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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre XI.

Des Reptiles de l'Isle Espagnole.

IL se rencontre dans l'Ocean des Indes
une si grande multitude de Reptiles
& de poissons, qu'il n'y a que celuy
qui les a créez qui en puisse connoistre
le nombre, l'espece, & les proprietez;
& comme plusieurs en ont
écrit, il suffira de parler de ce qu'il y a
de plus particulier à cet égard, & de
moins connu.


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Anatomie
exactede la
Tortuë.
Le premier c'est la Tortuë. Elle 'a
point de langue, ny aucun organe pour
oüir; mais elle a la veuë tres-subtile.
On ne luy trouve point de cervelle,
son foye est comme celuy d'un Veau,
& de substance comme celuy d'un
homme. Elle est prodigieusement pleine
dœufs de toute sorte de grosseur;
les plus gros sont comme nos œufs de
Poule, sans coquille, semblables à ceux
que les Poules font trop tost. Elles ont
le sang toûjours liquide, sans qu'on y
puisse remarquer ni froideur, ni chaleur,
puisqu'il ne fige jamais. Quand
on le cuit, il ne laisse pas de se congeler
comme celuy de Porc. Je n'ay jamais
pû remarquer de circulation de sang
dans ces animaux, & tous leurs vaisseaux
sont semblables; on ne peut pas
dire s'ils sont veines ou arteres: neanmoins
quand on les a tuées le cœur palpite
fort long-temps; j'en ay gardé qui
ont palpité jusqu'à dix-huit heures de
temps, toute la chair en fait de mesme,
mais pas si long-temps que le cœur. La
chair est composée de gros fibres qui
con tiennent beaucoup de suc. Les muscles
sont fort longs & plats; la graisse
est verte comme de l'herbe, où l'on remarque

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un tissu de quantité de fibres.
Elles ont leur graisse aux costez, sur le
ventre, & proche des aisles. La graisse
de leur boyau est jaune comme saffran,
& leur sert de nourriture: car
j'ay remarqué qu'on peut laisser une
Tortuë trois semaines sans manger,
avant qu'elle meure, & en l'ouvrant
on trouve les lieux vuides où cette
graisse a accoûtumé d'estre, & il n'y
reste que des membranes, & des fibres
gluants, où elle est ordinairement attachée:
je dis cette graisse, à cause que
quand elle est fonduë elle demeure comme
de l'huile; & estant en son entier,
elle est aussi ferme que la graisse de
Porc. Elles ont quatre pattes en forme
Suite de l'anatomie
de la
Tortuë.
d'aislerons, avec des ongles. Les os y
sont dans le mesme ordre qu'aux animaux
parfaits Celles de devant sont
composées de l'Omoplate & de l'Humerus,
qui sont rensermées sous l'écaille,
qu'on nomme Carapace; & en
dehors sont le Radius & le Cubitus, &
les osselets du Carpe & Metacarpe, &
doigts des animaux parfaits A celles
de derriere on y remarque les Iles, l'os
femur,
qui sont aussi sous la Carapace,
& les deux fibres, & les osselets du

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Tarse & Metatarse, & les orteils sont
en dehors, qui composent les pattes de
derriere. La queuë finit par vertebres,
comme le col, mais ils ne vont pas tout
du long; ils sont attachez à la Carapace,
à certaines demi vertebres qui suivent
le long de la Carapace depuis le col jusqu'à
la queuë. Le dessus de leur écaille
se nomme par les François, comme
j'ay déja dit, Carapace, & le dessous
Plastron. Le dessus est fait comme le
dôme d'une maison, & le dessous est
plat; les Espagnols les nomment Carapache
& Plastron. Cette Carapace &
Plastron sont composées d'une substance
osseuse & cartilagineuse. Quand on
les ouvre, on les met sur le dos, & on
coupe le plastron tout autour, & on le
leve ainsi.

