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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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 I. 
Chapitre I.
 II. 
 III. 
 IV. 
 V. 
 VI. 
 VII. 
 VIII. 
 X. 
 X. 
 XI. 
 XII. 
 XIII. 
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 VI. 

  

Chapitre I.

Dèpart de l'Autheur. Incidens qui luy
sont arrivez sur Mer.

LEs Voyageurs aiment naturellement
à parler de ce qui
leur est arrivé, sur tout lors
qu'ils sont hors de danger,
& qu'ils croyent que ce qui leur est arrivé
merite d'estre sceu. C'est pourquoy


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je ne veux point dissimuler que je
prens quelque plaisir à raconter ce qui
s'est passé dans mon voyage: peut-estre
mesme ne sera-t'on pas fâché de l'apprendre;
& sans doute tout iroit bien,
si la relation que j'en fais pouvoit estre
aussi agreable qu'elle est vraye.

Aprés nous estre embarquez le 2.
May 1666. & le mesme jour avoir levé
l'anchre de la rade du Havre de Grace,
nous fûmes moüiller sous le Cap
de Berfleur, à un lieu appellé la Hogue.
Nous estions dans le vaisseau nommé
S. Jean, qui appartenoit à Messieurs
de la Compagnie Occidentale, commandé
par le Capitaine Vincent Tillaye.
Nous allâmes joindre Monsieur
le Chevalier de Sourdis, qui commandoit
pour le Roy le navire dit l'Hermine,
monté de trente-six pieces de
canon, avec ordre d'escorter plusieurs
vaisseaux de la Compagnie dont j'ay
parlé, qui alloient en divers endroits,
les uns en Senegal en Afrique, & aux
Isles des Antilles de l'Amerique; les
autres vers la Terre neuve.

Tous ces vaisseaux s'estoient joints
aux nôtres, de peur d'estre attaquez par
quatre Fregates Angloises qu'on avoit


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veu croiser peu de jours auparavant.
Quelques navires Hollandois qui craignoient
la mesme chose, parce qu'ils
estoient en guerre aussi bien que nous
avec cette Nation, en firent autant,
aprés que Monsieur de Sourdis leur en
cut accordé la permission, & sa protection
qu'ils luy avoient demandée. Ensuite
Monsieur de Sourdis fit sçavoir
ses ordres, & donna à nostre Capitaine
la Charge de Vice Commandeur de la
Flote, & au Capitaine du navire nommé
l'Esperance, appartenant à la même
Compagnie, celle de Contre-Commandeur.
Cela fait, nous fismes voiles
avec nostre Flote, qui estoit composée
environ de quarante vaisseaux, le long
de la coste de France, quoy qu'avec
assez de peine, pour les perils que l'on
y court, à cause de quantité de rochers
qui s'y rencontrent, & de l'allarme
que nous donnions aux François
qui demeurent le long de ces costes: ils
croyoient que nous fussions Anglois,
& que nous avions dessein de faire quelque
descente.

Peu de jours aprés nous passâmes le
Raz de Fonteneau, qui est à la sortie
de la Manche. Ce passage est fort perilleux,


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parce que plusieurs Coutans
traversent bien des rochers qui ne se
montrent qu'à fleur d'eau. Les François
nomment ce passage Raz, mot
Flamant, qui signifie une chose d'une
grande vîtesse. Fort souvent des navires
se perdent en ce lieu là; c'est pourquoy
les Mariniers de toutes sortes de
Nations font une ceremonie particuliere
lors qu'ils y passent. Voicy celle des
François.

