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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre IV.
 V. 
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Chapitre IV.

Le Chevalier de Fontenay vient prendre
possession du Gouvernement de
la Tortuë au nom du General des
Antilles: il en est chassé par les
Espagnols. Les Boucaniers la reprennent,
& établissent Monsieur
du Rossey leur Gouverneur. Sa mort.
Son neveu luy succeede.

PEndant que cette sanglante
Tragedie se joüoit dans l'Isle, Monsieur
le General de Poincy lassé de se
voir ainsi trompé par le sieur le Vasseur,
qui s'étoit servi de ses biens & de
son autorité pour se mettre en possession
de cette Isle, sans luy avoir jamais
rendu conte de rien, ny mesme témoigné
qu'il dépendist de luy, ne songeoit
plus qu'aux moyens de l'en déposseder
& de le tirer de là. Il n'en
trouva pas de meilleur pour y reussir,
que de se servir du Chevalier de Fontenay,
nouvellement arrivé de France
dans une petite Fregate, pour aller
faire des courses sur les Espagnols. Le


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General luy declara son dessein avec
Le Chevalier
de Fontenay
va pour deposseder
Monsieur
sieur le Vaf
seur.
tout le secret possible, luy promettant
qu'il ne manqueroit, ny d'hommes,
ny de munitions necessaires pour
l'execution de cette entreprise. Le Chevalier
qui ne venoit que dans l'intention
de faire sa fortune par les armes,
n'eut pas de peine à suivre les sentimens
du General de Poincy, quoy que le
succez de cette entreprise fust assez
douteux; car si le sieur le Vasseur estant
encore vivant eust eu le moindre soupçon
de cette affaire, toutes les forces du
General de Poincy ne l'eussent pas tiré
de la Roche.

Pendant que Monsieur le General
de Poincy faisoit preparer en secret les
choses necessaires pour la prise de cette
Isle, & afin que personne ne soupçonnast
ce dessein, le Chevalier de Fontenay
partit avec son vaisseau pour aller
croiser devant Cartagene, ville Espagnole,
afin d'y faire quelque prise.
Cependant il avoit donné rendez-vous
au sieur de Treval neveu du General,
qui devoit commander un Bâtiment
chargé de munitions & de gens de
guerre.

Ces deux Gentils-hommes s'estant


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trouvez au rendez-vous qui estoit dans
le Port de Paix de l'Isle Espagnole, à
douze lieuës du Port de la Tortuë,
eurent nouvelle de la mort du sieur le
Vasseur, & de la maniere dont il avoit
esté assassiné; ils ne laisserent pas de
conclure entr'eux qu'il falloit vaincre
ou mourir, plûtost que de retourner à
Saint Christophe. Ils allerent donc
moüiller l'ancre à la Rade de la Tortuë,
où on les reçut comme les Espagnols
l'avoient esté peu auparavant; si
bien qu'ils furent contraints de lever
Le Chevalier
de Fontenay
va moüiller
à Cayonne,
& se rend
maistre de la
Tortuë,
l'ancre, & d'aller moüiller à Cayonne
à deux lieuës de là; y estant artivez
ils mirent bien 500. hommes à terre,
sous la faveur du canon, en cas que les
habitans eussent voulu faire resistance,
ce qu'ils ne firent en aucune maniere.

Les deux Assassins étoient resolus de
resister, si les habitans avoient voulu
tenir leur party, mais ne les ayant pû
disposer à cela, ils capitulerent avec ces
deux Messieurs de Fontenay & Treval,
de leur rendre l'Isle entre les mains, à
condition qu'on ne les inquieteroit
point de la mort du sieur le Vasseur,
qu'on les laisseroit en possession
des biens qu'il leur avoit donnez par


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un testament qu'on trouva aprés sa
mort. Tout ce qu'ils demanderent leur
fut accordé; par ce moyen le Chevalier
de Fontenay demeura maistre de l'Isle
& de la Forteresse. La Commission
que le General de Poincy luy avoit
donnée fut luë publiquement avec
grande satisfaction des habitans qui receurent
le Chevalier avec bien de la
joye.