Une de ces Tortuës peut fournir
plus de deux cens livres de viande, sans
compter la graisse, que l'on fond, dont
les habitans Espagnols & François se
servent pour manger des legumes. On
trouve de ces Tortuës, lors qu'elles
sont grasses, qui fournissent plus de
trente pintes d'huile. J'oubliois à dire
que les Tortuës franches n'ont sur leur
Carapace qu'une petite écaille fort tendre,


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qui ne peut servir à rien qu'à mettre
à des Lanternes. La chair de ces Tortuës
est de fort bon goust, & assez
nourrissante; & la graisse qu'on mange
Effet surprenant
de la
graisse de
Tortuë.
avec la viande, est si penetrante, qu'on
la suë comme on la mange: car le linge
qu'on porte se pourrit, si on le garde
trop long-temps. On peut dire aussi
qu'elle purifie la masse du sang: car si
quelqu'un est mal sain, aprés qu'il a
mangé de cette viande deux ou trois
mois de temps, sans manger autre chose,
il devient fort sain; & s'il a quelque
impureté du mal Venerien, en mangeant
de cette viande, le corps luy vient
tout plein de galle & de salleté, & aprés
il devient plus sain qu'avec les meilleurs
remedes de l'Europe. Les Avanturiers
Les Avanturiers
se regalent
de la
chair de Tortuë.

sont quelquefois deux ou trois mois sur
l'Isle à manger de cette viande pour se
regaler.

La Tortuë se nourrit d'herbe, qu'elle
paist, comme les Vaches, sur certains
fonds qui sont le long des Isles de
l'Amerique, semblables à de grandes
prairies. Il y a sept à huit brasses d'eau;
& comme elle est fort claire quand la
mer est calme, on void le fonds verd
& beau; si bien que cela réjoüit la veuë.


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L'herbe qui y croist est longue d'un
pied, la feüille est unie & platte tout
de mesme d'un costé que de l'autre. Ce
sont là les prairies où les Tortuës vont
paistre. Aprés qu'elles ont bien mangé,
elles vont à l'embouchure des Rivieres,
pour boire de l'eau douce. Elles ne sçauroient
demeurer plus d'un quart d'heure
à ce fonds sans prendre l'air; elles
viennent souffler, & puis retournent
au fond; & quand elles ne mangent
point, elles ont toûjours la teste hors de
l'eau; dés la moindre chose qu'elles
voyent, elles s'enfoncent aussi tost de-
Comment
les Tortuës
font & couvent
leurs
œufs.
dans. Elles vont tous les ans à terre pour
pondre leurs œufs, & font des trous
dans le sable avec leurs pattes de devant,
puis se mettent là-dedans pour pondre;
ensuite elles les recouvrent, & s'en retournent.
Elles y reviennent quinze
jours aprés, & font la mesme chose
jusqu'à trois fois. Elles pondent à chaque
fois quatre-vingt, quatre-vingt dix
jusqu'à cent œufs: les œufs demeurent
dans le sable pendant vingt-quatre ou
vingt-cinq jours, dans lequel temps
l'on voit ces petites Tortuës sortir du
sable, qui courent à la mer, & ont
bien de la peine à y pouvoir entrer: car

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la lame qui bat au rivage les rejette
toûjours à terre. D'autre costé les oyseaux
en mangent la plus grande partie
avant qu'elles soient échapées: car
elles sont neuf jours sans pouvoir couler
à fond; si bien que pendant ce temps
les oyseaux dont j'ay parlé, qui vivent
de poisson, les mangent presque toutes,
& l'on peut s'assurer que de cent
à peine en réchape t'il une. Il est vray
que s'il n'en perissoit point, les navires
ne pourroient pas voguer sans toucher
aux Tortuës, tant il y en auroit. Les
Oeufs de
Tortuës bons
à manger.
œufs de ces Tortuës sont tres-bons à
manger, & tres-nourrissans: ils ne se
gâtent jamais, car quand les petits commencent
à se former, ou qu'ils sont
tout à fait formez, ils se trouvent toûjours
bons; je ne l'aurois jamais crû,
si je n'en avois fait l'experience: il est
vray que l'on dit que la faim fait trouver
tout bon. Quand les gens de ce
païs, soit Espagnols, ou François, rencontrent
des œufs de Tortuë, ils les
font secher au Soleil, & le jaune se durcit,
& est tres-bon, se conservant longtemps:
mais quand ils sont vieux, ils
deviennent un peu acres à la gorge, à
cause qu'ils sont tres-huileux.


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Page 126

Les habitans de l'Amerique, tant
naturels du païs, que les Chrestiens

Differentes
manieres de
prendre les
Tortuës.
qui y sont venus, prennent ces Tortuës
de trois manieres. La premiere avec de
certains rets qu'ils nomment Folbes,
qu'ils vont tendre sur ces fonds d'herbes,
où les Tortuës paissent ordinairement.
Ils tendent ces rets comme on
fait un tramail, & les Tortuës venant
à passer, se mettent les pattes dedans,
& y demeurent accrochées.

