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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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 I. 
Chapitre I.
 II. 
 III. 
 IV. 
 V. 
 VI. 
 VII. 
expand sectionVIII. 
 IX. 
 X. 
expand sectionXI. 
 XII. 
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Chapitre I.

La vie de Morganinsigne Avanturier.

MOrgan est né de la Pro-

Naissance
adresse, bonheur
& genie
de Morgan.
vince de Walles en Angleterre
Son pere estoit un Laboureur
aisé: toutefois le fils
ne se pouvant reduire aux occupations

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que le pere luy preserivoit, se sauva de
sa maison, & passa à la Barbade dans
les Isles des Caraibes, qui appartiennent
aux Anglois. Ayant demeuré là
quelque temps, il entendit parler de
la Jamaïque, où il eut envie d'aller.
Y estant arrivé, il s'embarqua d'abord
sur un Corsaire, où il ne fut pas longtemps
sans faire une prise qui luy valut
beaucoup; ce qui l'anima, & luy donna
courage de retourner en course.

Il fit trois ou quatre voyages, où
il se signala dans les occasions, & fut
estimé entre ses camarades pour un tresbon
soldat. Il s'exerçoit à tirer, & y
réüssissoit fort bien. Il estoit intrepide
& determiné; rien ne l'étonnoit, parce
qu'il s'attendoit à tout; & il entreprenoit
les choses avec une assurance
qui luy répondoit toûjours du succés.

Au bout de quelque temps il se trouva
fort accommodé du gain qu'il avoit
fait tant en course qu'au jeu, où il
estoit fort heureux. Il employa son argent
à acheter un Bâtiment avec quelques-uns
de ses camarades qu'il associa
avec luy. Il devint leur chef, eut de
grands avantages dans ses entreprises,
& fit plusieurs captures à la coste de


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Campéche, où il alloit pour l'ordinaire,
parce qu'il connoissoit parfaitement
le pays.

La premiere occasion où il parut, fut
celle que luy donna Manswelt vieux
Corsaire, qui le prit en amitié, & le
fit son Vice-Amiral. Ce Corsaire avoit
resolu d'aller faire une descente en terre
ferme, ayant formé une petite Flotte
de six cens hommes & de quinze Bâtimens,
il fut en cet équipage attaquer
l'Isle Sainte Catherine, située le long
de la coste de Costa Rica, environ à
trente lieuës de la Riviere de Chagre,
& à douze degrez & trente minutes de
latitude Septentrionale. La Garnison
Espagnole qui estoit sur cette Isle, bien
retranchée, & en des Forts bâtis à
chaux & à ciment, fit une vigoureuse
resistance.

C'est en ce rencontre que Morgan
se distingua, & fut estimé des siens, &

Prise de
l'Isle de Sainte
Catherine.
des ennemis mesmes, pour sa valeur. Si
bien que Mansvvelt gagna l'Isle avec
peu de perte, veu la consequence de la
place. Croiroit on qu'il ne prenoit cette
Isle qu'à dessein d'avoir un guide qui le
conduisist seurement à la Ville de Nata,
qu'il vouloit piller. Cette Ville est à la

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mer du Sud, de l'autre costé de l'Istume
de Panama. Aprés que Mansvvelt eut
cherché entre tous les Soldats qu'il
avoit pris, il trouva un Mulatre natif
de la mesme Ville, qui luy promit de
l'y mener. Mansvvelt alloit à Sainte Catherine
plûtost qu'ailleurs, chercher un
Guide, parce que cette Isle sert aux
Espagnols comme de Galere, où ils
condamnent tous les criminels à travailler
aux Forteresses, & à porter les armes
pour le Roy; & qu'ainsi on y
trouve des gens de toutes sortes de nations.

Mansvvelt voyant cette Isle si bien
fortifiée, & si importante pour les Avanturiers,
à cause qu'elle est proche des
Espagnols, & que son Havre est beau,
& peut contenir beaucoup de navires à
l'abri de tous vents; resolut de la garder,
& fit connoistre son dessein à
Morgan, & au sieur de Saint Simon,
qui estoit François, & à qui Mansvvelt
proposa d'y demeurer comme Gouverneur
avec cent hommes moitié Anglois,
moitié François. Il l'assura de luy amener
du secours de la Jamaïque & de la
Tortuë; luy dit que l'Isle demeureroit
toûjours aux deux Nations, où les


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Avanturiers se pourroient mieux refugier
qu'à la Jamaïque ou à la Tortuë;
qu'à la verité la difficulté n'estoit que
d'obtenir une Commission pour la posseder,
mais qu'il feroit bien en sorte
d'en avoir une.

