des pois, qui dans six semaines viennent
bons à manger; les uns à aller à la
chasse & à la pesche, & les autres à dépecer
le Bâtiment, & en tirer autant
de bois & de clou qu'ils pourroient,
afin d'en faire une Barque longue, &
avec leurs Canots ils esperoient encore
entrer dans le Lac de Nicaragua. Pendant
que nos Avanturiers feront leur
Barque, je donneray icy une petite
description des Isles de Carneland.

Ces Isles sont proche de quantité
d'autres situées sous le douziéme degré,
cinquante minutes de latitude Septentrionale,
environ à quarante lieuës du
Cap de Gracia à dios. Elles sont habitées


323

Page 323
par une sorte d'Indiens de terre ferme,
qui y viennent quelquefois passer
une partie de l'année. L'une de ces Isles
est plus grande que l'autre, & la plus
grande peut avoir quatre à cinq lieuës
de tour; & l'autre trois. Le terroir en
est tres-bon & fort fertile; il rapporte
de grands bois, si bien qu'on y pourroit
demeurer: le plus grand mal est
qu'il n'y a d'eau que par le moyen des
puits qu'on y fait, qui donnent de l'eau
moitié douce & moitié salée.

Les Avanturiers viennent souvent à

Mauvais Indiens
de terre
ferme.
ces Isles, à cause qu'ils n'oseroient aller
en terre ferme, parce que les Indiens
sont méchants, & ne veulent souffrir
aucune Nation, estant sans demeure,
& toûjours errants dans les bois.
Jamais les Avanturiers n'avoient pû découvrir
ces Indiens qui viennent sur les
Isles, que lors que l'Olonois y fut: car
ceux qui furent destinez pour la chasse,
en trouverent trois, qui n'eurent point
le temps de se refugier sans estre pris:
on les poursuivit si vivement, qu'on
Les Avanturiers
en
prennent trois
à la chasse.
les vit entrer dans une taniere sous terre;
où sans rien craindre on les suivit,
on les prit, & on les amena au quartier
de l'Olonois, sans leur faire aucun

324

Page 324
mal. Ils estoient trois, sçavoir deux
femmes & un homme.

Nos Avanturiers croyoient avoir
trouvé la pierre philosophale, d'avoir
ces gens; ils pensoient faire amitié avec
eux, afin de pouvoir entrer dans leur
païs: mais ils furent trompez, car aprés
leur avoir fait toutes les caresses du
monde, ils donnerent aux femmes
quantité de miroirs, & d'autres choses
de cette nature, qu'on presente ordinairement
aux femmes, & aux hommes
des haches, des coûteaux, & des
instrumens pour pescher: mais au lieu
que les autres Indiens estiment toutes

Presens que
les Indiens
méprisent.
ces choses, ceux-cy les mépriserent, en
sorte qu'ils ne daignerent pas les regarder.
Pendant qu'ils furent avec les
Avanturiers ils ne se parlerent jamais:
on leur presenta à manger des fruits,
& des choses qu'ils connoissoient bien,
ils en mangerent. Aprés on les mit en
liberté, & on leur fit signe de s'en aller
avec leurs camarades, & de leur porter
ces choses que les Avanturiers leur
avoient données; mais ils n'en voulurent
rien faire, seulement l'homme prit
quelques coûteaux, & aprés ils se sauverent,
sans que depuis on les ait pû revoir;

325

Page 325
& dés le lendemain un des Avanturiers
s'estant émancipé d'aller seul à la
chasse, il fut pris par eux, rôti & mangé, à
Destinée
d'un Avanturier
pris par
les Indiens.
ce qu'on a pû conjecturer, à cause que
trois jours aprés on trouva un pied &
une main de ce miserable, qui estoient
brûlez.

Un jour un Avanturier de la Jamaïque
vint moüiller à ces Isles la nuit, ils
vinrent sous l'eau, & luy emporterent
son ancre qui pouvoit peser six cens livres,
& attacherent le cable à un rocher.
Il y a le long de cette coste de
tres-méchans Indiens que les Espagnols
n'ont jamais pû dompter. Quand je
passeray à ma troisiéme Partie, je raconteray
encore quelques histoires assez
curieuses de ces Indiens.