La seconde maniere est quand elles
viennent à terre pour pondre: les habitans
qui gardent ces lieux où elles doivent
venir, les renversent sur le dos,
& ainsi les empeschent de retourner à
l'eau. Ces Tortuës ont un certain instinct
de trouver les lieux commodes
pour venir pondre, & elles ne manquent
jamais d'y venir tous les ans.
L'invention que ces gens ont pour retourner
ces animaux, est assez bonne:
car tels les prendroient par le corps avec
les mains, & n'en viendroient jamais à
bout, elles échaperoient, quoy qu'ils
fissent. Or donc pour les tourner ils
se mettent deux qui tiennent un bâton
chacun par un bout, & le posent sur le
sable par où la Tortuë doit passer; &


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[ILLUSTRATION]

126b

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quand elle a les deux pattes de devant
passées par dessus ce bâton, ils la levent
& luy font faire le saut à la renverse,
ou sur le costé. Il arrive qu'un seul peut
faire cela, mais avec plus de peine.

La troisiéme maniere de prendre les
Tortuës, est avec les Harpons, qui ne
sont pas faits de mesme les Harpons
avec quoy on prend le poisson: ce ne
sont que des clous gros comme des
clous de charettes, sans teste, à quatre
quarres égales, fort pointus & trempez.
Ce clou est attaché au bout d'une
Ligne de cinquante à soixante brasses
de long, de la grosseur du petit doigt:
on met le bout du clou, qui est tout
rond, dans un bâton, au bout duquel
est une virolle de fer, dans quoy ce
clou s'enchasse. Ce bâton est ordinairement
long de deux brasses & demie,
& est attaché à la ligne avec une petite
ficelle coulante, afin qu'on la puisse
toûjours reprendre. Quand ils veulent
faire cette pesche, ils vont cinq ou six
dans un Canot, plus ou moins, selon
qu'il est grand. Un d'eux est sur le devant
tout debout, & tient à la main un
bâton, qu'on nomme Vara, du nom
Espagnol, qui veut dire gaule; & sur


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son bras gauche il a la Ligne roulée, à
quoy est attaché ce clou; lorsqu'il voit
une Tortuë au fond, il luy lance ce
clou sur le dos, dans la Carapace. La
Tortuë prend un si grand erre, qu'elle
traisne le Canot plus viste que s'il
alloit à la voile; mais comme j'ay déja
dit que ces animaux ne peuvent demeurer
long temps sous l'eau sans respirer,
le Harponeur se prepare à luy lancer
l'autre clou qui est à l'autre bout de
sa Ligne, & quand elle a ces deux clous,
on la tire dans le Canot, & on la met
sur le dos; estant ainsi, elle ne peut se
debattre. Le temps que ces gens-là
prennent pour pescher la Tortuë de
cette maniere, est le soir, le matin, &
la nuit, qui est le meilleur temps: car
elles ne mangent gueres que la nuit. Le
jour ils vont remarquer les lieux où il
y a beaucoup de ces bancs d'herbes,
dont j'ay déja parlé: ils observent aussi
lors qu'ils voyent bien de l'herbe sur
l'eau, c'est marque qu'il y vient de la
Tortuë paistre.

Cela semblera peut-estre étrange, de
ce que j'ay dit que la nuit estoit le
meilleur temps pour prendre les Tortuës
à la varre, à cause que de nuit on


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ne peut pas voir. On sçaura que la
nuit, lors mesme qu'elle est plus obscure,
c'est le mieux: car les Tortuës
en nageant remuënt l'eau, qui est fort
claire, & qui paroist comme quatre
feux allumez qui font un grand jour,
au mouvement des quatre nageoires,
ou pattes de la Tortuë: si bien qu'en
jettant la varre au milieu de ces quatre
lumieres, on ne manque jamais à l'attraper:
quand il fait clair de Lune,
encore aussi bien qu'alors qu'on ne voit
point de lumieres: car la Tortuë
paroist blanche comme de l'argent sur
le fond de l'herbe qui semble noir.
Les Indiens ont esté les premiers, comme
naturels du païs, à prendre la
Tortuë de cette maniere; mais les Espagnols
ont inventé cette varre, avec
le clou, & les Indiens se servent de
harpons: Ensin l'on peut dire que les
Espagnols sont les plus habiles à cette
pesche de toutes les Nations qui habitent
dans l'Amerique.

La seconde sorte de Tortuë ne differe
point de la premiere, sinon quelle
est plus petite; elle a la teste un peu
plus longue que cette premiere, son escaille
qui est sur le carapace est époisse.


