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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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HISTOIRE DES AVANTURIERS QUI SE SONT SIGNALEZ DANS LES INDES.
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HISTOIRE
DES
AVANTURIERS
QUI SE SONT SIGNALEZ
DANS LES INDES.

Contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable
depuis vingt années.

TROISIEME PARTIE.

Chapitre I.

La vie de Morganinsigne Avanturier.

MOrgan est né de la Pro-

Naissance
adresse, bonheur
& genie
de Morgan.
vince de Walles en Angleterre
Son pere estoit un Laboureur
aisé: toutefois le fils
ne se pouvant reduire aux occupations

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que le pere luy preserivoit, se sauva de
sa maison, & passa à la Barbade dans
les Isles des Caraibes, qui appartiennent
aux Anglois. Ayant demeuré là
quelque temps, il entendit parler de
la Jamaïque, où il eut envie d'aller.
Y estant arrivé, il s'embarqua d'abord
sur un Corsaire, où il ne fut pas longtemps
sans faire une prise qui luy valut
beaucoup; ce qui l'anima, & luy donna
courage de retourner en course.

Il fit trois ou quatre voyages, où
il se signala dans les occasions, & fut
estimé entre ses camarades pour un tresbon
soldat. Il s'exerçoit à tirer, & y
réüssissoit fort bien. Il estoit intrepide
& determiné; rien ne l'étonnoit, parce
qu'il s'attendoit à tout; & il entreprenoit
les choses avec une assurance
qui luy répondoit toûjours du succés.

Au bout de quelque temps il se trouva
fort accommodé du gain qu'il avoit
fait tant en course qu'au jeu, où il
estoit fort heureux. Il employa son argent
à acheter un Bâtiment avec quelques-uns
de ses camarades qu'il associa
avec luy. Il devint leur chef, eut de
grands avantages dans ses entreprises,
& fit plusieurs captures à la coste de


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Campéche, où il alloit pour l'ordinaire,
parce qu'il connoissoit parfaitement
le pays.

La premiere occasion où il parut, fut
celle que luy donna Manswelt vieux
Corsaire, qui le prit en amitié, & le
fit son Vice-Amiral. Ce Corsaire avoit
resolu d'aller faire une descente en terre
ferme, ayant formé une petite Flotte
de six cens hommes & de quinze Bâtimens,
il fut en cet équipage attaquer
l'Isle Sainte Catherine, située le long
de la coste de Costa Rica, environ à
trente lieuës de la Riviere de Chagre,
& à douze degrez & trente minutes de
latitude Septentrionale. La Garnison
Espagnole qui estoit sur cette Isle, bien
retranchée, & en des Forts bâtis à
chaux & à ciment, fit une vigoureuse
resistance.

C'est en ce rencontre que Morgan
se distingua, & fut estimé des siens, &

Prise de
l'Isle de Sainte
Catherine.
des ennemis mesmes, pour sa valeur. Si
bien que Mansvvelt gagna l'Isle avec
peu de perte, veu la consequence de la
place. Croiroit on qu'il ne prenoit cette
Isle qu'à dessein d'avoir un guide qui le
conduisist seurement à la Ville de Nata,
qu'il vouloit piller. Cette Ville est à la

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mer du Sud, de l'autre costé de l'Istume
de Panama. Aprés que Mansvvelt eut
cherché entre tous les Soldats qu'il
avoit pris, il trouva un Mulatre natif
de la mesme Ville, qui luy promit de
l'y mener. Mansvvelt alloit à Sainte Catherine
plûtost qu'ailleurs, chercher un
Guide, parce que cette Isle sert aux
Espagnols comme de Galere, où ils
condamnent tous les criminels à travailler
aux Forteresses, & à porter les armes
pour le Roy; & qu'ainsi on y
trouve des gens de toutes sortes de nations.

Mansvvelt voyant cette Isle si bien
fortifiée, & si importante pour les Avanturiers,
à cause qu'elle est proche des
Espagnols, & que son Havre est beau,
& peut contenir beaucoup de navires à
l'abri de tous vents; resolut de la garder,
& fit connoistre son dessein à
Morgan, & au sieur de Saint Simon,
qui estoit François, & à qui Mansvvelt
proposa d'y demeurer comme Gouverneur
avec cent hommes moitié Anglois,
moitié François. Il l'assura de luy amener
du secours de la Jamaïque & de la
Tortuë; luy dit que l'Isle demeureroit
toûjours aux deux Nations, où les


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Avanturiers se pourroient mieux refugier
qu'à la Jamaïque ou à la Tortuë;
qu'à la verité la difficulté n'estoit que
d'obtenir une Commission pour la posseder,
mais qu'il feroit bien en sorte
d'en avoir une.

Saint Simon accepta le Gouvernement,
promit à Mansvvelt de s'acquitter
de son devoir, & ajoûta qu'il
se faisoit fort avec le monde & les munitions
qu'il luy laissoit, de garder l'Isle
contre toutes les forces que les Espagnols
pourroient employer à la reprendre;
ce qui ne luy estoit pas mal-aisé,
attendu que cette Isle est non seulement
défenduë de quatre grands Forts,
& de plusieurs batteries; mais encore

Force &
commodité
de l'Isle Sainte
Catherine.
d'elle-mesme, n'ayant que trois endroits
accessibles. Il se trouve une petite
Isle proche la grande, qui a communication
avec elle par le moyen
d'un pont; si bien que cette petite
Isle forme comme une espece de Citadelle:
d'ailleurs on y peut assez planter
des vivres pour nourrir & pour entretenir
une Garnison; & on y trouve de
l'eau douce, qui est la principale chose
& la plus necessaire à la vie. C'est pour
cette raison que les Espagnols l'ont toûjours

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gardée comme une place importante
& avantageuse à leur dessein.

Mansvvelt ayant laissé Saint Simon
comme Gouverneur de cette Isle, avec
les François & les Anglois, car sa Flotte
estoit composée de ces deux Nations,
il se prepara à achever son entreprise,
qui estoit d'aller prendre la Ville de
Nata. Pour cela il fit embarquer la
Garnison Espagnole sur ses vaisseaux,
pour la porter à Puerto Bello, qui est
à la coste de terre ferme, & fort proche
du lieu où il vouloit aller. Peu de jours
aprés estant arrivé à cette coste, il mit
de nuit les prisonniers à terre à deux
lieuës de la Ville de Puerto Bello, & de
là fut le long de la coste, & entra dans
la grande Riviere de Coëlé, où il surprit
la Vigie Espagnole, qui est toûjours
à l'embouchure de cette Riviere, afin
de donner avis de tout ce qui paroist
en mer.

Il crut, ayant pris cette Vigie, n'e-

Entreprise
découverte.
stre point découvert; mais un Indien
estant proche de là, & ayant oüi le
bruit, fut promptement avertir le President
de Panama, lequel mit aussi-tost
du monde sur pied, & vint s'opposer au
dessein des Avanturiers, qui ne se sentant

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pas assez forts pour resister, ne s'opiniâtrerent
point, & se rembarquerent.

Mansvvelt voyant que son entreprise
n'avoit pas reüssi, tint conseil avec ses
gens. Alors un des prisonniers Espagnols
qu'il avoit gardez, dit que s'il
vouloit il le meneroit à Cartage, Ville
proche de la mer du Zud, fort riche,
& sans défense; si bien qu'on la pouvoit
facilement surprendre, parce que
les Espagnols ne se défioient pas qu'on
les allast chercher jusques là. Cecy fut
proposé à tout le monde, qui en fut
content.

On entreprit donc ce voyage, & on

Nouveau
dessein proposé
& agreé,
navigea le long de la coste jusqu'à la
Riviere de Zuere, qui est environ à
trente lieuës d'où ils estoient. Ils envoyerent
un Canot avec vingt hommes,
afin de prendre une Vigie qui est aussi
à l'embouchure de cette Riviere, avec
douze Soldats. Les Espagnols ont là
quelques habitations, où ils plantent du
Cacao: mais comme les Corsaires y
font souvent des descentes, ils commencent
à l'abandonner. Le Canot
reüssit bien, & prit la Vigie sans estre
découvert; de sorte que toute la flotte

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entra dans la Riviere, hormis quelques
vaisseaux qui demeurerent à un petit
port assez prés de là.

Les Avanturiers estant à terre, marcherent
au plus viste à Cartage. Les
premiers jours ils trouvoient des habitations
sur le chemin, & de quoy vivre,
ce qui leur donna du courage;
mais cela ne dura gueres, car à mesure
qu'ils avançoient, ils ne trouverent plus
rien qu'un chemin fort rude dans des
bois, des halliers & des montagnes; ce
qui les rebuta. Quelquefois ils rencontroient
des Indiens portans quelques sacs
de farine, les premiers se jettoient dessus,
& n'en vouloient point faire part
aux autres. Cela mit de la discorde entre
les Anglois & les François. Les

Dissention
parmy les
Avanturiers.
Commandans Mansvvelt & Morgan,
de la Nation des premiers, traittoient
fort bien les François, parce qu'ils
estoient les meilleurs Soldats de leur
trouppe, tous gens experimentez, &
dont un seul estoit plus brave que trois
Anglois, estant mieux armez & plus
adroits: cependant quelque bon ordre
que ces deux Chefs y apportassent, ils
ne purent empescher cette division,
qui ne venoit, comme je l'ay dit, que

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des vivres, que les uns retenoient sans
en vouloir donner aux autres.

Cette dissention fut cause qu'il fallut
rebrousser chemin, & abandonner l'entreprise.
Estant revenus au bord de la
mer, Mansvvelt se rembarqua, & fut
à Sainte Catherine voir comme Saint
Simon se comportoit dans son Gouvernement.
Il trouva qu'il avoit déja travaillé
à faire mettre les Forteresses en
état, & à planter quantité de vivres:
ce qui agréa boucoup à Mansvvelt, qui
fut à la Jamaïque pour avoir du secours:
mais le Gouverneur voyant que cela
luy estoit prejudiciable, luy refusa le
secours & la Commission qu'il demandoit,
disant pour raison, que le Roy
d'Angleterre n'avoit pas de guerre avec
les Espagnols. Mansvvelt fut à la Tortuë;
mais le Gouverneur, qui estoit
François, luy fit le mesme refus & la
mesme réponse. Il tenta encore toutes
sortes de moyens pour obtenir ce qu'il
souhaitoit; & pour en venir à bout,
il avoit medité d'aller à la nouvelle Angleterre
prendre une Commission & du
monde pour peupler cette Isle, mais la
mort le prévint, & arresta tous ses
projets.



No Page Number

Les Espagnols, à qui l'isle de Sainte
Catherine
, Occupée par les Avanturiers,
estoit de la derniere importance, jugerent
qu'ils s'y pourroient tellement
fortifier, que rien dans la suite ne seroit
capable de les en chasser, & qu'ainsi
ils estoient en danger de pedre toutes
les Indes : c'est pourquoy ils resolurent
d'y donner remede avant que le mal
augmentast; & pour cela ils équiperent
une petite Flotte de quatre navires,
montez de cinq à six cens hommes,
sous le commandement de Dom Joseph
Sanche Ximenes, Major General de la
Garnison de Puertobello. Outre cela le
President de Panama, Dom Juan Perez
de Gusman, qui gouvernoit pour

Les Espagnols
reprennent Sainte
Catherine.
lors, trouva moyen de traiter avec Saint
Simon, lequel voyant qu'il ne luy venoit
point de secours, n'en fit aucune
aiddiculté; & de cette maniere les Espagnols
en arrivant estoient seurs de
leur fait, & n'eurent pas beaucoup de
peine à se rendre les maistres de cette
Isle, où bien-tost aprés ils firent des
feux de joye de l'avoir reprise.

J'ay eu entre les mains une Relation
Espagnole de cette expedition, qu'un
Ingenieur du Roy avoit faite pour luy


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presenter. J'aurois pû la traduire, & en
grossir ce volume; mais comme elle
n'est remplie que de bagatelles & de rodomontades
Espagnoles, je ne m'en
suis pas donné la peine, ne voulant rien
raconter icy que de veritable, rien qui
ne soit agreable aux curieux qui souhaitent
d'estre informez de ce pays, &
utile à ceux qui y veulent aller.

Quelque temps aprés le Gouverneur
de la Jamaïque fit reflexion à ce que
Mansvvelt luy avoit proposé, & crut
que cette Isle luy pourroit estre d'un
grand secours: c'est pourquoy il y envoya
un petit Bâtiment avec des munitions,
quelques femmes, & une Commission
pour Saint Simon: mais il estoit
trop tard, car les Espagnols, comme
on l'a dit, l'avoient deja reprise; les-

Ruse des
Espagnols.
quels à la veuë de ce Bâtiment, mirent
le pavillon Anglois, & le prirent par
cette ruse.

Aprés la mort de Mansvvelt, Morgan
devint le premier de tous les Avanturiers
de la Jamaïque; & comme il
estoit estimé parmy eux, ils luy proposerent
une entreprise, luy dirent qu'ils
le feroient leur Capitaine, & luy obeïroient
volontiers. Il songea à cela, &


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ensuite il fit sçavoir à tous les Corsaires
qui voudroient aller avec luy, qu'il
avoit un dessein de consequence: il en
avertit aussi les François & les Anglois,
& leur donna rendez-vous à l'Isle de
Cuba. Mais afin que le Lecteur puisse
mieux connoistre cette entreprise, je
vais décrire icy l'état où se trouve cette
Isle presentement.

Chapitre II.

Description de l'Isle de Cuba, comme
elle est aujourd'huy.

CEtte Isle est située Est & Oüest, où
de l'Orient à l'Occident elle peut
avoir de hauteur depuis vingt degrez
jusques à vingt-trois de latitude Septentrionale,
& trois cens de longitude.
Elle a quatre cens lieuës Françoises de
tour, deux cens de longueur, & cinquante
de largeur tout au plus. On y
voit de grandes montagnes qui contien-

Mines d'or
& d'argent
qui n'ont
point encore
esté ouvertes.
nent des mines de cuivre, d'argent &
d'or, mais pas une n'est ouverte. Elle a
quantité de prairies, que les Espagnols
nomment Savanas, remplies de beaucoup

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de bétail, tant privé que sauvage:
elle est peuplée de bestes, sçavoir
de Sangliers, de Taureaux & de Chevaux,
comme l'Isle Espagnole, & en est
aussi remplie.

On y trouve les mesmes arbres, plantes,
arbrisseaux, reptiles, oyseaux, insectes,
que sur l'Isle déja nommée.
Quant aux oyseaux, il y a quantité de
Marchands qu'on ne trouve point sur
l'Isle Espagnole, & sont de deux sortes:
la premiere est comme ceux dont j'ay
parlé; & la seconde, de la mesme grosseur
& couleur de l'Espervier, avec un
gros bec orangé.

Ces oyseaux font une grande destruction,
& ne sont pas comme les Marchands,
qui ne mangent que des bestes
mortes; car ils s'attaquent aux veaux
& aux Poulains, qui n'ont pas encore
la force de se sauver: mais ils ne peuvent
rien faire aux Sangliers, qui courent
dés qu'ils sont nez. Les Espagnols
ont fait inutilement tout ce qu'ils ont
pû pour les détruire, & ne sçavent d'où
ils proviennent, à cause qu'on ne trouve
jamais leurs nids.

On ne voit point sur cette Isle de
Corbeaux, comme sur l'Isle Espagnole,


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cela est assez surprenant, & d'autant plus
que ces Isles sont proche les unes des
autres. On a remarqué que sur l'Isle
de la Tortuë, qui n'est qu'à deux lieuës
de l'Isle Espagnole, on n'y a jamais
pû élever ny nourrir de Corbeaux,
quoy que par plaisir plusieurs en ayent
apporté; & on n'a pû scavoir ce qu'ils
sont devenus, s'ils sont en allez, ou
morts.

Proprietez
& avantages
de cette Isle.
Les Indiens sauvages de l'Isle Saint
Dominique ont voulu peupler celles
de Saint Vincent, de la Tortuë, & de
Cuba, de Serpens qu'ils ont apportez des
Isles de Ste Lucie, & de la Martinique;
& cependant on n'y a point rencontré
de ces animaux, quoy que plusieurs
Chasseurs François y ayent pris garde.
Ils rapportent tous qu'ils n'y en ont jamais
vû, & tiennent qu'ils n'y peuvent
vivre: c'est ce qui est cause qu'il
ne se rencontre point sur cette Isle de
Cuba aucun animal veneneux.

Cette Isle est entourée d'une quantité
prodigieuse de tres petites Isles que
les Espagnols & les François nomment
Cayes. Elle a aussi de tres-beaux Ports,
Rivieres & Havres, où il se rencontre
des Villes fort Marchandes du costé du


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Midy vers l'Orient; & trois fameuses
Bayes, qui pourroient contenir grande
quantité de navires; sçavoir Puerte
Escondido,
qui veut dire Port caché,
parce qu'on n'en voit point l'entrée qui
est fort étroite: le Port de Palme de
S. Iago, qui est tres beau, & où il y a
une Ville de mesme nom, fort marchande,
& où il aborde tous les ans
plusieurs navires qui viennent des Isles
Canaries, chargez de vin d'Espagne,
avec toutes sortes de marchandises à
l'usage du païs. Ils échangent ces marchandises
contre des Cuirs, du Sucre
& du Tabac.

Le Gouverneur de cette Ville dépend
du Roy directement, & a sous sa domination
la moitié de l'Isle, avec le
Bourg de Bayame, les Villes du Port
au Prince,
de los Cayos, & Baracoa.
Quant à la Justice politique & civile,
elle dépend de l'Audience Presidiale de
S. Domingue. Il y a un Evesque, qui
a la Jurisdiction Ecclesiastique dans l'étenduë
du Gouvernement. Tout le
commerce que font ces Villes & ces
Bourgs, ne consiste qu'en Cuirs, en
Sucre, en Tabac, & en Confitures seches,
qui se transportent en plusieurs


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endroits des Indes de l'Amerique, &
mesme en Espagne: Cette Ville a esté
autrefois pillée par les Avanturiers de la
Jamaïque, quoy qu'elle soit gardée
d'un bon Fort qui défend l'entrée de
son Port.

Sortant du Port de Saint Iago, &
allant le long de la Coste, on rencontre
une grande pointe qui s'avance en Mer,
nommée le Cap de Crux, où il est tresdangereux
d'aborder, à cause de la
quantité de Ressifs qui sont aux environs:
En doublant ce Cap, on entre
dans une grande Baye appellée le Golfe
de Saint Iulien,
remplie de quantité
de petites Isles, où les Avanturiers viennent
souvent racommoder leurs Navires.

Dans le fond de ce Sol est le Bourg
de Bayame que j'ay déja nommé, &
de l'autre costé en suivant la coste
est le Port de Sainte Marie, qui
est celuy de la ville nommée le
Port au Prince,
Ville champestre au
milieu de prairies, où les Espagnols
ont quantité de Hatos, qui sont des
lieux, comme j'ay dit ailleurs, où ils
nourrissent des bestes à cornes, pour
en avoir le suif & les cuirs. Ils en ont


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encore d'autres nommées Materias, qui
D'où viennent
les cuirs
si estimez en
Europe.
sont des lieux où leurs Boucaniers ou
Chasseurs se retirent pour tuer des bestes
sauvages, & y faire secher les cuirs;
c'est de là que viennent tous les cuirs
qu'on estime tant en Europe, qu'on
nomme de Havana, parce que de cette
Ville du Port au Prince on les porte
à la Havana, qui est la Ville Capitale
de cette Isle, afin d'estre embarquées
pour l'Espagne, où de là ils passent
dans tous les autres Royaumes de
l'Europe.

Le long de cette mesme coste on
trouve le Bourg du Saint Esprit, & la
petite ville de la Trinité, qui a un assez
beau Port, fort accessible & commode
pour beaucoup de Navires: elle a
aussi une Riviere tres-belle & fort poissonneuse;
tout le trafic du Bourg & de
cette Ville ne consiste qu'en Tabac, qui
est tres-bon, & se transporte presque
en tous les endroits des Indes, & mesme
en Espagne, où, on en fait du Tabac en
poudre, qui est ce Tabac qu'on a par
toute l'Europe, & qu'on nomme Tabac
de Seville.

Dans l'Amerique on en use fort peu
en poudre, mais tout en fumée. On


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fait de ces feüilles de Tabac qui ne sont
point filées comme celuy qu'on nous
apporte des Isles Françoises & Angloises,
des petits boulets roulez que les
Espagnols nomment Cigarros, qui se
fument sans pipe. Plusieurs Navires
chargent de ce Tabac tous les ans, ce
qui accommode assez les Habitans de ces
deux places.

A dix ou douze lieuës de la Trinité
il y a un Port nommé le Golphe de
Xagua
par les Espagnols, & par les
François le Grand Port. J avoüe que
jamais je n'en ay vû un si beau ny si
commode: Son entrée est comme un
Canal de la portée d'un canon de trois
livres de balles, sa largeur d'une portée
de pistolet, bordée des deux côtez
de rochers, qui sont aussi égaux
entr'eux, que des murailles faites exprés;
ce qui fait une espece de Quay
des deux costez. Il y a assez de profondeur
pour y faire entrer les plus
grands Navires qui se voyent. Au dedans
de ce Canal on trouve une grande
Baye environnée de terre haute;
cette Baye contient plus de fix lieuës
de circuit, & au milieu il y a une petite
Isle, où les Navires peuvent donner


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Carene, & y prendre de l'eau, qui
est la meilleure du monde.

Aux environs de ce Port les Espagnols
y ont des Parcs, où ils nourrissent
grande quantité de porcs; ils nomment
ces lieux Coral, ils ont ordinairement
un Paisan avec sa famille pour
gouverner ce Coral, qui consiste en trois
ou quatre grands Parcs, faits de certains
pieux de l'Arbre nommé Monbain,
lesquels estant plantez en terre
prennent aussi-tost racine, comme les
Saulx en Europe, & de cette maniere
ils font des pallissades, qui par succession
de temps deviennent des arbres.
Ils tiennent là dedans leurs porcs qui
ne leur coutent rien à nourrir; car ils
ne font ces Coraux qu'en des lieux où
il y a quantité de toutes sortes d'arbres
qui rapportent de la semence toute
l'année, si bien que quand l'un finit
l'autre commence; ces arbres sont Palmistes,
Lataniers, Brignoliers, Cormiers,
Monbains, Mamainniers, Abricottiers,
Genipayers, Acomas, & plusieurs
autres dont ces porcs vivent, si
bien que celuy qui gouverne le Coral,
n'a besoin le matin que de laisser
aller ces porcs, & le soir de les appeller,


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ils ne manquent jamais de revenir:
Quand il n'y a guere de graine, & que
tous les arbres n'en fournissent pas également,
il leur donne un peu de Millet.

