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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre XII.

Des Boucaniers Espagnols & François,
& de leur origine.

CErtains Indiens naturels des

Origine des
Boucaniers,
éumologie de
leur nom.
Antilles, nommez Caraïbes, ont
accoûtumé lors qu'ils font des prisonniers
de guerre, de les couper en pieces,
& de les mettre sur des manieres
de clayes, sous lesquelles ils font du
feu; ils nomment ces clayes Barbacoa,
& le lieu où elles sont, Boucan, &
l'action, boucaner, pour dire, rôtir &
fumer tout ensemble. C'est delà que
nos Boucaniers ont pris leur nom,
avec cette difference que les uns font
aux animaux, ce que les autres font
aux homme Les premiers qui ont
commencé à se faire Boucaniers étoient
habitans de ces Isles, & avoient conversé
avec ces Sauvages. Ainsi par habitude,
lors qu'ils se sont établis pour
chasser, & qu'ils ont fait fumer de la
viande, ils ont dit boucaner de la viande,

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& ont nommé le lieu boucan. Et
les Acteurs Boucaniers, dont ils ont
aujourd'huy le nom. Les Espagnols
appellent les leurs, Matadores de Tores,
& le lieu, Materia, cela veut dire,
tueurs de Taureaux & tuërie. Ils les appellent
aussi, Monteros qui veut dire
Coureurs de bois. Les Anglois nomment
les leurs Coulierdiers, qui veut
dire tueurs de Vaches. Je ne repeteray
point icy de quelle maniere, ny
quand les François sont venus sur cette
Isle, puis que je l'ay déja dit dans la
description que j'ay donnée de l'Isle de
la Tortuë, au commencement de cette
premiere Partie.

Employ des
Boucaniers.
Les Boucaniers ne font point d'autre
métier que de chasser. Il y en a
de deux sortes: les uns ne chassent
qu'aux bœufs pour en avoir les cuirs:
les autres aux Sangliers pour en avoir
la viande, qu'ils salent & vendent aux
habitans. Tous deux ont environ le
mesme équipage, & la mesme maniere
de vivre. Cependant, afin que les curieux
soient entierement informez de
toutes les particularitez qui les regardent,
j'en feray la description de chacun à part,
& de leur équipage, vie & actions.


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Page 149

Les Boucaniers qui chassent aux

Differentes
fortes de Boucaniers.

bœufs, sont ceux qu'on nomme veritablement
Boucaniers, car ils se veulent
distinguer des autres qu'ils nomment
Chasseurs. Leur équipage est une
Meute de vingt-cinq à trente chiens,
dans laquelle ils ont un ou deux venteurs
qui découvrent l'animal. Le prix
des chiens est reglé entr'eux, ils se les
vendent les uns aux autres six pieces de
huit ou six écus. J'ay oüi dire à ces
gens qu'un jour, un Maistre de navire
de la Rochelle, ayant veu faire marchandise
de chiens entre-eux, pour cette
somme, crut, qu'il feroit un grand
gain, s'il en apportoit. En effet, quand
il revint, il en apporta grand nombre
dans son navire, croyant les vendre
aux Boucaniers, mais ils se mocquerent
de luy: ainsi, il fut contraint de
laisser aller ces chiens, & perdit l'argent
qu'ils luy avoient coûté, & la
nourriture qu'il leur avoit donnée. Cela
fit qu'on le nomma marchand de chiens.
Il en eut un si grand dépit, que depuis
il n'est pas revenu traiter avec les
Boucaniers: ils ont avec cette Meute
Armes de
Boucaniers.
de bons fusils, qu'ils font faire exprés
en France. Un nommé Brachie à

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Dieppe & Gelin à Nantes, ont esté
les meilleurs ouvriers pour ces armes;
& ces fusils sont de quatre pieds &
demi de long, c'est à dire le canon.
La monture est autiement faite que
celle des fusils ordinaires de chasse,
dont on se sert en France. Cest pourquoy
on nomme ces armes fusils de
Boucanier. Ils sont tous d'un calibre,
tirant une balle de seize à la livre. Ces
gens portent ordinairement quinze ou
vingt livres de poudre; & la meilleure
vient de Cherbourg en basse
Normandie, qu'on appelle poudre de
Boucanier. Ils la mettent dans des
calebasses, bien bouchées avec de la
cire, de crainte qu'elle ne soit moüillée;
car ils n'ont aucun lieu pour la tenir
sechement.

Leurs habillemens.