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C'est celle dont on se sert en Europe
pour faire les ouvrages d'Escaille
Tortuë: Les Espagnols nomment ces
Tortuës, Carey: & les François Caret.
Ces gens les péchent seulement
pour en avoir l'écaille, qu'ils vendent
bien: car pour la chair elle ne vaut
rien, à moins que d'avoir bien faim.
J'en ay quelquefois mangé faute d'autre
chose, mais je l'ay trouvée fort mauvaise.
Elles paissent comme les Tortuës
franches, mais dans des lieux pierreux
& pleins de mousse marine; elles
sont à l'égard des animaux terrestres,
comme les vaches & les moutons; les
unes veulent estre à bon fond, & les
autres se plaisent mieux aux montagnes.

Les Espagnols ont une maniere fort
subtile pour avoir l'écaille de ces Tortuës,
sans les tuer. Lors qu'ils les ont
prises, ils les mettent toutes vives sur
le feu, & l'écaille se leve. Un Espagnol
m'a dit qu'il en avoit un jour
marqué une, d'une maniere à pouvoit
la reconnoistre, qu'il avoit ainsi dépoüillée
de son écaille & l'avoit remise
à l'eau, & que trois ans aprés il la
reprit avec une aussi belle écaille que


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jamais. Ces Tortuës peuplent tout de
mesme que les premieres: mais elles ne
font pas tant d'œufs, & ne sont pas si
communes. Leur graisse n'est pas si
verte que celle des premieres; elle est
admirable pour toutes douleurs froides,
estant fort penetrante; elles sont si
fortes par le bec, que ce qu'elles pincent,
elles le tiennent tellement, qu'il est
impossible de le leur arracher. Il y a une
subtilité à tuer les Tortuës de quelques
sortes qu'elles soient; car si on les frappe
sur la teste, on ne peut pas les assommer
avec un levier; & en les frappant
sur le nez qui est au dessus du
Secret pour
tuer facilement
les Tortuës.

bec, en forme de deux petits trous,
par où elles prennent l'air, avec le manche
d'un cousteau, elles seignent en
abondance & meurent bien-tost aprés.

La troisiéme sorte de Tortuë est
plus large, plus longue en circuit, &
plus platte que les deux autres, & a une
fort grosse teste: c'est pour cette raison
que les Anglois les nomment Loger-het,
qui veut dire grosse teste, les
Espagnols Caivana, & les François Cahoanna.
Cette sorte de Tortuë n'est
jamais grasse, & a beaucoup plus mauvais
goust que le Caret, elle pond comme


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les autres, & les œufs en sont aussi
bons: L'écaille de cette derniere est
comme celle de la Tortuë franche, &
ne sert à rien. On n'en mange que
comme du Caret au besoin.

La quatriesme sorte de Tortuë ne
differe point de la Cohanna, sinon
qu'elle est encore plus grosse & fort
grasse, & ne sert à rien qu'à faire de
l'huille pour brûler. Toute sa carapace
est cartilagineuse, & on la peut cou-

Chose remarquable

sur les differentes
sortes
de Tortuës.
per comme l'on veut. C'est une chose
assez remarquable, que toutes ces
sortes de Tortuës ne se mêlent point
les unes avec les autres; mais toutes
chacune avec leur semblable; la Tortuë
franche, avec la franche; le Caret
avec le Caret; ainsi des autres. Je me
suis informé de cela à un vieux Varreur
Espagnol, qui faisoit ce mestier
depuis quarante ans; il m'a dit n'avoir
jamais veu une espece se mesler avec une
autre differente de la sienne.

Ces quatre sortes de Tortuës se tiennent
ordinairement dans la mer, & ne
viennent à terre que pour y pondre
leurs œufs: les deux autres sortes font
bien autrement, car l'une ne va point
à l'eau, & l'autre s'y tient toûjours,


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Page 133
& ne va jamais à terre que pour pondre
ses œufs. La premiere de ces deux
que nous nommerons Tortuë de terre,
est longue environ de deux pieds,
& l'arge d'un. Ce sont là les plus grosses,
elles sont en ovalle, & ont le dos
ou le carapace en arcade, & fort dur.
On ne le peut casser avec les plus forts
instrumens, la Tortuë estant en vie.
Cette Tortuë est toute comme celle de
mer, excepté les pattes où elle a cinq
griffes qui luy servent à faire des trous
dans la terre où elle se retire; elle n'a
point d'écaille sur sa carapace; mais elle
est figurée de jaune & de noir. Les
Espagnols ont beaucoup de ces Tortuës
dans leurs Magazins, & les mangent.