Il y a des Espagnols à qui ces Coraux
vallent plus de cinq à six mil
écus par an, sans faire grande dépence,
mais aussi ils courent risque d'être
pillez par les Corsaires, qui viennent
en enlever les bestes pour ravitailler
les Vaisseaux; & quoy que cachez
au milieu des bois, ils ne laissent
pas de les trouver; car lors qu'ils prennent
quelque Espagnol, il luy donnent
la gêne pour luy faire dire où ils
sont & les y mener.

Depuis ce Port de Xagua jusqu'à
Matamano il y a beaucoup de Coraux.
Vis à vis de Matamano il y a
l'Isle de Pinos, ainsi nommée à cause
des Pins qui sont dessus. Cette Isle
n'est point habitée, on y voit seulement
quelques Espagnols qui viennent
pêcher de la Tortuë, on y trouve
aussi des endroits où les Avanturiers
viennent souvent racommoder leurs
Vaisseaux.

Cette Isle est pleine de Crocodiles;


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qui ne vont que rarement à l'eau, &
Crocodile
qui courent
aprés les
hommes.
sont bien differents de ceux qu'on appelle
dans l'Amerique Cayamans, car
ils ne sentent aucunement le Musc
comme eux; & au lieu de fuir les hommes,
ils courent aprés, ce qui ne se
remarque dans toute l'Amerique, que
sur cette Isle seulement. On a veu beaucoup
de gens qui en ont esté mangez,
comme j'en rapporteray dans la suite
un exemple que j'ay veu sur cette
Isle. Il y a déja long-temps que les
Espagnols l'ont voulu peupler de bœufs
& de vaches, mais ces animaux les détruisent;
si bien qu'on y en trouve
tres-peu.

Le terroir de cette Isle est sablonneux;
c'est pourquoy elle ne produit
que des pins, de fort petits arbres, &
quantité de grandes heroes, que la chaleur
du Soleil fait bien - tost secher.
Depuis cette Isle jusqu'au Cap de Corientes
il y a encore plusieurs Coraux,
parce que le païs y est bon & tres-beau.
Ce Cap est une pointe à la bande du
Sudoüest de cette Isle, où tous les Navires
qui y viennent de la Coste du continent
de Caraco ou de Cartagene s'arrestent
quelquefois, pour aller en suite


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Page 22
à la Havana, de là on va au Cap de
Saint Antoine, qui est à la pointe de
l'Occident de cette Isle, depuis laquelle
jusqu'à la Havana il y a plusieurs
beaux Ports.

La Havana est la Ville Capitale de
l'Isle de Cuba, & une des plus belles
& des plus grandes de toute l'Amerique.
On tient qu'il y a plus de vingtmille
Habitans; c'est là que tous les
Navires qui navigent d'Espagne à l'Amerique
viennent moüiller en dernier
lieu, afin d'y prendre ce qu'ils ont besoin
pour retourner en Espagne. Cette Ville
gouverne la moitié de l'Isle, & a

Sancta Crux,
pourquoy
ainsi nommée:
Histoire
à cet égard.

sous elle, le Saint Esprit, la Trinité,
Sancta Crux,
& plusieurs autres petits
Bourgs & Villages. Il y a beaucoup
de petits Vaisseaux qui navigent
à Campesche, Neuve Espagne & à la
Floride, où cette Ville fait commerce;
elle a un Gouverneur qui dépend directement
du Roy, & une forte Garnison,
avec trois Chasteaux, deux du
costé du Port, & un du costé de la
terre, sur une émnence qui commande
au Port & à la Ville.

Depuis cette Ville jusqu'à la pointe
de Mayesy, qui est l'Orientale de cette


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Isle, on n'y rencontre de conside-
Lieu où l'on
a battu &
pris la Flotte
des Gallions
du Roy d'Espagne,
chargez
de richesses
immenses.

rable que la fameuse Baye de Mataça,
où le celebre Pieters Steyn Amiral
de Hollande, battit la Flotte des
Gallions du Roy d'Espagne, & la prit
presque toute en l'an 1627. ce qui remit
les Provinces Unies en état de luy
faire la guerre, par les richesses immenses
dont cette Flotte estoit chargée.
C'est en ce lieu que toutes les
Flottes des Gallions vont prendre de
l'eau, pour en suite passer par le Canal
de Bahama, afin de retourner en Espagne:
Depuis là jusqu'à la pointe de
Mayesy, on trouve Sancta Crux. Voicy
pour quoy on luy a donné ce nom.

Un Soldat de mauvaise vie de la Province
de Charcas craignant la Justice
qui le recherchoit pour ses crimes, entra
bien avant dans ce païs, & fut bien
reçu de ceux qui y demeuroient. Le
Soldat voyant que ces Habitans souffroient
beaucoup à cause d'une grande
disette d'eau, & que pour en faire tomber
ils faisoient quantité de ceremonies
superstitieuses, leur dit que s'ils vouloient
faire ce qu'il diroit, qu'aussi-tost
ils auroient de l'eau. Ils y consentirent,
à l'instant le Soldat fit une grande


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Croix, qu'il planta en un lieu éminent,
leur disant qu'ils fissent là leur
adoration, & qu'ils demandassent de
l'eau, ce qu'ils firent. Chose merveilleuse,
aussi tost il tomba de l'eau du
Ciel en abondance, & depuis ces peuples
eurent tant de devotion à la Sainte
Croix, qu'ils avoient recours à elle
dans tous leurs besoins, & obtenoient
ce qu'ils souhaitoient: tellement qu'ils
rompirent leurs Idoles, demanderent
des Predicateurs & le Baptesme: C'est
pourquoy, comme je l'ay déja dit,
cette Province a esté appellée jusqu'à
aujourd'huy Sainte Croix: Ce qui fait
voir que Dieu se sert des plus petites
choses pour operer les plus grandes, &
dés méchans mesmes pour faire le bien,
& qu'il ne laisse jamais ces méchans
impunis; car il n'est pas hors de propos
d'ajoûter, que ce Soldat dont il s'étoit
servi pour faire ce miracle, n'estant pas
devenu meilleur, sortit de la Province
de Charcas, & continuant ses crimes,
fut pendu publiquement au Potosi.

Aprés Sancta Crux on trouve la ville
des Cayes de Baracoa. Il y a le long
de cette coste quantité de perites Isles,
nommées les Cayes du Nord, où les


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Avanturiers viennent aussi souvent
pour chercher fortune. Ils y prennent
des Barques chargées de Cuirs
& de Tabac pour la Havana, &
quand ces Barques viennent, elles ont
de l'argent pour achepter ces Marchandises;
ce qui accommode fort
les Avanturiers, qui s'en saisissent.
Cela suffit pour faire comprendre
au Lecteur ce que c'est que l'Isle de
Cuba.

Chapitre III.

La prise de la ville du Port au Prince
par Morgan.

MOrgan' comme j'ay déja dit,
voyant Mansvvelt mort, resolut
avec son conseil de faire une descente
sur les terres des Espagnols; & pour cet
effet, aprés avoir équipé un Vaisseau,
il donna rendez-vous aux Avanturiers
dans les Cayes de l'Isle de Cuba: Dans
le peu de temps qu'il fut là, il forma
une Flotte de quatre Vaisseaux & de
sept cens hommes, qui se montrerent

Proposition
de Morgan à
son Equipage.
tous fort contens de luy, resolus de

26

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le suivre & de luy obeïr.

Alors on fit une chasse-partie generale,
qui contenoit ce qu'on donneroit
au Commandant, & aprés à chaque
particulier Equipage: On en fit une à
l'égard du Capitaine du Vaisseau. On
mit dans la chasse-partie generale, que
quiconque feroit quelque mauvaise action
seroit puny, comme de se tuer, ou
de se blesser l'un l'autre; ce qui fut fait
pour éviter les querelles qui pouvoient
naistre, comme autrefois entre les deux
Nations, sçavoir l'Angloise & la Françoise;
ce qui avoit empesché l'execution
du dessein qu'on avoit pris: &
comme cette Flotte estoit également
remplie de ces deux Nations, chacun
en tomba d'accord, & tous les Officiers
François promirent, que si quelqu'un
des leurs commettoit quelque
chose qui fût contre l'équité, ils autoriseroient
Morgan à le punir, & mesme
luy préteroien main-forte.

Tout estant ainsi conclu on tint
conseil, sçavoir quelle place on devoit
attaquer; on proposa celle de la Panama,
parce qu'elle estoit facile à surprendre
de nuit, & qu'on pourroit enlever
le Clergé & tous les Moynes, auparavant


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que les Forts fussent en état de se
défendre, qu'on auroit le temps de se
sauver, & que la rançon qu'on tireroit
de ces gens-là seroit suffisante, &
vaudroit mieux que le pillage que l'on
pourroit faire dans une petite Ville.
Cependant personne n'appuya cette entreprise;
on proposa en suite le Port au
Prince,
ville champestre de l'Isle de
Cuba, où l'on dit qu'il y avoit bien de
l'argent, à cause qu'il s'y faisoit grand
commerce de cuirs, & qu'étant éloignée
du bord de la Mer, les Espagnols
ne se deffiroient point qu'on les vint jamais
attaquer, ce qui en faciliteroit
beaucoup la prise; ce dessein fut approuvé
de tous les Avanturiers qui se preparerent
pour l'executer.

Morgan fit lever l'ancre à tous ses Bâtimens,
& la Flotte fut mouiller au
Port de Sainte Marie, qui est le Port
de la Ville dont nous parlons. Ils ne furent
pas tout contre la terre, de peur

Precaution de
Morgan pour
n'estre point
découvert.
d'estre découverts de quelques Chasseurs
Espagnols qui étoient au bord de
la Mer; mais ils furent moüiller dans
de petites Isles qui sont là tout vis à
vis.

La nuit, un Espagnol qui avoit esté


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quelque temps prisonnier avec les Avan-
Trahison
d'un Espagnol.

turiers Anglois, se jetta à l'eau & nagea
à une de ces petites Isles, & de là à
la grande, où il fut vîtement donner
avis au Port au Prince de ce qui se passoit;
car depuis le temps qu'il estoit
avec ces gens, il avoit un peu appris
d'Anglois.

Le Gouverneur se mit promptement
en défense; il ordonna aussi-tost à chaque
Bourgeois de prendre les armes; il
demanda du secours aux lieux voisins:
si bien qu'en peu de temps il mit huit
cens hommes sur pied, fit couper tous
les arbres qui estoient sur le grand chemin,
& faire des embuscades, afin de
repousser l'ennemi s'il estoit possible. Il
marchoit à la teste de tous ces gens
dans une grande prairie, & attendoit
les Avanturiers, croyant qu'il les empescheroit
d'aller jusques à la Ville.

Les Avanturiers venant au grand
chemin, & trouvant qu'il estoit couvert
d'arbres qu'on avoit jettez par terre,
virent bien qu'ils étoient découverts;
ils ne perditent pourtant pas
courage, ils prirent leur chemin au travers
des bois, & en peu de temps arriverent
à la Havana, ou prairie, où


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Page 29
le Gouverneur estoit avec tout son
monde.

En mesme temps le Gouverneur Es-

Avanturiers
entourez de
la Cavalerie
Espagnole.
pagnol les fit entourer de loin par quelque
Cavalerie qu'il avoit; mais cela
ne les épouvanta point, au contraire ils
Défaite &
fuite des Espagnols.

commencerent à battre la quaisse, à
déployer leurs drapeaux, & à donner
à tort & à travers sur les Espagnols,
qui tinrent ferme & se défendirent
bien au commencement; mais voyant
que les Avanturiers ne portoient presque
pas un coup à faux, ils prirent la
fuite & se refugierent dans leur Ville,
où renfermez dans les maisons ils tiroient
par les fenestres.

Les Avanturiers voyant cela firent
mine de vouloir brûler la Ville, & ils
l'auroient fait, si alors les Espagnols ne
se fussent rendus. On les chassa dans la
grande Eglise, où on les tint prisonniers
Cependant les Avanturiers pilloient
tant qu'ils pouvoient, trouvoient
assez dequoy dans les maisons, mais il
n'y avoit point d'argent, car les Espagnols
l'avoient serré; & malgré l'embarras
où les jette le soin de se deffendre,
ils ne manquent jamais de prevoyance
à cet égard. Les Avanturiers


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Page 30
donnerent la gêne à plusieurs Espagnols,
pour leur faire confesser où étoit
leur argent: Les Moynes s'étoient sauvez,
si bien qu'on n'en pouvoit prendre,
quoy qu'on allast tous les jours en
party, d'où l'on emmenoit des prisonniers.

Morgan & les siens ayant demeuré
en cette petite Ville quinze jours, fit
demander aux principaux prisonniers
qu'il avoit la rançon de Ville, ou sinon
qu'il la brûleroit; ils députerent quelques-uns
des leurs qui apporterenr la
rançon, & outre la somme qu'ils donnerent,
ils amenerent encore au Port
de Sainte Marie, où estoient les Vaisseaux
de Morgan, cinq cens Vaches
qu'il avoit demandées pour les ravitailler;
car son dessein estoit de faire encore
quelque descente ailleurs, n'estant pas
satisfait de ce qu'il avoit pris au Port
au Prince,
qui ne pouvoit pas monter
à grand' chose.

Les Avanturiers demeurerent encore
quelque temps au bord de la Mer au
Port de Sainte Marie, pour tuer ces
Vaches & les saler. Cependant ils se divertissoient
& joüoient, car ces gens
sont de fort bonne humeur quand ils


31

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ont fait capture. Il y avoit pourtant
toûjours quelques François & quelques
Anglois qui querelloient ensêmble;
mais l'accord fait entre les deux Nations
les tenoit en bride l'un & l'autre,
quoy que cela n'empeschast pas que
deux ayant eu quelque differend ne se
fissent un appel; & l'Anglois ne se jugeant
pas si fort que le François, qui
estoit tres-adroit à tirer, en allant au lieu
qu'ils avoient choisi pour se battre,
l'Anglois donna un coup de fusil au
François par derriere, qui le renversa
mort. Les François s'en estant apperçus
Appel d'un
Anglois à un
François. Punition
exemplaire.

furent s'en plaindre à Morgan, qui
condamna l'Anglois, & luy fit casser
la teste en presence de tous ceux de sa
Nation, dont quelques-uns n'estoient
pas contens. Cependant cela se passa
sans plus de bruit, & chacun fut satisfait
d'un costé & d'autre, ou du moins
fit semblant de l'estre.

Les Espagnols n'ayant pas achevé de
payer la rançon de la Ville, faisoient
attendre Morgan, disant que le monde
étoit dispersé, & qu'ils ne pouvoient
pas si-tost apporter cette somme; mais
quelques-uns des gens de Morgan ayant
esté en party amenerent un Esclave


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Page 32
Lettres interceptées.

noir prisonnier, lequel avoit des lettres
pour ceux du Port au Prince, que le
Gouverneur de Saint Iago leur ecrivoit,
par lesquelles il leur donnoit avis
de prolonger le plus qu'ils pourroient
le payement de la rançon, & que dans
peu il viendroit les secourir luy-mesme
en personne, avec assez de monde pour
deffaire entierement leurs ennemis.

Morgan ayant vû & examiné cette
lettre, pressa les Espagnols qu'il avoit
en ôtage pour la rançon: cependant il
fit embarquer le butin qu'il avoit déja
fait, de peur d'inconvenient: & voyant
que les Espagnols le payoient toûjours
de bonnes paroles, sans en pouvoir tirer
autre chose, il se hasta de saler & faire
embarquer la viande, afin de se tirer
de là; car il n'aimoit pas à se battre, à
moins qu'il n'y eust de quoy gagner.

Morgan & ses gens s'embarquerent
donc ainsi, sans attendre le Gouverneur
de Saint Iago, qui eust voulu
peut estre partager le butin avec eux,
ou leur oster: De là ils furent sur une
petite Isle, pour voir à quoy montoit
leur prise, & ils trouverent qu'ils

A quoy monte
le Butin.
avoient bien cinquante à soixante mille
écus, tant en argent monnoyé que rompu,

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Page 33
sans le pillage d'étoffe & soye, de
toiles & autres marchandises qui montoient
encore à beaucoup plus que cela.
Ils partagerent ces choses, & n'eurent
chacun que soixante ou quatre-vingts
écus; ce qui estoit bien peu, & ne suffisoit
pas pour payer leurs dettes.

Morgan, qui non plus que bien
d'autres, n'avoit pas envie de retourner
à la Jamaïque avec si peu de chose,
proposa un nouveau dessein, afin de
faire une autre descente, & une prise
plus considerable. Tous les Anglois en
étoient d'accord, mais beaucoup de
François mécontens de cette Nation ne

Anglois &
François se
separent.
voulurent pas; & comme ils avoient
leurs propres Equipages & leurs Bâtimens,
ils se separerent, & aimerent
mieux aller en course croiser, que de
suivre Morgan, quoy que personne ne
se plaignît jamais de luy, parce qu'il se
montroit toûjours affectionné pour eux,
& les protegeoit en des choses mesmes,
où ils n'avoient pas trop de raison; ce
qui donnoit aussi de la jalousie aux Anglois.
De sorte que Morgan voulant
contenter tout le monde, ne contenta
personne.


34

Page 34

Chapitre IV.

La prise de Puerto-Bello dans l'Istume
de Panama, par Morgan.

QUoy que les François eussent quitté
Morgan, il ne laissa pas de
poursuivre le dessein qu'il avoit de faire
encore une autre descente. Il proposa
à ses gens d'aller attaquer la ville de
Puerto-Bello, & leur representa que
quoy que la place fût forte, il y auroit
moyen de la surprendre, & qu'en cas
que cela manquast on pourroit se retirer.
Tout le monde consentit à sa proposition,
ils ne demandoient que de
I'argent, & ils jugeoient bien qu'en
prenant cette Place, ils ne pourroient
manquer d'en avoir, parce qu'elle est
une des plus riches des Indes, mais aussi
une des plus fortes.

Estant donc tous dans cette resolution,
& Morgan plus que pas un de
se signaler, & d'acquerir du bien, car il
en avoit besoin pour entretenir la dépense
qu'il faisoit quand il estoit à la
Jamaïque. Il fit lever l'ancre à toute sa


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Flotte, qui estoit de huit petits Vaisseaux.
Estant en Meril rencontra enco-
Un Vaisseau
Avanturier
se joint
à Morgan.
re un Avanturier de la Jamaïque qui
revenoit de Campesche. Il luy demanda
s'il vouloit estre de la partie, & luy
découvrit son dessein, l'autre y consentit
volontiers; si bien qu'avec ce Vaisseau,
qui fut un des plus grands de sa
Flotte, il s'en trouva neuf, & le nombre
de quatre cens soixante & dix hommes,
dont il y avoit encore beaucoup
de François mélez dans les Equipages
Anglois. Les choses en cet état, Morgan
sit voile vers Porto-bello. C'est
une petite Ville bastie sur le bord de la
Mer Oceane du costé du Nord de
l'Istume de Panama, à la hauteur de
dix degrez de latitude Septentrionale.
Elle est scituée sur une Baye, à l'embouchure
de laquelle il y a deux Châteaux
qui sont tres-forts; si bien qu'il
n'y peut rien entrer sans passer devant
ces Chasteaux. Il y a encore un Fort
sur une petite éminence qui commande
à la Ville. Les Galions du Roy d'Espagne
viennent tous les ans là, pour
charger l'argent que l'on mene des
mines du Perou à Panama, & qui est apporté
par terre à cette Ville sur des

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Page 36
mulets, afin d'y estre chargé pour l'Espagne.

Toutes les Marchandises qui en
viennent pour le Perou, y sont aussi
déchargées & portées par la mesme
voye des mulets à Panama, pour estre
chargées sur des Gallions de la Mer du
Sud, & reportées au Perou, à Chily &
autres lieux appartenans au Roy d'Espagne,
dans cette grande Mer, où il est
le seul Roy de toute la Chrestienté qui
y aye des Colonies, il n'y a proprement
en ce lieu que les Magazins pour

Magazins du
Roy d'Espagne.

mettre les Marchandises; car ceux à
qui elles appartiennent demeurent tous
à Panama, ne pouvant pas sejourner là
à cause que le lieu est déplaisant & mal
sain, estant entouré de montagnes qui
cachent le Soleil & l'empeschent de purifier
l'air.

Il ne laisse pas d'y avoir toûjours
quatre cens hommes capables de porter
les armes, outre la garnison qui est toûjours
de trois à quatre cens Soldats pour
garder les Forts & la Ville. Il y a un
Gouverneur qui dépend du President de
Panama, & outre cela deux Castillans,
c'est à dire Gouverneurs de Chasteaux,
qui dépendent directement du Roy
d'Espagne.


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Page 37

Quand ses gallions arrivent là, ce lieu
est comme une Foire, où les Marchands
abordent de tous costez. Ceux qui
viennent d'Espagne, y descendent, &
y loüent des chambres & des boutiques;
& ceux qui viennent du costé de
la mer en font de mesme. Ceux qui ont
des maisons en ce lieu, font plus grand
profit que pas- un Marchand: car il n'y
a si petite chambre ou boutique qui ne
donne quatre ou cinq cens écus tout au
moins de loüage, pour six semaines ou
deux mois au plus que les Gallions séjournent
en ce lieu, où l'on n'oseroit
demeurer davantage, à cause des maladies
qui y surviennent en telles occasions.

Voilà ce que je puis dire de plus certain
de la Ville de Puertobello, il ne
reste qu'à faire voir de quelle maniere
Morgan y est entré, & s'en est rendu
maistre avec si peu de forces.

Par bonheur Morgan avoit un Anglois
avec luy, qui peu de temps au-

Conduite
de Morgan
pour la prise
de Portobello.

paravant prisonnier à Puertobello, s'en
estoit échapé par je ne scay quel moyen,
& sçavoit parfaitement bien les détours
de cette coste. Ce n'est pas que Morgan
les ignorast, mais il se laissoit toûjours

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Page 38
conduire par celuy-cy, à cause qu'il y
avoit esté plus long-temps que luy.

Cet homme fit en sorte que la Flotte
de Morgan arriva sur le soir au port
de Naos, où il n'y a personne, & qui
n'est éloigné de Puertobello que de
douze lieuës. De là ils navigerent le
long de la coste, à la faveur d'un petit
vent de terre, qui s'éleve la nuit, jusqu'à
un port qui n'est qu'à quatre lieuës de ce dernier, qu'on nomme el puerto
del Ponton.

Dés qu'ils y furent arrivez, ils se
débarquerent viste tous, se jetterent
dans leurs canots, & ramerent avec
le moins de bruit qu'ils purent jusqu'à
un lieu nommé el Estera de Longalemo,
où ils mirent pied à terre. Environ sur
le milieu de la nuit chacun prepara ses
armes, & en cet état ils s'avancerent
vers la Vilie, conduits par cet Anglois,
qui sçavoit parfaitemẽt bien les chemins.