Si-tost que le Chevalier fut en possession
de cette Isle, il la remit en son
état florissant; La Religion Catholique
& le negoce y furent rétablis, comme
aussi le Fort, qui par negligence
estoit tombé en ruine; il y ajoûta deux
bons bastions, fit faire une plate-forme,
& mettre six pieces de canon en baterie
qui défendoient l'abord des ennemis à
la rade. Les Avanturiers revinrent à la
Tortuë plus que jamais, car le Chevalier
estant luy-mesme Avanturier les
traita bien. Il équipoit des bastimens
qu'il envoyoit en course, les Boucaniers
y venoient aussi; tellement que
la Tortuë se vit plus peuplée qu'elle ne
I'avoit encore esté. Les Espagnols s'en

Les Espagnols
incommodez
par les
Avanturiers.
ressentirent bien, car ces Avanturiers
leur devintent si importuns, qu'il ne

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pouvoit plus sortir ny entrer de bastimens
dans leurs Ports sans estre pris.
Un Marchand Espagnol de Cartagene
m'a dit qu'il a perdu en ce temps-là
dans une année trois cens mille écus,
tant en bastimens qu'en marchandises.

Le Chevalier se voyant ainsi bien
étably dans son Isle, crût que toutes
les forces Espagnoles ne seroient pas
capables de l'en faire sortir: il ne fit
point de difficulté de laisser depeupler
l'Isle, permettant à tous d'aller en course.
Il y fut neanmoins trompé: car les
Espagnols, s'estant servis de l'occasion,
resolurent d'y revenir avec un armement
considerable; & de fait, ils y revinrent,
& se précautionnerent mieux
qu'ils n'avoient fait autrefois, car ils ne
moüillerent point à la Rade, mais ils
mirent leur monde à terre, voyant que
personne ne leur resistoit. Le Chevalier
n'ayant que tres-peu d'habitans se
retira avec eux dans le Fort de la Roche;
les Espagnols y furent l'attaquer,
mais ils n'y purent rien gagner. Ayant
la liberté de faire ce qu'ils vouloient
dans l'Isle, ils tenoient les François assiegez
dans le Fort. Ils chercherent les
moyens de trouver une place d'où l'on


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pût battre ce Fort, & trouverent une
montagne plus haute que la Roche où
estoit scitué le Fort des François; mais
on n'y pouvoit monter à cause des précipices.
Comme les Espagnols ont beaucoup
de flegme, ils y tracerent peu à
peu un chemin, & rencontrerent un
petit passage pour aller sur cette montagne.
Ce passage estoit entre deux rochers,
& on y montoit par un trou,
comme si on passoit par une trape; il
n'y avoit plus que la difficulté d'y monter
du canon, car c'estoit une chose impossible
avec des chevaux. Voicy l'in-
Les Espagnols
viennent
une troifiéme
fois à
la Tortuë,
& la reprennent.

vention dont ils se servirent: ils attacherent
deux pieces de bois ensemble,
& mirent dessus une piece de canon
qu'ils firent porter par un nombre d'Esclaves
sur leurs épaules; & par ce moyen
ils en monterent quatre pieces qu'ils
mirent en batterie vis à-vis le Fort des
François. Monsieur le Chevalier avoit
fait abattre les bois qui estoient au tour
de son Fort, afin de n'estre point surpris
par les ennemis; ce fut ce qui causa
sa perte, parce que ces arbres estant
d'une grandeur & d'une grosseur prodigieuse
couvroient le Fort, & auroient
empesché l'effet de la batterie des Espagnols,

