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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre. V.
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 XII. 
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Chapitre. V.

La Compagnie Occidentale, qui avoit
pris possession de cette Isle, l'abandonne,
& donne permission aux
Marchands d'y negocier. Etat du
Gouvernement de Monsieur d'Ogeron
sur cette Isle jusques à present.

MOnsieur d'Ogeron estant en possession
de ce Gouvernement,
songea plus à l'accroissement de la Colonie,
que tous les autres n'avoient
fait. Il avoit un navire à luy, dans lequel
il estoit venu, par son ordre, beaucoup
de monde de France; il faisoit va-

Maniere de
gouverner de
M. d'Ogeron.
loir les marchandises des habitans, qu'il
leur donnoit à crédit, afin de les obliger
à rester, & à oublier les commoditez
de la France, trouvant là tout ce
qu'ils souhaitoient. Il ne laissa pas de
maintenir les Corsaires, les Avanturiers
& les Boucaniers, & tâchoit de les
attirer. En ce temps-là il y avoit guerre
entre les Espagnols & les Portuguais: il
leur faisoit donner des Commissions
Portuguaises, pour piller sur les Espagnols,

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& ils amenoient leurs prises à la
Tortuë. Il a fait habiter presque toute
la bande du Nord de l'Isle Espagnole,
depuis le port Margot, où il y avoit
une habitation, jusques aux trois Rivieres,
qui sont vis-à-vis la pointe du
Ponant de la Tortuë. Les habitations
du cul de sac de cette Isle ont esté presque
toutes faites pendant qu'il a gouverné;
ce qui a attiré beaucoup de monde
des Isles Antilles, & de France. Tous
les Quartiers estoient fournis d'Officiers,
que Monsieur Ogeron prenoit
parmy les habitans mesmes, afin de
garder une bonne discipline, & de faire
mieux executer ses ordres. Par ce moyen
il empeschoit les troubles, il accommodoit
les differends, si bien que chacun
vivoit content. Et afin d'engager de
plus en plus les habitans d'y demeurer,
il fit venir de France grand nombre de
femmes, maria la pluspart de ces habitans,
qui donnerent envie aux Boucaniers
& aux Avanturiers de faire de
mesme.

Messieurs de la Compagnie ne voyant
en deux années qu'ils avoient esté possesseurs
de la Tortuë, que fort peu ou
point de retour des marchandises qu'ils


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y avoient envoyées, resolurent d'y faire
payer ce qu'on leur devoit, & d'y
laisser aller les Marchands traiter avec
liberté. Ils envoyerent, comme j'ay déja
dit, cet ordre dans le navire nommé
le S. Jean, en l'année 1666. Monsieur
d'Ogeron se servit de cette occasion
pour y faire venir des navires Marchands,
où il estoit interessé, qui apportoient
assez de marchandises, & en
remportoient d'autres qui se faisoient
là, comme le Tabac & les Cuirs. L'année
suivante il fut luy mesme en France,
laissant Monsieur de Poincy son
neveu pour gouverner en sa place.

Estant arrivé en France, il fit con-

Pourquoy
M. d'Ogeron
va negocier
en France.
noistre l'état de cetre Colonie à quelques
particuliers, & les pria de luy faire
renouveller sa Commission, & de s'associer
avec luy, & qu'il les feroit participer
aux grands profits que l'on pouvoit
tirer de ce païs. Ces particuliers
s'associerent avec Monsieur d'Ogeron,
à condition qu'ils envoyeroient tous les
ans douze navires qu'il feroit charger
là, qu'il fourniroit les habitans d'esclaves,
& qu'il détruiroit les Chiens
sauvages qui sont sur l'Isle Espagnole,
afin qu'elle pust se repeupler des bestes

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que ces animaux détruisent.

L'année d'aprés Monsieur d'Ogeron
retourna à la Tortuë, où il fit signifier
sa Commission aux habitans, qui le receurent
fort bien. Il leur promit qu'ils
ne manqueroient de rien, qu'ils pourroient
envoyer leurs marchandises pour
leur compte, sans estre obligez de pren-

Ce qui arriva
au retour
de M. d'Ogeron
à la Tortuë.

dre celles de la nouvelle Compagnie.
Les Marchands étrangers & François
n'osoient venir auparavant negocier à
la Tortuë, ny à la coste de S. Domingue:
Il n'y venoit que des Bâtimens de
cette Compagnie, qui estoient si petits,
que les habitans ne pouvoient y
embarquer leurs marchandises que par
faveur; & on préferoit les principaux,
à qui on donnoit des billets adressans
aux Capitaines des vaisseaux; si bien
que la marchandise des autres se pourrissoit
avant qu'ils la pussent embarquer.
On leur défendoit expressément de traiter
avec les Etrangers, tels qu'ils fussent.
Peu de temps aprés que Monsieur d'Ogeron
eut fait ces défenses, deux vaisseaux
Zelandois arriverent à la coste de
S. Domingue. Aussi-tost que les habitans
eurent veu leurs pavillons, ils s'embarquerent
dans leurs Canots, & furent

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à bord de ces Flamans, qui les receurent
fort bien, & leur donnerent du
vin & de l'eau de vie, & tout ce qu'ils
voulurent. Ceux qui furent des premiers
à bord, les prierent de vouloir
rester à la coste, & leur dirent que les
habitans seroient bien aises de traiter
avec eux, & qu'il y avoit assez de Tabac
fait pour les charger. Ces gens qui
ne cherchoient point d'autre occasion,
& voyant qu'il n'y avoit aucun Fort,
& que ce païs ne dépendant point du
Roy de France, ils ne pourroient courir
aucun risque, se determinerent à le
faire.