Ceremonie
que les François
observent
en divers endroits
de la
Mer.
Le Contre-Maistre du vaisseau s'habille
grotesquement avec une longue
robe, un bonnet sur sa teste, & une
fraize à son col, composée de poulie;
& de certaines boules de bois appellées
en termes maritimes Pommes de Raques.
Il paroist le visage noirci, tenant
d'une main un grand livre, & de l'autre
un morceau de bois representant un
sabre. Tous ceux qui n'ont jamais passé
par là, viennent s'agenoüiller devant ce
Contre-Maistre: aussi-tost il leur donne
de son sabre sur le col, & aprés on
leur jette de l'eau en abondance, s'ils
n'aiment mieux, pour s'épargner cette
peine, donner quelques bouteilles
de vin, ou d'eau de vie. Il n'y a personne
exempte de cette ceremonie, le

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Capitaine mesme ne l'est pas; & si le
navire qu'il monte n'y a jamais passé,
il est obligé de payer quelque chose,
sinon les Matelots sieroient le devant,
qu'on appelle le Gallion, ou la Poulaine.
Aprés cette ceremonie on voit la
quantité de vin ou d'eau de vie que
l'on a amassée, on la distribuë également
à chacun des Matelots. Les François
observent la mesme chose non seulement
en ce lieu là, mais encore sous
les deux Tropics du Cancer & du Capricorne,
& sous la ligne Equinoxiale.

Les Hollandois sont aussi exacts à

Ancienne
coûtume des
Hollandois.
observer cette ceremonie, mais ils la
font autrement. L'Ecrivain du vaisseau
apporte le rolle où est contenu tout l'équipage.
Cela fait, il les appelle tous
par nom & surnom, & les interroge,
s'ils ont passé par là, ou non: si on
doute que quelqu'un ne dise pas la verité,
on luy fait manger du pain & du
sel, ce qui est une espece de serment,
pour justifier qu'il y a passé. Ceux qui
sont convaincus du contraire, ont le
choix de payer quinze sols, ou d'estre
attachez à une corde, & guindez au
bout de la grande Vergue; ou d'estre
calez trois fois, c'est à dire plongez trois

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fois dans la mer. On oblige un Officier
de Vaisseau, tel qu'il soit, à payer
trente sols; si c'est un passager, ils en
tirent le plus qu'ils peuvent. Il y a des
Marchands dont ils exigent quelquefois
plus de cent écus; & quand il se trouve
de simples Soldats, leur Capitaine
est obligé de satisfaire pour eux. A l'égard
des garçons au dessous de quinze
ans, ils les mettent sous des manes d'ozier,
& leur jettent plusieurs seaux
d'eau sur le corps. Ils en font de mesme
à tous les animaux qui sont dans le navire,
à moins que le Capitaine ne paye
pour eux, & pour le navire mesme, s'il
n'y a jamais passé. L'argent qui provient
de cette ceremonie est mis entre
les mains du Contre-Maistre, qui doit
en acheter du vin au premier Port, &
aprés on le partage à tout l'équipage.
Les Hollandois ne font cette ceremonie
qu'au passage du Raz & des Barlingots
ou rochers qui sont devant la
riviere de Lisbonne en Portugal, & à
l'entrée de la mer Baltique, qu'ils nomment
le Zund. Quand on demande à
ces Nations pourquoy ils en usent ainsi,
ils répondent que c'est une vieille coûtume
de leurs ancestres.


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Peut-estre que cette observation paroistra
peu considerable à ceux qui ne

Reflexion
de l'Autheur
sur les ceremonies
des
François &
des Hollandois.

sortent point de leur païs: mais les
gens qui en veulent sortir, ne la regarderont
pas de mesme. Aussi ne la fais je
que pour eux, comme beaucoup d'autres
plus importantes, qu'ils pourront
lire dans la suite: car je juge par moymesme,
que ceux qui voyagent, ou
qui ont dessein de voyager, sont bien
aises d'estre informez des choses par
avance, afin de sçavoir à quoy s'en tenir
quand elles arrivent, & de n'en
estre point surpris.

Aprés que nous eusmes passé le Raz
de Fonteneau,
une partie de la Flote
nous quitta, & nous ne demeurâmes
que sept vaisseaux qui faisoient la même
route. En peu de jours nous fûmes
conduits par un vent favorable jusqu'au
Cap Finis terræ, où est la pointe Septentrionale
qui separe le Portugal d'avec
la Corogne.