Sentinelle
enlevée &
menée à Morgan.

Ayant marché un peu de temps, il
les fit arrester, & fut luy quatriéme à
une Sentinelle avancée, qu'il enleva sans
faire aucun bruit, & sans estre découvert.
Il amena cette Sentinelle à Morgan,
qui luy dit que la Garnison de la
Ville estoit en bon état, mais qu'il y

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Page 39
avoit peu de Bourgeois, & qu'assurément
il la pourroit piller malgré les
Forteresses. Morgan fit lier ce prisonnier,
& servir de guide, le menaçant,
s'il les conduisoit mal, que sa vie en répondroit;
& qu'au contraire, s'il les
menoit bien, ils luy donneroient recompense,
& l'emmeneroient avec eux,
afin que les Espagnols ne luy fissent aucun
mal.

Ce prisonnier marcha devant, &
tâcha de faire le mieux qu'il put; mais
il luy fut impossible d'éviter une Redoute
remplie de Soldats, dont il avoit
esté du nombre; qui l'estant venus relever,
& ne le trouvant pas, jugerent
bien qu'il y avoit quelque chose qui
n'alloit pas bien; de sorte que cette redoute
allarmée eut connoissance des
Avanturiers. Morgan y envoya le prisonnier,
pour leur dire de se rendre sans
faire de bruit, ou qu'il ne leur donneroit
point de quartier: mais ils ne voulurent
rien entendre, & commencerent
à tirer avec quelques pieces de canon,
& avec leurs mousquers, pour
avertir au moins la Ville, & obliger les
Bourgeois & la Garnison à les venir secourir
avant que les Avanturiers les


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Page 40
cussent pris. Mais cela ne dura pas si
long-temps, car une partie des Avanturiers
passa la Redoute pendant que
Avanturiers
font sauter la
Redoute.
l'autre la fit sauter avec tous les Espagnols
qui estoient dessus.

Ils arriverent de cette maniere à la
Ville, comme l'aurore commençoit à
paroistre, & trouverent la pluspart des
Bourgeois encore endormis, & qui ne
sçavoient ce que cela vouloit dire. La
Garnison s'estoit retirée dans les Forts,
& commençoit déja à canoner sur la
Ville. Nos Avanturiers ne s'amuserent
point à piller; mais ils furent vîtement

Morgan enleve
les Moines
& les
femmes refugeés
dans les
Couvents.
Attaque des
Forts, resisstance
des assiegez.

aux Couvents, où ils prirent les Religieux,
& les femmes qui s'estoient refugiées
avec eux, pendant qu'une partie
d'eux faisoit des échelles pour escalader
les Forts. Ils tenterent d'en prendre
un en voulant en brûler les portes; mais
estant de fer, cela ne reüssit point: de
plus, quand ils approchoient contre
leurs murailles, les Espagnols jettoient
des pots pleins de poudre, ausquels ils
avoient attaché des méches ardentes.
Cela brûla beaucoup des Avanturiers,
qui n'avoient aucun avantage que lors
qu'un Espagnol paroissoit à une embrazure,
c'estoit un homme de moins.


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Page 41

Pendant que les uns estoient ainsi
occupez, les autres travailloient à grande
force pour faire les échelles, qui furent
bien-tost prestes. Morgan leur fit dire
que s'ils ne vouloient pas se rendre, il
alloit faire mettre des échelles portées
par les Religieux & par les femmes, &
qu'il ne leur donneroit point de quartier.
Ils répondirent qu'ils n'en vouloient
pas aussi. Alors Morgan execu-

Morgan
contraint les
Moines & les
femmes qu'il
avoit pris, de
porter des échelles
pour
monter à l'escalade.

ta ce qu'il avoit dit, pendant qu'une
partie de son monde prenoit garde aux
embrasures, pour empescher les Espagnols
de charger leur canon, n'en chargeant
aucune piece qu'il ne leur en coûtast
sept ou huit hommes pour le moins.
Il est vray que les Avanturiers, qui
n'estoient nullement couverts, perdoient
aussi bien du monde.

Ce combat avoit déja duré depuis la
pointe du jour jusqu'à Midy que les
échelles furent prestes: on les fit porter
aussitost par les femmes, par les Moines,
& par les Prestres, croyant que quand
ceux qui estoient dans les Forts verroient
cela, ils se rendroient, de peur de blesser
des gens consacrez à Dieu: mais
au contraire ils ne laisserent pas de tirer
comme auparavant. Les Religieux


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Page 42
leur crioient de se rendre, leur remontrant
que c'estoit leurs freres qu'ils massacroient;
mais tout cela ne les toucha
point.

Quand on posa les échelles, ils jetterent
une si grande quantité de pots à
feu, qu'il y eut beaucoup de monde
brûlé tant des Espagnols mesmes de la
Ville, que des Avanturiers. Les échelles
estant posées, quelques Espagnols
voulurent paroistre pour empescher
l'escalade, & precipiter du haut en bas
ceux qui seroient montez: mais les
Avanturiers qui soûtenoient les assaillans,
tuerent tous les assiegez qui parurent
sur les murailles. Ainsi les assaillans
monterent genereusement, munis de
grenades, de pistolets, & chacun d'un
bon sabre, & d'un courage plus seur que
tout cela.

Les Avanturiers
prennent
les Forts
d'assaut.
Ils jetterent d'abord quantité de grenades
dans le Fort, qui firent grand
effet; & puis le sabre & le pistolet à la
main ils sauterent dedans malgré les
Espagnols, qui les repoussoient avec
des piques, & en jettoient à la verité
quelques-uns de haut en bas. Dés que
les Espagnols virent que leur canon
leur estoit inutile, ils auroient dû se

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Page 43
rendre, mais ils ne voulurent pas, particulierement
les Officiers, qui contraignirent
les Soldats de se battre jusqu'à
la fin.

Les Avanturiers se voyoient maîtres
du premier Fort, qui paroissoit le
plus avantageux, parce qu'il estoit sur
une petite éminence, & commandoit
à l'autre bâti seulement pour défendre
l'entrée du port: cependant il falloit
encore le gagner pour faire entrer leurs
vaisseaux; car ils estoient obligez de
sejourner là, à cause de la quantité des
blessez qu'ils avoient. Ils furent donc à
l'autre Fort, qui tiroit toûjours, mais
sans beaucoup d'effet; & sommerent
le Gouverneur de se rendre, & qu'on
luy donneroit quartier; mais il n'en
voulut rien faire non plus que les autres;
si bien qu'ils furent obligez de
prendre ce Fort de la mesme maniere
que le premier, & pourtant avec plus
de facilité; car le canon de celuy-cy
leur servit si bien, qu'il ne put pas resister
long temps, quoy que les Officiers
de ce second Fort se défendissent
aussi vigoureusement que ceux du premier,
& se fissent tous tuer, disant
qu'il valoit mieux mourir dans cette


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Page 44
Les Espagnols
combattent
jusqu'à
l'extremité.

occasion que sur un échafaut, & ce fut
ce que le Major Castillan répondit à sa
femme & à sa fille, qui le sollicitoient
de se rendre.

Les Avanturiers estant maistres de
ces deux Forts, le reste ne tint gueres;
si bien qu'environ trois heures aprés
midy le combat se termina par la victoire
qui demeura aux Avanturiers. Ils
renfermerent tous les prisonniers dans
un des Chasteaux, mettant les hommes
& les femmes chacun à part, & leurs
blessez dans un lieu tout proche, &
commirent des femmes esclaves pour
les garder, servir & solliciter. En suite
ceux qui n'avoient point esté blessez
commencerent à se donner carriere, &
à faire débauche de vin & de femmes
tant que la nuit dura; en sorte que s'il
estoit venu cinquante Espagnols aussi
braves que ceux qui avoient défendu les
Forts, ils auroient massacré facilement
tous les Avanturiers.

Morgan victorieux
fait
entrer ses
vaisseaux dãs
le port.
Le lendemain matin Morgan fit entrer
ses vaisseaux dans le port, pendant
que ses gens estoient occupez à piller la
Ville, & à amasser l'argent qu'ils trouvoient
dans les maisons, & l'apportoient
dans le Fort. Il donna encore

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Page 45
ordre de reparer les débris des Forts,
& de remettre le canon en état, afin que
s'il venoit quelque secours, il pust se
défendre.

Aprés qu'ils eurent amassé tout ce
qu'ils avoient trouvé, ils presserent les
principaux Bourgeois d'avoüer où leur
argent estoit caché. Ceux qui ne vouloient
rien dire, & peut-estre n'avoient
rien, furent mis à la gênne si cruellement,
que plusieurs en moururent, &
d'autres en furent estropiez. Les Avanturiers
ménagerent si peu, & firent dans
l'abord un tel degast des vivres qu'ils
trouverent dans ce petit lieu, à qui la
campagne fournit abondamment les

Avanturiers
reduits à de
grands besoins,
par
leurs degasts.
choses necessaires à la vie, qu'ils n'y
eurent pas esté quinze jours sans mourir
de faim, & manger les Mules & les
Chevaux.

Quelques-uns d'eux alloient à la
chasse, pour tuer des Bœufs ou des Vaches
qui sont aux environs de cette
Ville; & quand ils en apportoient, ils
les gardoient pour eux, & donnoient
aux prisonniers de la chair de Mule,
qui leur sembloit bonne, car la faim
les pressoit tellement, qu'ils eussent
mangé des choses beaucoup plus mauvaises.


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Cependant la méchante nourriture,
& l'impureté de l'air, causée par la quantité
des corps morts jettez à quartier,
& qui n'estoient couverts que d'un peu
de terre, causerent bien des maladies
parmy les Avanturiers, qui d'abord
s'estoient remplis de vin, & plongez dans
la débauche des femmes, si bien qu'ils
mouroient tout à coup, & les blessez
ne réchapoient gueres.

Differente
mort des
vainqueurs &
des vaincus.
D'autre costé les Espagnols incommodez,
& à l'étroit, s'empestoient les
uns les autres, & mouroient bien differemment
que les Avanturiers: car
ceux-cy estoient tuez par l'abondance,
& ceux-là par la disette, eux qui avoient
coûtume de se nourrir delicatement, &
d'avoir du Chocolat bien preparé deux
ou trois fois par jour, se voyoient reduits
non seulement à manger un morceau
de Mule, sans pain, mais encore
à boire de méchante eau, n'ayant pas
le temps ny le moyen de la rendre bonne,
en la purifiant à leur ordinaire, &
la faisant passer au travers de certaines
pierres qu'ils ont à cet effet.

Les Avanturiers ne se précautionnoient
pas mieux qu'eux à cet égard,
beuvant cette eau telle qu'ils la trouvoient;


47

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si bien que ces deux sortes de
gens pressez de tant de maux, n'aspiroient
qu'à l'éloignement des uns & des
autres: les Avanturiers ne pouvant plus
souffrir les incommoditez du pays, &
les Espagnols les Avanturiers.

Le President de Panama, qui avoit

Efforts du
President de
Panama, pour
delivrer Portobello.

eu nouvelle de la prise de Portobello,
tâcha d'amasser quelques trouppes pour
en venir chasser les Avanturiers. En
effet, il s'achemina, dit-on, avec plus
de quinze cens hommes, pour secourir
cette Ville. Morgan sçachant cela, fit
tenir ses navires prests à mettre à la voile,
en cas qu'il eust du dessous, pour
se sauver avec le pillage, qui estoit déja
embarqué par son ordre. Il eut avis par
un esclave que ses gens avoient pris à la
chasse, que le President de Panama venoit.

Morgan tint conseil, où il fut arresté

Morgan
tient conseil.
de ne pas quitter Portobello, qu'on n'eust
fait payer la rançon des Forts & de la
Ville, qui pouvoit monter autant que
tout ce qu'ils avoient déja. De plus,
afin qu'on ne fust point surpris, on resolut
d'envoyer cent hommes bien armez
au devant du President, & qu'on
l'attendroit à un défilé où il ne pouvoit

48

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passer plus de trois hommes de front.
Cela fut executé; le President vint,
mais il n'avoit pas tant de monde comme
on avoit dit.

Le President
vient, Morgan
s'oppose
à son passage.
Les Avanturiers qui l'attendoient,
l'empescherent d'avancer. Il ne s'obstina
pas beaucoup, & differa jusqu'à ce
qu'une partie de son monde, qui estoit
demeuré derriere, le joignist. Cependant
il envoya un homme vers Morgan,
avec ordre de luy dire que s'il ne
sortoit au plûtost de la Ville & des Forts
Il fait sommer
Morgan.
Sa réponse.
qu'il marchoit avec deux mille hommes
de renfort, & qu'il ne luy donneroit
point de quartier. Morgan répondit,
qu'il ne sortiroit qu'à l'extremité, &
qu'on ne luy eust donné deux cens mille
écus pour la rançon de la Ville & des
Forts, qu'autrement il les démoliroit à
la barbe du President.

A cet effet Morgan envoya deux
Bourgeois de Portobello vers le President,
afin de traiter avec luy de la rançon
qu'il pretendoit pour les Forts &
pour la Ville. Le President avoit envoyé
à Cartagene pour avoir une Flotte,
à dessein de venir par mer assieger
Morgan, pendant qu'il esperoit l'amuser
en faisant composer les Bourgeois de


49

Page 49
Portobello avec luy, sans toutefois rien
executer. Mais comme ordinairement
les Espagnols ne font pas grande diligence,
ils ne purent arrester Morgan
plus long-temps, qui les pressa de prés:
si bien que les Bourgeois furent obligez
de representer au President de Panama,
qu'il valoit mieux composer avec
ces gens, luy faisant voir que c'estoient
Remontrance
des Espagnols
au President.

des diables, & avec combien d'ardeur
ils avoient pris leurs Forts malgré toute
la resistance qu'on y avoit pû faire;
puisque tous les Officiers s'estoient fait
tuer par desespoir, voyant que si peu
de gens les contraignoient à rendre des
Forts qu'en toute autre occasion ils auroient
pû disputer à dix fois plus de
monde & de forces.

Tout cecy consideré, le President
leur donna la liberté de faire ce qu'ils
jugeroient à propos. Ils composerent
donc avec Morgan, & accorderent
que dans quatre jours ils luy donne-

Conventions
des espagnols
avec Morgan.
roient cent mille écus pour la rançon
des Forts, des prisonniers, & de la Ville;
ce qu'il accepta, pourveu qu'ils ne
manquassent point à leur parole. Le
President de Panama, nommé Dom
Juan Perez de Gusman,
homme de

50

Page 50
grand esprit, & fort experimenté dans
les armes, & qui avoit commandé en
Flandre en qualité de Mestre de camp,
estoit surpris d'entendre parler des exploits
de ces gens-là, qui sans autres
armes que leurs fusils, avoient pris une
Ville, où il auroit fallu employer du
canon, & faire un siege dans les formes.

Le President
envoye des
presens & des
rafraîchissemens
à Morgan.

Il envoya à Morgan quelques rafraîchissemens,
& luy fit demander de
quelles armes ses gens se servoient pour
executer des entreprises de cette nature,
& y reüssir comme ils faisoient.
Aussi-tost Morgan prit un fusil d'un
des François qui estoit dans sa troupe,
& l'envoya au President. J'ay déja dit
que ces fusils sont faits en France, ont
quatre pieds & demy de canon, & tirent
une balle des seize à la livre: la
poudre dont on les charge, est faite exprés,
& ces armes sont fort justes.

Le President fut réjoüi de les voir,
& satisfait de la civilité de Morgan,
qu'il n'avoit pas crû s'étendre jusqu'à
ce point. Il le fit remercier & loüer de
sa valeur, disant que c'estoit dommage
que des gens comme eux ne fussent
employez à une juste guerre au service


51

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d'un grand Prince; & dans le même
temps on luy presenta de sa part
une bague d'or enrichie d'une fort belle
Emeraude. Morgan ordonna à celuy
de qui il la recevoit, de remercier
le President, & de luy dire, que pour
le satisfaire, il luy avoit envoyé une
de ses armes, & que dans peu, pour le
réjoüir encore, il luy feroit voir dans
sa Ville mesme de Panama l'adresse
avec laquelle il s'en servoit.

Cependant les Bourgeois de Porto-

Espagnols
payent leur
rançon en
barres d'argent.

bello lassez de ces gens, apporterent devant
le temps prescrit, la rançon de la
Ville, des Forts & des prisonniers,
qu'ils payerent en belles barres d'argent.
Les Avanturiers ayant receu cette
rançon, ne tarderent gueres à décamper,
& s'embarquerent au plûtost,
sans faire aucun mal que d'encloüer
les canons des Forts, de peur que les
Espagnols ne tirassent aprés eux; & ainsi
ils quitterent Portobello, & firent route
pour l'Isle de Cuba, où ils arriverent
huit jours aprés, & partagerent le
butin selon la maniere accoûtumée.

Ils trouverent qu'ils avoient en or
& en argent, tant monnoyé que travaillé,
& en joyaux, qui n'estoient pas


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estimez au quart de ce qu'ils valoient,
Partage du
butin des
Avanturiers.
deux cens soixante mille écus, sans
compter les toiles, soyes, & autres
marchandises qu'ils avoient prises dans
la Ville, dont ils faisoient peu de cas:
car ils n'estiment que l'argent; & lors
qu'ils ont fait une prise, quand elle seroit
la plus riche du monde, à moins
qu'il n'y ait de l'argent, ils ne l'estiment
Leur retour
à la Jamaïque.

pas. Ayant ainsi partagé ce butin, ils
vinrent à la Jamaïque, où ils furent
magnifiquement receus, & sur tout
des Cabaretiers, qui profiterent le plus
avec eux.

Chapitre V.

Nouveau dessein de Morgan. Prise
de Marecaye.

C'Est l'ordinaire des Avanturiers de
passer bien-tost de l'abondance à la
disete. Ceux-cy qui estoient de la même
humeur, aprés avoir dissipé tout
leur argent dans la débauche, ne penserent
plus qu'à retourner en course,
pour en r'avoir d'autre. Morgan, à
qui il avoit aussi manqué, parce qu'il


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Page 53
n'estoit pas meilleur ménager qu'eux,
& qu'il avoit besoin de faire une plus
grande dépense, songea à quelque nouvelle
entreprise pour s'enrichir; & dans
ce dessein il donna rendez-vous à tous
les Avanturiers qui avoient des vaisseaux
à la coste de S. Domingue, à un
lieu nommé l'Isle à la Vache.

Il donna ce rendez-vous, dans la

Nouvelle
expetlition de
Morgan.
veuë d'avoir des François dans sa Flot
te, & d'en faire une considerable, afin
d'attaquer quelque forte place, où il
pust avoir assez d'argent pour se retirer,
& vivre plus tranquille, & plus
à son aise qu'il n'avoit fait jusqu'alors.
Il donna ordre mesme à quelques Anglois
d'avertir les Avanturiers de la
Tortuë, que s'ils vouloient le joindre,
il les recevroit bien, & les traiteroit de
mesme, empeschant les mauvaises intelligences
qui pourroient naistre entre
l'une & l'autre Nation.

Les François voyant que Morgan
reüssissoit si bien dans ses entreprises,
& qu'il ne revenoit jamais sans butin,
eurent de l'estime pour luy, quoy
qu'interessée; si bien que plusieurs se
rendirent au lieu que Morgan leur avoit
marqué. Chacun donc se preparoit à


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venir, & travailloit au plus viste à raccommoder
son Bâtiment, pendant
qu'une partie de l'Equipage estoit occupée
à la chasse, afin de saler de la
viande pour ravitailler les vaisseaux jusques
à ce que l'on vinst en quelque lieu
Espagnol, où l'on en trouvast avec moins
de peine.

Il forme une
Flotte considerable.

Peu de temps aprés Morgan vint au
rendez-vous, & trouva déja deux vaisseaux
François qui l'attendoient, à qui
il témoigna beaucoup d'affection, &
leur promit de les proteger, & de bien
vivre avec eux Il arriva dans ce temps
un Bâtiment de Saint Malo, nommé
le Cerfvolant, lequel estoit venu dans
l'Amerique à dessein de traiter avec les
Espagnols; & n'ayant pû y reüssir, il s'étoit
armé en course, & avoit mis sur
son navire plusieurs Avanturiers de la
Tortuë.

Ce Bâtiment estoit monté de vingtdeux
pieces de canon, & de huit berges
de fonte, avec une Barque longue
qui l'accompagnoit. Il avoit déja fait
quelques courses vers la coste de terre
ferme, & rencontré un navire Genois
apartenant aux Grilles: c'est une Compagnie
de Genois qui ont seuls le trafic


55

Page 55
des Negres dans les Indes du Roy d'Espagne.
Il avoit attaqué ce navire lequel
estant mieux monté que le sien, &
ayant quarante-huit pieces de canon,
avec des munitions à l'avenant, s'estoit
défendu, & avoit obligé le Maloüin à
se retirer; lequel arriva à cette coste,
pour reparer le dommage que l'autre
luy avoit fait.

Morgan voyant ce navire qui estoit

Dessein de
Morgan sur
un vaisseau
Maloüin.
capable de quelque chose, fit ce qu'il
put pour persuader le Capitaine Maloüin
à venir avec luy: mais comme ce
Capitaine ne sçavoit pas bien la methode
de traiter avec ces gens de l'Amerique,
qui est autre que celle des peuples
de l'Europe, il vouloit faire des
conditions differentes, & qu'on n'observe
point dans ce païs là: c'est pourquoy
il n'y reüssit point, & vouloit
revenir à la Tortuë prendre quelques
marchandises qu'il y avoit laissées, &
de là passer en France.

Les Avanturiers François qui estoient
sur son bord, sçachant son dessein, se
débarquerent, & se mirent avec les Anglois.
Quelques-uns qu'il avoit irritez,
les traitant imperieusement, & comme
des Matelots, resolurent de s'en venger


56

Page 56
pendant que l'occasion s'en presentoit:
& pour cela dirent à Morgan que ce
Capitaine avoit pillé un Anglois, en
Plaintes
contre le
Maloüin.
mer, & que de plus il avoit une Commission
Espagnole pour prendre sur les
Anglois.

Il estoit vray que s'estant trouvé en
mer en necessité de vivres, il avoit rencontré
un Bâtiment Anglois qui en
avoit, & s'en estoit accommodé aprés
avoir donné un billet pour s'en faire
payer à la Jamaïque, ou à la Tortuë.

Pour la Commission Espagnole,
ayant esté moüiller dans le port de Baracoa,
à la bande du Nordest de l'Isle
de Cuba, il fit semblant de traiter avec
les Espagnols, & pour mieux couvrir
son jeu, il dit qu'il venoit demander
un passe-port au Gouverneur, afin de
prendre sur les Avanturiers Anglois de
la Jamaïque, qui faisoient une guerre
injuste aux Espagnols; ce qu'il obtint
facilement.