Tous leurs habillemens, sont deux
chemises, un haut de chausse, une
casaque, le tout de grosse toille, & un
bonnet d'un cul de chapeau ou de
drap, où il y a un bord seulement devant
le visage, comme celuy d'un Carapoux.
Pour des souliers, ils en font
de peau de porc & de bœuf, ou de
vache. Ils ont avec cela une petite tente
de toile fine, afin qu'ils la puissent tordre

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facilement, & la porter avec eux en
Leur équipage.

bandoliere: car quand ils sont dans les
bois, ils couchent où ils se trouvent.
Cette tente leur sert pour reposer dessous,
& empescher les moucherons
dont j'ay parlé, lesquels sont si incommodes,
que sans cela il leur seroit impossible
de dormir. Lors qu'ils sont ain-
Leur socie-
té.
si équipez, ils se joignent toûjours deux
ensemble, & se nomment l'un & l'autre
Matelot. Ils mettent tout ce qu'ils
possedent en communauté, & ont des
valets qu'ils font venir de France, dont
ils payent le passage, & les obligent de
les servir trois ans.

Quand ils partent de la Tortuë, où
ordinairement ils viennent apporter
leurs Cuirs, & querir ce qu'ils ont besoin,
ils s'associent dix ou douze ensemble,
avec chacun leurs valets, pour
aller chasser en un quartier, où estant
arrivez, ils se disent les uns aux autres
où ils vont, & en cas qu'il y ait du peril,
ils se mettent tous ensemble: il y

Leurs cous-
tumes.
en a qui chassent seuls avec leurs valets,
qu'ils nomment Engagez. Quand ils
arrivent dans un lieu pour y demeurer
quelque temps, ils bâtissent de petites
loges, qu'ils nomment Ajoupas, qui

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est un mot Indien, qui signifie Loge:
ils les couvrent de ces queuës de Palmistes,
nommées Taches, dont j'ay
parlé: ils tendent leurs pavillons sous
ces Loges. Le matin ils se levent dés
que le jour commence à paroistre, &
font détendre les pavillons par leurs valets,
s'ils n'esperent pas revenir coucher
là; s'ils y reviennent, ils laissent un
homme pour les garder.

L'ordre
qu'ils suivent
en chassant.
Le Maistre va devant, & les valets &
tous les chiens le suivent sans se détourner
d'un pas, excepté le Venteur ou
Brac qui va à la recherche du Taureau.
Quand il en trouve un, il donne trois
ou quatre coups d'aboy; si-tost que les
autres chiens l'entendent, ils courent
de leur mieux, le Maistre & les valets
en font de mesme jusqu'à ce qu'ils soient
venus à l'animal: alors ils s'approchent
tous chacun d'un arbre, pour se garantir
de sa furie, en cas que le Maistre
manquast de le tuer du premier coup:
car ces animaux sont extrémement furieux,
lors qu'ils se sentent blessez. Sitost
que le Taureau est bas, le plus proche
luy va promptement couper le jaret,
de peur qu'il ne se releve. Aprés
le Maistre en tire les quatre gros os,

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Page 153
qu'il casse, & en succe la moëlle toute
chaude, cela luy sert de déjeuner; &
il donne un morceau de viande à son
Venteur, & laisse là un de ses gens
pour achever d'écorcher la beste, & en
porter le cuir au lieu où il luy marque,
ou quelquefois à l'endroit d'où ils sont
partis le matin, & aprés il poursuit la
chasse avec ses compagnons. Il empêche
les autres chiens de manger, à cause
qu'ils n'auroient plus de courage pour
la chasse, s'ils avoient mangé; c'est
pourquoy il ne leur donne de la viande
qu'à la derniere beste. Quand la premiere
qu'il tuë est une vache, il donne ordre
à celuy qui demeure pour l'écorcher,
de s'en aller le premier, & de
prendre de la viande pour faire cuire,
afin que les autres la trouvent preste à
leur retour. Ils ne prennent ordinairement
que les tetines des Vaches, &
laissent la chair de Bœuf & de Taureau,
parce qu'elle est trop dure.

