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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Pierre Franc
  
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 VI. 

  

Pierre Franc

Deuxiéme Avanturier.

CEt Avanturier natif de Dunkerque,
ayant monté un petit
Brigantin avec vingr-six de ses Camarades,
fut croiser devant le Cap de la
Vella,
afin d'attendre quelques Navires


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Marchands qui devoient passer
par là, venant de Maracaïbo, & allant à
Campéche: Il y fut plus long-temps
qu'il ne s'étoit proposé, sans pouvoir
rien prendre; si bien que le peu de vivres
qu'il avoit, étoit presque consommé,
& son bastiment ruiné & incapable
de tenir la mer.

Se voyant dans cet état il fit une

Dessein de
Pierre Franc
Avanturier.
proposition assez resoluë à son Equipage,
qui étoit d'aller à la Riviere de
la Hache,
où il y a une pêcherie de
perles, nommée des Espagnols la Rancheria,
où tous les ans ils viennent de
Cartagene avec dix ou douze Barques
pour pêcher des perles: Ces Barques
sont accompagnées d'un Navire de
guerre Espagnol, nommé Armadilla,
qui porte ordinairement 24. pieces de
canon, & deux cens hommes. Cette
pêcherie de perles a accoûtumé de se
faire depuis le mois d'Octobre, jusqu'au
mois de Mars, à cause que pendant
ce temps, les vents du Nord qui
causent de grands courants, ne sont
pas si forts. Chaque Barque de pêcheurs
de perles a deux ou trois Esclaves
qui plongent, pour pêcher les huitres
où se trouvent les perles: ces Esclaves

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noirs ne durent que tres-peu,
pour le grand effort qu'ils font en
plongeant, & demeurant quelquefois
plus d'un quart-d'heure au fond de
l'eau: ce qui fait que la plus grande
pattie sont rompus, quoy qu'ils ayent
Barque per-
ere
des bandages pour les en garantir. Entre
toutes les Barques, il y en a une
qu'on nomme la Capitana, qui est superieure
à toutes les autres, qui sont
obligées de porter tous les soirs ce qu'elles
ont pêché de perles ce mesme jour,
afin qu'il ne se fasse point de tromperie.
Le Navire de guerre n'a autre
soin que de les garder des invasions des
Avanturiers: C'étoit ces Barques que
Pierre Franc avoit dessein d'attaquer,
& de se rendre maistre de la Capitana,
mesme de l'enlever à la veuë des autres;
ce qui luy reussit assez bien, quoy que
la fortune changeât bien-tost aprés.

Le matin il approcha de cette petite
Flotte, qui le voyant se mit sur ses
gardes, jugeant bien que c'étoit un
Escumeur de Mer: Mais comme il se
tenoit toû ours au large, ils crurent
qu'il n'osoit approcher. Cependant on
ne laissa pas d'envoyer de chaque Barque
trois hommes de renfort sur la


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Capitana, ce que nostre Avanturier
remarqua: si bien que quand la nuit
fut venuë, il l'alla attaquer, & dans
une demie-heure s'en rendit le Maistre,
avec perte de quatre hommes; aussitost
le Navire de guerre fut à la Capittane
luy donner secours, en cas qu'elle
en eût besoin.

Nostre Avanturier se voyoit bien

Pierre Frane
se rend Maitre
de la Capitane.

maistre de cette Barque, & de cinquante
hommes qui étoient dessus,
dont une partie étoient morts ou blessez;
son bâtiment qui ne valoit guere
étoit déja coulé bas, parce qu'ils ne
le tenoient dessus l'eau qu'à force de
pompes; Mais il ne voyoit gueres de
moyen de pouvoir disputer son bord
encore une fois à ce Navire de guerre
qui venoit sur luy. Il ne luy restoit
que 22. hommes dont il étoit du
nombre. Il s'avisa d'une feinte pour
tâcher d'échaper; la nuit estoit assez
obscure, & le vent tres-fort: Lors
qu'il vit que le Navire de guerre approchoit,
il fit mettre tous les Espagnols
à bas, & leur défendit de rien
dire sur peine de la vie, commença à
crier en Espagnol au Navire de guerre;
victoire, victoire, & qu'il avoit

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Comment il
s'échape d'un
Vaisseau de
guerre, & en
est pris à la
fin.
pris le Ladron qui l'avoit voulu prendre;
car c'est ainsi qu'ils nomment les
Avanturiers. Le Navire de guerre
entendant cette voix qui parloit fort
bon Espagnol, accompagnée d'un hurlement,
que nostre Avanturier fit faire
à ses gens, qui crioient en Espagnol,
Victoria, Victoria, crût veritablement
que la Barque perliere avoit pris le
Corsaire, se contenta de dire, que
dés qu'il seroit jour il envoyroit querir
ces Voleurs, & qu'il les falloit
bien garder toute la nuit. Nostre Avanturier
répondit qu'il n'avoit rien à
craindre, & que ces gens avoient esté
si braves, qu'ils avoient presque tout
tué.