Morgan avoit écouté tout cecy fort
volontiers, & estoit dans le dessein de
joüer un tour au Maloüin, & de se

Dissimulation
de Morgan.

mettre en possession de son Bâtiment;
mais il dissimula jusques à ce que l'occasion
se presentast: car il n'osoit rien

57

Page 57
entreprendre, craignant que les François
ne l'en empeschassent. Il tâcha cependant
de sçavoir finement leur pensée,
& les pressentit, pour connoistre
s'ils ne prendroient point le parti du
Maloüin.

Pendant cela le Gouverneur de la Jamaïque
envoya un Bâtiment qui venoit
de la nouvelle Angleterre, vers
Morgan, monté de trente-six pieces
de canon, & de trois cens hommes.
Ce navire se nommoit Hakrs Vuort,
apartenant au Roy d'Angleterre, qui
l'avoit donné pour un temps au Capitaine
qui le commandoit. Ce Capitaine
venoit dans le dessein de se joindre
à Morgan, & de faire le voyage avec

Morgan ne
garde plus de
mesures avec
le Maloüin.
luy. Morgan, à l'arrivée de ce vaisseau,
ne garda plus de mesures pour attaquer
le Maloüin: il s'en saisit, & mit le Capitaine
& tous les Officiers prisonniers,
le prenant comme un voleur qui avoit
pillé un Bâtiment Anglois, & comme
un ennemy chargé d'une commission
pour prendre sur les Anglois. Dans ce
temps le Bâtiment Anglois que le Maloüin
avoit pillé, selon que disoient les
Anglois, arriva là, & se plaignit à Morgan.
Le Maloüin se défendoit sur ce

58

Page 58
qu'il luy avoit donné un billet: malgré
tout cela Morgan le retint toûjours prisonnier.

Quelques jours s'estant passez, Morgan
fit venir tous les Capitaines des
vaisseaux Avanturiers, pour tenir conseil,
sçavoir quelle place on attaqueroit,
voir quelles forces on avoit, de quoy
on estoit capable, & pour combien de
temps on avoit de vivres. Pendant qu'on
tenoit conseil, on beuvoit à la santé
du Roy d'Angleterre, & à celle du
Gouverneur de la Jamaïque. Si les Capitaines
se réjoüissoient dans la chambre,
les autres faisoient de mesme sur
le Tillac, si bien que jusques aux Canoniers,
tout estoit pris de vin. Il ar-

Etrange fracas.

riva par je ne sçay quel malheur, que
le feu se mit aux poudres, & le navire
sauta avec tout le monde qui estoit
dessus.

Comme tous les navires Anglois ont
leurs soutes à poudre sur le devant, au
lieu que les autres Nations les ont sur
le derriere, ceux qui estoient dans la
chambre n'eurent aucun mal que de se
trouver à l'eau sans sçavoir comme cela
estoit arrivé; mais tout le commun
peuple fut perdu, en sorte qu'il y eut


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Page 59
plus de trois cens cinquante hommes
de noyez. Le Capitaine Maloüin & ses
Officiers se sauverent aussi: car ils
estoient avec les Anglois dans la chambre.
Quelques Anglois dirent que c'étoit
les François de l'Equipage du Maloüin
qui avoient causé ce desordre;
c'est pourquoy ils s'asseurerent de son
navire mieux qu'auparavant, & ne tarderent
gueres à l'envoyer à la Jamaïque,
pour le faire adjuger de bonne
prise, le menaçant outre cela de le faire
pendre.

Les Anglois furent quelque temps
occupez à pescher les corps de leurs
compagnons, non pas pour les enterrer,
mais à cause que la pluspart avoient
des bagues d'or aux doigts, comme
c'est la mode parmy cette Nation.

Morgan, malgré cette fâcheuse disgrace,
ne laissa pas de persister dans
son entreprise: il fit reveuë de sa Flotte,
où il trouva qu'il avoit encore quinze
vaisseaux, & neuf cens cinquante à
soixante hommes, tant François qu'Anglois,
tous vieux Avanturiers, c'est à
dire qui avoient déja fait ce mestier plusieurs
années. On tint encore conseil,
pour voir quelle place on attaqueroit.


60

Page 60
Il fut conclu qu'on monteroit le long
de la coste jusqu'à l'Isle de Saone, qui
est à la pointe de l'Orient de l'Isle Espagnole.
Ce fut là où se donna le rendez-vous,
en cas que quelque vaisseau
s'écartast de la Flotte, afin de la pouvoir
rejoindre en ce lieu avant qu'elle
fust partie; ou en cas qu'elle le fust,
on devoit laisser un billet enfermé dans
un flacon enfoncé dans terre, marqué
d'une certaine figure qui apprendroit
le rendez-vous general.

Toutes ces mesures estant prises,
Morgan mit à la voile avec sa Flotte,
& navigea le long de la coste de l'Isle

Départ de
Morgan: rendez-vous

qu'il donne.
Espagnole jusqu'au Cap de Beata, ou
autrement le Cap de Lobos, où il trouva
les vents si contraires, & les courants
de mesme, qu'il ne put jamais doubler
ce Cap, quelque effort qu'il fist à cette
fin Cependant ayant esté là quelque
temps, les vivres commençoient déja à
manquer. Morgan tint conseil, & dit à
ses gens qu'il estoit necessaire de faire
tout ce qu'on pourroit pour doubler ce
Cap, & que ceux qui ne le pourroient
pas doubler, attendissent l'occasion, &
que ceux qui le pourroient, les attendroient
dans la Bayed Ocoa, qui n'est

61

Page 61
pas beaucoup eloignée de ce Cap.

Morgan donna ce rendez-vous, afin
que les vaisseaux qui n'avoient point de
vivres en pussent prendre, parce qu'il
s'y rencontre une grande quantité de
bestes. Il avertit les premiers qui seroient
arrivez d'en faire une bonne provision,
pour en donner aux autres qui n'auroient
pû doubler le Cap. Aprés toutes
ces precautions, Morgan & sa Flotte tenterent
encore une fois à doubler ce Cap;
ce qui leur reüssit, car le temps se modera
un peu lors qu'ils furent sous voile,
si bien qu'ils doublerent tous.

Sur le soir on vit un navire, à qui

Poursuitte
d'un vaisseaux
on donna chasse pour le reconnoistre;
mais il sembloit sçavoir que c'estoit de
ses amis, car il approchoit à mesure
qu'on alloit à luy, & mit le pavillon
Anglois. Il venoit d'Angleterre, &
alloit à la Jamaïque. Six ou sept vaisseaux
de la Flotte demeurerent auprés
de ce navire pour acheter de l'eau
de vie, que ces gens aiment fort. Le
temps estant toûjours beau, ils resterent
avec ce Bâtiment; mais le lendemain
je croy qu'ils furent bien surpris
lors qu'ils se virent separez de leur General,
qui le fut aussi quand il vit qu'il

62

Page 62
luy manquoit sept vaisseaux. Il entra
dans la Baye d'Ocoa, afin de les attendre.
Le temps devint si mauvais, qu'il
fut obligé de sejourner dans cette Baye
plus qu'il n'auroit voulu.

Il donna ordre aux Equipages des
vaisseaux qui estoient demeurez avec
luy de ne point toucher à leurs vivres,
& d'envoyer tous les matins huit hommes
de chaque Equipage, qui feroient
un corps de soixante & quatre hommes,
afin d'aller chasser, & d'apporter
de la viande pour nourrir la Flotte. Il
forma encore une Compagnie, qui devoit
descendre tous les jours à terre,
où un Capitaine de chaque vaisseau
estoit obligé à son tour d'aller à la teste,
pour la seureté des Chasseurs; parce
qu'il y avoit du danger, & que ce lieu
n'estoir gueres éloigné de la Ville de S.
Domingue, outre que l'on rencontroit
quantité de Boucaniers ou Chasseurs
Espagnols, qui sont tres bons Soldats,
& que ces Avanturiers apprehendent
fort.

Les Espagnols n'étant pas en grand
nombre pour lors en cet endroit, n'oserent
rien entreprendre contre ces gens,
& se contenterent de chasser devant eux


63

Page 63
leurs bestes dans les bois, de peur que
Les Espagnols
découvrët
les Avanturiers,
& demandent
du
secours.
ces Avanturiers ne les tuassent; cependant
comme ils avoient besoin de vivres,
ils mettoient bas tout ce qui se
presentoit à eux, fussent asnes ou chevaux;
car ces gens ne sont pas fort difficiles,
mangeant tout ce qu'ils trouvent.
Ils ne laissoient pourtant pas d'avancer
tous les jours dans le païs, &
parvinrent à la fin jusqu'où les Espagnols
avoient chassé leurs bestes, lesquels
voyant que les Avanturiers détruisoient
tout, allerent trouver le President
de Saint Domingue, à qui ils
demanderent du secours qu'il leur accorda,
en tirant deux Compagnies de
Soldats de sa garnison, qui se mirent
en embuscade au lieu où les Avanturiers
devoient passer pour aller à la
chasse.

Certains Mulastres étoient venus vers

Ruse des Mulastres
pour
faire tomber
les Avanturiets
dans une
embuscade.
le bord de la Mer où ces gens descendoient
ordinairement à terre, conduisant
un petit nombre de bestes qu'ils
firent feinte de chasser avec empressement
à la veuë des Anglois, qui ne
manquerent pas de courir aprés; mais
ces Mulastres étoient plus avancez
qu'eux, si bien qu'ils ne les purent attraper

64

Page 64
que fort proche de leurs embuscades;
d'où il sortit deux Espagnols
avec une petite banderolle blanche,
pour marquer qu'ils vouloient parler.
Les Avanturiers leur permirent d'avancer,
& firent aussi avancer deux
hommes. Les Espagnols les prierent de
ne pas tuer leurs Vaches, parce qu'ils
en dépeuploient le païs, leur offrant de
leur donner des bestes s'ils en avoient
besoin; les Avanturiers leur répondirent
de bonne foy, que s'ils vouloient
en donner, on les leur payeroit, qu'on
leur donneroit un escu & demi pour
la viande de chaque animal, & qu'ils
pourroient profiter du cuir & du suif.
Aprés avoir ainsi traité les Espagnols
se retirerent.

Ils étoient venus parler aux Avanturiers
pour les amuser seulement, jusqu'à
ce qu'ils eussent fait avancer leurs
Soldars, parce que le lieu où étoient
les Avanturiers étoit fort avantageux
pour les défaire; & afin de les mieux
persuader ils firent paroistre quelques
bestes, & lors que les Avanturiers ne
se défioient de rien, ils se virent tout
d'un coup entourez des Espagnols, qui
fondirent sur eux & croyoient ainsi les


65

Page 65
tailler en pieces; mais en un instant les
Les Avanturiers
se battent
en retraite.

Avanturiers firent face, & se mirent
en une telle posture qu'ils pouvoient tirer
de tous costez sur les Espagnols
qui n'osoient approcher. Cependant
les Avanturiers se battoient en retraite,
& tâchoient de gagner le bois, craignant
que les Espagnols n'eussent beaucoup
de monde, & ne leur fissent de
la peine.

Alors les Espagnols remarquant quelque
timidité dans leurs ennemis, voulurent
profiter de l'occasion; & commencerent
à avancer sur eux; mais ils
furent tres mal reçus, car en un moment
on leur tua beaucoup de monde.
Les Avanturiers au contraire voyant
qu'ils ne perdoient personne, prirent
courage, & crierent aux Espagnols
qu'ils ne mettoient point de bales dans
leurs mousquets, ou bien qu'ils tiroient
en l'air. Cette bravade leur cousta cher,

Bravade qui
coute cher.
car les Espagnols qui au commencement,
pour ne les pas faire languir visoient
à leur teste, ne viserent plus qu'à
leurs jambes; si bien qu'ils furent obligez
de se retirer dans une petite touffe
de bois qui estoit là proche, où les Espagnols
ne les oserent aller attaquer.


66

Page 66

Les Avanturiers enleverent le plus
promptement qu'ils purent les morts
& les blessez qui étoient demeurez sur
la place où s'étoit donné le combat.
Cependant une petite troupe d'Espagnols
vint au lieu où avoient esté les
Anglois, & ils y en rencontrerent deux
de morts, ils se mirent à percer ces deux
cadavres avec leurs épées, lors que les
Avanturiers qu'ils croyoient estre bien

Décharge
impreveuë.
loin leur firent encore une décharge,
dont ils en tuerent ou blesserent la plus
grande partie.

Les Espagnols s'étant retirez les Avanturiers
en firent de mesme, & en
chemin faisant ils ne laisserent pas de
tuer encore quelques bestes pour porter
à bord Le soir ils arriverent à leurs Vaisseaux,
& rendirent compte au General
Morgan de leur avanture, qui à
l'heure mesme tint conseil, & le lendemain
à la pointe du jour mit 200.

Reffexion
des Espagnols.

hommes à terre bien armez, & tirez de
chaque Equipage pour aller chercher
les Espagnols, & puis marcha à leur tête
où le combat s'estoit donné le jour
precedent; mais les Espagnols qui s'éroient
bien deffiez de l'affaire, avoient
déja décampé, & emmené avec eux

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Page 67
toutes les bestes: car ils avoient connu
par experience, que de chasser des
Bœufs comme ils avoient fait vers les
Avanturiers pour les attirer à leurs embuscades,
estoit une chose fort utile à
ces mesmes Avanturiers, & tres-prejudiciable
à eux mesmes, puis qu'aprés
avoir perdu tout à la fois, & leurs
hommes & leurs bestes, ils avoient encore
la douleur de donner de quoy vivre
à leurs ennemis, & d'en recevoir la
mort.

Morgan & ses gens furent encore
bien plus avant, mais ils ne trouverent
que des maisons abandonnées qu'ils
brûlerent, & revinrent là leurs Vaisseaux.
Le lendemain il tint encore conseil
pour sçavoir si l'on iroit piller le
Bourg de Asso; mais comme on jugea
que cela n'étoit point d'importance,
& que l'on y pourroit perdre
beaucoup de monde, on trouva qu'il
valoit mieux se reserver pour quelque
bonne occasion. Morgan ennuyé d'être
en ce lieu sans rien faire, & de ce
que le reste de sa Flotte ne venoit point,
jugea qu'ils se seroient rendus à l'Isle
de la Saone, où, comme j'ay déja dit,
il leur avoit donné rendez-vous. Il mit


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Page 68
donc à la voile & navigea le long de
cette coste, donnant l'allarme aux Espagnols,
qui croyoient qu'il alloit attaquer
S. Domingue, Ville capitale de
cette Isle.

Aprés quelques jours de navigation
il arriva au rendez-vous, où il ne trouva
personne, non plus que dans la Baye
d'Ocoa;
il resolut de les attendre encore
huit jours, & pendant ce temps
il envoya cent cinquante hommes pour
faire descente dans la Riviere d'Alta
Gracia,
afin d'avoir quelques vivres
pour sa Flotte qui en avoit besoin,
ce lieu n'étant que tres-peu éloigné
de cette Isle: Tout le monde s'embarqua
dans une Bellandre & dans des
Canots, & furent là de nuit afin de
descendre à terre au point du jour,
pour surprendre les Espagnols & faire
quelque prisonnier de consequence

Alarme des
Espagnols.
pour le mettre à rançon. L'alarme
étant par toute la coste, & les Espagnols
sur leurs gardes, cette entreprise fut
inutile.

Les Avanturiers voyant les choses
en cet état, se retirerent tout doucement
sans rien vouloir risquer. Morgan
cependant étoit fort en peine de


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Page 69
sçavoir ce que le reste de sa Flotte étoit
Inquietude
de Morgan.
devenu, & ne pouvant plus attendre
faute de vivres dans tous les Vaisseaux
qui étoient avec luy, il tint conseil sur
ce qu'on devoit faire dans une telle occasion;
chacun fut d'avis d'aller attaquer
quelque place avec ce qu'on étoit
de monde, qui consistoit à cinq cens
hommes.

Un Capitaine François fameux Avanturier,
nommé Pierre le Picard, fit
la proposition d'attaquer Maracaibo,

Proposition
d'un Avanturier,

il avoit déja été avec l'Olonois, & dit
qu'il serviroit de Pilote pour faire entrer
tous les Vaisseaux sur la Barre, &
de guide pour conduire par terre, &
fit voir dans le moment la facilité qu'il
y avoit à prendre cette place, où l'on
trouveroit assez de bien pour enrichir
toute la Flotte, Il parloit fort bon Anglois,
& Morgan l'estimoit beaucoup,
ce qui fit qu'il n'eut pas de peine à
accepter sa proposition, dont tout le
commun fut content, si bien que la
resolution prise on fit la chasse-partie à
l'ordinaire, où on insera qu'en cas que
le reste de la Flotte vint à se joindre
devant qu'on eust pris quelque Forteresse,
elle seroit receuë à partager comme

70

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les autres.

Tout étant ainsi concerté, on laissa
un billet dans un pot, enfoüi dans terre,
comme j'ay déja dit, afin que si
les derniers venoient ils sceussent où
étoient les premiers. Morgan avec sa
Flotte leva l'ancre, & prit la route de
terre ferme, c'est à dire du continent.
Aprés quelques jours de navigation il
arriva à l'Isle d'Oruba, où il moüilia
pour prendre de l'eau, & quelques rafraichissemens.

J'ay déja parlé de cette Isle, il suffira
donc de dire que Morgan y sejourna
vingt-quatre heures pour y prendre
de l'eau & de la viande de chévre
qu'on a des Indiens à bon marché; car
pour un escheveau de fil ils donnent
une chévre bien grasse, que vingt hommes
affamez ne pourroient pas manger.

Aprés ce sejour la Flotte leva l'anchre
& prit la route de Maracaibo. Le lendemain
matin elle arriva à la veuë des
petites Isles qui sont à l'embouchure
du Lac de Maracaibo, où elle fut découverte
de la Vigie, qui est sur une
de ces petites Isles de mesme nom. Cette
Vigie ne manqua pas d'avertir les


71

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Espagnols qui eurent le temps de se preparer,
car il fit calme, & la Flotte
ne put arriver à la Barre qui est l'entrée
du Lac, que sur les quatre heures
aprés midy. Aussi-tost tout le monde
s'embarqua dans des Canots pour sauter
à terre, afin d'aller prendre ce Fort
de la Barre,
où les Espagnols faisoient
Les Avanturiers
descendent
à
terre au bruit
du canon des
ennemis.
voir & entendre qu'ils avoient du canon,
car ils ne cessoient de tirer, quoy
que les Avanturiers fussent encore éloignez
de plus de deux lieuës.

Il étoit necessaire de prendre ce Fort,
à cause qu'il falloit que les Vaisseaux se
rangeassent pour entrer dans le Lac.
Tout le monde étant à terre, Morgan
les exhorta d'estre toûjours courageux,
& de ne point lâcher pied, car on
croyoit que les Espagnols se défendroient
bien, vû qu'ils faisoient des
preparatifs, ayant brûlé plusieurs loges
autour de ce Fort, & qu'ils tiroient incessamment
du canon.

Sur les six heures du soir Morgan

Ils approchent
d'un
Fort, ce qu'ils
y trouvent.
& les siens approcherent du Fort, qui
avoit déja cessé de tirer, ce qui faisoit
croire aux Avanturiers qu'ils alloient
recevoir une belle salve; mais ils furent
surpris, & toutefois bien-aises, lors

72

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qu'en approchant ils n'y virent personne,
& entrerent sans trouver de resistance.
Ils crurent que peut-estre les
Espagnols avoient mis des méches
dans les poudres pour les surprendre,
& faire joüer quelque mine, si
bien que pour se garantir de cela on
détacha quelque peu de monde afin
d'éviter ce malheur. On trouva qu'il
n'y avoit aucune chose qui pût faire
dommage alors; mais il y avoit quantité
de méche allumée, & de poudre
répanduë qui alloit jusqu'au Magazin,
si bien que si on n'y fût arrivé sur
l'heure, ce Magazin auroit sauté, &
causé bien du mal. De sorte que quand
on n'y vit point de danger on y entra.

Ce Fort n'étoit proprement qu'une
redoute de cinq toises de haut, de six
de long, & de trois de large; le parapet
en pouvoit avoir une: au dessus il
paroissoit un pavillon formant une espece
de corps de garde, qui n'étoit pas
encore achevé, & au dessous une cave
ou magazin à poudre, où l'on en trouva
bien deux mille livres à canon, & mille
à mousquets, avec quatorze pieces
de canon en batterie, tirant 8. 12. &


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24. livres de balle, avec des grenades,
des pots à feu, quatre-vingts mousquets,
trente piques & autant de bandollieres.
On ne montoit sur cette redoute
que par le moyen d'une eschelle
de fer, qu'on tiroit aprés soy lors qu'on
y étoit monté.

Quand on eut tout visité, on fit
aussi-tost abattre le parapet de la redoute,
on encloüa le canon qu'on jetta
du haut en bas, & on en brûla les
affuts. Cela se fit toute la nuit, afin de
ne pas perdre de temps, & de n'en point
donner aux Espagnols, qu'on croyoit
vouloir se sauver de Marecaye, à cause
qu'ils n'avoient pas tenu bon dans
la redoute: A la pointe du jour on fit
entrer les Bâtimens dans le Lac, & tout
le monde se rembarqua pour aller à

On se rembarque
pour
Marecaye.
Marecaye, où avec toute la diligence
qu'on put faire, on n'arriva que le lendemain.

La Flotte étant devant la Ville, on vit
paroistre quelques Cavaliers, qui fi ent
juger qu'on se deffendroit, & que les
Espagnols s'étoient fortifiez. C'est
pourquoy on resolut d'aller moüiller
proche d'un lieu un peu découvert,
& d'y mettre le monde à terre. La


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Flotte en moüillant faisoit des décharges
de canon dans un petit bocage qui
étoit là, en cas qu'il y eût quelques
embuscades; aprés on mit le monde à
terre à la faveur du canon, qui tiroit
toûjours, quoy qu'on ne vît personne.

Cela étant fait, on partagea tous les
Soldats en deux troupes, afin d'attaquer
les ennemis par deux differens endroits,
& de les embarasser par ce moyen;
mais cela ne fut aucunement necessai-

Il entre dans
la Ville qu'il
trouve abandonnée.

re, car on entra dans la ville sans trouver
aucune resistance, ny personne que
quelques pauvres Esclaves qui ne pouvoient
marcher, avec des malades dans
l'Hospital. On ne trouva mesme rien
dans les maisons, car en trois jours de
temps ils avoient tout emporté leurs
Marchandises & leurs meubles; si bien
qu'à peine y trouvoit-on dequoy vivre.
Il n'y avoit aucun Vaisseau ny
Barque dans le Port, tout s'étoit sauvé
dans ce Lac, qui est fort vaste & profond.
On y fit entrer les Vaisseaux
vis à vis d'un petit Fort en forme de
demy-lune, où l'on peut mettre six
pieces de canon, il y en avoit déja quatre
de fer.