L'Olonois vint enfin à bout de son
dessein, & dans l'espace de dix mois
qu'il fut sur ces Isles avec son monde,
il bâtit une Barque longue, capable de
porter la plus grande partie de ses gens,
qu'il mit dessus, & le reste dans ses Canots,
& fut en cet équipage dans la Ri-

L'Olonois
découvert par
les Indiens.
viere de S. Jean, nommée par les Espagnols
autrefois Desaguadera. Ayant
entré assez avant dans cette Riviere, il
fut découvert par des Indiens qui apartenoient

326

Page 326
aux Espagnols, qui les en
avertirent promptement; si bien que
les Espagnols envoyerent aussi-tost une
troupe d'Indiens au devant de l'Olonois,
qui l'empescherent de monter la
Riviere, & l'obligerent à se retirer avec
perte de beaucoup de ses gens.

Desolation
des Avanturiers.

Au sortir de la Riviere nos Avanturiers
estoient bien desolez de ne pouvoir
rien faire, ni retourner à l'Isle de
la Tortuë, à cause qu'ils n'avoient point
de vaisseaux; ce qui les obligea à se separer,
de peur de s'affamer les uns &
les autres, & chacun fut de son bord;
une partie vint au Cap de Gracia à dios,
où elle demeura avec une Nation
d'Indiens qui souffrent les Avanturiers
chez eux, & mesme les aiment. L'autre
partie vint dans un lieu nommé Boca
del Tauro,
où il arrive souvent des
Avanturiers, pour chercher de la Tortuë
pour ravitailler leurs vaisseaux.
Ceux-cy avoient en veuë que quand
il en viendroit quelques-uns, ils s'embarqueroient
avec eux.

Estant arrivez ils se mirent à terre en
un lieu nommé la Pointe à diegue, à
cause qu'il y avoit là de l'eau bonne à
boire. Ayant tiré leurs Canots à terre,


327

Page 327
ils firent un Fort, c'est à dire un retranchement
de pieux, afin de se garantir
des Indiens, qui y sont fort à craindre.
L'Olonois avec sa Barque fut pour croiser
devant Cartagene, & en passant les
Bayes Barou, qui sont proche du Golfe
L'Olonois
croisant devant
Cartagene,
est obligé
d'aller à terre.
Son malheur.

del Darien, il fut obligé d'aller à terre,
afin de chercher à piller quelque
Bourgade, fussent des Indiens, ou des
Espagnols, pour avoir des vivres: mais
cela ne luy réüssit non plus que les autres
fois, au contraire bien moins; car
il fut pris par les Indiens sauvages que
les Espagnols appellent Indios brauos,
qui le hacherent par quartiers, le firent
rotir & le mangerent.

Voilà quelle fut la vie & la fin de
l'Olonois; ses camarades qui en échaperent,
vinrent à la Tortuë avec leur
Barque, n'ayant jamais fait course plus
funeste que celle-là. J'oubliois à dire
qu'une partie du monde de l'Olonois,
qui s'estoit retirée sur une Isle le long
de la coste de Cartagene, nommée l'Isle
forte,
trouverent des Anglois Avanturiers,
qui avoient dessein de faire aussi
quelque descente en terre ferme, ces
gens furent bien aises d'avoir cette occasion,
afin de se delivrer, dans l'esperance


328

Page 328
de faire encore quelque butin. Ils
dirent à ces Avanturiers Anglois, qu'ils
avoient encore de leurs camarades en
beaucoup de lieux le long de la coste.
Les Anglois réjoüis d'apprendre cette
nouvelle, les chercherent, & les prirent
dans leurs vaisseaux. Le dessein des Anglois
estoit de monter sur la Riviere de
Moustique, qui est au Cap de Gracia
à dios,
& là de trouver quelque Ville Espagnole,
pour la piller, à cause que personne
n'y avoit jamais esté; & de plus,
un des leurs les avoit assurez qu'il y
avoit communication de cette Riviere
dans le Lac de Nicaragua: si bien que
sous cette esperance les Avanturiers
s'embarquerent au nombre de cinq cens
dans des Canots pour monter cette Riviere:
mais aprés l'avoir tenté quinze
jours durant, sans rien trouver que des
petits lieux où les Indiens se retiroient,
tout dénuez de vivres, à cause qu'ils
avoient brûlé ce qu'ils n'avoient pû
emporter; chercherent divers moyens
pour se tirer de cet embarras.