Le Maistre poursuit donc la chasse

Leur maniere
de vivre.

de mesme jusqu'à ce qu'il ait chargé
tous ses valets de chacun un cuir, &
que luy-mesme en ait aussi. S'il arrive
qu'estant tous chargez & s'en revenant,
leurs chiens rencontrent encore quelques

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bestes, ils jettent là tous leur charge,
& s'ils la tuënt, ils l'écorchent, &
étendent le cuir, ou le mettent à un arbre,
de peur que les chiens sauvages ne
le prennent, & le lendemain ils le viennent
querir. Estant arrivez le soir au
lieu d'où ils sont partis le matin, qui est
celuy qu'ils appellent, comme j'ay dit,
Boucan, chacun va brocheter sur un
cuir, c'est à dire l'étendre sur la terre,
& l'attacher avec soixante & quatre chevilles
qu'ils chassent en terre tout autour
de ce cuir, qui le tiennent étendu, le
dedans de la peau en haut. Ils nomment
cela en termes propres brocheter un
cuir.
Aprés que le cuir est ainsi étendu,
ils le frottent de cendres & de sel battus
ensemble, afin qu'il seche plûtost,
ce qui arrive dans peu de jours. Dés
que cela est fini, ils vont manger de la
viande que le premier venu a fait cuire.
L'aprest de cette viande n'est pas grand,
ils la font seulement cuire dans une
chaudiere qu'ils portent toûjours avec
eux, y mettant de l'eau & du sel. Estant
cuite, un d'eux la tire du pot au bout
d'un morceau de bois pointu, & la pose
sur une Tache, qui luy sert de plat; &
aprés avec une cuilliere de bois il ramasse

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la graisse, qu'il met dans une calebasse;
& ensuite il presse le jus de quelques
mons que l'un d'eux aura apporté,
y joignant un peu de Piment,
qui donne le goût & le nom à cette
sausse, qu'ils appellent Pimentade.

Cela estant fait, on met la Tache sur
laquelle est la viande, à une belle place,
& la calebasse où est la Pimentade, au
milieu: chacun s'arme de son coûteau
& d'une brochette de bois, au lieu de
fourchette, & s'assied tout autour de
cette Tache, & tous mangent de bon
appetit. Ce qui reste on le donne aux
chiens.

Aprés que ces gens ont ainsi soupé,
s'il y a encore du jour, les Maistres se
vont promener en fumant leurs pipes de
tabac: car c'est leur ordinaire, si-tost
qu'ils ont mangé, de fumer, & de voir
s'ils ne trouveroient point quelques
avenuës: c'est à dire des chemins tracez,
que les Taureaux font dans le
bois. Ils se divertissent encore à tirer au

Divertissement
des Boucaniers.

blanc, pendant que leurs serviteurs hachent
du Tabac, ou étendent certaines
peaux des jambes des Taureaux, dont
ils se servent pour faire des souliers. Ils
se mettent souvent dans des places, où

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il y a des Orangers; & s'il s'en trouve
quelqu'un qui soit proche de leur boucan,
ils tirent à balle seule à qui abbattra
des Oranges sans les toucher, en
coupant seulement la queuë avec la
balle seule. Ces gens tirent parfaitement
bien; ils font aussi exercer leurs valets,
lors qu'ils leur plaisent, & qu'ils les aiment,
car il y en a d'entr'eux qui les
maltraitent.

Employ des
Boucaniers
penible.
Ce mestier est à la verité un des plus
rudes qui se fassent dans la vie. Lorsque
le matin on donne un cuir, qui peze
pour le moins cent ou six-vingt livres,
à un homme, à porter quelquefois trois
ou quatre lieuës de chemin dans des
bois & des haliers pleins d'épines & de
ronces, que l'on est souvent plus de deux
heures à faire un quart de lieuë de chemin,
cela ne peut estre que fascheux
à un homme qui n'a jamais fait ce mêtier
là. On voit de ces Boucaniers qui
font si barbares, qu'ils assomment de
coups un garçon lors qu'il ne fait pas
à leur gré. Il s'en trouve à la verité
quelques-uns d'assez raisonnables, qui
ne chassent point le Dimanche, & qui
laissent reposer leurs valets; mais ils les
envoyent le matin tuer un Sanglier,

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pour se regaler toute la journée. Ils le
font rôtir tout entier, & le fendent auparavant,
pour en oster les entrailles,
& le mettent à une broche soûtenuë sur
deux petites fourches, puis ils font du
feu des deux costez.