Là nous fûmes surpris d'une furieuse

Description
d'une furieuse
tempeste.
tempeste. En un moment la mer parut
toute blanche d'écume, le ciel tout
rouge de feu. Nos navires furent enlevez
en haut sur des montagnes de flots,
& en mesme temps precipitez en bas

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par des tourbillons si impetueux, qu'ils
brisoient nos mats comme du verre,
& rompoient nos cables comme des filets.
Outre cela une affrcuse obscurité
ostoit l'usage des yeux aux Officiers qui
commandoient; & le bruit des vents,
l'usage des oreilles à ceux qui obeïssoient.
Nos vaisseaux secoüez sans cesse
par l'agitation de la mer, estoient en
danger de s'ouvrir & de se briser en
s'entrechoquant les uns contre les autres.
Dans cette extremité mortelle je
vis un effet sensible de ces paroles de S.
Paul, que pour apprendre à prier il
faut aller sur la mer:
car alors chacun
avoit recours aux prieres, & je ne fus
pas des derniers. La pluspart estoient
si foibles & si abatus, que les vagues
les emportoient d'un bord du vaisseau
à l'autre, sans qu'ils fissent aucune resistance.
Tous presque renversez çà &
là languissoient entierement rendus &
demy morts. Il se passa bien d'autres
choses que je ne sçaurois dire: en effet
chacun estoit si occupé de son propre
mal, qu'il ne songeoit gueres à celuy
des autres.

Cette tempeste dura deux jours,
aprés quoy la mer se calma, le vent devint


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bon, & nous poursuivismes nôtre
route à toutes voiles. Les navires
qui estoient avec nous s'écarterent tellement
que nous restâmes seuls. Quand
nous fûmes à deux cent lieuës des Antilles,
nous recontrâmes un navire
Anglois, contre lequel nous nous battismes
quatre heures de temps, sans
nous rien faire l'un à l'autre: les Boucaniers
qui estoient dans nostre bord
le vouloient accrocher, mais nostre Capitaine
le défendit.

Nous estions pour lors en necessité
d'eau, & nous fûmes reduits à demiseptier
par jour. Peu de temps aprés
nous arrivâmes à la veuë des Antilles,
& la premiere Isle que nous vîmes fut
celle de Santa Lucia. Nous voulûmes
aller à la Martinique, mais comme
nous estions trop bas, le vent & le
Courant ne nous permirent pas d'y
aborder. De là nous fismes route par la
Guadeloupe, mais nous n'y pûmes
non plus aborder qu'à la Martinique;
ce qui nous obligea de ne point perdre
de temps, & de poursuivre nostre
route, à cause de la disette d'eau où
nous estions. Quatre jours aprés nous
arrivâmes à l'Isle Espagnole, que les


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Arrivée de
l'Autheur à
S, Domingue.
François nomment vulgairement Saint
Domingue. Cela nous donna une grande
joye, car il n'y avoit personne qui
ne fust incommodé de la soif & des fatigues
de la mer. Le premier jour que
nous vîmes l'Isle, nous allâmes moüiller
à un lieu nommé le port Margot,
où Monsieur Ogeron, Gouverneur de
la Tortuë, avoit une belle habitation.
Aussi-tost que nous eusmes moüillé,
un Canot vint à nous, dans lequel il
y avoit six hommes, qui causerent assez
d'étonnement à la pluspart de nous
qui n'estions jamais sortis de France. Ils
n'avoient pour tous habillemens qu'une
petite casaque de toile, & un caleçon
qui ne venoit qu'à la moitié de la
cuisse. Il faloit les regarder de prés,
pour voir si ce vêtement estoit de toile,
ou non, parce qu'il estoit imbu du
sang qui degoute de la chair des animaux
qu'ils ont accoûtumé de porter.
Outre cela ils estoient bazannez; quelques-uns
avoient les cheveux herissez,
d'autres noüez; tous avoient la barbe
grande, & portoient à leur ceinture un
étuy de peau de Crocodile, dans le-
Description
des Boucanniers,

quel estoient quatre coûteaux avec une
bayonnette. Nous sceûmes de ceux qui

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avoient déja esté dans l'Isle, que c'étoient
des Boucaniers. J'en feray dans
la suite une particuliere description,
parce que je l'ay esté aussi.

