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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre X.

Des Animaux à quatre pieds.

LOrs que les Espagnols décou-

Nourriture
des anciens
Indiens.
vrirent l'Isle dont je parle, ils n'y
trouverent aucuns animaux à quatre
pieds; les Indiens qui l'habitoient ne
vivant que de volaille & de poisson,
de fruits & de legumes, que la terre
leur produisoit; mais si-tost qu'ils s'en
furent rendus les maistres, ils peuplerent
cette Isle de Taureaux, de Vaches,
de Chevaux & de Porcs: lesquels
en cent ans se sont fort multipliez, en
sorte que les François y venant, en
trouverent une si grande quantité qu'ils
ne se donnoient pas la peine de les aller
chercher dans les bois, mais les attendoient
au bord de la merpour les tuer, &
encore en tuer autant qu'ils vouloient.

Les Taureaux y sont fort puissans,
ont les jambes courtes & menuës, &
courent fort viste. La nuit ils paissent
dans les prairies, & le jour ils se retirent
dans les bois à cause de l'ardeur du
Soleil. Lors qu'ils sont blessez sans


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estre estropiez, le Chasseur est obljgé
de se sauver au plûtost sur un arbre:
car le Taureau le vient chercher, & le
tient quelquefois trois ou quatre heures
assiegé. Ces animaux blessent souvent
les Chasseurs, & les tuënt aussibien
que leurs chiens.

Il y a encore un grand nombre de
Chevaux; on en voit quelquefois des
troupes de plus de cinq cens ensemble,
qui courent: Et lors qu'ils voyent un
homme ils s'arrestent tous. Un d'eux
se détache, approche la personne, &
lors qu'il en est à une portée de pistolet,
il se met à souffler des nazeaux &
à courir, & à l'instant tous les autres
le suivent. Je ne sçay si ces Chevaux
ont degeneré, estant devenus sauvages:
car ils ne sont pas si beaux que ceux
d'Espagne, quoy qu'ils viennent de
cette race: ils ont la teste fort grosse,
aussi-bien que les jambes, qui sont même
raboteuses, les oreilles & le col
long. Ils sont tres-bons pour travailler

Chevaux
sauvages à
quoy utiles,
& faciles à aprivoiser. Les Habitans &
les Chasseurs en prennent pour porter
Maniere de
les prendre,
& de les
aprivoiser,
leurs cuirs. Voicy comme ils les prennent:
ils tendent des lacs de corde assez
forte, sur de certaines routes par où

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ces animaux ont accoûtumé de passer,
ils ne manquent point de s'y prendre,
& quelquefois aussi de s'étrangler,
lors qu'ils se prennent par le col.
Estant pris, on les attache à un arbre,
on les y laisse deux jours sans manger
ny boire, ensuite on leur donne à boire
& à manger, & ils deviennent aussi
doux que s'ils n'avoient jamais esté sauvages.
Il y a eu mesme des Boucaniers
qui s'en estant long-temps servis, &
n'ayant pas la commodité de les garder
ny de les nourrir, les ont laissé aller;
& deux mois aprés les rencontrant, ils
les venoient flatter & se laissoient reprendre.
On en tuë souvent pour en
avoir la graisse, qu'on leve de la criniere
& du ventre. On la fait fondre,
pour s'en servir au lieu d'huile à
brûler.

Les Sangliers y sont aussi en grand
nombre, & se défendent tres-bien contre
les Chasseurs & leurs chiens. Ils ne

Industrie des
Sangliers à se
défendre contre
les Chasseurs.

vont que par bandes au nombre de
vingt-cinq ou trente, & lors qu'une
meute vient les attaquer, tous les masles
se mettent devant & toutes les femelles
avec leurs petits derriere: & comme
il y a des arbres qui contiennent

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quelques vingt-cinq à trente pas de
circuit, ils se mettent contre un arbre
pour les garantir. Quand ils sont dans
quelque lieu où il n'y a point d'arbre,
les mâles se mettent tout autour & les
femelles avec leurs petits au milieu;
lors qu'ils voyent approcher les chiens,
ils font sonner leurs dents l'une contre
l'autre, comme pour donner de la
terreur à leurs ennemis. En effet leurs
crocs sont si tranchans, qu'ils ont bientost
déchiré un chien quand ils l'attrapent.
Il semble áussi que les chiens
connoissent les masles, & qu'ils ne
s'attaquent qu'aux femelles qui n'ont
point de défenses. Il y a des Sangliers
qui vont seuls & qui toutefois ne laissent
pas de se défendre contre une
meute de vingt-cinq à trente chiens,
quand ils peuvent attraper un arbre &
garantir leurs testicules: car quand un
chien les prend par là, ils sont à bas &
leurs forces perduës, & s'il y a quelque
chien assez hardy pour les prendre
à la gorge, il est bien-tost en
pieces.