Enfin ces Avanturiers voyant qu'ils
ne gagnoient rien, furent au travers
des bois voir s'ils ne trouveroient point
de chemin; & aprés avoir esté quelques


329

Page 329
jours à courir d'un costé & d'autre, ils
ne purent découvrir aucune route, ni
prendre de prisonnier qui leur servist
de guide. Ils s'en retournerent donc
Extremirez
où sont reduits
les gens
de l'Olonois.
sans avoir rien fait. La faim qui les
pressoit extrémement, precipitoit encore
leur retour; & faute de vivres ils
devenoient si foibles qu'ils ne pouvoient
plus avancer, & resolurent de tuer des
Indiens pour manger, s'ils en trouvoient:
cependant ils estoient contraints
de manger de l'herbe & des
feüilles d'arbres. Ils ne laisserent pourtant
pas de regagner peu à peu le bord
de la mer, où ils trouverent les Indiens
du Cap de Gracia à dios, qui
leur donnerent des vivres; & ils demeurerent
quelque temps dans ce lieu avant
de se rembarquer: ils auroient mesme
entrepris encore quelque chose, mais
la necessité fut cause que la dissention
se mit entr'eux: toutefois ils se separerent
sans autre disgrace que la faim qu'ils
avoient endurée.

Lorsque je fais reflexion à ce que

Reflexion
de l'Autheur
sur quelques
évenemens de
son Histoire.
j'ay déja dit des Avanturiers, & à ce
qui me reste à dire, je ne doute point
que parmi ceux qui verront leur histoire,
il ne s'en trouve quelques-uns de

330

Page 330
creance soupçonneuse, & qui lisant
quelque chose un peu hors du commun,
ne le prennent aussi-tost pour un
Roman. Je ne conseille pas à ces Messieurs
de lire la vie de ces gens-là, où
tout est extraordinaire.

En effet, comme ils sont presque
toûjours sur mer, & que cet element
est sans cesse agité de furieuses tempestes,
ils font souvent naufrage, & ces naufrages
les jettent en des perils aussi surprenans
que fâcheux. Comme ils forment
des entreprises hardies & difficiles, l'execution
de ces entreprises les expose à
tout moment à des avantures également
étonnantes & incroyables.

Ainsi que peut-on penser quand on
voit Pierre le Grand avec un petit vaisseau
monté de quatre petites pieces de
canon, & de vingt hommes, se rendre
maistre presque en un instant du ViceAmiral
des Galions du Roy d'Espagne,
& s'en retourner en Europe riche à jamais?

Que peut-on s'imaginer lors qu'on
apprend que Roc, aprés son naufrage,
marche en victorieux dans un pays ennemi;
qu'il défait, en chemin faisant, les
Espagnols, s'empare de leurs chevaux,


231

Page 231
se saisit d'une Barque, & se tire enfin
d'un grand peril, sans avoir eu que
deux de ses gens blessez, & deux de
tuez?

Que peut-on croire enfin en lisant
que l'Olonois découvert par les ennemis,
accompagné de peu des siens, ait
attaqué & pris une Fregate armée de
dix pieces de canon & de quatre-vingts
hommes de la plus belle & de la plus
vigoureuse jeunesse de Havana; & qu'il
ait fait ensuite tout ce que nous avons
veu?

Certainement ces choses sont extraordinaires;
mais aussi pour peu qu'on
soit de bon sens & sans prévention, il
est aisé de voir qu'elles sont accompagnées
de circonstances si originales & si
naturelles, qu'il est mal-aisé d'en douter,
puis qu'enfin elles respirent par tout
la verité. D'ailleurs, toutes extraordinaires
qu'elles sont, je puis bien assurer
que je les ay veuës moy mesme; & si
mon témoignage ne suffit pas pour les
faire croire, je puis le confirmer par
celuy de quantité de gens de considera-

Témoignages
pour la
verité de cette
Histoire.
tion, qui sont encore pleins de vie,
que je nommerois volontiers, n'estoit
qu'ils sont maintenant dans des postes

332

Page 332
avantageux, & qu'ils seroient peutestre
fàchez qu'on sceust qu'ils ayent
esté Avanturiers; bien qu'en cette qualité
ils ayent fait mille belles actions, qui
meriteroient d'estre rapportées. Je pense
toutefois qu'ils ne se soucient gueres
qu'on les rapporte, puisqu'ils en ont
fait depuis d'aussi belles, mais plus glorieuses
pour eux, & plus utiles pour
leur patrie, les ayant faites pour le service
de leur Prince.