La seconde qui demeure toûjours
dans l'eau douce, n'est differente de la
Tortuë de mer qu'en ce qu'elle est
plus petite, & a des griffes tout de
mesme que les Tortuës de l'Europe que
l'on voit dans les Estangs.

Il y en a encore une sorte de fort petites,
qui ne sont pas plus grandes que
la main, qui se retirent & se noutrissent
dans les rivieres. Un jour étant
en Natolie, j'en trouvay & j'en appor-


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Puanteur
d'une espece
de Tortuë.
tay à une maison. On commença à se
plaindre que l'on sentoit mauvais; &
cela dura long-temps sans qu'on sceût
ce que c'étoit: je proteste que jamais
je n'ay senti une si vilaine odeur, c'est
pourquoy je les nommeray Tortuës
puantes. Cette puanteur vient d'un limon
salineux & sulphuré dont ces animaux
se nourrissent.

Le Lamentin est le meilleur de tous
les animaux pour la nourriture de
l'homme; il a le corps fait comme une
Baleine jusqu'à la queuë, qui est platte
& ronde au contraire des autres pois-

Anatomie du
Lamentin.
sons; car ils ont tous la queuë selon
les costes, & le Lamentin l'a toute unie
au ventre & au dos: sa teste est comme
celle d'une taupe; son museau ne
differe nullement de celuy d'une Vache;
ses yeux sont semblables à ceux
d'un porc, ses mâchoires à celles d'un
cheval; il n'a point de dents devant;
mais seulement une calosité dure comme
un os avec quoy il pince l'herbe:
il a trente-deux dents molaires aux côtez
des deux mâchoires, tout de mesme
qu'un cheval. On remarque que
cet animal ne peut pas bien voir à cause
de la petitesse de ses yeux, où il y a

134a

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[ILLUSTRATION]

134b

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fort peu d'humeur & n'a point d'iris,
& ses nerfs optiques son tres-petits; il
n'a que tres-peu de cervelle: On trouve
dans sa teste quelques osselets, que
les François & Espagnols disent estre
bons pour plusieurs maladies de teste:
comme Epilepsie, ou Malcaduc & vertiges:
mais je ne l'ay jamais veu, quoi
que je l'aye diverses fois éprouvé, &
n'ay jamais aussi pû appercevoir, que
la substance de ces osselets fût vomitive,
comme on a crû. On y remarque
aussi tous les organes necessaires à
l'oüye; & l'on peut dire que c'est l'animal
qui entend le mieux de tous,
car on croit qu'il entend du fond
de l'eau: Il y a des gens-là, qui par
de longues experiences ont reconnu,
que lors qu'un vaisseau arrive dans un
Port ou Baye, où il se trouve du Lamentin,
& qu'ils tirent quelques coups
de canon, tous ces animaux fuyent;
& on est long-temps sans en rencontrer.

Ceux qui vont à la péche de ce Reptile,
sont obligez de se servir d'autres
Rames qu'à l'ordinaire, afin de ne
point faire de bruit: Ils s'abstiennent
mesme de parler. Lors que les Avan-


136

Page 136
Precaution
des Avanturiers
pour
prendre le
Lamentin.
turiers vont en quelque lieu pour ravitailler
leurs Bâtimens de ce Reptile:
ils ne vont pas droit avec le Vaisseau
aux lieux où ils sont; mais à deux ou
trois lieuës de là, ils prennent de petits
bâtimens, afin de ne point faire de bruit.
Ils salent la chair de cet animal, la font
fumer, & gardent aussi la graisse, dans
laquelle ils font cuir des legumes.