Le Navire de guerre fut satisfait de
cela. Cependant nostre Avanturier travailla
toute la nuit à s'échaper, & mit
aussi-tost à la voile, le plus subtilement
qu'il luy fut possible, de peur d'estre
apperceu: Mais il ne fut pas à demie
lieuë de la Flotte que le vent cessa, &
qu'il fut pris du calme, qui le tint là
jusqu'au lendemain, qu'estant apperceu
des autres, ils mirent à la voile
pour aller aprés luy; mais comme le
calme estoit grand, ils ne pouvoient


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pas avancer non plus que luy; & il
étoit déja beaucoup éloigné d'eux. Sur
le soir le vent devint plus fort; nôtre
Avanturier commença à faire de
son mieux, & poussa à toutes voiles
pour échaper: le Navire de guerre le
poursuivit long-temps sans beaucoup
gagner sur luy; mais le vent redoublant,
le Navire de guerre commença
à mettre des voiles autant qu'il en pouvoit
porter. Nostre Avanturier laissa
toutes celles qu'il avoit, mais il n'en
pouvoit pas soûtenir tant que l'autre;
car son grand mats tomba & cassa
par la trop grande charge de son hunier.
Tout cela ne luy fit pas perdre
courage: Il avoit enfermé les Espagnols
dans le fonds de calle, & cloüé
les Escoutilles: Escoutille est une trape
qui ferme les ouvertures des ponts
d'un Navire. Il fit mettre ses gens en
défence, croyant échaper à la faveur de
la nuit; mais le grand Navire l'approcha
de si prés, qu'il fut contraint de
composer; ce qu'il fit, & ne se rendit
qu'à condition qu'on luy donneroit
quartier, à luy & à tous ses gens, &
qu'on ne leur feroit pas porter de pierre,
ny de chaux: car c'est la maniere

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des Espagnols, lors qu'ils prennent de
ces gens, de les tenir deux ou trois ans
dans des Forteresses qu'on bâtit, où
ils les font porter de la pierre ou de la
chaux. Tout ce que Pierre Franc demanda
luy fut accordé.

Si tost que les Espagnols furent maîtres
de nos Avanturiers, ils oublierent
ce qu'ils leur avoient promis, & les
vouloient tous passer au fil de l'épée;
mais il s'en trouva de raisonnables, qui
dirent que c'étoit déroger pour un Espagnol,
& faire affront à son Roy, de
ne pas tenir sa parole: si bien qu'on se
contenta de les lier, & de les mettre au
fond de calle, comme ils avoient mis
les Espagnols dans la Barque perliere.
Lors qu'ils furent arrivez à Cartagene,
on mena les Avanturiers devant le
Gouverneur, à qui quelques Espagnols
passionnez representerent qu'il faloit
pendre ces gens-là, & qu à la fin ils
se rendroient les Maistres des Indes du
Roy d'Espagne, & qu'ils avoient tué
un Alferez qui valoit mieux que toute
la France: Cependant le Gouverneur se
contenta de les faire travailler au Bastion
de S. Francisco de la ville de Cartagene
aux Isles d'Occident.


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Aprés que nos Avanturiers eurent

Quatre l'Avanturiers

menez devant
le Gouverneur
de
Cartagene,
servent deux
ans les Espagnols,
sont
envoyez en
Espagne, &
trouvent
moven de repasser
en
France.
servi deux ans aux Espagnols de Manœuvres,
sans en recevoir pour tout
payement qu'un peu de nourriture;
ils obtinrent enfin du Gouverneur,
qu'on les envoyeroit en Espagne, où
si-tost qu'ils furent arrivez, ils chercherent
l'occasion de repasser en France,
& delà dans l'Amerique, pour se
faire payer par les Espagnols de leur
salaire: ce qu'ils ont fait, font encore,
& feront toûjours.