Un de ces Boucaniers avoit coûtume
le Dimanche de faire porter ses cuirs
au bord de la mer par ses serviteurs, de
peur que les Espagnols ne les prissent &
ne les brûlassent: car lors qu'ils trouvent
leurs boucans, ils coupent les cuirs en
pieces, ou les brûlent. Un de ces va-

Histoire au
sujet de la
dureté des
Boucaniers.
lets dit un jour à son Maistre, qu'il
n'avoit pas raison de le faire travailler
le Dimanche, & que Dieu l'avoit étably
pour se reposer, disant: Tu travailleras
six jours, & le septième tu
te reposeras:
Et moy, reprit le Boucanier,
je dis que six jours tu tuëras des
Taureaux, pour en avoir les cuirs, & le
septiéme tu les porteras au bord de la
mer; & en luy faisant ce cõmandement, il
le luy imprima sur le dos à grands coups
de bâton. Il faut endurer, car il n'y a
point là où se sauver; ce ne sont que des
bois & des montagnes, & si quelqu'un
s'échape & qu il encontre les Espagnols,
il n'est pas seur de sa vie, car n'entendant

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point leur langue, ils le tuënt avant
qu'il se puisse expliquer, & leur dire
qu'il est esclave & fugitif.

Quand ils portent leurs cuirs au bord
de la mer, ils font des charges reglées
qui sont d'un Bœuf & de deux Vaches,
j'entens le cuir seulement, mais ce sont
leurs termes; ou bien trois cuirs de demi
Taureaux, c'est à dire qui sont encore
jeunes: ils les nomment Bouvarts,
ils mettent trois Bouvarts pour deux
Bœufs, & deux Vaches pour un Bœuf.
Ils plient ces cuirs en banette, afin que
cela ne les incommode point lors qu'ils
marchent dans les bois parmy les arbres.
Ils nomment, comme je l'ay déja
dit, ces charges banettes, & les vendent
aux Marchands six pieces de huit.
On ne compte là que par la monnoye
qui y court, qui sont les pieces de huit
Espagnoles; car il n'y a point de monnoye
Françoise. On voit des Boucaniers
si alegres, & qui courent avec tant de
vîtesse, qu'ils lassent souvent les Bœufs,
les attrapent à la course, & leur cou-

Vîtesse des
Boucaniers à
la course.
pent le jatet. Un Mulastre nommé
Vincent des Rosiers a esté le premier
de son temps pour cela: car on a remarqué
que de cent cuirs de Bœuf

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qu'il envoyoit en France, il n'y en
avoit pas dix qui fussent percez de balles,
ce qui faisoit voir qu'il les avoit
attrapez à la course.

Les Boucaniers dont j'ay parlé, qui

Boucaniers
qui chassent
aux Sangliers.
ne chassent qu'aux Sangliers, ont leur
équipage comme ceux-cy, leurs chiens,
armes, hardes, valets: Ils chassent de
la mesme maniere les Sangliers, que les
autres font les Bœufs, excepté qu'ils
accommodent la viande autrement qu'on
ne fait les cuirs. Lors qu'ils sont venus
le soir de la chasse, chacun écorche
le Sanglier qu'il a apporté, & en oste
tous les os; il ne laisse que la viande,
qu'il couppe par éguillettes longues d'une
brasse, ou plus, selon qu'elle se trouve,
ou de mesme que les femmes font
la pance des Cochons en France, pour
faire des Andoüilles. Quand cette vian-
Leur a.
niere d'en
aprester la
char.
de est ainsi coupée, ils la mettent sur
des Taches, & la soupoudrent de sel
battu fort menu, ils la laissent comme
cela jusqu'au lendemain, quelquefois
moins, selon qu'elle a tost pris sel, &
qu'elle jette sa saumure; aprés ils la
prennent & la mettent au boucan.

Or ce boucan est une loge couverte
de Taches, qui la ferment tout autour.


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Il y a vingt ou trente bâtons gros comme
le poignet, & longs de sept à huit
pieds, rangez sur des travers, environ
à demy pied l'un de l'autre: on y met
la viande, & on fait force fumée dessous,
où pour cela ils brûlent toutes
les peaux des Sangliers qu'ils tuënt,
avec leurs ossemens tirez de la chair,
afin de faire une fumée plus épaisse. A
la verité cela vaut mieux que du bois
seul: car le sel volatil qui est contenu
dans la peau & dans les os de cette
viande, s'y vient attacher, ayant bien
plus de simpatie que non pas le sel volatil
du bois, qui monte avec la fumée.
Aussi cette viande a un goût si excellent,
qu'on la peut manger en sortant
de ce boucan, sans la faire cuire: &
quand mesme on n'en auroit jamais vû,
& qu'on ne sçauroit pas ce que c'est,
l'envie prendroit d'en manger en la
voyant, tant elle a bonne mine; car
elle est vermeille comme la Roze, & a
une odeur admirable: mais le plus
grand mal c'est qu'elle ne dure que
tres-peu de temps dans cet état. Lorsque
cette viande a demeuré comme cela six
mois aprés avoir esté boucanée ou fumée,
elle n'a plus de goût que de sel.