Saint Simon accepta le Gouvernement,
promit à Mansvvelt de s'acquitter
de son devoir, & ajoûta qu'il
se faisoit fort avec le monde & les munitions
qu'il luy laissoit, de garder l'Isle
contre toutes les forces que les Espagnols
pourroient employer à la reprendre;
ce qui ne luy estoit pas mal-aisé,
attendu que cette Isle est non seulement
défenduë de quatre grands Forts,
& de plusieurs batteries; mais encore

Force &
commodité
de l'Isle Sainte
Catherine.
d'elle-mesme, n'ayant que trois endroits
accessibles. Il se trouve une petite
Isle proche la grande, qui a communication
avec elle par le moyen
d'un pont; si bien que cette petite
Isle forme comme une espece de Citadelle:
d'ailleurs on y peut assez planter
des vivres pour nourrir & pour entretenir
une Garnison; & on y trouve de
l'eau douce, qui est la principale chose
& la plus necessaire à la vie. C'est pour
cette raison que les Espagnols l'ont toûjours

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gardée comme une place importante
& avantageuse à leur dessein.

Mansvvelt ayant laissé Saint Simon
comme Gouverneur de cette Isle, avec
les François & les Anglois, car sa Flotte
estoit composée de ces deux Nations,
il se prepara à achever son entreprise,
qui estoit d'aller prendre la Ville de
Nata. Pour cela il fit embarquer la
Garnison Espagnole sur ses vaisseaux,
pour la porter à Puerto Bello, qui est
à la coste de terre ferme, & fort proche
du lieu où il vouloit aller. Peu de jours
aprés estant arrivé à cette coste, il mit
de nuit les prisonniers à terre à deux
lieuës de la Ville de Puerto Bello, & de
là fut le long de la coste, & entra dans
la grande Riviere de Coëlé, où il surprit
la Vigie Espagnole, qui est toûjours
à l'embouchure de cette Riviere, afin
de donner avis de tout ce qui paroist
en mer.

Il crut, ayant pris cette Vigie, n'e-

Entreprise
découverte.
stre point découvert; mais un Indien
estant proche de là, & ayant oüi le
bruit, fut promptement avertir le President
de Panama, lequel mit aussi-tost
du monde sur pied, & vint s'opposer au
dessein des Avanturiers, qui ne se sentant

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pas assez forts pour resister, ne s'opiniâtrerent
point, & se rembarquerent.

Mansvvelt voyant que son entreprise
n'avoit pas reüssi, tint conseil avec ses
gens. Alors un des prisonniers Espagnols
qu'il avoit gardez, dit que s'il
vouloit il le meneroit à Cartage, Ville
proche de la mer du Zud, fort riche,
& sans défense; si bien qu'on la pouvoit
facilement surprendre, parce que
les Espagnols ne se défioient pas qu'on
les allast chercher jusques là. Cecy fut
proposé à tout le monde, qui en fut
content.

On entreprit donc ce voyage, & on

Nouveau
dessein proposé
& agreé,
navigea le long de la coste jusqu'à la
Riviere de Zuere, qui est environ à
trente lieuës d'où ils estoient. Ils envoyerent
un Canot avec vingt hommes,
afin de prendre une Vigie qui est aussi
à l'embouchure de cette Riviere, avec
douze Soldats. Les Espagnols ont là
quelques habitations, où ils plantent du
Cacao: mais comme les Corsaires y
font souvent des descentes, ils commencent
à l'abandonner. Le Canot
reüssit bien, & prit la Vigie sans estre
découvert; de sorte que toute la flotte

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entra dans la Riviere, hormis quelques
vaisseaux qui demeurerent à un petit
port assez prés de là.

Les Avanturiers estant à terre, marcherent
au plus viste à Cartage. Les
premiers jours ils trouvoient des habitations
sur le chemin, & de quoy vivre,
ce qui leur donna du courage;
mais cela ne dura gueres, car à mesure
qu'ils avançoient, ils ne trouverent plus
rien qu'un chemin fort rude dans des
bois, des halliers & des montagnes; ce
qui les rebuta. Quelquefois ils rencontroient
des Indiens portans quelques sacs
de farine, les premiers se jettoient dessus,
& n'en vouloient point faire part
aux autres. Cela mit de la discorde entre
les Anglois & les François. Les

Dissention
parmy les
Avanturiers.
Commandans Mansvvelt & Morgan,
de la Nation des premiers, traittoient
fort bien les François, parce qu'ils
estoient les meilleurs Soldats de leur
trouppe, tous gens experimentez, &
dont un seul estoit plus brave que trois
Anglois, estant mieux armez & plus
adroits: cependant quelque bon ordre
que ces deux Chefs y apportassent, ils
ne purent empescher cette division,
qui ne venoit, comme je l'ay dit, que

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des vivres, que les uns retenoient sans
en vouloir donner aux autres.