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qui n'auroient jamais pû le
découvrir. Aussi-tost que les habitans
virent la batterie des ennemis joüer sur
leur Fort qui les incommodoit extrémement,
ils proposerent au Chevalier
de se rendre à composition, luy representant
que les Espagnols estoient cruels,
& que si on attendoit qu'on fût reduit
à l'extremité, peut-estre on ne pourroit
rien obtenir d'eux. Le Chevalier n'y
voulut point entendre; mais à la fin son
party estant le plus foible, il y fut contraint;
si bien qu'on convint avec les
Espagnols que tous les François sortiroient
tambour battant, méche allumée,
avec armes & bagage, & qu'ils
rendroient le Fort avec le canon & toutes
les munitions de guerre. Les Espagnols
donnerent aux François quarante-huit
heures pour se retirer. Il y
avoit à la rade deux bastimens coulez
à fonds qu'ils tâcherent de remettre à
flot. Les François ayant mis ces deux
bastimens en estat, & estant prests à
s'embarquer; le General des Espagnols
fit reflexion, que les François munis encore
de toutes leurs armes se pourroient
joindre à quelques-uns de leurs Avanturiers
& l'attendre quand il s'en retourneroit.

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C'est pourquoy il leur demanda
des ostages jusques à ce qu'il fust
arrivé à S. Domingue, ville capitale de
l'Isle Espagnole; il contraignit M. le
Chevalier à luy donner un frere qu'il
avoit avec luy, nommé le sieur de
Hotman. Le Chevalier s'embarqua
dans un des bastimens, & les deux auteurs
de la mort du sieur le Vasseur
dans l'autre. Ces deux hommes adonnez
à faire des cruautez, ne se purent
empécher d'en commettre encore
icy une assez grande: ils se détacherent
de la compagnie du Chevalier & mirent
toutes les femmes & les enfans sur une
petite Isle deserte, & s'en allerent courir
le bon bord, & depuis on n'en a
jamais entendu parler.

On a sceu qu'un vaisseau Holandois

Relation d
ce qui arrive
aux femmes
que les deux
assassins de
Monsieur le
Vasseur laisserent
dans
une Isle deserte.

jetté par la tempeste contre cette Isle
deserte, avoit sauvé quelques-unes de
ces femmes. J'ay veu mesme une Relation
qui couroit alors de ce qui leur
estoit arrivé dans ce desert, écrite par
l'une d'elles, Espagnole de nation, &
qui dans la maniere de s'exprimer marquoit
avoir beaucoup d'esprit. Une
personne qui n'en a pas moins, a bien
voulu la traduire en nostre Langue, &

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comme cette Relation, toute courte
qu'elle est, fait connoistre à peu prés la
misere de ces infortunées, & qu'elle
contient un évenement singulier, j'ay
crû qu'on seroit bien aise de la vor;
c'est pourquoy je l'ay mise icy telle
qu'elle m'est venuë dans les mains.
Voicy donc comme s'explique cette
femme.

Aprés qu'on nous eut débarquées, &
enfin mal-heureusement abandonnées
dans cette Isle deserte, nous trouvâmes
d'abord quantité de bestes sauvages,
dequoy nous aurions pû nous
nourrir, mais nous craignions plûtost
d'en estre devorées & de devenir leur
pâture; & sans doute elles voyoient
bien à qui elles avoient affaire, c'est à
dire à des femmes foibles & desarmées,
à qui mesme les plus timides de ces
bestes se faisoient craindre. Il n'en estoit
pas ainsi, lors que des habitans du païs
circonvoisins, gens cruels & grands
voleurs descendoient dans cette Isle
pour les chasser: car ils en faisoient un
si prodigieux carnage que nous pouvions
vivre de celles qui se trouvoient
mortes, que ces Chasseurs oublioient
ou negligeoient peut-estre apres les avoir


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ru?es. Nous avions grand soin de nous
cacher pour éviter également & ces
hommes & ces bestes. Cependant la
faim qui nous pressoit, nous obligeoit
souvent à sortir de nos retraites, &
nous donnoit mesme la hardiesse d'avancer
dans le païs: en sorte que nous
découvrismes un petit canton cultivé
seulement par la nature, & remply des
plus beaux arbres du monde, soit pour
le feüillage qui les couvroit, soit pour
les fruits dont ils estoient chargez: joint
que des oy seaux aussi beaux que tout
cela y voloient de toutes parts, & redoubloient
les charmes de ce lieu, à
cause que les feüilles, les fruits & les
oyseaux disputoient comme à l'envy',
en beauté & en diversité de couleurs.