Dés ce mesme jour on détacha cent


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Page 75
hommes pour aller en party, qui revinrent
le soir avec plusieurs prisonniers,
& quantité de chevaux chargez
de bagage. Il y avoit des hommes &
des femmes parmy ces prisonniers, qui
n'avoient pas l'apparence d'estre riches.
A l'instant mesme on leur donna la
gêne, afin qu'ils indiquassent quelqu'un
qui eût caché son argent. Il y
en eut qui promirent de faire prendre
du monde, disant qu'ils sçavoient un
homme qui en avoit de caché, & l'endroit
où il étoit. Mais comme ils marquerent
plusieurs endroits, on fut obligé
de faire deux partis, qui allerent
dés la mesme nuit à cette recherche.

Un d'eux revint le lendemain au soir

Il envoye
plusieurs partis
aprés les
fugitifs.
avec beaucoup de bagage, & l'autre
fut deux jours dehors par la faute du
prisonnier qui les conduisoit, ayant
dit qu'il sçavoit quelque chose, dans
l'esperance de se sauver lors qu'il seroit
à la campagne; de sorte qu'il menoit
ce party dans des païs inhabitez, &
mesme inconnus, d'où il eut mille peines
à se retirer.

Quand ils virent que cet homme se
mocquoit d'eux, ils le pendirent à un
arbre sans en tenir aucun conte, & en


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Page 76
revenant ils trouverent un Hatos,
ils surprirent du monde venant de querir
de la viande la nuit, afin de vivre
le jour cachez dans les bois, c'étoient
des Esclaves à qui on donna la gêne
pour sçavoir où étoient leurs Maistres:
Un d'eux souffrit tous les tourmens
imaginables sans vouloir rien dire, jusques
là qu'il se fit hacher en pieces tout
vif, sans rien confesser; lautre souffrit
beaucoup aussi, quoy qu'auparavant
de luy donner la gêne on luy eût
promis la liberté: mais il n'en fit point
de cas. A la fin on resclut de luy en
faire autant qu'à son camarade, dont il
voyoit les morceaux devant luy qui
palpitoient encore: Alors il avoüa, &
dit qu'il meneroit où étoit son Maistre,
ce qu'il fit, & on le prit avec bien
trente mille écus en vaisselle d'argent:
On l'amena à la Ville.

Voilà comme ces partis continuerent
pendant huit jours de temps, durant
lesquels on fit un assez bon nombre
de prisonniers, à qui on donnoit tous
les jours la gêne, & qui disoient tous
d'une commune voix qu'ils étoient pauvres,
& que les riches s'étoient sauvez
à Gilbratar, ce qui ne faisoit point douter


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aux Avanturiers, qu'ils ne trouvassent-là
autant de resistance qu'en avoit
trouvé l'Olonois, trois ans auparavant.

Le Capitaine Picard qui étoit le
guide des Avanturiers, pressa Morgan
d'aller à Gilbratar avant qu'ils eussent
fait venir du secours de Merida. Morgan
y consentit, & huit jours aprés
qu'on eut pris possession de Marecaye,
on fit embarquer tout le pillage, les
prisonniers, & tout le monde pour aller
à Gilbratar.

On croyoit bien y trouver à qui parler,
chacun en étoit fort prevenu, &
avoit déja fait son Testament; car ayant
appris de quelle maniere ces gens s'étoient
défendus la premiere fois, on
croyoit qu'ils n'en feroient pas moins
celle-cy, & encore davantage, puis
qu'ils avoient abandonné le Fort de la
Barre
& la Ville de Marecaye; mais
aussi leur consolation étoit, que ceux
qui en eschaperoient, auroient dequoy
faire bonne chere à leur retour à la Jamaïque.

La mort ne se mesle jamais à leurs
reflexions, sur tout quand ils esperent
faire un grand butin; car pourveu qu'il


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y ait dequoy piller, ils se battent comme
des lions, sans se soucier d'aucun
peril, comme nous le ferons voir dans
la suite. Ils arriverent en peu de jours
à Gilbratar, où Morgan fit deux prisonniers,
dans le dessein de les envoyer
dire au Gouverneur, que s'il ne
rendoit pas ce Bourg de bonne volonté,
il ne luy feroit aucune grace.

Le Capitaine Picard qui avoit déja
été là, & qui sçavoit les endroits perilleux,
fit descendre le monde environ
à un demy-quart de lieuë du Bourg,
& marcher à travers les bois, afin de
venir prendre les Espagnols par derriere,
en cas qu'ils se fussent retranchez dans
le Bourg, comme ils avoient fait quand
l'Olonois les prit. Cependant les Espagnols
tiroient beaucoup de canon, ce
qui faisoit d'autant plus croire qu'ils
étoient sur la défensive.

Enfin quand on eut gagné le derriere,
on trouva aussi peu de difficulté
à entrer dans le Bourg, qu'on avoit
fait dans Marecaye, quoy qu'à la verité
ils eussent eu le dessein de se retrancher;
mais ils n'eurent pas assez de
temps, ou ne se crurent pas assez forts
pour pouvoir resister, ayant tout abandonné,


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& fait quelques barricades sur
les chemins où ils avoient porté du Canon,
en cas qu'ils eussent esté suivis de
trop prés en faisant retraite.

Morgan & ses gens entrerent de cette
maniere dans le Bourg, aussi paisiblement
qu'ils avoient fait dans les autres
places. Aussi-tost on songea à se
poster, & à former un party pour tascher
de prendre quelques prisonniers.
On en envoya un de cent hommes dés
ce mesme jour avec le Capitaine Picard,
qui sçavoit ce chemin, & qui valoit
autant qu'un guide.

Cependant les Anglois trouverent

Avanture
d'un homme
pris par les
Anglois.
dans ce Bourg un Espagnol assez bien
couvert, qui les fit juger que c'étoit
un homme riche & de condition. On
l'interrogea en mesme temps, & on lui
demanda où estoit allé le monde de ce
Bourg, il dit qu'il y avoit un jour
qu'ils étoient tous partis, mais qu'il ne
leur avoit point demandé où ils alloient,
& que cela ne luy importoit
point. On le pressa de dire s'il ne sçavoit
pas où étoient les moulins à sucre,
il répondit qu'il en avoit veu plus de
vingt en sa vie; on s'enquit encore de
luy où l'argent des Eglises étoit caché,

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il répondit qu'il estoit dans la Sacristie
de la grande Eglise, & les y mena,
leur fit voir un grand coffre où il pretendoit
l'avoir vû; & comme on n'y
trouva rien, il leur dit qu'il ne sçavoit
pas où on l'avoit mis depuis.

Toutes ces choses faisoient assez voir
que cet homme estoit fou ou innocent:
cependant plusieurs crurent qu'il faisoit
cela pour s'échaper; car les Espagnols
sont fins & adroits. On luy donna l'estrapade,
pour le faire confesser qui il
estoit, & où estoit son argent: on le
laissa bien deux heures suspendu avec des
pierres à ses pieds, qui pesoient bien
autant que tout son corps; de sorte
que ses bras estoient entierement tors.
A ces demandes tant de fois reïterées il
épondit qu'il s'appelloit Dom Sebasien
Sanchés, que le Gouverneur de
Marecaye estoit son frere, qui avoit
plus de cinquante mille écus à luy, &
que si on vouloit un billet de sa main,
il le donneroit, afin qu'on les prist sur
cet homme, & qu'on le laissast aller
sans le tourmenter davantage. Aprés il
dit qu'on le mist hors de cette gêne,
& qu'il enseigneroit une. Sucrerie
qu'il avoit. Ils le laisserent libre, & le


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Page 81
menerent avec eux.

Quand il fut à une portée de mousquet
du Bourg, il se tourna vers ceux
qui le tenoient lié, & le menoient
comme un criminel: Que me voulezvous,
dit-il, Messieurs, je suis un pauvre
homme qui ne vis que de ce qu'on
me donne, & je couche à l'Hospital.
Cela mit tellement ces gens en colere,
qu'ils vouloient encore le pendre & le
battre cruellement. Ils prirent mesme
des feüilles de Palmiste, qu'ils allumerent,
pour le flamber, & brûler tous
ses habits sur son corps; si bien qu'ils
l'auroient fait, si quelques-uns plus pitoyables
n'eussent délivré cet homme
de leurs mains.

Le lendemain matin le Capitaine Picard
revint avec un pauvre Païsan qu'il
avoit pris, & deux filles qui estoient
à luy. On donna la gêne à ce bon
vieillard, qui dit qu'il meneroit aux
habitations, mais qu'il ne sçavoit pas
où estcit le monde. Morgan se prepara
luy mesme pour aller en party avec
trois cens hommes, dans l'intention de
ne point revenir qu'il n'eust assez de
pillage pour s'en retourner à la Jamaïque.
Il prit pour guide ce bon vieillard


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qui avoit esté mené le jour precedent.
Le pauvre homme estoit tellement
interdit, qu'il ne sçavoit où il alloit,
& prenoit souvent un chemin pour
l'autre Morgan croyant qu'il le faisoit
exprés, le fit terriblement battre, & sur
le midy il prit quelques esclaves, dont
il se servit pour le conduire, & fit pendre
ce vieillard à un arbre, à cause
qu'un esclave avoit dit que ce n'estoit
pas là le bon chemin.

Ce mesme Esclave se voulant vanger
de quelques mauvais traittemens que

Vengeance
d'un Esclave.
les Espagnols luy avoient fait, pria
Morgan de luy vouloir donner la liberté,
& de l'emmener avec luy, qu'il luy
feroit prendre beaucoup de monde; ce
qu'il fit, car avant le soir il découvrit
à Morgan plus de dix à douze familles,
avec tous les biens qu'elles possedoient.

Morgan voyant cet Esclave bien intentionné,
le mit en liberté, luy ordonna
de tuer plusieurs Espagnols; &
à ce dessein l'arma d'un sabre, & luy
promit qu'il ne seroit jamais plus esclave:
ce qui l'anima tellement, qu'il
fit son possible pour faire prendre tous
les Espagnols, quoy que cela fust malaisé,
parce qu'ils estoient errans dans


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Page 83
les bois, n'osoient demeurer dans les
habitations, ni coucher plus de deux
nuits en un mesme endroit, de peur
que quelqu'un des leurs estant pris, ne
les découvrist.

En suite Morgan fit quelques prisonniers,
qui luy dirent que vers une
grande Riviere, à six lieuës de Gilbratar,
il y avoit un navire de cent tonneaux,
avec trois Barques chargées de
marchandises & d'argent apartenant aux
habitans de Maracaibo. Aussi-tost il
détacha cent hommes, & leur donna
ordre d'amener le pillage au bord de la
mer avec les prisonniers, où estoient les
Bâtimens qu'on devoit aller prendre.

Cependant Morgan demeura avec
deux cens hommes à courir dans les
bois, afin de chercher des Espagnols,
ou plûtost leur argent. Ce mesme jour

Découverte
que fait Morgan
à la reste
d'un party.
il arriva à une fort belle habitation, où
il trouva tout proche du monde caché
dans des bois, où entr'autres estoit un
vieux Portugais avec un autre homme
plus jeune. Ce vicil homme, âgé de
plus de soixante ans, fut accusé par un
Esclave d'estre riche; & là-dessus mis
à la torture, pour luy faire avoüer où
estoit son argent: mais il ne dit rien,

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sinon qu'il avoit cent écus, mais qu'un
jeune homme qui demeuroit avec luy
les avoit emportez, & qu'il ne sçavoit
point où il estoit: cependant sur l'accusation
de l'Esclave on ne le crut point,
mais on le tourmenta plus fort qu'auparavant.

Aprés luy avoir donné l'estrapade

Cruauté
Inoüie,
avec une cruauté inouïe, on le prit &
on l'attacha par les deux mains & par
les deux pieds aux quatre coins d'une
maison (ils appellent cela nager à sec)
on luy mit une pierre qui pesoit bien
cinq cens livres sur les reins, & quatre
hommes touchoient avec des bâtons sur
les cordes qui le tenoient attaché; si
bien que tout son corps travailloit.
No obstant tout cela il ne confessa
rien.

On luy mit encore du feu sous luy,
qui luy brûla tout le visage; & on le
lassa là pendant qu'on commença à
tourmenter son camarade, qui aprés
avoir esté estrapadé, fut suspendu par
les parties que la pudeur défend de
nommer, lesquelles luy furent presque
arrachées, & on le jetta dans un fossé:
on le perça de plusieurs coups d'épée,
en sorte qu'on le laissa pour mort, quoy


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qu'il ne le fust pas; car quinze jours
aprés on eut nouvelle par quelques prisonniers,
qu'on l'avoit trouvé, qu'on
l'avoit fait confesser, & en suite penser,
& qu'on esperoit qu'il reviendroit
de toutes ses playes, quoy que les coups
d'épée perçassent au travers du corps.

Pour le Portugais, ils le chargerent
sur un cheval, l'emmenerent à Gilbratar,
& le mirent dans la grande Eglise,
qui servoit de prison, separé des autres
prisonniers, lié à un pillier de l'Eglise,
sans luy donner à manger ny à
boire que ce qu'il luy falloit pour l'empescher
de mourir. Aprés avoir souffert
huit jours ce martyre, il avoüa qu'il
avoit mille écus dans un gerre qu'il
avoit enfoüys dans terre; & dit qu'il
les donneroit, & qu'on le laissast aller.

Un autre Esclave accusa aussi son
Maistre d'avoir bien de l'argent; parce
qu'il l'avoit maltraité, il trouva ce
moyen de s'en venger. On donna une
gêne cruelle à cet homme; si bien
que tous les prisonniers Espagnols,
gens de bonne foy, dirent que cet homme
n'avoit pas de grands biens, &
qu'apparemment son Esclave avoit dit


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cela par quelque ressentiment. C'est
pourquoy Morgan luy voulut faire justice,
& luy permit de faire de son Es-
Justice que
fait Morgan
d'un Esclave
qui avoit trahi
son Maître.

clave ce qu'il voudroit: mais par civilité
il dit qu'il seroit satisfait dela punition
qu'il luy plairoit d'ordonner. Morgan
le fit hacher tout vif par morceaux en
sa presence; ce qui satisfit l'Espagnol,
quoy qu'il fust fort mal traité, & en
danger d'estre estropié.

Morgan ayant passé quinze jours hors
de Gilbratar à courir les bois, & à piller
par tout, il revint à cette Ville avec
beaucoup de pillage & de prisonniers,
qu'il contraignit de payer leur rançon.
Pour les belles femmes, il ne leur demanda
rien, parce qu'elles avoient dequoy
payer sans diminuer leurs richesses.
Pendant qu'il fut absent, ceux qu'il
avoit envoyez à la Riviere dont j'ay
parlé, revinrent aprés avoir pris le navire
& les trois Barques chargées d'Espagnols
fugitifs, avec leur argent &
leurs hardes. Morgan avoit sejourné
cinq semaines en ce païs en le ravageant
plus de quinze lieuës aux environs, sans
avoir perdu un seul homme; & sans

Lâcheté des
Espagnols.
doute c'estoit bien la faute des Espagnols;
car s'ils avoient esté resolus, ils

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pouvoient avec cent hommes défaire
tous les partis que Morgan envoyoit
dehors; parce que les Avanturiers
voyant les Espagnols ainsi épouvantez,
ne craignoient rien, & ne se tenoient
non plus sur leurs gardes, que s'ils
avoient esté chez eux. D'ailleurs ils
passoient quelquefois par des défilez où
dix hommes retranchez en auroient pû
défaire deux cens sans en perdre un seul,
& sans qu'il pust échaper aucun des ennemis:
cependant ils furent assez lâches
pour ne le point faire.

Morgan estoit prest à partir, quand
un prisonnier de nouveau confessa dans
les tourmens, qu'il sçavoit bien où estoit
le Gouverneur retranché avec du monde,
& avec beaucoup d'argent. Morgan
y envoya au mesme temps un party de
deux cens hommes, lequel fut huit
jours dehors, & revint sans avoir rien
fait, aprés avoir esté fort mal traité par
une pluye qui fit déborder tellement
les Rivieres, que les Avanturiers estant
dans un païs marécageux & inondé,
penserent estre noyez, & perdirent leurs
armes: quelques-uns mesme furent entraisnez
par les eaux; si bien qu'ils revinrent
en mauvais état, & mal satisfaits


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de leur voyage: de sorte que si
les Espagnols fussent survenus avec leurs
lances seulement, ils les auroient tous
défaits avec facilité.

Aprés cinq semaines de sejour en ce
lieu, le pillage commença à diminuer,
& aussi les vivres, car ce païs n'en a pas
beaucoup; la viande vient de Marecaye,
qui reçoit de ce pays toutes sortes de
fruits. C'est pour cette raison que nos
Avanturiers resolurent de retourner à
Marecaye, afin de sortir du Lac, &
de repasser à la Jamaïque. Cependant
Morgan fit embarquer tout son pillage,
& dit aux habitans de Gilbratar qu'ils
eussent à payer rançon pour le Bourg,
autrement qu'il alloit le brûler, comme
l'Olonois avoit fait.

Tout ce Bourg estoit rebâti de neuf;
c'est pourquoy les Espagnols ne voulant
pas le laisser brûler une seconde
fois, offrirent à Morgan d'aller chercher
la rançon qu'il demandoit, pourvû
qu'il leur voulust donner du temps.
Il leur accorda huit jours, aprés lesquels
ils devoient le venir trouver à Marecaye,
où il alloit; & à cette fin il prit
les principaux en ostage, & fit voile
pour cette Isle, où il arriva trois jours
aprés.


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Page 89

Chapitre VI.

Retour de Morgan à Marecaye; & la
victoire qu'il remporta sur Dom
Alonse del Campo d'Espinosa, qui
l'esjoit venu enfermer dans ce Lac.

MOrgan à son retour apprit bien-

Mauvaise
nouvelle que
reçoit Morgan.

tost une nouvelle qui ne luy plut
pas trop, non plus qu'aux siens: car ces
gens n'aiment gueres à disputer le butin
quand ils l'ont pris. Cette nouvelle
portoit que trois Fregates du Roy d'Espagne
estoient arrivées à l'embouchure
du Lac, commandées par Dom Alonse
del Campo d'Espinosa Contre-Amiral
d'une Flotte que sa Majesté Catholique
avoit envoyée dans les Indes, sur les
plaintes que le Gouverneur avoit faites
à la Cour des hostilitez des Avanturiers
dans l'Amerique, sur les terres dépendantes
de sa Majesté; que ce Contre-Amiral
s'estoit emparé de la Redoute
de la Barre, sur laquelle il avoit
mis du canon, & estoit tout-à-fait dans
le dessein d'arrester les Avanturiers, &
de les passer tous au fil de l'épée.


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Page 90

Morgan & ses gens crurent qu'on
leur faisoit le mal plus grand qu'il n'étoit;
mais pour en avoir la certitude,
il envoya un petit vaisseau de sa Florte
à l'embouchure du Lac, afin de découvrir
ce que c'estoit; & on luy rapporta

Trois Fregates
du Roy
d'Espagne
viennent conre
Morgan.
que cette nouvelle n'estoit que trop
vraye, car il vit les trois Fregates en parage
avec tous leurs pavillons, pavoys,
& le canon aux sabors, le grand pavillon
arboré sur la Redoute, sur laquelle,
aussi bien que sur les trois vaisseaux,
paroissoit beaucoup de monde.

Cela mit Morgan & tous les siens
fort en peine, car ils n'ignoroient pas
que quand les Espagnols font les maîtres,
ils ne pardonnent gueres, & d'autant
moins qu'ils ne pouvoient oublier
les cruautez qu'on avoit exercées envers
leurs compatriotes.

On tint conseil, & on resolut de
demander toûjours la rançon de la Ville
de Marecaye & quand ce viendroit
à passer à la Barre, on pourroit capituler.
A cet effet on envoya deux Espagnols,
à qui on dit qu'il falloit vingt
mille écus pour la rançon de la Ville,
ou qu'on la brûleroit, sans que les navires
qui estoient à la Barre en pussent


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empescher; parce que s'ils vouloient
l'entreprendre, Morgan feroit passer au
fil de l'épée tous ceux qu'il avoit entre
ses mains.

Cela effraya de telle sorte ceux qu'on
avoit retenus, qui estoient tous considerables,
qu'ils donnerent ordre aux
Envoyez pour la rançon, de prier ceux
qui estoient à la Barre de laisser passer
Morgan & tous les siens, qu'autrement
ils estoient en danger de perdre la vie
aussi bien que la liberté. Deux jours
aprés ces Envoyez retournerent, & rapporterent
une Lettre de Dom Alonse
pour Morgan, qui estoit conceuë en
ces termes:

Nos Alliez & nos Voisins m'ayant

Lettre &
étrange present
qu'on
envoye à
Morgan.
donné avis que vous aviez eu la hardiesse,
nonobstant la paix & la forte
amitié qui est entre le Roy d'Angleterre
& sa Majesté Catholique le Roy
d'Espagne mon Maistre, d'entrer dans
le Lac de Marecaye, pour y faire des
hostilitez, piller ses Sujets, & enfin les
rançonner; j'ay crû qu'il estoit de mon
devoir de venir au plûtost pour y remedier.
C'est pourquoy je me suis emparé
d'une Redoute à l'entrée du Lac, que


92

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vous aviez prise sur des gens lâches &
effeminez; & l'ayant remise en état
de défense, je pretens, avec les navires
que j'ay icy, vous faire rentrer en
vous-mesme, & vous punir de vostre
temerité. Cependant si vous voulez rendre
tout ce que vous avez pris, l'or,
l'argent, les joyaux, les prisonniers &
les esclaves, & toutes les marchandises,
je vous laisseray passer pour retourner
dans vostre pays: mais si vous refusez
la vie que je vous donne, & que je
ne devrois pas vous donner, je monteray
jusqu'où vous estes, & vous feray
tous passer au fil de l'épée. Voilà ma
derniere resolution, voyez ce que vous
avez à faire, n'irritez pas ma patience,
abusant de ma bonté, car j'ay de
vaillans Soldats, qui ne respirent qu'à
se venger des cruautez que vous faites
tous les jours injustement ressentir à la
Nation Espagnole.

Du Navire nommé la Madelaine,
moüillé à l'embouchure du Lac
de Marecaye, le 24. Avril 1669.
D. Alonse del Campo d'Espinosa.