Cette dissention fut cause qu'il fallut
rebrousser chemin, & abandonner l'entreprise.
Estant revenus au bord de la
mer, Mansvvelt se rembarqua, & fut
à Sainte Catherine voir comme Saint
Simon se comportoit dans son Gouvernement.
Il trouva qu'il avoit déja travaillé
à faire mettre les Forteresses en
état, & à planter quantité de vivres:
ce qui agréa boucoup à Mansvvelt, qui
fut à la Jamaïque pour avoir du secours:
mais le Gouverneur voyant que cela
luy estoit prejudiciable, luy refusa le
secours & la Commission qu'il demandoit,
disant pour raison, que le Roy
d'Angleterre n'avoit pas de guerre avec
les Espagnols. Mansvvelt fut à la Tortuë;
mais le Gouverneur, qui estoit
François, luy fit le mesme refus & la
mesme réponse. Il tenta encore toutes
sortes de moyens pour obtenir ce qu'il
souhaitoit; & pour en venir à bout,
il avoit medité d'aller à la nouvelle Angleterre
prendre une Commission & du
monde pour peupler cette Isle, mais la
mort le prévint, & arresta tous ses
projets.



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Les Espagnols, à qui l'isle de Sainte
Catherine
, Occupée par les Avanturiers,
estoit de la derniere importance, jugerent
qu'ils s'y pourroient tellement
fortifier, que rien dans la suite ne seroit
capable de les en chasser, & qu'ainsi
ils estoient en danger de pedre toutes
les Indes : c'est pourquoy ils resolurent
d'y donner remede avant que le mal
augmentast; & pour cela ils équiperent
une petite Flotte de quatre navires,
montez de cinq à six cens hommes,
sous le commandement de Dom Joseph
Sanche Ximenes, Major General de la
Garnison de Puertobello. Outre cela le
President de Panama, Dom Juan Perez
de Gusman, qui gouvernoit pour

Les Espagnols
reprennent Sainte
Catherine.
lors, trouva moyen de traiter avec Saint
Simon, lequel voyant qu'il ne luy venoit
point de secours, n'en fit aucune
aiddiculté; & de cette maniere les Espagnols
en arrivant estoient seurs de
leur fait, & n'eurent pas beaucoup de
peine à se rendre les maistres de cette
Isle, où bien-tost aprés ils firent des
feux de joye de l'avoir reprise.

J'ay eu entre les mains une Relation
Espagnole de cette expedition, qu'un
Ingenieur du Roy avoit faite pour luy


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presenter. J'aurois pû la traduire, & en
grossir ce volume; mais comme elle
n'est remplie que de bagatelles & de rodomontades
Espagnoles, je ne m'en
suis pas donné la peine, ne voulant rien
raconter icy que de veritable, rien qui
ne soit agreable aux curieux qui souhaitent
d'estre informez de ce pays, &
utile à ceux qui y veulent aller.

Quelque temps aprés le Gouverneur
de la Jamaïque fit reflexion à ce que
Mansvvelt luy avoit proposé, & crut
que cette Isle luy pourroit estre d'un
grand secours: c'est pourquoy il y envoya
un petit Bâtiment avec des munitions,
quelques femmes, & une Commission
pour Saint Simon: mais il estoit
trop tard, car les Espagnols, comme
on l'a dit, l'avoient deja reprise; les-

Ruse des
Espagnols.
quels à la veuë de ce Bâtiment, mirent
le pavillon Anglois, & le prirent par
cette ruse.

Aprés la mort de Mansvvelt, Morgan
devint le premier de tous les Avanturiers
de la Jamaïque; & comme il
estoit estimé parmy eux, ils luy proposerent
une entreprise, luy dirent qu'ils
le feroient leur Capitaine, & luy obeïroient
volontiers. Il songea à cela, &


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ensuite il fit sçavoir à tous les Corsaires
qui voudroient aller avec luy, qu'il
avoit un dessein de consequence: il en
avertit aussi les François & les Anglois,
& leur donna rendez-vous à l'Isle de
Cuba. Mais afin que le Lecteur puisse
mieux connoistre cette entreprise, je
vais décrire icy l'état où se trouve cette
Isle presentement.