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Quand ces gens ont amassé de cette
maniere certain nombre de viande, ils
la mettent en paquet, ou en balot, dans
ces taches qui servent à l'emballer: Ils
sont les pacquets ordinairement de
soixante livres de viande nette; outre
cela ils amassent le seing doux du Potcsanglier,
qu'ils fondent & mettent dans
des pots, pout les débiter ensuite aux
Habitans. Ils vendent chaque pacquet
de viande six pieces de huit, & chaque
Potiche de Manteque: car c'est ainsi
qu'ils nomment cette graisse, six pieces
de huit encore.

Le plus mal-habile de la troupe demeure
au lieu qu'on nomme Boucan,
pour apprester à manger aux autres, &
pour faire fumer la viande. Il y a des
habitans qui envoyent quelquefois en
ces lieux de leurs Engagez, lors qu'ils
sont malades, afin qu'en mangeant
quantité de viande fraîche, qui est une
tres-bonne nourriture, ils se puissent remettre
en santé.

Aprés que ces gens ont fait leur travail,
ils vont se divertir tout de mesme
que les autres Boucaniers: Cette vie
n'est pas la moitié si rude que celle des
premiers: aussi n'est-elle pas si prositable:


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Ces Boucaniers font une grande
destruction de Sangliers: car ils ne
se servent pas de tous ceux qu'ils tirent;
mais ils les choisissent: c'est à dire, que
quand ils ont tué un Sanglier qui est
un peu maigre, ils n'en veulent point,
le laissent là, en vont chercher un autre,
& font toûjours de mesme, jusqu'à
ce qu'ils ayent fait leur charge, selon
qu'ils le souhaittent: si bien qu'ils
tuent quelquefois cent Sangliers pour
un jour, sans en rapporter plus de dix
ou douze d'un si grand nombre.

Un Boucanier
frape son serviteur,
le
aisse pour
mortdans un
bois. Ce qui
luy arriva.
Ces Boucaniers ne sont pas plus
indulgens envers leurs serviteurs que
les autres. L'un d'entr'eux voyant un
jour que son Valet qui estoit nouveau
venu de France, ne le pouvoit suivre,
transporté de colere luy donna un coup
de la crosse de son fusil par la teste,
qui fit tomber ce pauvre garçon en
sincope; le Boucanier crût l'avoir tué
& le laissa là; & étant revenu, il dit
aux autres que ce garçon estoit Maron,
& que peut-estre il vouloit s'aller
rendre aux Espagnols. Maron est un
mot que ces gens ont entr'eux, pour
dire que leurs serviteurs ou leurs chiens
se sauvent: Ce mot est Espagnol, qui

163

Page 163
signifie beste fauve ou sauvage.

Ce Maistre Boucanier n'estoit peutestre
pas encore loin que son Valet se
releva, & tâcha à le suivre; mais comme
il n'étoit pas bien accoustumé
dans ces bois, il ne pût jamais trouver
la trace de son Maistre, & y demeura
quelques jours sans se pouvoir reconnoistre,
ny mesme trouver le bord de
la mer. La faim commença à le presser,
qui l'obligea de manger de la viande
qu'il portoit toute cruë: car il n'avoit
rien pour battre du feu, ny mesme de
coûteau, que son Maistre luy avoit
osté, croyant qu'il fût mort, parce
qu'il ne vouloit pas perdre une guaine
qu'il luy avoit donnée, dans laquelle
étoient deux coûteaux, & une Bayonnette
que ces gens portent ordinairement
à leur ceinture, pour écorcher
les bestes qu'ils tuent. Tellement que
ce pauvre garçon estoit au desespoir,
n'ayant pas l'industrie qu'un autre accoûtumé
à ce païs auroit pû avoir. Il
avoit pour compagnie un des chiens de
son Maistre qui estoit resté avec luy,
& qui ne l'abandonnoit point.