Cet animal n'a point de langue, sa
tracheartere & son olophage, sont
comme celles d'une Vache; le poulmon,
le cœur, le foye, la pance, les
boyaux, la ratte le diaphragme, le Mediastin,
le Pericarde, le Mesentere, & le
sang, sont comme dans la Tortuë; il
n'est ny chaud ny froid, & ne se fige
jamais. Quant aux parties genitales; je

Parties genitales
du Lamentin
mâle
& femelle,
semblables à
celles de
l'homme &
de la femme.
diray que les ayant examinées, je les
ay trouvees tant internes qu'externes, &
tant du mâle que de la femelle, plus
semblables à l'homme & à la femme,
qu'à aucuns autres animaux: Les femelles
ont deux mammelles, qui ne
different nullement en scituation, en
grandeur, grosseur, figure & substance
de celles des femmes noires. J'ay
esté curieux de succer du laict de

137

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quelques-unes de ces femelles, qui nourrissoient,
je l'ay trouvé aussi bon que
le laict des animaux parfaits par la copulation.
Les femelles n'en ont qu'un
Les femelles
allaitent, &
portent leurs
petits comme
les femmes.
à la fois, aprés l'avoir produit elles le
portent toûjours avec elles, jusques à
ce qu'il ait la force de paistre, qui
peut estre dans un an: Elles n'ont que
deux aislerons, ou pattes qui sont au
lieu de pieds de devant des animaux, &
des bras des hommes; c'est avec quoi
les femelles tiennent toûjours leurs petits,
& j'ay remarqué que ces animaux
ont un si grand instinct d'amour,
les uns pour les autres, que
quand on trouve une femelle qui
porte un petit, si on la tuë, son petit
ne la quitte point; & si on tuë le petit,
la mere en fait tout de mesme,
si bien qu'on peut les prendre tous
deux.

Le Lamentin a depuis son col jusqu'à
la queuë une épine dorsalle, composée
de 52. Vertebres, qui sont semblables
à celles d'un cheval, & jointes
ensemble à celle d'un Balnau venant à
diminution par les deux bouts. Sa
chair est comme celle de veau ou de
porc, sa graisse a du rapport à celle du


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Page 138
dernier, & a aussi bon goust. Il se
nourrit comme la Tortuë, va boire dans
la riviere, ne va jamais à terre, & ne
peut marcher ny ramper, estant hors
de l'eau; il est gros comme un Bœuf.
On prend cet animal de mesme maniere
que la Tortuë, excepté que les
cloux sont dentelez, afin qu'ils puissent
tenir dans la peau. On voit un grand
nombre de ces animaux dans la riviere
des Amazones, qui est à la partie Meridionale
de l'Amerique.

Je ne diray que quelques particularitez
du Crocodile, parce que Pline en
a parlé amplement, & qu'on void par
tout sa figure. Il a l'instinct de remarquer
les rivieres, où les Bœufs viennent
boire, il se tient tout proche sans

Adresse &
subtilité du
Crocodile,
se remuer aucunement. Lors que cet
animal, ou d'autres viennent boire, il les
prend par le muzeau, les tire au fonds
de l'eau, les tuë & les laisse pourrir,
jusqu à ce qu'il puisse les déchirer
avec ses dents. Il va aussi à terre dans
des lieux marécageux, se cache dans
les buissons; & lors qu'un Sanglier
passe, il le prend par derriere & le déchire,
pourveu qu'il ne soit pas trop
fort.


139

Page 139

J'ay vû un jour un pateil combat

Divers inci
dens à cet égard.

dans l'Isle de Cuba Il a encore l'adresse
d'aller prendre les cuits des Boucaniers,
lors qu'ils les mettent secher; il
les entraisne aussi dans l'eau, les laisse
au fonds couverts de pierre, jusqu'à ce
qu'ils soient pelez & presque pourris,
afin qu'il les puisse avaler.

Un Boucanier m'a dit qu'un jour en
levant sa tente prés d'une Riviere, il
vint un Crocodile qui la prit, & la tiroit
doucement d'entre ses mains, l'eau
érant fort claire, & la fosse peu profonde;
le Boucannier mit son coûteau
à sa bouche, & laissa faire le Crocodile,
qui entraisna le pavillon & luy aussi.
Quand le Boucanier fut au fonds
de l'eau, il commança à fouler aux
pieds le Crocodile, pour le faire noyer;
mais ne pouvant demeurer long-temps
sous l'eau, il luy ouvrit le ventre avec son
coûteau & se retira. Il dit que ce n'étoit
qu'un animal de 3. à quatre pieds
de long, & qui neanmoins avoit cette
force.

C'est une chose remarquable, que

Discernement
duCrocodile.

les Crocodiles n'attaquent jamais les
hommes blancs, pourveu qu'il y en
ait de noirs avec eux. S'il y a vingt

140

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hommes blancs qui se baignent, &
qu'il n'y en ait que deux noirs dans
toute la bande, ils seront les premiers
pris.