Toutes ces choses à la verité contentoient
la veuë & non pas le goust, puis
que ces oyseaux mangeoint tous les fruits,
dont nous aurions pû nous nourrir;
c'est ce qui nous obligea de chercher
un autre lieu qui pust avoir le mesme
agrément, sans avoir la mesme incommodité:
car, disions-nous, il est à croire
que ce lieu n'est pas l'unique qui se trouve
icy. Animées de cette esperance nous
marchâmes long-temps par des endroits


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tres-dangereux, tant pour des rochers
qui se presentoient à chaque pas sans
apparence de chemin, que pour des
sommets de montagne aussi hauts que
les nuës, & des valées aussi profondes
que des abîmes qu'on y rencontroit à
toute heure. Pour éviter tous ces obstacles,
nous cherchions au loin des passages
plus bas, des montagnes & des
valées plus douces; mais par malheur
nous nous éloignions insensiblement de
la mer, & ainsi aprés avoit fait cent
tours & cent détours, nous nous égarions
de plus en plus, ne faisant autre
chose que de passer de precipice en precipice.
Alors une infinité de chemins
s'offroient à nous de toutes parts, hormis
celuy qui nous auroit conduites à
l'agreable lieu que nous avions quitté,
sans en trouver un semblable, & qui
nous auroit menées au bord de la mer,
que nous avions depuis long-temps
perdu de veuë, & d'où enfin nous aurions
pû découvrir quelque vaisseau
qui nous auroit tirées d'un lieu si dangereux.
Un jour que nous errions à
nostre ordinaire, une troupe des Chasseurs,
dont j'ay parlé, armez de perches
pointuës, vinrent tout d'un coup

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fondre sur nous, & nous dépoüillerent
facilement. Une seule d'entre nous
fit une vigoureuse resistance, de maniere
qu'elle se défendit long-temps des
pieds, des mains, & des autres armes que
la nature luy avoit données, & se défendit
plûtost pour exciter ces Barbares
à luy oster la vie, que pour conserver
ses habits qu'ils luy arracherent à la fin
aussi bien qu'à nous, nous ayant ensuite
quittées sans nous avoir fait d'autre
mal.

Cette femme confuse au dernier
poinct de se voir ainsi nuë, bien qu'elle
ne fust alors qu'avec des personnes do
son sexe, & trouvant en cet état la lumiere
du jour aussi affreuse que la plus
terrible mort, s'alla enterrer toute vive
dans le sable, & couvrit le reste qui paroissoit
de son corps de ses cheveux
épars. Toutes ses compagnes furent
surprises, & touchées en mesme-temps
de sa resolution; mais comme elles
vouloient l'en détourner & tâchoient
de la secourir, du moins autant qu'il
leur estoit possible dans l'extremité où
elles la voyoient, & dans celle où elles
estoient elles-mesmes: laissez-moy, ditelle
aux plus empressées; Dans ce dernier


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moment, je n'ay plus besoin que
de vos prieres qui me serviront beaucoup,
& de la mort qui finira toutes
mes miseres. Aprés ces paroles elle garda
un triste silence, & ne parlant plus
que par ses larmes, elle expira au milieu
de toutes les femmes qui l'entouroient.

N'en déplaise à ceux qui font tant
de cas de cette petite Relation; il me
semble, sans toutefois la mépriser, qu'elle
paroist un peu romanesque dans la description
du petit canton remply des
plus beaux fruits & des plus beaux
oyseaux du monde, dont elle ne marque
ny l'espece ny le nom. Deplus, si
elle paroist vray-semblable dans les faits
qu'elle rapporte, elle n'est gueres juste
à l'égard des lieux qu'elle specifie: car
je ne me souviens point d'en avoir veu
de pareils, pendant que j'ay demeuré
dans ce païs. On me repondra que je
n'ay pas tout veu, & qu'ainsi, il y en
peut avoir de semblables qui ne sont pas
venus à ma connoissance, cela peut-

Le General
Espagnol fait
reparer le
Fort de la
Tortuë, y
met garnison
& s'en retourne,

estre; & quoy qu'il en soit, il est temps
de revenir à l'Isle de la Tortuë.