Ce Garçon ne faisoit tous les jours
qu'aller & venir dans le bois, sans sçavoir


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Page 164
où il alloit: Bien souvent il montoit
sur quelque Montagne quand il
en rencontroit, d'où il voyoit la mer:
Mais quand il estoit descendu & qu'il
pensoit la trouver, le moindre chemin
des bestes qui s'offroit à luy, estoit
cause qu'il perdoit sa route. En marchant
par les bois, son chien que la
faim pressoit aussi bien que luy, questoit
sans cesse. Quelquefois il rencontroit
des Truyes qui avoient des petits;
il se jettoit sur ces petits & en étrangloit
quelqu'un. Ce Garçon secondoit
son chien, il couroit aussi dessus,
& quand ils avoient pris quelque chose,
le Chien & le Maistre mangeoient
ensemble du mesme mets: Ayant ainsi
passé quelque temps', & s'estant fait
à manger de la viande cruë qui ne luy
manquoit plus: Accoûtumé à cette
chasse, il sçavoit les lieux où il devoit
aller pour attraper bien tost quelque
chose: Il trouva un jour de petits
Chiens sauvages qu'il éleva: il les apprit
à chasser, instruisit mesme des Sangliers
qu'il avoit pris en vie par divertissement.
Aprés avoir mené cette vie
prés d'une année, il se trouva inopinément
au bord de la mer; mais il n'y

165

Page 165
rencontra point son Maistre, & à toutes
les apparences, il y avoit déja quelque
temps qu'il étoit hors de là.

Ce Boucanier étant accoutumé à la
vie qu'il menoit, ne se donna plus de
chagrin, jugeant que tôt ou tard il rencontreroit
des gens, soit Espagnols,
ou François: En effet, au bout de
quatorze mois il se trouva parmi une
troupe de Boucaniers, avec lesquels il
se mit, & leur conta son histoire, comme
je la viens de reciter. Il leur causa
quelque frayeur, parce que son Maître
leur avoit dit qu'il s'étoit rendu
Sauvage; ils crurent par là qu'il estoit
peut-estre avec les Espagnols, quoy
que l'état où ils le voyoient, dust bien
leur faire connoistre qu'il n'en estoit
rien, puis qu'il n'avoit qu'un méchant
haillon, resté d'un calçon & d'une
chemise, de quoy il cachoit sa nudité,
avec un morceau de chair cruë penduë
à son costé, étant suivi de deux
Sangliers & de trois chiens, tellement
accoûtumez avec luy, & les uns avec
les autres, qu'ils ne voulurent jamais
le quitter. Il alla avec ces Boucaniers,
qui le mirent en liberté; c'est à dire,
hors du service de son Maistre, & luy


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donnerent des armes, de la poudre, &
du plomb pour chasser comme eux;
en sorte qu'il est devenu un des plus
fameux Boucaniers qu'il y ait eu en cette
coste.

On a remarqué que ce garçon étant
revenu avec les Boucaniers, eut bien de
la peine à s'accoûtumer à la viande
cuite: Lors qu'il en mangeoit, outre
qu'elle ne luy sembloit pas bonne, elle
luy faisoit mal, en sorte qu'il se plaignoit
de l'estomac; si bien que quand
il écorcheoit un Sanglier, il ne pouvoit
s'empescher d'en manger quelquefois
un morceau tout crû.

Comme les
Boucaniers
recompensent
leurs Valets.
La recompense que les Boucaniers
donnent à leurs Valets, lors qu'ils ont
servi trois ans; c'est un fusil, deux livres
de poudre, six livres de plomb,
deux chemises, deux calçons & un
bonnet: Et aprés qu'ils ont esté leurs
Valets, ils deviennent leurs Camarades,
vont aussi chasser avec eux, & deviennent
Boucaniers. Quand ils ont
certaine quantité de Cuirs, ils les envoyent
en France: Quelquefois ils y
vont eux-mesmes, & ramenent de là
des Valets, qu'ils n'épargnent non plus
qu'on les a épargnez.


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Page 167

Ces gens vivent fort librement les

Tout est
commun entr'eux.

uns avec les autres, & se gardent une
grande fidelité. Quand quelqu'un trouve
le coffre d'un autre, où est sa poudre,
son plomb, & sa toille, il ne fait
point de difficulté d'en prendre s'il en
a besoin: Et lors qu'il rencontre celui
à qui c'est, il luy dit ce qu'il a pris,
& luy rend quand il en a la commodité.
Ils se font cela les uns aux autres
sans façon.