Pour revenir à ceux qui prennent
pour Roman tout ce qu'ils lisent
avec surprise, que diroient-ils, si on

Alexandre
surnommé le
Bras de fer.
leur rapportoit les expeditions d'Alexandre
surnommé le Bras de fer, à
cause de la force de son poignet. On
peut dire que ce nouvel Alexandre a
autant signalé son nom entre les Avanturiers,
que l'ancien Alexandre a distin-
Alexandre
le Grand
Avanturier.
gué le sien entre les Conquerans. On ne
doit pas trouver la comparaison étrange,
car enfin Alexandre, tout Alexandre
qu'il estoit, estoit-il autre chose qu'un
Avanturier, mais un Avanturier de condition,
comme estoit aussi le nostre?

Il estoit beau de visage, vigoureux
de corps; j'en puis parler pour l'avoir
vû de prés, parce que je l'ay pensé &


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gueri d'une blessure considerable. Ma
fortune estoit faite aprés cette cure, s'il
avoit esté aussi liberal qu'Alexandre,
mais par malheur il ne l'estoit pas. Il
avoit beaucoup de teste quand il s'agissoit
d'entreprendre, & bien du courage
quand il faloit executer. Il montoit
un vaisseau nommé le Phenix, ainsi
appellé, à cause qu'il estoit unique dans
sa structure, comme l'oyseau dont il
portoit le nom, supposé qu'il soit au
monde, est unique dans son espece.

Bien different des autres Avanturiers,
qui vont en course avec des Flottes entieres,
il n'y alloit jamais qu'avec ce
seul vaisseau tout rempli de gens d'élite
& de resolution comme luy. Je ne
diray qu'un seul incident de sa vie, qu'il
m'a recité luy-mesme en Espagnol, &
que je rapporte icy en François.

Une fois qu'il estoit en mer pour l'execution
d'un dessein de consequence,
qu'il est inutile de dire, puisqu'il ne
reüssit pas, aprés un long calme il fut
tout à coup surpris d'un grand orage
accompagné de vents & de tonnerres fu-

Naufrage
d'Alexandre
Avanturier.
Comme il se
sauve avec ses
gens.
rieux. Les vents luy briserent tous ses
mats, & le tonnerre mit le feu à la soute
aux poudres, qui firent sauter toute la

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partie du vaisseau, qu'elles occupoient,
& tous ceux qui estoient dessus, qui furent
tuez avant que d'estre dans l'eau.
Ceux de l'autre partie du vaisseau se
trouverent tout à coup dans la mer;
comme ils estoient fort prés de terre, il
s'en sauva pour le moins trente ou quarante
à la nage, & nostre Alexandre
qui estoit tres-vigoureux, ne fut pas des
derniers. Ils aborderent à quelques Isles
aux environs de Boca del Drago, habitées
par des Indiens qu'on n'a pû encore
reduire, dont je ne dis rien icy, parce
que j'en parleray ailleurs.

Ils parcoururent quelque temps les
bords de la mer, pour recueillir ce qu'ils
pourroient du debris de leur naufrage.
Ils trouverent assez de fuzils pour s'armer,
& d'autres munitions de guerre
que le flot avoit apportées. Ils songerent
à se garantir des insultes des Indiens,
qui sont terribles dans ces contrées,
à reconnoistre les lieux, de
peur de surprise; & enfin à observer
quand il viendroit quelque Bâtiment,
pour les tirer de cet endroit: c'est pourquoy
ils ne quittoient gueres le bord
de la mer.

Un jour qu'ils regardoient à leus


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ordinaire, ils apperceurent d'assez loin
un vaisseau en mer, qui tiroit droit où
ils estoient: ils se cacherent, se doutant
Il découvre
un vaisseau en
mer.
bien que le vaisseau n'approcheroit pas,
s'ils se montroient. Les uns estoient d'avis
qu'on priast les Chefs de ce vaisseau
de les prendre dans leur bord: les autres
au contraire opinoient à se défendre,
craignant qu'on ne leur ostast la
liberté, & qu'on ne leur fist peut estre
pis. Alexandre qui estoit vif à deliberer,
& encore plus prompt à se resoudre,
decida que bien loin de se défendre,
il falloit attaquer. Les Avanturiers
defererent tous à son sentiment, parce
qu'il avoit beaucoup d'ascendant sur
eux, & qu'ils se confioient entierement
à sa conduite & à sa valeur, qu'ils avoient
déja éprouvée en mille occasions.