Le General Espagnol en fit reparer
le Fort, & y mit une garnison de soixante
hommes commandez par un Capitaine


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& un Alferez, à qui il laissa assez
de vivres & de munitions de guerre, pour
attendre qu'on leur en envoyast d'autres.
Si-tost qu'il sut arrivé à S. Domingue il
renvoya le sieur Hotman qui n'eut aucun
sujet de se plaindre de luy: car il l'avoit
fort bien traité, & mesme l'aimoit
jusques à luy offrir de l'employ, quoy
que cela fust directement contre les ordres
du Roy d'Espagne qui défendent
tres-expressément d'employer aucun
Etranger à son service dans les Indes
Occidentales.

Aprés que le sieur Hotman fut en
liberté, & eut selon la bien-séance re-
mercié le General Espagnol du bon
traitement qu'il avoit receu de luy, il
alla chercher son frere qu'il ne trouva,
dit-on, que six mois aprés. Le sieur
Hotman sçachant bien en quel état
estoit demeurée l'Isle de la Tortuë,
proposa à son frere de tenter la reprise:
le Chevalier y consentit, ils rassemblerent
quelques François Boucaniers &
habitans à qui ils firent sçavoir leur
dessein; cela fait, ils descendirent à la
Tortuë pour la reprendre, mais les Espagnols
s'y estoient tellement mis en
défense, qu'ils ne purent venir à bout


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de leur entreprise, & furent obligez de
se rembarquer avec perte. On dit que
Monsieur le Chevalier de Fontenay demeura
toûjours avec son frere, & que
leur bastiment venant à tirer beaucoup
d'eau ils relâcherent aux Isles des Esores,
d'où ils repasserent en France.

Pendant que les Espagnols estoient
demeurez les maistres de l'Isle de la

Mort de Mr
de Poincy.
Tortuë, Monsieur le General de Poincy
mourut; ce qui causa du desordre &
du trouble, dans les Isles de saint
Christophe, & en d'autres encore que
les François occupoient. Un certain
Gentilhomme de Perigord, nommé
du Rossey qui avoit esté autrefois Boucanier,
aprés la mort de Monsieur le
General, voulut faire son premier exercice.
Il revint à saint Domingue, les
Boucaniers le receurent fort bien,
car ils l'aimoient passionnement, & ne
l'appelloient que leur pere; ils luy proposerent
d'aller reprendre la Tortuë, &
que s'il vouloit estre leur chef, ils le
Les Avanturiers
& les
Boucaniers
s'assemblent
à dessein
de reprendre
la Tortuë,
feroient leur Gouverneur, & luy obeïroient
volontiers. Du Rossey qui connoissoit
la fidelité de ces gens-là, ne
refusa point leur offre; ils s'assemblerent
jusques au nombre de quatre à cinq

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cens hommes, tant Boucaniers qu'Avanturiers
& habitans, qui avoient autrefois
demeurés à la Tortuë. Ayant
pris ensemble une ferme resolution d'y
retourner, ils jurerent les uns aux autres
de ne se point abandonner dans
une conqueste de cette importance.
Ils n'avoient point d'autres bastimens
que des canots, qui leur servirent pour
aller sur l'Isle Espagnole devant la
Tortuë, ils y tinrent conseil pour voir
de quelle maniere ils attaqueroient les
Espagnols: Aprés quoy ils convinrent
que cent hommes iroient descendre à
la bande du Nord de l'Isle, & qu'ils
viendroient surprendre leurs ennemis
par derriere sur le Fort de la montagne,
qui commandoit celuy de la Roche,
pendant que les autres iroient pour le
prendre. Enfin estant convenus tous
Leur adresse
pour en chasser
les Espagnols.