Autrefois quand deux avoient dif-

Comme ils
accommodoient
leurs
differends.
ferend ensemble, les autres les accommodoient,
& si cela ne se pouvoit, &
que les parties demeurassent trop opiniastres,
ils se faisoient raison eux-mesmes,
en vuidant leur differend à coups
de fusil. Ils premeditoient une certaine
distance, pour se mettre l'un contre
l'autre, & le sort decidoit qui tireroit
le premier. Si le premier manquoit son
coup; l'autre tiroit s'il vouloit. Quand
il y en avoit un de mort, on jugeoit
s'il avoit esté bien ou mal tué, s'il ne
s'y estoit point commis de lascheté, si
son arme estoit en ordre pour tirer, si
le coup estoit donné par devant. Le
Chirurgien en faisoit la visite pour voir
l'entrée de la balle; si on trouvoit que

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la balle entrât par derriere, ou trop de
costé, l'on imputoit cela à une persidie.
Aussi-tost l'on attachoit celui qui
avoit fait le coup à un arbre, où il avoit
la teste cassée d'un coup de fusil. C'est
ainsi qu'ils se faisoient justice les uns
aux autres: Mais depuis qu'ils ont eu
des Gouverneurs, ils n'en ont plus usé
de cette maniere, & quand ils ont quelque
differend, ils viennent devant eux,
& aussi tost ce differend est terminé.

Boucaniers
Espagnols.
Les Boucaniers Espagnols qui se
nomment entr'eux, Matadores, ou
Monteros, chassent d'une autre maniere
que les François. Ils ne se servent
point d'armes à feu, mais de Lances,
& de Croissans: Ils ont des meutes de
chiens comme les François quand ils
chassent, il y a deux ou trois Valets qui
suivent & animent les chiens: & quand
ils ont trouvé un Taureau, ils le poussent
dans une prairie, où le Boucanier,
ou Matadore, se trouve, monté
à cheval, qui court luy couper le jaret,
& aprés le tuë avec sa lance: Cette
chasse est tres-plaisante à voir, car
outre que ces gens y sont adroits, ils
font autant de ceremonies, & de détours,
que s'ils vouloient courir le Taureau

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devant le Roy d'Espagne: mais
ces animaux estant en fougue crevent
des chevaux, blessent & mesme tuent
des hommes. Je les ay veu chasser
avec plaisir, sur cette Isle & sur celle
de Cuba, au deuxiesme voyage que
j'ay fait à l'Amerique en 1672. où j'aperceus
à Cuba un Espagnol, à qui
un Taureau creva trois chevaux, avant
qu'il l'eût pû tuer: aussi fit-il un vœu
à Nostre-Dame de la Gadeloupe, qui
l'avoit délivré de ce peril.

Les Chasseurs Espagnols font sei-

Delicatesse
des Boucaniers
Espagnols,

cher leurs cuirs comme les François:
mais ils n'ont pas tant de peine; car ils
ont des Chevaux pour les porter, &
les lieux dont ils se servent à cet effet,
sont beaucoup plus commodes. Ils preparent
leur manger avec plus de circonstance,
& ne mangent point leur
viande sans pain, ou Casave, outre
qu'ils ont avec eux plusieurs petits regals,
de vin, eau de vie, confitures.
Ils sont aussi dans leurs habits infiniment
plus propres, & fort curieux d'avoir
toûjours du linge blanc.

Ces deux Nations se font continuel-

Animosité
des Boucaniers
François
& Espagnols,

lement la guerre: les Espagnols ont fait
leur possible pour chasser les François,

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& dans ce dessein, ils ont formé cinq
Compagnies de Soldats, qu'ils nomment
Lanceros, à cause que leurs armes,
ne sont que des lances. Ces cinq
Compagnies, sont chacune de cent
hommes. Il en doit toûjours aller la
moitié en campagne, pendant que
l'autre se repose: & quand il y a quelque
grande entreprise, tout le Corps
est obligé de marcher. Ils sont à cheval
& n'ont que quelques Mulatres à
pied, pour épier où sont les François,
Snrprises,
que font les
Esp agnols
aux François.
qui les sçavent toûjours éviter. Cependant
ils n'ont pas laissé d'en massacrer
beaucoup par surprise: car lors qu'ils
sont sur leur garde, ils sçavent bien
s'en dessendre; outre qu'ils n'osent pas
les attaquer quand ils sont à découvert;
parce qu'ayant de bonnes armes à feu,
& estant fort adroits à tirer, jamais
les Espagnols ne leur peuvent rien
faire.

Je donneray icy quelques exemples
de la subtilité des Boucaniers François,
lors qu'ils se rencontrent avec ces Soldats
Espagnols, qu'ils nomment la Cinquantaine.
Quand ils sçavent que cette
Cinquantaine est en campagne, ils s'avertissent
tous, avec ordre, que le premier


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qui la d?couvrira, le fera sçavoir
aux autres, afin que s'il y a moyen
de les attaquer, on n'en perde point
l'occasion. Les Espagnols de leur costé
ne manquent pas de faire épier, où les
François ont leur boucan, afin, s'il est
possible, de les y surprendre de nuit
& en temps pluvieux, pour les massacrer,
sans qu'ils se puissent servir de
leurs armes.