Outre cela, Dom Alonse avoit donné
ordre au porteur de sa Lettre, de


93

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presenter de sa part à Morgan un grand
bassin plein de boulets de canon, & de
luy dire que c'estoit là la monnoye
dont on payeroit la rançon qu'il pretendoit,
& que dans peu luy-mesme viendroit
en personne la payer de cette
monnoye.

Aussi-tost Morgan assembla tout le
monde, fit lire publiquement la Lettre
en Anglois, & aprés en François, &
en demanda avis. Tous répondirent
qu'il ne falloit pas s'étonner de ces menaces
Espagnoles, & que pour eux ils

Resolution
des Avanturiers.

estoient resolus de se battre jusqu'à l'extremité,
plûtost que de rendre ce qu'ils
avoient pris.

Un Anglois de la troupe dit à Morgan,
que luy douziéme se faisoit fort
de faire perir le plus grand navire, qu'on
croyoit au moins de quarante-huit pieces
de canon, à l'apparence qu'il avoit;
& toutefois le plus grand Bâtiment de
nos Avanturiers n'estoit monté que de
quatorze pieces. Neanmoins Morgan
voulut voir s'il ne pourroit point composer
avec les Espagnols; & pour ce sujet
il envoya un Espagnol à Dom Alonse
avec les propositions suivantes.

Qu'il quitteroit Marecaye sans y faire


94

Page 94
aucun tort, & sans demander rançon;
qu'il rendroit tous les prisonniers
avec la moitié des esclaves, sans en rien
pretendre.

Que la rançon de Gilbratar n'estant
pas encore payée, il rendroit les ostages
sans rançon ny pour le Bourg, ny pour
eux.

Dom Alonse, bien loin d'accorder ces
propositions, ne voulut pas seulement
les voir. Alors Morgan & ses gens s'obstinerent,
& determinerent de se bien
défendre, afin de conserver leur pillage,
quoy qu'il n'y eust gueres d'apparence,
parce que les forces Espagnoles estoient
sans comparaison plus grandes que les
leurs, & qu'ils ne pouvoient aucunement
échaper, le passage estant étroit &
bien gardé.

Cet homme qui avoit fait la proposition
à Morgan, dont nous avons parlé,
la mit en pratique. J'ay dit qu'on
avoit pris un navire dans la riviere des

Stratagême
d'un Avanturier.

Espines: on en fit un Brulot, on emplit
le fond de feüillages trempez dans
du godron, qu'on trouve en assez
grande quantité dans la Ville. Tout le
monde y travailla d'une telle force, que
dans huit jours il fut prest, & en état

95

Page 95
de faire effet, n'y manquant rien de ce
qu'un Brûlot doit avoir.

Mais afin de tromper les Espagnols,
& de déguiser ce navire, on y avoit
fait des sabors, ausquels on avoit posé
plusieurs pieces de bois creuses, qui
paroissoient comme du canon. De plus,
on avoit mis sur des bâtons des bonnets,
pour y faire beaucoup paroistre
de monde. Morgan mesme fit arborer
son pavillon d'Amiral sur ce vaisseau,
afin de le déguiser davantage. Tous les
autres estoient bien disposez à se battre.

Cet Equipage ne dura que huit jours
à estre preparé, au bout desquels Morgan
descendit de Maracaibo à l'entrée
du Lagon, & fut moüiller à la portée
du canon des vaisseaux Espagnols, qui
faisoient fanfare, paroissant des Châteaux
auprés de ceux des Avanturiers,
qui ne sembloient que des Barques de
Pescheurs. Ils demeurerent là jusques
au lendemain matin.

Le plus grand navire Espagnol estoit
moüillé droit au milieu du canal, qui
n'est pas fort large, & les deux autres
estoient au dessous de luy. Ce navire
que les Avanturiers avoient fait en Brûlot,
fut ranger l'Amiral des Espagnols


96

Page 96
sans tirer un coup, car il n'avoit point
de canon. L'autre croyant que c'estoit
un navire plein de monde qui le venoit
aborder, ne voulut pas tirer non plus
qu'il ne fust prés: cependant le Brûlot
l'accrocha.

Dom Alonse s'en apercevant, vou-

Succés d'un
Brûlot.
lut le faire détacher, envoya du monde
dedans pour couper les mats, car
les Anglois n'y mirent le feu que lors
qu'il fut bien accroché & rempli d'Espagnols.
En un moment on vit ces deux
vaisseaux en feu, & Dom Alonse n'eut
que le temps de se jetter à corps perdu
dans sa Chaloupe, & de se sauver à
terre.

D'abord que ce vaisseau fut enflamé,
on courut aux autres, & on en aborda
un qu'on fit bien-tost rendre; & l'autre,
qui estoit le dernier, coupa vîtement
les cables, & fut emporté par le
Courant sous le Fort, où il fut consumé
avant qu'on pust estre à luy; si
bien qu'en moins de deux heures il y
eut bien du changement.

Avantage
des Avanturiers.

Les Avanturiers voyant que les Espagnols
avoient du pis, voulurent pousser
leur fortune, & mirent promptement
du monde à terre pour aller prendre

97

Page 97
le Fort; mais n'ayant point d'échelles
pour l'escalader, ils trouverent
tant de resistance, qu'ils furent contraints
de se rembarquer, ayant perdu
dans cette occasion plus de trente hommes,
sans compter les blessez: car ils
avoient pris les navires sans perdre un
seul homme.

On en sauva quelques-uns du grand
navire, qui estoient à l'eau, par qui on
sceut toutes les forces de Dom Alonse.
Ils dirent qu'il estoit dans le dessein
de tout passer au fil de l'épée, & que
pour cela il avoit fait faire serment
à ses gens, confirmé par la Confession
& Communion, de ne point donner
de quartier à qui que ce fust. Ils ajoûterent
que son grand navire estoit monté
de trente-huit pieces de canon, de
douze berges de fonte, & de trois
cent cinquante hommes; que le deuxiéme
navire, nommé le Saint Loüis,
estoit monté de vingt-six pieces de canon,
de huit berges de fonte, & de
deux cens hommes: le troisiéme, qui
se nommoit la Marquise, avoit quatorze
pieces de canon, huit berges de
fonte, & cent cinquante hommes. Ce
navire se nommoit la Marquise, à cau-


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Page 98
Vaisseau
pourquoy
nommé Coaquin.

se que le Marquis de Coaquin l'avoit
fait bâtir pour aller en course, & ses
armes estoient derriere: les Espagnols
l'avoient acheté des Maloüins à Cadis.
Ce fut celuy-là que les Avanturiers prirent.
Le Saint Loüis fut brûté par les
Espagnols mesmes, qui avoient peur
que les Avanturiers ne le prissent aussi.

Outre tout cela, ils firent entendre

Avis que
des prisonniers
donn nt
à Morgan
qu'il y avoit quatre-vingts hommes
dans le Fort, avec quatorze pieces de
canon; que Dom Alonse estoit Contre-Amiral
d'une Escadre que le Roy
d'Espagne avoit envoyée dans les Indes,
dont Augustin de Gosto estoit Chef;
lequel ayant ordonné à ce premier de
venir croiser le long de la coste, avoit
rencontré un petit Bâtiment Hollandois
venant de Curaçao, qui luy avoit
appris que Morgan estoit entré dans la
Baye de Marecaibo, & qu'aussi-tost il
avoit mandé du secours: & enfin ces
mesmes prisonniers dirent qu'il y avoit
trente-six mille écus dans le grand navir.

Morgan se voyant ainsi victorieux,
retourna avec toute sa Flotte à Marecaye,
& laissa un petit Vaisseau à l'embouchure
du Lagon, pour observer ce


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Page 99
que feroit Don Alonse, & pour gar-
Morgan victorieux
fait
observer l'ennemy,
&
garder un
Vaisseau échoüé
&
plein d'argent.

der le fond du grand Navire qui étoit
échoüé, où on esperoit faire pescher
cet argent que les prisonniers avoient
dit estre dedans, & en effet on y plongea,
& on tira bien deux mille livres
d'argent, tant en vaisselle qu'en piastres,
qui étoit à demie fonduë, & demeurée
en gros morceaux.

Morgan étant arrivé à Maeaye envoya
pour la rançon de la Ville, &
dit que si on ne la luy apportoit dans
huit jours, il la brusleroit; outre cela
il demanda cinq cent Vaches pour sa
Flotte, que les Espagnols amenerent
dans deux jours, & payerent la rançon
de la Ville, dans le temps que Morgan
leur avoit prescrit.

On tua ces Vaches & on en sala la
viande, qui fut embarquée pour la provision
des Vaisseaux, qu'on racommoda;
ce qui dura encore quinze jours,
que les Espagnols trouverent bien ennuyeux.
Aprés Morgan descendit pour
sortir du Lac; quand il fut proche de
Dom Alonse, il envoya un Espagnol

Morgan envoye
demander
passage.
luy demander passage, offrant de rendre
les prisonniers sans leur faire aucun
mal, sinon qu'il passeroit malgré luy;

100

Page 100
mais qu'aussi il attacheroit tous les prisonniers
aux cordages de ses Vaisseaux,
les exposeroit à leurs coups, & qu'étant
passé, ceux qui n'auroient pas esté
tuez, il les feroit tous jetter à l'eau.

Nonobstant cela, Dom Alonse refusa
passage, disant qu'il ne se soucioit point
des prisonniers. Morgan de son costé
ne voulut point risquer de monde pour
prendre ce Fort, & resolut plûtost de
passer par quelque stratagême.

Cependant il falut partager le butin,
on trouva que le contant, tant en argent
rompu, qu'autres joyaux, montoit
à 250. piastres, sans y comprendre les
Marchandises de toiles & les étoffes de
soye. On fit, avant de partager, les ceremonies
ordinaires, c'est à dire le serment
de fidelité qu'on n'avoit rien retenu;
Morgan commença le premier,
& fut suivi de tous les autres. Huit
jours se passerent dans ce partage, que
Dom Alonse voyoit de son Fort avec
bien du dépit.

Ruse de Morgan
pour
passer.
Aprés tout cela il fut question de
sortir, & pour en venir à bout on se
servit de cette ruse. On fit de grands
preparatifs pour l'attaque du Fort, comme
si on l'eust voulu prendre, & l'on

101

Page 101
mit un bon nombre d'Avanturiers choisis
avec leurs armes & leurs drapeaux
dans des Canots, qui descendirent à
terre: Aussi-tost qu'ils furent à couvert
des arbres, sans que ceux du Fort
pussent les appercevoir, ils se coucherent
à bas, & revinrent presque en rampant
à leur bord.

Dom Alonse voyant cela, jugea que
les Avanturiers vouloient tenter encore
une fois la prise du Fort; & pour
l'empescher il fit mettre la plus grande
partie de son canon sur la redoute du
costé de terre. Cependant les Avanturiers
avoient preparé leurs Vaisseaux
pour passer la nuit au clair de la Lune.
Ils estoient tous couchez sur le tillac,
& quelques-uns estoient destinez en bas
pour boucher les ouvertures qui pourroient
estre faites par les boulets de canon.
De cette maniere les Avanturiers
passerent malgré Dom Alonse, qui en
fut au desespoir: car il croyoit en prendre
quelqu'un à qui il auroit fait payer
bien cher la perte qu'il avoit faite.

Les Avanturiers estant ainsi passez,

Prisonniers
renvoyez.
mirent tous les prisonniers dans une
Barque qu'ils envoyerent à Dom Alonse
sans leur faire aucun mal, & eux

102

Page 102
prirent la route pour sortir de la Baye
de Venezuela, ou Marecaye, où ils
l'avoient échapé belle. Le mesme jour
les Avanturiers furent surpris d'un mauvais
temps, & avoient le vent contraire;
leurs vaisseaux ne valoient pas grand
chose, en sorte qu'on avoit peine à les
tenir sur l'eau, & qu'ils furent tous en
danger de perir. Malheureusement pour
moy je me rencontray dans un des
pires.

Je suis seur qu'il y en a beaucoup
qui font des vœux au Ciel, qui ne se
sont jamais trouvez dans une peine
égale à la nostre; nous avions perdu nos
ancres & nos voiles, & le vent estoit
si furieux, qu'il ne nous permettoit
pas d'en mettre d'autres. Il faloit sans

Extrême
danger des
Avanturiers.
cesse vuider l'eau avec des pompes, &
se servir encore de sceaux pour la jetter
hors du Navire qui se seroit ouvert,
si nous ne l'avions fortement lié
avec des cordes. Cependant le tonnerre
& les vagues nous incommodoient
également. Le tonnerre nous
assourdissoit par ses éclats redoublez,
les vagues nous rompoient par leur extrême
violence. Il nous estoit impossible
de dormir durant la nuit, à cause

103

Page 103
de l'incertitude de nostre destinée, encore
moins durant le jour.

En effet, bien que nous fussions accablez
de travail & d'assoupissement,
nous ne pouvions nous resoudre à fermer
les yeux à la clarté, que nous étions
sur le point de perdre pour jamais; car
enfin il ne nous restoit aucune esperance
de salut. Cette tempeste duroit depuis
quatre jours, & il n'y avoit aucune
apparence qu'elle dust finir. D'un
costé nous ne voyons que des rochers,
où nos Vaisseaux estoient prests de perir
à toute heure; de l'autre nous avions
les Indiens, lesquels ne nous auroient
pas plus épargné que les Espagnols
qui estoient derriere nous; & par
malheur le vent nous poussoit sans cesse,
& contre ces rochers, & vers les Indiens,
& venoit de l'endroit où nous
voulions aller.

Pour comble de disgraces, nous apperçûmes
six grands Navires au sortir
de la Baye de Venezuela que nous
avions quittée, si-tost que le mauvais
temps eut cessé. Ces Navires nous allarmerent
terriblement, sans toutefois
nous faire perdre l'envie de nous bien
deffendre, remarquant que Monsieur


104

Page 104
Generosité de
Monsieur
d'Estrez.
d'Estrez qui les commandoit nous faisoit
donner la chasse. Mais lors que
nous redoutions sa valeur, nous éprouvâmes
sa bonté; car s'étant informé de
nos besoins, il nous secourut genereusement.
Aprés cela chacun tira de son
costé; Morgan avec plusieurs des siens
à la Jamaïque, & nous à la coste de
Saint Domingue.

VII. LA PRISE DE LA FAMEUSE
ville de Panama, & de toute son
Isthume, par Morgan, avec une
description de ce Païs, jusques au
Cap Gracia à Dios, & les mœurs de
divers Indiens qui y habitent.

Chapitre VII.

Arrivée de Morgan à l'Isle Espagnole,
avec sa Flotte. Descente en
terre ferme.

LA prosperité a coûtume de rendre
les hommes hardis à entreprendre,
en sorte que pour avoir esté quelquefois
heureux en des choses difficiles &
inesperées, ils presument qu'ils le seront


105

Page 105
toûjours; & mesme par je ne sçai
quel bon-heur il arrive qu'ils le sont
souvent, ainsi qu'ils l'ont presumé. Ce
fut dans cette esperance que Morgan
forma de nouveaux desseins, qui tendoient
à des entreprises plus grandes
que les premieres, suivies d'un succés
si avantageux, qu'elles luy avoient donné
autant de gloire, que de crainte aux
Espagnols, qui croyoient que rien ne
pouvoit estre impossible à sa valeur.

Cependant il ne voulut point perdre

Grande reputation
de
Morgan, presement
des Avanturiers
à le
suivre.
de temps, & pensa à profiter de l'occasion,
lors qu'il estoit en fortune:
c'est pourquoy il fit avertir tous les
Avanturiers, tant François qu'Anglois
de la Jamaïque, de la Tortuë ou de
Saint Domingue, à dessein de former
une armée considerable, & d'attaquer
une place d'importance, assurant que
s'il remportoit la victoire, ce qu'il esperoit,
chacun auroit assez de bien pour
se retirer; & que pour luy, il se flatoit
que ce seroit son dernier voyage.

A cette proposition il n'y eut
personne qui n'ouvrît les yeux, & ne
voulût suivre Morgan, il ne manquoit
que de Vaisseaux pour embarquer tout
le monde qui s'empressoit de le joindre,


106

Page 106
& c'estoit mesme une faveur de
trouver une place dans ses Navires.

Morgan donna rendez vous à la bande
du Zud de l'Isle Espagnole, au Port
Congon.

Tous les Avanturiers François ne
manquerent pas de s'y trouver, & tost
aprés ils furent suivis de Morgan qui
montoit le Navire Maloüin dont j'ay
parlé, nommé le Cerf volant, sur lequel
il avoit mis vingt-quatre pieces de
canon & huit berges de fonte. Ce Navire
avoit esté confisqué par le Gouverneur
de la Jamaique, sur le Capitaine
à qui il appartenoit, qui fut bienheureux
d'en estre quitte pour cela, &
de conserver sa vie.

La plus grande partie des Avanturiers
estant assemblez, & se trouvant
au nombre de seize cens hommes & de
vingt-quatre Vaisseaux, Morgan tint
conseil avec eux, & leur dit qu'il avoit
dessein de les enrichir en attaquant une
place abondante en toutes sortes de
biens, & qui se mist en défence, parce
que, disoit-il, où les Espagnols se
défendent, il y a à prendre, & là dessus
proposa qu'il falloit, pendant que
l'on donneroit caréne aux Vaisseaux, que


107

Page 107
quatre Bastimens se détachassent & allassent
en terre ferme, afin d'y faire
une descente, & de prendre une petite
place pour avoir des vivres, comme
mil ou bled de Turquie.

Morgan proposoit cecy, connoissant
par experience que souvent les Avanturiers
avoient mal reussi dans leurs
entreprises, faute de vivres, & qu'au
lieu d'attaquer les Espagnols dans des
lieux forts, on ne les attaquoit que
dans des foibles, n'ayant pour but que
de prendie des nourritures pour la Flotte,
ce qui faisoit toûjours découvrir
leurs desseins, & en empeschoit l'execution.

Chacun fut de l'avis de Morgan, &

Moven dont
se servent les
Avanturiers
pour avoir
des vivres.
tous approuverent sa prevoyance; si
bien qu'on resolut que quatre Vaisseaux
avec quatre cens hommes iroient
en terre serme prendre la Riviere de la
Hache, sur le bord de laquelle il y a
une petite Place nommée la Rancheria,
où il se fait beaucoup de Maïs pour
la ville de Cartagene, qui n'est pas
loin de là. On eut aussi en veuë en
attaquant cette place, de s'emparer des
Barques qui viennent de Cartagene
pour pescher les perles.


108

Page 108

Cette resolution prise, on prepara les
quatre Navires destinez pour ce voyage,
& on forma les Equipages du General,
de toute la Flotte; c'est à dire que de
chaque Equipage de Vaisseau on prit
certain nombre d'hommes, jusques à
ce que le tout rassemblé formât un
corps de quatre cent hommes. Cependant
Morgan donna ordre à tous les
Capitaines de faire racommoder leurs
Vaisseaux, & d'envoyer une partie des
leurs à la chasse, afin que tout le monde
fust occupé à travailler au bien general
de la Flotte.

Precaution
de Morgan
pour reussir
dans son entreprise.

La commodité de ce lieu étoit grande
pour avoir des vivres, car il y a
beaucoup de Sangliers sauvages; si bien
que chaque Equipage pouvoit se separer
par le païs qui est assez érendu, &
là saler autant de viande qu'ils voudroient.
Ceux qui ne pouvoient pas
chasser eux-mesmes, comme les Anglois
qui ne sont pas fort experts à ce métier,
pouvoient prendre un Chasseur, à
qui on donne ordinairement cent cinquante,
ou deux cent piastres. Il y a là
des François qui ne font autre chose,
ayant des meutes de chiens dressées à
cette chasse, si bien qu'un seul Chasseur

109

Page 109
peut charger tous les jours vingt
ou trente hommes Ainsi chaque Equipage
des Anglois prit un Chasseur François
aux conditions que j'ay marquées.

Chapitre VIII.

Prise de la Riviere de la Hache par
les gens de Morgan.

LEs quatre Navires que Morgan
avoit détachez arriverent à la veuë
de la Riviere de la Hache six jours
aprés leur départ de l'Isle Espagnole,
où ils furent pris de calme; ce qui les
fit découvrir par les Espagnols, qui se
mirent aussi tost en défence, voyant
bien que ces quatre Navires avoient
quelque dessein, qui ne leur pouvoit
estre que tres-prejudiciable; si bien
qu'une partie d'eux travaillerent d'une
grande force à faire des retranchemens,
afin d'empescher les Avanturiers
de se mettre à terre, pendant qu'une
autre estoit occupée à cacher leurs biens
pour ne rien laisser dans le Bourg.

Ce calme dura jusqu'au soir, qui empescha
les Avanturiers d'approcher,


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Page 110
Dans ce temps il vint un petit vent de
terre, dont un Navire qui estoit là
moüillé prit l'occasion d'échaper, mais
comme il n'estoit pas si bon voilier
qu'eux, ils le devancerent, & l'obligerent
à se rendre. Ce Navire leur vint
fort à propos, car il estoit chargé de
Maïs pour Cartagene, & fut reconnu
par quelques François: c'estoit celuy
que l'Olonois avoit pris chargé de
Cacao, & que Monsieur Ogeron avoit
envoyé en France avec sa charge, &
aprés son retour l'avoit donné à un
Avanturier nommé le Capitaine Champagne,
qui fut pris par les Espagnols,
qui depuis l'avoient vendu à ce mesme
Capitaine Marchand qui le montoit
alors. Il dit que c'estoit le douziesme
Perte considerable
d'un
Marchand.
Navire que les Avanturiers, tant François,
qu'Anglois luy avoient pris dans
l'espace de cinq années, & que nonobstant
toutes ces pertes il avoit encore
gagné cinq cens mille écus. On peut
juger par là s'il y a des gens riches dans
l'Amerique.

Aprés que nos Avanturiers se furent
saisis de ce Navire, ils vinrent moüiller
devant la Riviere de la Hache, vis
à vis du Bourg de la Rancheria, où ils


111

Page 111
esperoient le lendemain matin descen-
Les Avanturiers
descendent
à terre,
& combattent
les Espaguols.

dre à terre, ce qu'ils firent dés la pointe
du jour. Les Espagnols n'oublierent
rien pour les en empescher, s'estant retranchez
au bord de la mer: mais malgré
tous leurs efforts, les Avanturiers
à la faveur de leur canon mirent leur
monde à terre, & obligerent les Espagnols
à se retirer au Bourg, où ils
étoient aussi bien fortifiez, & dans la
resolution de leur en deffendre l'entrée.