Monsieur d'Ogeron en estant averty,
renouvella la défense aux habitans
de negocier avec les Etrangers; mais
voyant leur avantage, ils mépriserent
ses défenses, disant qu'ils estoient sur
une terre neutre, qu'ils n'appartenoient
à aucuns interessez du Roy de France,
& que par consequent on ne pourroit

Les Zelandois
viennen-
negocies
pas les assujettir: si bien qu'ils traite
rent avec les Zelandois, qui leur donnerent
les marchandises un tiers à meilleur
marché que Monsieur d'Ogeron.
Ils embarquerent aussi des marchandises
pour leur compte, & firent promettre

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aux Zelandois qu'ils reviendroient
l'année suivante.

Peu de temps aprés que les Zelandois
furent partis, Monsieur d'Ogeron arriva
en ce lieu avec deux Bastimens qui
estoient venus de France chargez de
marchandises pour ces gens. Ils se liguerent
tous ensemble, & resolurent de
ne point recevoir Monsieur d'Ogeron,

Les François
se rebel-
ient.
& tirerent quelques coups de Fusil sur
ses Chaloupes qui vouloient descendre
à terre; si bien qu'il fut contraint de se
refugier à la Tortuë, craignant un plus
grand mal. Si tost qu'il y fut arrivé, il
dépescha un vaisseau pour la France,
& un autre pour les Isles des Antilles,
afin d'avoir du secours pour reduire ces
rebelles, lesquels se voyant pressez, allerent
par toute la coste où il y avoit
des François, leur faire prendre les armes,
& menacer ceux qui refusoient
de le faire, de les massacrer, ou de brûler
leurs habitations. Ils furent mesme
dans le dessein de se saisir de la Tortuë,
& d'en chasser Monsieur d'Ogeron,
disant que quand ils seroient les maîtres,
ils auroient assez de secours des
Hollandois, qui ne demandoient pas
mieux que de traiter avec eux. Quelques

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mois s'écoulerent, aprés lesquels
Monsieur d'Ogeron receut du secours
de la part de Monsieur le Chevalier de
Sourdis, qui pour lors estoit dans les Isles
avec quelques navires de guerre, qui mirent
du monde à terre. D'abord ils firent
arrester deux ou trois de ces mutins,
dont on en pendit un: l'on traita avec
les autres, & Monsieur d'Ogeron leur
Soûmission
des Rebelles.
promit qu'il ne les laisseroit plus manquer
de navires ny de marchandises.

Les Zelandois qui estoient sur le
point de revenir, furent avertis de ce
qui s'estoit passé, & craignant qu'on
ne leur joüast un mauvais tour, n'oserent
y aborder. Quelque temps aprés
Monsieur d'Ogeron voyant que ses desseins
ne reüssissoient pas, permit à tous
les Marchands François d'y trafiquer en
payant cinq pour cent de sortie & d'entrée.
Il y en va aujourd huy un si grand
nombre qu'ils se nuisent les uns aux autres,
en sorte qu'il s'en trouve peu qui
ne retournent avec perte. Je ne dis pas
qu'il n'y ait du profit à faire, mais cela
est difficile sans la communication des
Etrangers.

Cette disgrace n'a pas empesch? que


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Plusieurs
familles de
Bretagne &
d'Anjou vien-
net s'établir
à la Tortuë.
Monsieur d'Ogeron n'ait beaucoup
augmenté cette Colonie; il y a fait venir
quantité de familles de Bretagne &
d'Anjou, qui presentement y sont bien
établies, & y vivent paisiblement. Les
Avanturiers & les Boucaniers n'y sont
plus en si grand nombre, parce qu'il n'y
a plus de chasse, toutes les bestes à corne
estant détruites par les deux Nations:
car les Espagnols voyant qu'ils ne pouvoient
empescher les François, qui détruisoient
presque toutes ces bestes, en
firent de mesme, croyant que quand
il n'y auroit plus rien, les François seroient
contraints de se retirer. Mais au
contraire ne trouvant plus le moyen de
chasser, ils ont fait des habitations, &
se sont rendus aussi puissans que les Espagnols,
excepté qu'ils n'ont pas des
Villes ny des Forteresses.

Depuis ce petit trouble, Monsieur
d'Ogeron a gouverné ces gens-là assez
tranquillement, & estant venu en France
il y est mort Monsieur de Poincy
son neveu, dont j'ay deja parlé, luy a
succedé. Tous les habitans sont tres satisfaits
de luy, & vivent aujourd'huy
fort contens sous son gouvernement.