Un jour un Boucanier François

Avantures
à cet égard.
estant party le matin avec son valet,
pour aller chasser selon qu'il avoit accoûtumé,
se rencontra au milieu
d'une troupe d'Espagnols qui estoient à
cheval avec leurs lances. Ils avoient si
bien entouré ce Boucanier & son valet,
qu'il ne pouvoit en échaper; mais une
genereuse resolution le tira d'affaire: son
valet qui luy estoit fidele, n'en eut pas
moins que luy. Ils semirent tous deux
dos à dos, & répandirent chacun leur
poudre & leurs balles dans leur bonnet.
Ils attendoient les Espagnols dans
cette posture. Les Espagnols qui n'avoient
que des lances, les tenoient seulement
enfermez dans un rond qu'ils
avoient formé, sans approcher, leur
criant seulement de loin, qu'ils se rendissent,

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& qu'ils leur donneroient bon
quartier, puis qu'ils ne vouloient point
leur faire de mal, mais seulement executer
l'ordre de leur General. Ces deux
François leur répondirent, qu'ils ne se
rendroient jamais, & ne leur demandoient
point de quartier: mais que s'ils
approchoient, il leur en couteroit bien
cher. Aucun des Espagnols ne voulut hazarder;
en effet le premier qui auroit avancé,
auroit payé pour les autres, & pas un
ne voulut être le premier. Ainsi ils furent
contraints de laisser les deux Boucaniers
& de s'enfuir promptement, de peur
qu'ils ne leur joüassent mauvais party.

Un autre Boucanier estant un jour
seul à chasser, se trouva en pareille occasion,
lors qu'il traversoit une prairie
qu'on nomme la Savana. Il fut
surpris par une troupe d'Espagnols à
cheval, le Boucanier voyant qu'il avoit
beaucoup de chemin à faire, avant que
de pouvoir gagner le bois, & que les Espagnols
pouvoient estre à luy auparavant
qu'il y fût, s'avisa de cette ruse. Il
mit son arme en état, commença à courir
sur eux, & à crier à moy, à moy, comme
s'il avoit eu beaucoup de monde
avec luy, & qu'il eût cherché les Espagnols,


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ce qu'ils crurent & prirent la
fuite à toute bride. Si-tost qu'il les
vit partis, il coupa dans le bois pour
s'échaper luy-mesme. Je pourrois faire
un volume entier de semblables rencontres
entre ces deux Nations, depuis
que les François sont sur cette
Isle: mais ces deux exemples & tout
ce que j'en ay dit, suffiront au Lecteur
pour pouvoir juger du reste.

Les Espagnols voyant qu'ils ne pou-

Resolution
des Espagnols,
afin
d'empescher
la chasse aux
François.
voient par le moyen de leur Cinquantaine
détruire les François, ny leur
faire abandonner l'Isle, ou du moins
la chasse, resolurent de détruire le
bétail, afin d'obliger par ce moyen les
Boucaniers François à tout quitter, lors
qu'ils ne trouveroient plus rien. Ils
mirent leur dessein en execution & détruisirent
tout le bétail, que les François
avoient accoûtumé de chasser. Ces
lieux, sont, Lamana, Monte Cristo,
Baya-ha, Ilabella, Limonada, Iaqsi,
Caracol,
le trou Charles Morin, jusques
à l'Ancon de Loüise, aux Gonaittes,
dans le Cul de sac, à la bande du
Zud. Là ils ont toûjours esté libres:
car les François n'y sont jamais venus,
pendant que les Espagnols détruisoient,

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le bétail, soûtenus de leur Cinquantaine,
qui empeschoit les François de
rien faire, & les contraignoit de ceder
à la force.

Cette destruction faite tant par les
Espagnols que par les François, & comme
j'ay déja dit, par les chiens sauvages,
est cause que presentement il y a
bien peu de bestes; & aussi n'y a-t'il
que tres peu de Boucaniers. Dés le
temps que j'en partis, le nombre commençoit
bien à diminuer. Les Espagnols
cependant n'y ont rien gagné:
car lors qu'il n'y a plus eu de chasse,
ils ont fait des habitations, où ils plantent
du tabac: Et le nombre des habitans
François, est aujourd'huy si grand
sur cette Isle, que le Roy de France,
sans employer d'autres forces, que celle
de ses Sujets, peut défaire tous les gens
d'armes qui y sont, & tous ceux que
l'Espagne y voudroit y envoyer.