On y voit des chiens sauvages qui
ont beaucoup multiplié dans l'Isle, par
la negligence des Chasseurs Espagnols


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& François, qui les ont laissez en chassant
dans les bois. Leur multitude est
incroyable, & ils ressemblent à nos
levriers. Ils sont fort carnassiers, & ils
n'ont pas l'assurance ny la force d'attaquer
les chevaux, mais ils mangent les
poulains & les veaux. Les sangliers ne
leur font pas peur, car quelquefois ils
se trouvent ensemble, plus de quatre
ou cinq cens.

Un Boucanier François me fit voir

Combat singulier
des
Sangliers &
des chiens
sauvages.
un jour une chose fort remarquable.
Une troupe d'environ vingt-cinq ou
trente chiens poursuivoient un gros
sanglier, enfin ils l'atteignirent, & le
mirent bas dans une petite place en forme
de pré, où il n'y avoit aucun bois:
cependant nous estions sur un arbre
d'où nous vîmes ce combat, qui dura
prés de deux heures. Ces chiens déchirerent
la gorge au sanglier; quand il
fut mort, ils se retirerent tous à quartier,
& l'un d'eux se détacha qui fut
manger seul, & aprés qu'il eut mangé
quelque temps, les autres allerent pour
faire la mesme chose, mais nous tirâmes
chacun un coup de fusil sur eux,
qui les fit tous fuïr, excepté deux
qui demeurerent sur la place, & nous

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eusmes le Sanglier, qui n'avoit que la
gorge & les testicules mangées.

Le Boucanier m'expliqua pourquoy

Ordre que
les Chiens
sauvages gardent
en chassant.

ce Chien avoit ainsi mangé seul; c'est
que dans toutes les troupes de Chiens il
y a un Brac qui trouve le Sanglier, &
quand il est pris, les autres Chiens ont
accoûtumé de le laisser manger le premier.
Il me jura qu'il avoit toûjours
observé la mesme chose, que depuis j'ay
remarquée aussi plus de vingt fois.

Il est vray que dans les meutes que
les Boucaniers ont, il y a un Brac qui
va toûjours devant; & si-tost qu'il
a trouvé le Sanglier, il ne donne que
deux ou trois coups d'aboy; à l'instant
les autres chiens partent, poursuivent le
Sanglier, & luy les regarde faire. Si tost
que le Sanglier est mort, le Chasseur
luy donne un morceau, qu'il mange
seul, sans qu'on donnerien aux autres,
que quand ils sont revenus de la chasse.

Il y a de l'apparence que comme les
Chiens sauvages sont venus de meutes
entieres oubliées dans les bois par les
Chasseurs, ils ont pû retenir le mesme
ordre de chasser.

Une chose assez particuliere, c'est
qu'on peut apprivoiser des Sangliers, &


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les dresser à la chasse comme des Chiens.
Je l'ay moy-mesme experimenté. Un
jour nous trouvâmes une femelle qui
avoit des petits qui estoient encore fort
jeunes; nous les prîmes & les apportâ-
Sangliers
apprivoisez,
& comment.
mes à nostre demeure; nous leur hachions
de la viande bien menuë qu'ils
mangeoient: il en mourut quelquesuns,
mais nous en échapâmes quatre,
qui nous suivoient, & jouoient avec
nous comme des Chiens; & quand ils
trouvoient une bande de Sangliers, ils
se mêloient avec eux, & les amenoient
vers nous. L'un d'eux un jour s'écarta,
& nous croyïons qu'il estoit allé
avec les autres, & qu'il ne reviendroit
plus; mais trois jours aprés il revint
avec une bande de Sangliers, nous en
tuâmes quatre.

Il se trouve aussi dans cette Isle beaucoup
d'oyseaux; mais comme presque
tous ressemblent à ceux que nous avons
en Europe, je ne parleray que de quel-
ques uns qui ne leur ressemblent pas.