Quelques-uns tiennent que c'est à
cause d'une certaine exhalaison tresforte
qui sort des Noirs; c'est pourquoy
ces animaux les sentent plûtost
que les autres hommes. Je me suis trouvé
beaucoup de fois avec des gens qui

Moyen de
les prendre.
prenoient des Crocodiles: ils se servoient
pour cela d'un poulmon de cochon
ou de vache, qu'ils attachoient
à un croc de bois avec une corde; on
la jettoit dans l'eau où ces animaux
estoient, & ils venoient aussi-tost prendre
ce poumon, quand ils avoient
tout avalé, on les tiroit à terre, puis
on les assommoit à coups de levier.

Nous en avons quelquefois trouvé
qui avoient dans le ventre plus de cinquante
livres de cailloux pezant. Je
croy qu'ils faisoient cela afin de mieux
couler à fonds. Leurs œufs sont fort
bons à manger & fort nourrissans, &
n'en font que quarante ou cinquante

Industrie des
Crocodiles,
une fois l'année. Ils sont si industrieux
qu'ils les retournent d'un costé & d'autre
jusqu'à ce que leurs petits soient

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éclos; & quand ils le sont, ils les
viennent tous prendre & les avalent
pour les garantir des oyseaux, parce
que quand ils sortent de l'écaille, ils ne
peuvent couler à fonds.

Un Capitaine Avanturier me fit remarque
un jour ce que je vais dire.
Nous nous promenions le long du
bord de la mer, nous vîmes sur le sable
quinze ou vingt de ces petits Crocodiles
qui se promenoient au Soleil,
& si tost que leur mere qui estoit tout
proche, se chauffant comme eux au

Comment
le Crocodile
sauve ses petits.

Soleil nous eut apperceus, elle ouvrit
la gueule, & tous ces petits s'enfuirent
dedans, & aussi-tost elle sauta dans la
mer.

Les Lezards ressemblent au Crocodile.
Quand les Avanturiers se ren-

De quelle
sorte les
Avanturiers
prennent les
Lezards.
contrent dans les lieux où il y a de
ces animaux, ils en prennent beaucoup,
& voicy la maniere. Ils mettent
au bout d'un baston long de deux
toises une petite corde en nœud coulant,
aprés ils se couchent par terre, & lors
qu'il vient un Lezard, ils luy chatoüillent
la gorge avec le bout du baston,
& cependant, ils luy passent le nœud
coulant, & le tirent tout d'un coup.

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Les Lezards se laissent prendre de cette
sorte, parce qu'ils croyent que c'est
quelque mouche ou quelqu'autre insecte
qui les chatoüillent, & qu'ils ont
accoûtumé de vivre de ces animaux.
On les prend aussi à la course, quand
le païs le permet; mais il faut se donner
de garde en les prenant, car ils
mordent bien fort: c'est pourquoy, il
les faut tenir par le gros de la queuë,
& par ce moyen ils ne peuvent remuer,
& n'ont point de force.

Incident au
sujet des
Couleuvres.
Les Couleuvres ne sont point venimeuses.
Un jour il en vint une dans
la maison où j'estois, qui entra dans la
cage d'un Perroquet, le tua & luy
sucça tout le sang, & puis se passa
moitié dans la cage entre deux barreaux,
& l'avala tout entier; mais
elle ne put se retirer aprés, & fit tomber
la cage en se debattant; nous accourûmes
au bruit & la tuâmes.

Couleuvres
meilleures
aux sourisque
les chats.
Les Couleuvres sont meilleures dans
les maisons que les Chats, car en peu
de temps quand elles seroient pleines
de rats & de souris, elles les détruiroient,
parce que ces animaux passent par tour,
où les rats se retirent, tellement que
pas un ne peut échaper.


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Les Cameleons ont une creste qui

Ce qu'on
doit croie
des Cameleons.

change de trois ou quatre couleurs,
comme de noir en blanc, & de rouge
en couleur de fer; mais ils ne se changent
pas en toutes sortes de couleurs,
comme plusieurs l'ont écrit, & comme
on le croit ordinairement.

Le Requiem ou Chien de mer, est

Chien de
mer, dangereux.

fort dangereux; car si un homme tombe
dans l'eau où il y ait de ces animaux,
il est seur qu'on ne le revoit
jamais qu'en pieces. Il se tient toûjours
à l'embouchure des rivieres, &
l'on voit à sa suite un petit poisson qui
ne le quitte jamais, & que l'on nomme
Pilote, à cause qu'il va par tout
devant luy; & lors qu'il fait mauvais
temps, ce petit poisson s'attache au chien
Poisson qui
le suit toûjours.

de mer, pour resister à l'agitation des
flots. Quelques-uns croyent que ce
poisson est le veritable Remora.