Ces Boucaniers nous apporterent
trois Sangliers, qui suffirent à tout
ce que nous estions sur le vaisseau,
quoy que nous eussions grand appetit,
n'ayant de long-temps mangé de
viande fraische: en recompense nous
les regalâmes d'eau de vie. Les habitans
vinrent aussi à nostre bord, & nous apporterent
de toutes sortes de fruits
pour nous rafraischir. Nostre Chaloupe
fut à terre querir de l'eau douce: tout
cela nous remit tellement, que dés ce
soir mesme nous cessâmes de faire des
reflexions sur les incommoditez que
nous avions souffertes pendant le
voyage.

Le lendemain matin à la pointe du
jour nous fismes voile pour l'Isle de la
Tortuë, d'où nous n'estions qu'à sept
lieuës. Nous y moüillâmes l'anchre sur

Arrivée de
l'Autheur à la
Tortuë.
le midy septiéme jour de Juillet 1666.
Aprés que nous eusmes salüé le Fort
avec sept coups de canon, & que nostre
navire fut en parage, nous descendîmes
tous à terre, & allâmes salüer Monsieur

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le Gouverneur, qui nous attendoit
au bord de la mer avec les principaux
habitans de son Isle. Il nous receut
fort bien, & je fus assez heureux
dés ce premier jour de recevoir des
marques toutes particulieres de la grande
bonté qu'il a continuée dans toutes
les occasions où il a pû me faire du
bien, comme je le feray voir dans la
suite. Tous ceux qui estoient engagez
dans la Compagnie, dont j'estois du
nombre, furent conduits au magazin
du Commis general, à qui le Capitaine
du vaisseau apporta les paquets qui
contenoient les ordres de Messieurs de
la Compagnie. On nous donna à tous
deux jours pour nous rafraischir, &
nous promener dans l'Isle, en attendant
qu'on eust resolu ce à quoy on
nous vouloit employer. Les paquets
furent ouverts, & on trouva que Messieurs
de la Compagnie déposoient le
sieur le Gris leur Commis general, &
qu'ils donnoient sa commission au sieur
de la Vie, qui pour lors estoit Lieutenant
General dans l'Isle, avec ordre de
vendre tout ce que Messieurs de la
Compagnie pourroient avoir dans ce
lieu, de faire payer tout ce qui leur

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estoit dû, & de renvoyer le sieur le
Gris en France pour rendre ses comptes.

Le temps qu'on nous avoit donné
estant expiré, on nous fit venir, & on
nous exposa en vente aux habitans.
Nous susmes mis chacun à trente écus,
que l'on donnoit pour nous à la Compagnie,
qui nous obligeoit à les servir
trois ans pour cette somme, où pendant
ce temps ils pouvoient disposer de
nous à leur gré, & nous employer à ce
qu'ils vouloient. Je ne dis rien de ce
qui a donné lieu à mon embarquement,
suivi d'un si fàcheux esclavage,
parce que cela seroit hors de propos,
& ne pourroit estre qu'ennuyeux. Monsieur
le Gouverneur avoit dessein de
m'acheter pour me renvoyer en France,
voyant bien à mon visage que si je
rencontrois un mauvais Maistre, je ne
resisterois jamais aux fatigues du païs;
mais le sieur de la Vie m'avoit déja retenu,
ils eurent quelque differend làdessus.
Enfin je demeuray à ce méchant
Maistre; je puis bien luy donner ce
nom aprés ce qu'il m'a fait souffrir. Je
rapporteray la maniere dont il en a agy
avec moy, quand je parleray du traitement


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que les habitans ont accoûtumé
de faire à leurs serviteurs & à leurs
esclaves: cependant je donneray au chapitre
suivant la description de l'Isle de
la Tortuë, & je diray comme les François
y ont établi leur Colonie.