Les Perroquets y sont en grande
quantité. Quoy que ces oyseaux portent
le mesme nom, ils different neanmoins
beaucoup entr'eux. On ne rencontre
jamais ces oyseaux seuls, ils volent


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toûjours par bandes, & vivent de
semence comme les Ramiers. Ils font
leurs nids dans de certains trous d'arbres,
où l'année precedente l'oyseau
nommé Charpentier a fait son nid, &
il semble que la nature ait commis ces
petits oyseaux pour rendre ce service
L'oyseau
Charpentier à
quoy utile au
Perroquet.
aux Perroquets. Leurs petits dans ces
trous ne sont jamais moüillez; ils les font
en nombre impair, sçavoir trois, cinq &
sept. Le premier nombre est plus ordinaire,
& le dernier plus rare. Quand
on veut les élever & les apprivoiser, il
faut les dénicher pendant qu'ils sont jeu-
Quand les
Perroquets
sont propres à
parler.
nes: car quand ils sont grands, & qu'on
les prend avec des apas, ils demeurent
toûjours sauvages, & ne parlent jamais.
Pour avoir les jeunes, il faut couper
par le pied l'arbre où ils ont fait leur
nid, car on n'y sçauroit monter; & il
arrive souvent que l'arbre en tombant
les tuë, si bien que de deux ou trois
nichées on ne sauve que deux ou trois
oyseaux.

Charpentier,
pourquoy
ainss nommé.
Le Charpentier est un oyseau qui n'est
pas plus gros qu'une Aloüette. Il a le
bec long environ d'un bon pouce, pointu
& si dur, que dans un jour de temps
il perce un Palmiste jusqu'au cœur, qui

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est plein de moelle. Il est à remarquer
que le bois de cet arbre est si dur, que
les meilleurs instrumens de fer rebroussent
dessus.

Les Foux sont certains oyseaux ainsi
appellez, à cause qu'ils se laissent prendre
à la main. Le jour ils sont sur des rochers,
d'où ils ne sortent que pour aller
pescher. Le soir ils viennent se reti-

Singulari
des oyseaux
appellez
Foux.
rer sur des arbres: lors qu'ils y sont une
fois perchez, quand on y mettroit le
feu, je croy qu'ils ne s'en iroient point,
à moins qu'ils ne le sentissent; c'est
pourquoy on les peut prendre jusqu'au
dernier, sans qu'ils branlent. Ils se défendent
pourtant le mieux qu'ils peuvent
avec leur bec, mais ils ne sçauroient
faire de mal. Pour moy j'ay toûjours
conjecturé qu'ils ne voyent point
la nuit, autrement un oyseau sauvage
ne se laisseroit jamais prendre, joint
qu'ils ne se laissent point approcher durant
le jour. Ces oyseaux sont comme
les Canards, pour ce qui regarde la grosseur,
les pieds & le plumage; leur bec
est different, & comme celuy d'une
Gruë, est tres-piquant par le bout, fait
en scie par les costez, afin que le poisson
ne leur échape point quand ils l'ont
pris.


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Il y a une autre sorte d'oyseaux qu'on
nomme Fregates, à cause de leur vol,
qui est extrémement subtil. Ils volent
en l'air sans qu'on leur voye remuer
aucune chose, & ne laissent pas d'avancer
plus viste qu'aucun oyseau. C'est

D'où les
Fregates ont
pris leur nom.
d'eux que les Fregates ont pris leur
nom, à cause qu'ils vont mieux à la
voile qu'aucun autre navire, qu'elles
ont l'avantage, aussi bien que de certains
vaisseaux, de pouvoir également
attaquer, se retirer, combattre, & se
dégager sans rien risquer.

Ces oyseaux nommez Fregates donnent
la chasse aux oyseaux appellez Foux.

Combat divertissant
de
deux sortes
d'oyseaux.
Les Fregates les font lever de dessus les
rochers où ils sont perchez, & lors qu'ils
sont en vol, ces mesmes Fregates les
battent en volant avec le bout de leurs
aisles; les Foux, qui ne le sont pas trop
dans ce rencontre, pour mieux s'échaper
de leurs ennemis, & comme s'ils
les vouloient amuser, vomissent tout le
poisson qu'ils ont pesché. Les Fregates
qui ne cherchent autre chose, le reçoivent
à mesure que les autres le jettent,
avant qu'il tombe dans l'eau. C'est à la
verité la chose la plus divertissante qu'on
puisse voir, & que j'aye veu dans l'Amerique.


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Voilà approchant ce que je puis écrire
des oyseaux qui se rencontrent sur
cette Isle; mais quand je parleray des
autres Isles de la terre ferme, je traitteray
de quelques oyseaux, & d'autres
animaux à quatre pieds, dont on n'a
point encore oüi parler: car depuis que
les Espagnols habitent dans l'Amerique,
nous n'avons que des memoires fort
imparfaits, pour ne rien dire de plus:
c'est pourquoy je puis assurer que jamais
personne n'en aura écrit avec plus
de fidelité & d'exactitude que moy,
parce que j'ay tout vû & tout éprouvé
moy-mesme.