Les deux parties s'opiniatrerent tellement,
que le combat dura depuis dix
heures du matin jusques au soir, où à
la fin les Espagnols ayant perdu beaucoup
de monde, furent obligez de se
retirer, & de prendre la fuite. Les Avanturiers
estant entrez dans le Bourg,
& n'y trouvant que les maisons vuides,
sans perdre de temps poursuivirent les
Espagnols, où ils en firent une partie de
prisonniers, à qui dés le lendemain ils
donnerent la gêne cruellement, pour
leur faire dire où estoit leur bien; aprés
ils furent en party, où ils prenoient
tous les jours de nouveaux prisonniers,
plusieurs Esclaves & quantité de pillage.
Les Espagnols pour se garantir de


112

Page 112
ces violences, firent des barricades par
les chemins, où ils se mirent en embuscade
pour se défendre, & faire autant
de mal aux Avanturiers qu'ils en recevoient,
& enfin les obliger à se retirer.

Aprés qu'ils eurent demeuré dans ce
Bourg un mois, & ne trouvant plus
rien à prendre, le Capitaine Bradelet
Anglois leur Commandant resolut de
partir, & fit avertir les Espagnols de
songer à payer rançon pour leur Bourg,
sinon qu'il le brûleroit; ils reçurent
cette proposition fort froidement, & la
rejetterent mesme avec mépris: mais
lors qu'ils le virent prest à l'executer, ils
demanderent à composer: les Avanturiers
qui venoient là plûtost pour avoir
des vivres que du butin, leur prescrivirent
de donner une certaine quantité
de Maïs, qui avec celuy qu'ils avoient
déja pris pouvoit suffire pour toute la
Flotte.

Remarque
importante.
On s'est apperceu, sans doute, que
je suis tombé dans quelques redites au
sujet des Avanturiers, & cela parce
qu'ils font souvent les mesmes choses,
ce qui peut-estre ne sera pas agreable;
mais l'on doit faire reflexion qu'il ne

113

Page 113
faut pas qu'un Historien craigne tant
d'estre ennuyeux, qu'il ne songe encore
davantage à estre fidele: C'est à quoy
je me suis appliqué dans cette Relation,
que je reprends pour dire, que Morgan
étonné que ces quatre Vaisseaux
tardoient si long-temps à venir, ne sçavoit
que soupçonner. Tantost il s'imaginoit
qu'ayant fait un grand butin
ils s'en seroient retournez à la Jamaïque,
tantost il craignoit qu'ils n'eussent
esté battus, à cause que le lieu où
Perplexité
de Morgan
ils estoient allez, pouvoit facilement
estre secouru de Cartagene & de Sainte
Marthe.

Enfin ne sçachant que juger d'un si
long retardement, il balançoit à prendre
des mesures pour un nouveau dessein,
dont il avoit déja fait quelques
ouvertures à ses meilleurs amis, & en
estoit venu jusqu'à le vouloir communiquer
à tous, & pour cela avoit fait
assembler le conseil, lors qu'on apper-

Retour des
Vaisseaux.
çut cinq Vaisseaux & une Barque. On
envoya à l'instant les reconnoistre; mais
comme ils avoient le vent favorable, ils
ne tarderent pas à tirer Morgan de peine
en arrivant auprés de luy. Aussitost
le Capitaine Bradelet luy rendit

114

Page 114
conte de ce qui s'estoit passé: En mes-
Equité de
Morgan.
me temps Morgan donna ordre que le
Maïs fût partagé à toute la Flotte selon
la quantité de monde que chaque
Vaisseau contenoit: quant au pillage
on le donna à ceux qui avoient risqué
leur vie pour avoir ces vivres.

Le Navire que l'on avoit pris vint
fort à propos, car un Capitaine François
nommé le Gascon avoit perdu le
sien, & Morgan luy donna celuy cy
du consentement de tout le monde:
Enfin cette Flotte estant ainsi preste à
faire voile, Morgan marqua le rendezvous
au Cap Tibron, afin que si
quelqu'un estoit écarté de la Flotte par
quelque tempeste, il la pût joindre en ce
lieu.

Le Cap Tibron est la pointe de l'Occident
de l'Isle Espagnole, lieu trescommode
pour toutes sortes de Vaisseaux,
qui y peuvent prendre du bois
& de l'eau, choses necessaires, & sans
lesquelles on ne peut naviger.

Morgan fut le premier au rendezvous,
où il attendit sa Flotte qui y fut
aussi en peu de jours Il y vint encore
quelques Vaisseaux de la nouvelle
Angleterre, qui avoient armé à la Jamaïque,


115

Page 115
dans le dessein de joindre Morgan,
lequel aprés avoir sejourné un peu
de temps au Cap Tibron, se vit Chef
d'une Flotte de trente sept Vaisseaux,
tant petits que grands, Celuy qu'il
avoit estoit le plus considerable, & monté,
comme je l'ay déja dit, de 24. pieces
de canon, & de huit Berges de fonte.
Tous les autres étoient montez
de 16. 14. 12. 10. jusques à quatre pieces
de canon, qui estoient les moindres.

On fit reveuë, & on trouva au
nombre de deux mille deux cens hommes
tous armez à l'avantage, & resolus
de se bien battre pour avoir bon pillage.

Aprés cette reveuë Morgan tint conseil
de guerre avec tous les Capitaines,
& les autres principaux Officiers, pour
resoudre quelle place on attaqueroit.
On en proposa trois, sçavoir, Panama,

Les Avanturiers
ne songent
point au
peril, mais au
butin.
Cartagene, & la Vera Crux, dans le
Golfe de neuve Espagne. On ne fit
point de reflexion sur les forces que
ces places pouvoient avoir, on ne songea
qu'à examiner s'il y avoit bien des
richesses, & au moyen de les avoir.

Dans cette contestation on trouva


116

Page 116
que Panama estoit celle dont la prise
seroit la plus avantageuse, parce qu'elle
estoit la plus riche des trois, supposé
que les Gallions du Perou fussent arrivez,
où l'on pourroit prendre l'argent
du Roy & des Genois, outre celuy des
particuliers; ce qui pourroit monter à
une somme considerable, & qui en valoit
la peine. Il ne faut que de semblables
motifs pour faire entreprendre à ces
gens-là des choses encore plus difficiles.

Enfin on arresta l'attaque de Panama,
& les moyens dont on se serviroit
pour y reussir, & on conclut de prendre
l'Isle de Sainte Catherine, pour
avoir des guides qui conduiroient l'armée
à Panama, parce que cette Isle
estant comme la galere des Indes du

Isle de Sainte
Catherine,
Galere des
Indes.
Roy d'Espagne, on y trouveroit des
Bandits releguez qui seroient bien-aises
de servir de guide, & de sortir ainsi de
l'esclavage.

Il faut avoüer que la fortune a plus
de part dans les entreprises des Avanturiers,
que leur bonne conduite; car
d'aller attaquer cette Isle, n'ayant d'autre
but que d'avoir un guide, c'estoit une
grande temerité, puisque si elle eust


117

Page 117
voulu combattre, deffenduë comme
elle estoit par une bonne garnison, &
par l'avantage de ses Forts, elle auroit
pû défaire trois armées comme celle des
Avanturiers, ce que l'on connoistra assez
par la suite.

Aprés cela on fit la chasse-partie, &
on assembla tous les Capitaines pour
convenir ensemble de ce qu'on donneroit
à Morgan pour son Amirauté. On
proposa de luy accorder sur chaque

Ce qu'on
donna à Morgan
pour son
Amirauté.
cent hommes le lot d'un homme. Cela
fut publié par toute la Flotte, dont
on demeura content. Aprés tous les
Officiers convinrent en leur particulier
de ce qu'on donneroit à chaque Capitaine
pour son Vaisseau, qui furent,
huit, dix, douze lots, ou parts d'hommes,
selon que le Vaisseau estoit grand,
outre son lot encore avec les autres.

On fit aussi un compromis pour recompenser
ceux qui se signaleroient;
& comme il se trouve des curieux qui
ne veulent rien ignorer, c'est pour les
satisfaire que j'insere icy cette chassepartie,
contenant quelque chose de plus
particulier que celles qu'on a déja veuës,
ainsi qu'on le va connoistre par les articles
suivans.


118

Page 118

Chasse-partie remarquable.

Celuy qui osteroit le pavillon ennemy
d'une Forteresse pour y arborer le
Pavillon Anglois, auroit outre sa part
cinquante piastres.

Celuy qui prendroit un prisonnier
lors qu'on voudroit avoir des nouvelles
de l'ennemy, auroit, outre son lot,
cent piastres.

Les Grenadiers auroient pour chaque
grenade qu'ils jetteroient dans un
Fort, cinq piastres outre leur part.

Quiconque prendroit un Officier de
consideration dans un combat, y risquant
sa vie, seroit recompensé selon le
merite de l'action.

Dans ces mesmes articles on n'y avoit
pas oublié les estropiez.

Celuy qui auroit perdu les deux
jambes, recevioit quinze cens écus, ou
quinze Esclaves, au choix de l'estropié,
en cas qu'il y eust assez d'Esclaves.

Celuy qui auroit perdu les deux
bras, auroit dix-huit cent piastres, ou
dix-huit Esclaves, au choix de l'estropié,
comme on l'a dit.

Celuy qui auroit perdu une jambe,


119

Page 119
sans distinction de la droite ou de la gauche,
auroit cinq cent piastres, ou six
Esclaves.

Celuy qui auroit perdu une main ou
un bras, sans distinction du droit ou
du gauche, auroit cinq cens écus, ou
six Esclaves.

Pour la perte d'un œil, cent piastres,
ou un Esclave, au choix de l'estropié.

Pour la perte des deux yeux, deux
mille piastres, ou vingt Esclaves, au
choix de l'estropié.

Pour la perte d'un doigt, cent piastres,
ou un Esclave, le tout au choix
de l'estropié.

En cas qu'une partie ou membre fust
estropié, tellement que la personne ne
s'en pust aider, il auroit la mesme recompense
que si ce membre avoit esté
emporté ou coupé.

En cas que quelqu'un fust blessé au
corps, & obligé de porter la canule, il
auroit cinq cent piastres, ou cinq Esclaves,
à son choix.

On devoit recevoir toutes ces recompenses
outre la part ordinaire de l'estropié,
& ces recompenses devoient estre
prises sur le total du butin avant que de
le partager. On insera aussi dans ce compromis,


120

Page 120
qu'en cas qu'on prist quelque
vaisseau, fusse en mer, ou dans un havre,
on devoit le partager à toute la
Flotte, hormis que s'il estoit estimé
plus de dix mille écus, il y en auroit
mille pour le premier vaisseau de la
Flotte qui l'auroit abordé, & de chaque
dix mille écus que le vaisseau pourroit
valoir, celuy qui l'auroit pris en
auroit mille écus d'avance à partager entre
son Equipage seul.

Chaque Equipage promit au Chirurgien
& au Charpentier une recompense;
à l'un pour ses remedes, & à l'autre
pour son travail; sçavoir au premier
deux cent piastres outre son lot; & au
dernier cent outre son lot.

Le tout estant ainsi reglé, & chacun
satisfait, Morgan delivra des Com-

Commissions
accordées
par Morgan
aux Capitaines
de sa
Flotte.
missions aux Capitaines qui n'en avoient
point: elles estoient données en vertu
de celle que le General de la Jamaïque
avoit accordée à Morgan pour prendre
sur les Espagnols par droit de represailles,
parce qu'ils s'emparoient de tous
les navires Anglois, qui estoient obligez
d'entrer dans leurs ports de l'Ameique.
Aprés il se fit reconnoistre de
ous comme Amiral & General, fit

121

Page 121
prêter le serment de fidelité, & partagea
sa Flotte en deux escadres sous deux
differens pavillons; une sous le pavillon
Differens
pavillons
Avanturiers.
Royal d'Angleterre, qu'il portoit au
grand mats; & l'autre sous le pavillon
blanc, quoy qu'Anglois.

Ceux qui estoient de son Escadre,
portoient derriere un pavillon rouge
avec une croix blanche, qui est le pavillon
du Parlement; & sur le Beaupré,
le pavillon Royal meslé de trois couleurs,
sçavoir bleu, blanc & rouge.
Ceux qui estoient de l'Escadre blanche,
portoient derriere un pavillon blanc
avec quatre petits carreaux rouges à un
des coins; & sur le Beaupré, le pavillon
Royal, comme j'ay dit. Morgan
crea aussi des hauts Officiers, qui commandoient
ces Escadres; comme un
Amiral du pavillon blanc, deux ViceAmiraux,
& deux Contre-Amiraux.
Quoy que ces Dignitez ne fussent
qu'honoraires, ceux qui les avoient, ne
laissoient pas d'estre obligez & soûmis à
Morgan. Outre tout cela il y avoit des
ordres pour chaque vaisseau particulier,
en cas de combat, ou de nuit, ou dans

Signal en
cas de combat.

un mauvais temps. Il y avoit encore un
signal particulier, auquel chaque vaisseau

122

Page 122
se devoit mettre & ranger à son devoir,
comme on fait ordinairement en
Europe dans les Flottes de consequence.
Tout estant ainsi ordonné, Morgan
commanda qu'on se tinst prest à lever
l'ancre, & au premier signal, de
mettre à la voile.

Chapitre IX.

Départ de Morgan. Prise de l'Isle de
Sainte Catherine.

MOrgan ayant mis sa Flotte en
bon ordre, n'oublia rien de ce
qui estoit necessaire pour executer son
entreprise. Il partit le 16. Decembre de
l'année 1670. & prit la route de Sainte
Catherine. Ce mesme jour sa Flotte eut
connoissance que deux grands navires
alloient à l'Isle de Cuba. Aussi-tost il
détacha quelques vaisseaux pour leur
donner la chasse; mais ils ne les purent

Coup manqué.

prendre, à cause que les vents estoient
contraires, & ces navires en meilleur
équipage que ceux des Avanturiers, qui
reconnurent à leur pavillon que c'estoit
des Hollandois.


123

Page 123

Ce fut un bonheur pour ces vaisseaux
d'estre échapez de Morgan, qui
les auroit pris & gardez jusqu'à ce que
son voyage eust esté achevé, s'il ne
leur avoit fait pis Quatre jours aprés
il arriva sur le soir à la veuë de l'Isle

Morgan à la
veuë de l'Isle
de Sainte Catherine.

de Sainte Catherine; & Morgan envoya
deux petits vaisseaux devant le
port, pour faire garde toute la nuit,
afin qu'il n'échapast personne qui pust
aller avertir en terre ferme. Le lendemain
sur le midy toute la Flotte arriva
à cette Isle, & fut moüiller à une Rade
nommée l'Aquada grande, où les Espagnols
avoient une batterie de quatre
pieces de canon, qui estoit abandonnée.
La Flotte n'y fut pas plûtost, que Morgan
fit mettre mille hommes à terre, &
marcha luy-mesme à leur teste au travers
des bois, n'ayant pour guide que
ceux qui avoient esté à la prise de cette
Isle, lorsque Mansvvelt s'en rendit
maistre accompagné de Morgan.

Le soir ils arriverent en un lieu où les
Generaux Espagnols faisoient autrefois
leur residence: mais depuis qu'ils ont repris
cette Isle ils ont qu tté la g ande, &
se sont retirez sur la petite, qui en est
si proche, qu'on passe de l'une à l'autre


124

Page 124
sur un pont. Ils avoient tellement
fortifié cette petite Isle, qu'ils la pouvoient
disputer à une armée de dix mille
hommes: car en tous les lieux accessibles
il y avoit de bonnes batteries, &
des Forts avantageux.

Morgan & les siens estant venus en
ce lieu, furent obligez d'y camper pour
y passer la nuit, car ils ne pouvoient
marcher pendant l'obscurité parmy les
bois, ayant encore plus d'une grande
lieuë à faire, & n'estant pas dans le dessein
d'attaquer des Forts de cette nature
qu'en plein jour, où l'on peut voir ce

Pluye furieuse.

que l'on fait. Alors il commença à tomber
une pluye aussi froide que furieuse;
si bien que ces gens abattirent trois ou
quatre maisons pour se chauffer.

Ce qui fut une grande imprudence;
car ces maisons auroient bien servi à les
mettre à couvert, & à empescher que
leurs armes & leurs munitions ne se
moüillassent: mais croyant que cette
pluye ne dureroit point, comme il arrive
quelquefois en ce païs, ils ne songerent
pas plus loin. Cependant elle dura
plus que le feu, car elle ne cessa qu'au
lendemain midy; ce qui incommoda
beaucoup nos Avanturiers, qui n'avoient


125

Page 125
qu'un caneçon & une chemise
pour tous vêtemens, & les nuits sont là
pour le moins de douze heures; de
sorte qu'elle leur parut fort longue à
passer.

Ajoûtez à cela le peril où ils estoient,
puisque si cent Espagnols fussent venus
fondre sur eux le sabre à la main, ils
les auroient tous défaits, ne pouvant
s'aider de leurs armes, qui estoient toutes
moüillées, & eux tout transis de
froid. Ils se tenoient debout les uns contre
les autres pour s'échauffer, car pour
se coucher, il leur estoit impossible où
ils estoient, ayant de l'eau jusqu'à myjambe.

Ainsi ils se voyoient pressez de la
faim, inondez de la pluye, accablez de
lassitude, & parmy tous ces maux sans
aucun soulagement. En cet état ils se
croyoient plus miserables que s'ils avoient
esté environnez de leurs ennemis,
avec lesquels ils auroient pû combattre,
vaincre, ou mourir glorieusement.

A la pointe du jour les Espagnols
commencerent à battre la Diane, & à
faire une décharge de canon & de mousquets.
Nos Avanturiers n'en purent


126

Page 126
faire autant, car leurs Tambours estoient
moüillez aussi bien que leurs armes,
qu'ils ne pouvoient recharger, à cause
de la pluye qui tomboit d'une telle force,
qu'on voyoit des torrens se precipiter
des montagnes; en sorte qu'ils ne
sçavoient où fuïr, & que l'eau inondant
de toutes parts, leur fermoit le
passage pour retourner à leurs vaisseaux.

Sur le Midy le Soleil commença à
paroistre, & la pluye à cesser. Alors
Morgan envoya quatre hommes avec
un pavillon blanc dans un Canot au
Fort des Espagnols, pour les sommer
de rendre l'Isle, & leur dire que s'ils
faisoient resistance, il mettroit tout à
feu & à sang. Aussi tost le Gouverneur

Morgan fait
sommer le
Major de
l'Isle. Ce qui
se passe.
envoya le Major de l'Isle, & un Alferez,
pour capituler avec Morgan, &
voir de quelle maniere ils pourroient
rendre le Fort sans que le Roy d'Espagne,
& les Gouverneurs Generaux,
dont ils dépendoient, les pussent accuser
de lâcheté.

Ce Major & l'Alferez representerent
à Morgan qu'ils estoient bien dans l'intention
de rendre l'Isle, mais que comme
il y alloit de la teste, il luy plust


127

Page 127
voir de quelle ruse on se serviroit, afin
que personne ne fust en danger de perdre
ny la vie, ny l'honneur Morgan
les écouta volontiers, & leur demanda
quel expedient ils avoient pour cela. Ils
répondirent, qu'il falloit que ses gens
vinssent insulter le Fort S. Jerôme, qui
estoit au bout du pont, & qui separe
la petite Isle d'avec la grande, & que
cependant il envoyast du monde dans
un Canot pour les venir attaquer par
derriere; que dans ce moment le Gouverneur
en sortiroit pour aller au grand
Fort, & qu'ainsi on le prendroit prisonnier,
ce qui faciliteroit la prise des
autres Forts; & que dans ce temps on
ne cesseroit point de tirer de part &
d'autre, sans toutefois tuer personne.

Morgan consentit à tout, & on attendit
que le soir fust venu pour executer
ce que l'on avoit concerté, afin de
mieux couvrir l'affaire.

La nuit estant venuë, on commença
à marcher au lieu & en la maniere
dont on estoit convenu. Neanmoins
Morgan qui ne se fioit pas tout à fait à

Incidens
de la prise de
l'Isle de Sainte
Catherine.
la parole des Espagnols, commanda à
tous ses gens de charger à balles, & en
cas qu'aucun d'eux fust blessé, de ne

128

Page 128
point tirer en l'air, mais tout de bon.
Toutefois ils ne furent pas en cette peine,
car les Espagnols montrerent si
bien leur adresse à tirer sans blesser personne,
que Morgan ny ses gens n'eurent
aucun sujet de s'en plaindre: il
sembloit que c'estoit une Comedie, de
voir tirer de toutes parts, & des Forteresses
se rendre sans aucuns morts ny
blessez.

Aussi-tost que les Avanturiers furent
les maistres de cette Isle & de toutes
ses Forteresses, & qu'ils eurent enfermé
tous les habitants dans le grand Fort
de Sainte Therese, la scéne changea, & la

Comedie
changée en
tragedie.
comedie devint tragedie pour les pauvres
animaux, comme Poules, Veaux & Vaches:
chacun tuoit tout ce qui s'offroit
à luy: on ne voyoit que feux durant la
nuit dans l'étenduë de l'Isle; il n'y avoit
personne parmy eux qui ne fist rôtir
quelque chose, les uns des Poules, les
autres des Moutons, enfin tous faisoient
bonne chere, & avec grand appetit, car
ils avoient esté vingt-quatre heures sans
manger, & s'ils eussent eu du vin, rien
n'auroit manqué à leur satisfaction;
mais ils furent contraints de boire de
l'eau; & comme ils n'avoient point de

129

Page 129
bois, & qu'ils n'en pouvoient trouver,
à cause de l'obscurité de la nuit, ils
abattoient les maisons, pour faire du
feu de la charpente.

Le lendemain au matin on élargit

Denombrement
des prisonniers
&
des Forteresses
de l'Isle
de Sainte Catherine.

tous les prisonniers, que l'on compta,
qui se trouverent au nombre de quatre
cens cinquante; sçavoir cent quatrevingts-dix
hommes de garnison, dont
quarante estoient mariez, & avoient
quarante-trois enfans; trente-un Esclaves
du Roy, avec huit enfans, & huit
Bandis releguez; trente-neuf Esclaves
appartenans aux particuliers, avec vingtdeux
enfans; vingt-sept Noirs libres,
avec douze enfans. On laissa tous les
hommes & les enfans libres sur l'Isle,
afin qu'ils cherchassent leur vie; & on
enferma les femmes dans l'Eglise, de
peur de desordre, où l'on eut soin de
les nourrir & de les garder. Pour cela
les Avanturiers montoient tous les jours
la garde, comme on fait à l'armée.

Aprés on visita toutes les Forteresses,
& on en trouva dix sur cette Isle,
qui peut avoir une lieuë & demie de
tour. La premiere, qui estoit au bout
du Port qui fait la separation des deux
Isles, & qui s'appelloit le Fort Saint


130

Page 130
Hierôme, estoit proprement une batterie
entourée de murailles, dont le parapet
avoit cinq pieds, le glacis une demie
toise de large. Tout ce Fort pouvoit
estre de six toises de long, & de
quatre de large. Il y avoit huit pieces
de canon de fer tirant douze, huit &
six livres de balle, avec un corps de
garde pour loger cinquante hommes.