Là-dessus le vaisseau aborda, attiré,
comme on a sceu depuis, par l'odeur
des fruits qui sont tres excellens sur ces
costes; & par la disette d'eau où ils
estoient, qu'on y trouve aussi tresbonne.
C'estoit un vaisseau Marchand
fort bien équipé en guerre. Les Capitaines
firent descendre d'abord leurs
meilleurs Soldats à terre, & se mirent
à leur teste, parce qu'ils sçavoient les


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perils que l'on couroit dans ce lieu, à
cause des Indiens dont j'ay parlé: car
ils ne songeoient gueres à nos gens qui
se tenoient toûjours cachez, & prests à
executer les choses que nous allons
voir.

Il est bon de remarquer que nos
Avanturiers avoient demeuré assez longtemps
dans ces lieux pour en sçavoir
tous les détours. Ils se glisserent donc
fort doucement le long des bois, qui
estoient touffus alors, défilerent ensui-

Grande entreprise,
&
son succés.
te par des routes secretes qu'ils connoissoient,
en sorte qu'en peu de temps
ils environnerent le grand chemin qui
coupoit ce bois, & que leurs ennemis
tenoient, de peur de surprise. Ils marchoient
tous en bon ordre. Nos Avanturiers
cependant se tenoient derriere
les arbres, parce que s'ils avoient combatu
à découvert, les ennemis, qui
estoient en plus grand nombre, n'auroient
pas manqué de les défaire. Nos
Avanturiers, dis-je, qui ne les perdoient
point de veuë, firent tout à
coup sur eux une décharge aussi meurtriere
qu'imprévuë. Aussi-tost les ennemis
firent face, & pourtant sans tirer,
parce qu'ils ne voyoient personne: mais

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comme ils voyoient tomber sans cesse
quelques-uns des leurs, & qu'ils n'apercevoient
point de fléches, ils connurent
aussi-tost qu'ils avoient affaire à
d'autres qu'à des Indiens; & pour rendre
inutile le feu des ennemis qui continuoient
toûjours, s'aviserent de se
mettre ventre à terre, & resolurent de
ne se point relever, ou que ce feu n'eût
cessé, ou qu'ils ne vissent quelques-uns
paroistre.

Les Avanturiers qui regardoient toûjours
par les ouvertures qu'ils avoient
faites dans l'épaisseur du feüillage, pour
eux & pour le passage de leurs fusils,
furent bien surpris de ne plus rien voir
tout d'un coup. En effet leurs enne-

Expedient
qui surprend
les Avanturiers.

mis se couchant à terre, avoient comme
disparu à leurs yeux; ils s'imaginerent
d'abord qu'ils pourroient s'etre retirez,
mais n'ayant point entendu de
bruit qui eust marqué leur retraite, ils
ne sçavoient ce qu'ils estoient devenus,
encore moins ce qu'ils devoient
faire.

Alexandre se trouvoit dans la mesme
peine; mais impatient de vaincre, il se
détermina bien viste, & sortit accompagné
de ceux qui étoient alors auprés


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de luy pour aller chercher les ennemis,
qui ne l'aperçurent pas plûtost, que
crier, se relever, & estre à luy, ne fut
qu'une mesme chose. Alexandre les
voyant venir avec tant d'impetuosité,
se mit à quartier avec les siens, & laissa
passer le torrent; en suite, il s'attacha à
celuy qui marchoit à leur teste, & luy
porta d'abord un coup de Sabre, qui
coula sans aucun effet, au long d'un
grand bonnet dont sa teste estoit couverte.
Il alloit redoubler, lors qu'une
racine d'arbre qui sortoit de terre, &
qu'il rencontra malheureusement sous
ses pieds, le fit tomber. A l'instant il
se releva à demy, ne pouvant mieux faire,
parce qu'il estoit étrangement pressé
par son adversaire: Il se leva, dis-je,
à demy de terre, soûtenu sur une main,
& du revers de l'autre, car il avoit le
poignet rude, fit sauter le Sabre de son
ennemi; ce qui luy donna le loisir de
se relever tout à fait, & de crier, à moy
Camarades, à moy, à dessein d'avertir
ceux qui étoient encore dans le bois, lesquels
sortant aussi-tost, qui d'un costé,
qui d'un autre & prenant les ennemis,
tantost à dos, tantost en flanc, puis en
queuë, en firent un grand carnage, &

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enfin se reünissant tous à un signal que
leur fit Alexandre, ils fondirent sur eux
le Sabre à la main, & les trouverent tellement
affoiblis, qu'il tuerent sans peine
jusqu'au dernier, ayant grand soin qu'il
n'en pût échaper un seul.