ensemble de ce qu'ils devoient faire,
ils attendirent la nuit pour executer
leur dessein. Ceux qui devoient descendre
à la bande du Nord, partirent devant,
& débusquerent dés le poinct du
jour les Espagnols, postez sur la grande
montagne, où ils n'estoient guere retranchez,
ne se défians pas qu'on pût jamais
venir les attaquer de ce costé-là. Les

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autres qui estoient dans le Fort de la
Roche furent bien estonnez d'entendre
batre la Diane de si grand matin à
coups de canon, qui les ravageoit
d'une bonne maniere. Ils sortirent pour
voir ce que c'estoit, & n'apperceurent
aucun vestige des ennemis; mais leur
estonnement augmenta bien davantage,
lors qu'ils se virent environnez du gros
de cette troupe de Boucaniers, qui
les empescherent de rentrer dans leur
Fort, taillerent la pluspart en pieces,
& prirent les autres prisonniers. Voila
comme ce combat fut bien-tost terminé.

Les François se voyant encore une
fois possesseurs de l'Isle de la Tortuë
avec un succez si heureux, ne songeoient
plus desormais qu'à la bien garder.
Ils mirent tous les Espagnols qui
estoient restez en vie dans une barque,
& les envoyerent à l'Isle de Cuba qui
est éloignée environ de quatorze à

Les François
font Monsieur
de Rossey
leur Gouverneur,
& comment
son neveu
luy succede.

quinze lieuës de la Tortuë. Ils firent
du Rossey leur Gouverneur, & luy
jurerent tous le serment de fidelité &
d'obeïssance. Monsieur du Rossey se
voyant en possession de l'Isle, & en
état de la bien défendre contre les

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Espagnols, écrivit à ses amis en France,
qui luy envoyerent une Commission,
qui fut luë & bien receuë de tous les
habitans, Boucaniers & Avanturiers,
qui se soumirent à luy payer le dixiéme
de leurs prises selon l'ordre de l' Amirauté
de France. Aprés y avoir gouverné
plusieurs années avec bon succés
& dans la bienveillance de tous les
habitans, il retourna en France, &
laissa Monsieur de la Place son neveu
pour gouverner en son absence. Les
habitans avec qui il avoit toûjours bien
vêcu, ne luy refuserent rien de tout ce
qu'il leur demanda, au contraire ils receurent
fort agreablement Monsieur de
la Place, & promirent de luy obeïr,
comme ils avoient fait à luy-mesme.

Monsieur du Rossey ayant esté quelque
temps en France, y mourut, &
Monsieur de la Place son heritier presomptif
demeura Gouverneur, à la satisfaction
de tous les habitans, qui auroient
eu de la peine à en recevoir un
autre. Il y gouverna paisiblement jusques
en l'année 1664 que la Compagnie
des Indes Occidentales fut rétablie.

Messieurs de la Compagnie Occidentale
s'estant remis en possession des


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Isles Antilles appartenantes aux François,
se rendirent aussi les maistres de
la Tortuë, & y envoyerent un navire
en l'année 1664, avec un Lieutenant
& soixante Soldats de garnison, un
Commis General, avec trois Souscommis
& plusieurs engagez, pour travailler
à une habitation. Ils apporterent
en mesme temps une commission
à Monsieur d'Ogeron Gentilhomme
Angevin, de bonne conduite, fort
experimenté dans ces lieux-là, & qui
estoit bien dans l'esprit des habitans.
A l'arrivée de ce Vaisseau, Monsieur
de la Place eut ordre du Roy de se retirer
en France. Monsieur d'Ogeron luy
succeda en qualité de Gouverneur pour
le Roy, & pour Messieurs de la Compagnie.
On bastit un magazin, dans
lequel on déchargea toutes sortes de
marchandises necessaires pour les habitans,
que ce Vaisseau avoit apportées.