Le Negre est un poisson qu'on
nomme ainsi, à cause de sa couleur qui
est toute noire. Il a la figure d'une
tanche, se nourrit dans les rochers, a
tres-bon goust, & est fort nourrissant.
Il paroist que ce poisson vit fort longtemps,
car j'en ay veu un prodigieux.

Un jour que je peschois avec une


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Ce qui arriva
à l'Auteur
en peschant.
petite ligne & un hameçon, je sentis
mordre à ma ligne qui n'estoit qu'un
simple fil d'archal; je retiray, & ne
sentis aucune resistance, & peu aprés
je ne pûs retirer ma ligne hors de l'eau.
Je la croyois accrochée à quelque rocher,
comme cela arrive fort souvent;
je regarday & je vis nn monstreux poisson
à fleur d'eau, qui ne remuoit nullement;
car s'il avoit fait le moindre
effort, il auroit bien-tost cassé la ligne.
J'en avertis ceux quim'accompagnoient,
& il nous donna le temps de luy attacher
une corde & de le guinder en
haut. Il avoit quatre pieds de long,
deux de large, & pezoit cent vingtdeux
livres. Beaucoup de gens qui
avoient esté dans ce païs plus de vingtcinq
ans, nous assurerent que de leur
vie ils n'en avoient veu un pareil.

On trouve sur cette Isle toute sorte
d'insectes, mais je n'en diray qu'un
mot, & je toucheray en passant quelques
particularitez qui les regardent.
Parmy tous ces insectes, il y a quantité
de moucherons fort incommodes,
principalement de certains qui sont
ronds. Les Chasseurs en sont les plus
incommodez, ils ne les tourmentent


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que la nuit. Dés le matin que le Soleil
est levé, on n'en voit pas un, & dés
qu'il est couché, ils remplissent tous
L'Auteur reduit
à coucher
huit
jours dans
l'eau.
les bois. J'ay une fois esté contraint de
coucher huit jours dans l'eau au milieu
de la riviere. Je n'avois point de tente,
je me dépoüillois tout nud & me couchois
sur un banc de sable, où il n'y
avoit de l'eau que pour couvrir mon
corps. J'avois mis une grosse pierre sous
ma teste pour la tenir élevée hors de
l'eau; je la couvrois de feüillages, &
par là je trouvois le moyen de me garantir
de ces insectes, & de dormir en
repos.

On trouve encore dans cette Isle
une certaine sorte de mouches qui ont
deux taches aux deux costez de la teste,
qui sont luisantes comme ces petits
vermisseaux que l'on voit la nuit en
Europe. Quand ces mouches volent

Mouches qui
éclairent dans
les bois.
pendant l'obscurité, on diroit que
quelqu'un porte du feu dans les bois.
Ces mouches jettent une telle lueur,
que deux estant renfermées dans un
certain espace, peuvent fournir assez
de lumiere, pour lire dans un livre,
elles ont la figure & la couleur d'un
hanneton.


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Il y a aussi plusieurs sortes de Four-

Artifice des
Fourmis.
mis: c'est une des plus grandes curiositez
du païs, que de voir l'industrie
de ces petits animaux à construire leurs
logemens. Ils sont composez de plusieurs
chambres, où l'on ne void que
deux ouvertures, l'une pour sortir, &
l'autre pour entrer. Ces logemens sont
assez hauts, ils les font de terre qu'ils
massonnent, avec une eau qui distile
de leur corps, & cela tient extraordinairement.
Ce qui est encore plus remarquable,
dés le pied de l'arbre, ils
font un chemin couvert en forme de
canal, pour aller & venir, comme
s'ils avoient peur d'estre veus; & je croy
qu'ils le font à cause de la pluye: car
ils haïssent tellement l'eau, qu'aussitost
que leurs logemens en sont penetrez,
ils les abandonnent.

Je pense avoir dit ce qu'il y a de
plus remarquable & de plus utile à sçavoir,
sur ce qui concerne les oyseaux
& les poissons, c'est pourquoy je n'en
parleray pas davantage, de peur de
lasser le Lecteur. Je me lasse moy-même
d'écrire si long-temps d'une mesme
chose; & pour diversifier, je passe aux
Boucaniers & aux Avanturiers, qui



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font le principal sujet de cette Relation,
je commence par les Boucaniers.