D'une part ceux qui estoient demeurez
dans le Vaisseau entendans le bruit
de la mousqueterie, crurent que leurs
gens avoient rencontré quelque embuscade,
ou quelque parti d'Indiens; mais
comme la troupe de Soldats qui estoit
sortie du Vaisseau, estoit brave & nombreuse,
ils crurent facilement qu'elle
avoit taillé en pieces ces Indiens, &
que ceux qui auroient pû se sauver, se
seroient sauvez tout tremblans dans
leurs Cavernes. C'est pourquoy ils se
contenterent de tirer tout le canon de
leur bord pour les esfrayer encore davantage.

D'autre part nos Avanturiers ne perdirent
point de temps: ils dépoüillerent
les morts, se vestirent de leurs habits,
s'accommoderent de leurs armes, & furent
chercher quantité de fléches dont
ils se chargerent; ils les avoient prises
sur les Indiens qu'ils avoient battus en
plusieurs rentontres. En cet état, &


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ayant le visage presque tout caché sous
de grands bonnets qu'ils avoient ostez
à leurs ennemis, poussant de grands cris,
pour marque de leur victoire, ils marcherent
vers le Vaisseau: Ceux qui
estoient dedans les voyant venir en cet
équipage, & chargez des dépoüilles de
leurs ennemis, le jugeant ainsi à cause
des fléches qu'ils portoient, furent aisément
persuadez que c'estoit leurs Camarades
qui revenoient vainqueurs, &
les reçurent dans leur bord. Aussi-tost
nos Avanturiers firent main-basse sur
tous ceux qu'ils rencontrerent, qui ne
s'attendant à rien moins, resisterent
peu, parce qu'il n'estoit resté dans le
Vaisseau que des Marchands, des Matelots
& fort peu de Milice. De maniere que
les Avanturiers s'en rendirent bien-tost
Maistres, & le trouverent chargé de toutes
sortes de Marchandises & de richesses,
dont je n'ay point sçû le détail.

J'ay feû d'Alexandre mesme plusieurs
autres entreprises que je n'écris
point. Car j'ay remarqué qu'en les recitant,
il passoit fort legerement sur ce
qui le regardoit, & appuyoit beaucoup
sur ce qui concernoit les autres, leur en
donnant presque toute la gloire: En


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sorte que si j'ay rapporté plusieurs circonstances,
ou pour mieux dire plusieurs
beaux exploits qu'il a faits dans
l'occasion que je viens de dire, je ne
les ay pas sceu de luy, mais de ces Camarades,
qui n'ont pas esté si genereux
pour luy, que luy pour eux; puisque
par envie ou par honte, ils ont caché
beaucoup de belles actions qu'il a faites
ailleurs. Au reste, si je l'ay comparay
au Grand Alexandre, je ne pretends pas
que la comparaison soit tout à fait juste;
car s'il y a quelque rapport, il y a encore
plus de difference. En effet Alexandre
estoit aussi brave que temeraire, &
luy estoit aussi brave que prudent.
Alexandre aymoit le vin, & luy l'eau
de vie: Ensin Alexandre fuyoit les femmes
par grandeur d'ame, & luy les cherchoit
par tendresse de cœur; & pour
preuve de ce que je dis, il s'en trouva
une assez belle dans le vaisseau dont j'ay
parlé, qu'il prefera à tout l'avantage du
Butin.

Je ne garantis pas cette expedition
d'Alexandre, parce que je n'y ay pas
esté present, & que je ne veux assurer
aucune chose dont je n'aye esté témoin.
Aussi n'ay-je raporté celle-cy,


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que pour détromper ceux qui ne peuvent
rien lire qui soit un peu singulier
dans une Relation, sans s'imaginer
qu'on leur en impose, & cela faute
d'experience; car pour moy, j'avoüeray
sans façon que l'évenement dont il
s'agit me paroist fort croyable; & j'ajoûteray
mesme, sans toutefois faire
l'esprit fort, qu'il ne m'étonne point du
tout, en ayant veu de plus surprenans
que je raconteray dans ce qui suit.

Fin de la seconde Partie.