La seconde estoit une batterie couverte
de gabions, nommée la plata
forma de S. Matheo,
où l'on voyoit
trois pieces de canon, qui tiroient huit
livres de balle.

La troisiéme estoit le Fort principal,
nommé de Sainte Therese, sur lequel
on trouva vingt pieces de canon. Ce
Fort estoit à quatre bastions simples,
avec un fossé sans eau, & un pont-levis.
Ses murailles pouvoient avoir cinq toises
de hauteur, le parapet cinq pieds,
le glacis trois & demi. On y trouva outre
le canon, dix jeux d'orgues, chacun
de douze canons de mousquet,
avec quatre-vingts dix fusils, & deux
cent grenades, avec de la poudre, du
plomb & de la méche à proportion. Ce
Fort estoit tres-considerable, pour estre
inaccessible, & bâti sur un rocher escarpé


131

Page 131
de tous costez; tellement qu'il
n'y avoit qu'une avenuë par le pontlevis,
où il ne pouvoit marcher que
quatre hommes de front tout au plus.
Au milieu on rencontroit une terrasse
élevée d'une toise au dessus du parapet,
sur laquelle il y avoit quatre pieces de
canon qui commandoient à la rade;
si bien qu'à moins d'avoir reduit ces
Forts, il estoit impossible d'approcher
de cette Isle avec aucun vaisseau. Du
costé de la mer ce Fort avoit plus de
vingt-cinq toises de hauteur, à cause
du rocher sur le sommet duquel il estoit
bâti.

La quatriéme place fortisiée, nommée
la Plate-forme de Saint Augustin,
estoit une batterie couverte de gabions
remplis de terre, avec trois pieces de
canon tirant six & huit livres de balle.

La cinquiéme, nommée la Plate-forme
de la Conception,
estoit une batterie
comme dessus, qui avoit deux pieces
de canon tirant huit livres de balle.

La sixiéme, nommée la Plate forme
de Nostre-Dame de la Guade Loupe,

estoit une batterie montée de deux pieces
de canon tirant douze livres de
balle.


132

Page 132

La septiéme, nommée la Plate-forme
de S. Sauveur,
estoit montée de
deux pieces de canon tirant huit livres
de balle.

La huitiéme, nommée la Plate-forme
des Canoniers,
estoit montée de
deux pieces de canon tirant huit livres
de balle.

La neuviéme, nommée la Plate-forme
de Sainte Croix,
estoit montée de
trois pieces de canon, tirant six livres
de balle.

La dixiéme, nommée le Fort de S.
Joseph,
estoit une Redoute où il y avoit
six pieces de canon tirant huit & douze
livres de balle. Outre cela il y avoit
deux Orgues chacun de dix canons de
mousquet. Il faut remarquer que tout
le canon qu'on trouva sur ces Isles
estoit de fer, hormis trois ou quatre
pieces de fonte, qui estoient sur le Fort
de Sainte Therese.

On trouva encore outre cela un magazin
où il y avoit trente mille livres
de poudre à canon & à mousquet, avec
beaucoup de méches & de grenades.
On embarqua toutes ces munitions de
guerre sur les vaisseaux, & on démolit
toutes les batteries, jettant le canon par


133

Page 133
terre, qu'on encloüa, & rompant tous
les affuts que l'on brûla. Les Forts de
S. Hierôme & de Sainte Therese furent
reservez, & l'on y faisoit garde.

Les choses en cet état, Morgan fit
demander s'il n'y avoit pas entre les releguez
qui estoient sur cette Isle, quelques
Forçats de terre ferme Il s'en pre-

Morgan
choisit trois
Forçats de
l'Isle, pour
le servir
dans une grãde
entreprise.
senta trois de Panama, qui estoit justement
ce que Morgan cherchoit. De
ces trois il y en avoit deux Indiens & un
Mulastre, que je puis appeller barbare,
aprés les cruautez que je luy ay vû
exercer contre les Espagnols, bien qu'il
en eust pris naissance. Morgan interrogea
luy-mesme ces trois personnes: car
il parloit tres-bien la Langue Espagnole,
& leur dit que s'ils vouloient mener son
armée à Panama, en recompense il leur
donneroit la liberté, & leur part de
l'argent qu'on prendroit, comme aux
siens, & outre cela tout le pillage qu'ils
pourroient amasser.

Les Indiens tâcherent à s'excuser,
disant qu'ils ne sçavoient pas bien le
chemin, & que s'ils le sçavoient, ils feroient
volontiers ce que Morgan demandoit
d'eux. Le Mulastre au contraire
soûtint que ces gens estoient des


134

Page 134
menteurs, qu'ils avoient fait plusieurs
fois ce chemin en leur vie; mais qu'ils
ne vouloient pas l'enseigner, sous l'esperance
d'estre recompensez, s'ils ne
l'enseignoient pas. Il dit que pour luy
n'attendant rien des Espagnols que la
mort, il estoit prest de servir Morgan
en toute occasion où il en seroit capable.

On donna la gêne aux deux Indiens,
dont l'un mourut, & l'autre confessa
qu'il sçavoit le chemin, & qu'il meneroit
l'armée de Morgan, lequel aussitost
commanda quatre vaisseaux & une
Barque, avec quatre cens hommes,
pour aller prendre le Fort de Saint Laurent
de Chagre,
qui estoit sur la Riviere
de mesme nom, dans laquelle il falloit
que les Avanturiers entrassent pour
aller à Panama.

Morgan y envoyoit ce petit nombre
de gens, afin que les Espagnols ne se défiassent
pas du grand dessein qu'il avoit,
& ne songeassent point à se fortifier,
comme ils en ont la commodité en ce
lieu-là; mais qu'ils crussent que ces
quatre vaisseaux s'estant rencontrez à
cette coste, vouloient prendre ce Fort
seulement pour le piller, parce qu'on y


135

Page 135
apporte beaucoup de marchandises de
Portobello, afin de les embarquer pour
Panama, ne les pouvant porter par terre.

Huit jours aprés, Morgan devoit suivre
ces quatre vaisseaux, ayant pour
guide un Indien qui avoit esté Soldat
dans ce Fort, & en sçavoit toutes les
avenuës. Pendant ce temps les Avanturiers
arrachoient toutes les racines de
Manioc, dont ils faisoient de la Cassave
pour leurs vaissaux. Ils arracherent
aussi les Patates & Ignianes; & lors
qu'ils eurent tout pris & embarqué,
Morgan donna ordre de mettre à la
voile, pour aller en terre ferme.

Chapitre X.

La prise du Fort de S. Laurent.

MOrgan avoit détaché, comme
j'ay dit, quatre vaisseaux de sa
Flotte, pour aller prendre Chagre. Ces
vaisseaux estoient commandez par le
Capitaine Bradelet, qui avoit beaucoup
d'experience pour de semblables entreprises.
Trois jours aprés son départ de


136

Page 136
l'Isle de Sainte Catherine, il arriva à la
veuë du Fort de S. Laurent.

Ce Fort est à l'embouchure de la

Fort de S.
Laurent.
Riviere de Chagre, & bâti sur une
montagne haute, & large environ de
trente toises, tout autour escarpée de
roches, & accessible seulement du costé
de la terre, où elle est coupée par un
fossé sans eau de six toises de profondeur.
Ce Fort a un Parapet d'une toise
de haut. On y entre par le moyen d'un
pont-levis; il y a des casemates qui empêchent
l'accés du fossé & des palissades.

Il y a en haut plusieurs batteries de
canon qui donnent de tous costez, accompagnées
de plusieurs corps de garde.
On trouve un degré entaillé dans le
roc, par lequel on descend sur le bord
de l'eau, où l'on voit deux autres batteries
couvertes & flanquées à fleur
d'eau. Sur le bord de la mer, au bout
de la montagne qui compose le Fort,
est une Tour presque aussi haute que
la montagne, sur laquelle il y a huit
pieces de canon qui défendent l'entrée
de la Riviere.

De cette Tour on passe au Fort par
un degré secret fait en Vignoc. Les


137

Page 137
maisons qui sont en haut dans le Fort,
ne sont faites que de palissades, & couvertes
de feüilles de Palmistes. Les magasins
aux poudres, & autres munitions
de guerre, sont dans des voûtes
sous terre, qu'on a faites exprés dans la
montagne. Je ne diray rien davantage
de ce Fort, parce que l'on en peut voir
la situation dans la Carte que je donne
de l'Istume de Panama.

Les Espagnols ayant aperceu ces vaisseaux,
commencerent à mettre le pavillon
Royal, & à canoner d'une terrible
maniere. Les Avanturiers furent
moüiller à un quart de lieuë de cette
Riviere, au port de Naranjas, où ils
demeurerent jusques au lendemain matin,
qu'ils mirent quatre cens hommes
à terre, pour estre conduits par l'Indien
que j'ay dit, qui estoit leur guide.

Il les mena par l'endroit le moins perilleux
& le plus accessible. Ils ne pouvoient
pas manquer, n'y ayant que celuy
par où ils alloient; cependant ils
eurent beaucoup de peine le long du
chemin; car il y avoit en ce lieu où
ils descendirent, une Vigie qu'ils ne

Route que
se font les
Avanturiers
purent prendre, & ne laisserent pas de
se faire une route avec leurs sabres, &

138

Page 138
à coups de sabre.
Ils trouvent
un Fort
au bruit du
canon.
furent jusques à deux heures aprés midy
pour arriver au Fort, quoy qu'il n'y
eust pas plus de demie lieuë; & ils ne
l'auroient pas facilement trouvé, si le
bruit du canon ne les avoit fait juger
que le Fort estoit situé à l'endroit d'où
venoit ce bruit.

A la fin ils se trouverent sur une petite
montagne élevée au dessus du Fort
d'où ils avoient entendu tirer du canon.
Ils auroient pû facilement le battre
& s'en rendre maistres sans perdre
un seul homme; car de cette éminence
ils découvroient tout ce qui se passoit
dans le Fort; mais en estant éloignez
plus que de la portée du fusil, ils ne
pouvoient rien faire, encore moins y
apporter du canon.

Les Espagnols qui les apercevoient,
ne branlerent pas pour cela, & les voulurent
laisser approcher, afin de faire
plus d'expedition: si bien que nos Avanturiers
fort fatiguez descendirent dans
une petite Plaine découverte, & se trouverent
ainsi sous le canon des Espagnols,
qui leur en envoyerent une volée, &
firent ensuite une décharge de toute
leur mousqueterie; ce qui causa bien
du fracas parmi les Avanturiers, qui ne


139

Page 139
pouvoient rendre le change aux Espa-
Terrible
effet du canon
des a
gez.
gnols, parce que le fossé leur empêchoit
de gagner la palissade. Tout ce
qu'ils pouvoient dans cette occasion
estoit de tuer les Espagnols qui viendroient
charger le canon: mais lorsque
malgré leurs efforts ils le faisoient joüer,
tout le recours des Avanturiers estoit
de se jetter par terre pour s'en garantir.

Cela dura de cette sorte jusqu'au soir;
les Avanturiers avoient déja beaucoup
de blessez & de morts, & commençoient
à se ralentir, & à vouloir se retirer,
lorsque les Espagnols, qui les
voyoient dans ce desordre, leur crierent,
Ah, chiens d'Heretiques, Anglois
endiablez, vous n'irez pas à Panama
comme vous le croyez; & quand
vos camarades seront icy, nous leur en
ferons autant qu'à vous.
Ces paroles firent
connoistre aux Avanturiers qu'ils
estoient découverts; & cependant les
Espagnols les chargeoient à coups de
canon, de mousquets & de fléches, car
ils avoient aussi des Indiens avec eux,

Extremité
des assiegeãs.
qui blessoient plus de monde avec leurs
fléches, que les Espagnols avec leurs
mousquets.

Enfin la nuit venoit, & les Avanturiers


140

Page 140
commençoient à lâcher pied, &
à se demander les uns aux autres ce
qu'ils devoient faire; une partie même
s'estoit déja retirée, le Commandant
avoit les deux jambes cassées d'un coup
de canon. Mais lorsque les François parloient
ensemble du mauvais succés de
cette entreprise; une fléche vint tout à
coup percer l'oreille & l'épaule à l'un
d'eux, qui l'arracha sur le champ de
sa playe avec une fermeté admirable,
disant à ceux qui estoient prés de luy,
Accident
qui fait changer
les choses
de sace.
Attendez, mes freres, je m'en vais
faire perir tous les Espagnols avec cette
fléche.
A l'instant il tira de sa poche
plein sa min de coton, qu'il noüa au
bot de ce te fléche, y mit le feu, &
aprés en avoir rompu le fer, enfonça la
Expedient
qui reüssit.
cane da is son fusil, & la tira sur une
maison du Fort, qui, comme j'ay déja
dit, ne sont couvertes que de feüilles
de Palmistes. Cela commença à fumer;
les autres s'en apercevant, ramasserent
des fléches, & firent la mesme chose;
ce qui produisit un si bon effet, que
plusieurs maisons du Fort furent enflammées.

Presque en mesme temps je fus frapé
de l'objet le plus digne de compassion


141

Page 141
qu'on verra peut-estre jamais: un camarade
que j'aimois, se presenta à moy dans
un état déplorable; il avoit une fléche
enfoncée bien avant dans l'œil; ce mal-
Objet Pitoyable.

heureux répádant une prodigieuse quantité
de sang de son œil blessé, & autant de
larmes de celuy qui ne l'estoit pas, me
prioit avec instance de luy arracher cette
fléche qui luy causoit beaucoup de douleur;
& comme il vit que la pitié m'empeschoit
de le secourir assez promptement
il se l'arracha luy-mesme. Aprés le
bon succés dont j'ay parlé, nos gens sentant
brûler leur cœur d'un feu plus ardent
que celui qu'ils venoient d'allumer,
firent revenir ceux qui s'estoient retirez,
les animerent, & se rallierent avec eux;
& estant cachez à la faveur de la nuit,
les Espagnols ne tiroient plus si seurement
que de jour, outre que la lumiere
des maisons qui brûloient, les empeschoit,
& servoit aux Avanturiers,
qui à la lueur de cet embrasement,
voyoient agir les Espagnols, & en
tuoient autant qu'il en paroissoit: le feu
prit aussi à leur poudre, ce qui leur nuisit
beaucoup, & servit à leurs ennemis;
mais ils ne trouvoient point encore
moyen d'entrer dans ce Fort.


142

Page 142

Quelques-uns d'eux s'aviserent de
faire une bréche de cette maniere. Plusieurs
se coulerent dans le fossé, & mon-

Courage &
effort des
Avanturiers.
tant l'un sur l'autre jusqu'à ce qu'ils
pussent atteindre la palissade: ils y mirent
le feu qui reüssit bien: car aussitost
que les pieux furent enflammez,
ils brûloient aussi viste que les matieres
les plus combustibles.

Les Espagnols s'en estant aperceus,
jetterent dans le fossé quantité de pots
à feu qui consumoient beaucoup d'Avanturiers
avant qu'ils se pussent retirer.
D'autre costé les Espagnols estoient
occupez à éteindre le feu qui avoit pris
au Fort, & qui augmentoit toûjours,
quelques efforts qu'ils fissent pour en
empescher les progrez; & par malheur
il faisoit un furieux vent qui le portoit
par tout. La palissade brûloit aussi d'une
grande force.

Cependant les Avanturiers ne perdoient
rien de ce qui se passoit; & sitost
que quelque Espagnol paroissoit à
la lueur du feu, ils ne manquoient pas
de l'abattre. Cela leur donna courage,
& une assurance certaine de prendre le
Fort. Le jour estant venu, les pieux
de la palissade, qui servoient de gabion


143

Page 143
& de parapet, se trouverent consumez,
& la terre qu'ils soûtenoient tomba
tout d'un coup dans le fossé. Neanmoins
les Espagnols ne laisserent pas de
Vigoureuse
resistance des
Espagnols.
tenir toûjours bon sans quitter la bréche
qu'ils défendoient vaillamment:
leur Commandant les faisoit battre jusques
dans le feu qui les gagnoit; & n'étant
plus couverts, autant qu'il en venoit
à cette bréche, ils estoient tuez &
tomboient dans le fossé; si bien qu'ils
furent ensin contraints de l'abandonner.

Ce que voyant les Avanturiers, ils

Les Avanturiers
montent
à la bréche,
& vont
attaquer leurs
ennemis retranchez.

y monterent aussi tost, & furent chercher
les Espagnols, qui s'estoient retranchez
dans quelques Corps de garde,
où ils avoient du canon, & se
battoient encore. On offrit de leur donner
quartier, mais ils n'en voulurent
point; le Commandant même se fit tuer
sans jamais vouloir se rendre. Quelquesuns
desesperez, & craignant de tomber
dans les mains de leurs ennemis, se precipiterent
& moururent.

De cette maniere les Avanturiers se

Prise du
Fort.
virent inopinément maistres de ce Fort,
par le moyen du feu, sans lequel ils
n'auroient pû l'esperer, quand mesme

144

Page 144
ils y seroient venus avec toute leur Flotte.
Ils ne trouverent que quatorze hommes
en vie dans ce Chasteau, & neuf
ou dix blessez, cachez dans des trous
parmi les morts. Ces gens dirent qu'ils
estoient le reste de trois cens quatorze
hommes qui défendoient ce Fort, &
que le Commandant se voyant ruiné
par le feu, avoit dépesché quelquesuns
pour donner avis au President de
Panama de ce malheur, afin qu'il se
tinst sur ses gardes, & qu'il s'en garantist.

Avis que
dõnent quelques
prisonniers.

Ces prisonniers ajoûterent que depuis
six semaines on avoit receu nouvelle
de Cartagene, qu'un Irlandois
ayant esté pris parmy une troupe de voleurs
Anglois venus pour piller la riviere
de la Hache, avoit dit qu'il se formoit
une Flotte considerable pour aller
à Panama, & que ceux-cy n'estoient
venus à la Riviere de la Hache qu'à
dessein d'avoir des vivres pour leurs
vaisseaux.

Il estoit vray qu'un Irlandois avoit eu
la lâcheté d'abandonner les Avanturiers,
& d'aller avertir les Espagnols de leur
venuë; mais il ne sçavoit pas leur principal
dessein, qui estot d'attaquer


145

Page 145
Panama. Les prisonniers firent encore
entendre que le President de Panama
s'estoit fortifié sur la riviere de Chagre,
en cas que le Fort fust pris; qu'il y
avoit plusieurs embuscades d'Espagnols
que les Avanturiers ne pouvoient jamais
éviter; que luy mesme estoit dans
une campagne proche de Panama, avec
deux mille hommes d'infanterie, quatre
cent hommes de cavalerie, & six
cent Indiens, avec deux cent Mulatres,
qui chassoient deux mille Taureaux
destinez pour rompre les troupes des
Avanturiers, & enfin les tailler en pieces.

Aussi-tost que les Avanturiers se fu-

Soins des
Avanturiers
aprés leur victoire.

rent emparez du Fort, ils songerent à
mettre leurs blessez dans un lieu où ils
pussent reposer à leur aise, & y estre
pensez par les Chirurgiens, qui n'avoient
fait qu'appliquer un simple appareil
à leurs blessures, pour étancher
le sang, encore ne l'avoient-ils fait qu'à
ceux qui en avoient de grandes. On ne
trouva point de lieu plus commode
que la Chapelle pour les mettre. Il y en
avoit soixante qui ne pouvoient se lever,
sans ceux qui marchoient portant
le bras en écharpe, ou ayant la teste

146

Page 146
bandée. Ils jetterent tous les Espagnols
qui estoient morts, du haut en bas du
Fort, & les cadavres des Anglois &
François furent mis dans de grands trous
qu'on fit faire par des Esclaves & par
des Espagnols qui estoient restez. Quelques
femmes aussi Esclaves furent employées
à solliciter les blessez.

Les Avanturiers firent reveuë entr'eux,
pour sçavoir combien d'hommes
ils pourroient avoir perdus. Ils trouverent
que le nombre des morts se
montoit à cent dix, & celuy des bles-

Visite & rérablissement

du Fort.
sez à quatre-vingt. On rétablit le Fort
& la Bréche le mieux qu'il fut possible,
afin de se mettre en défense, en
cas que les Espagnols vinssent pour le
reprendre avant la venuë de Morgan.

On y trouva quantité de munitions,
tant de guerre que de bouche, que l'on
mit en ordre, & on tâcha de les bien
conserver à cause qu'il n'y en avoit pas
beaucoup sur la Flotte, & en suite on
fit entrer les Vaisseaux dans la Riviere.

Occupation
de Morgan
dans l'Isle de
Sainte Catherine.

Morgan qui estoit resté sur l'Isle de
Sainte Catherine, quatre jours aprés le
départ des Vaisseaux dont je viens de
parler, fit faire diligence aux autres qui

147

Page 147
estoient restez avec luy, & leur ordonna
de s'embarquer avec leurs vivres, &
tous les prisonniers qu'il partagea sur les
Bâtimens de la Flotte, chacun selon sa
grandeur.

Dom Joseph Ramirez de Leiba, qui
estoit Gouverneur de cette Isle au nom
du Roy d'Espagne, & qui commandoit
la garnison, fut mis sur le Navire
de Morgan avec ses principaux Officiers,
leurs femmes & leurs enfans:
Morgan fit aussi encloüer le canon des
Forts & le jetter à l'eau, toutefois en
des lieux où l'on pût le repescher, parce
qu'il vouloit revenir prendre possession
de cette Isle; en cas que son dessein
ne réussit pas, il eut soin de faire
aussi brûler tous les affuts, les maisons
de l'Isle, excepté l'Eglise & les
Forts, où l'on ne toucha point.

Aprés cette destruction toute la Flotte
leva l'ancre, & fit voile vers la terre
ferme. Le lendemain il survint un mauvais
temps qui la dispersa; mais comme
tout le monde sçavoit le rendezvous,
chacun s'y trouva, quoy qu'en
des temps differens; car les derniers
arriverent quatre jours aprés les premiers,
& tous ensemble dix jours aprés la
prise du Fort.


148

Page 148

Départ &
joye de Morgan.

Morgan avec son Vaisseau estant à la
veuë du Fort, & y appercevant le pavillon
du Roy d'Angleterre, eut une
telle joye, qu'il voulut entrer dans la
Riviere avant que de reconnoistre s'il
n'y avoit point de peril, & sans mesme
attendre un Canot qui venoit au devant
de luy, pour l'avertir qu'à l'entrée de
cette Riviere il y avoit un rocher caché
sous l'eau. Il ne manqua pas d'y toucher,
luy & un autre Vaisseau: & dans
le temps qu'il vouloit se retirer, il survint
un vent du Nord qui éleva la mer,
Chagrin qui
se mesle à sa
joye.
& fit crever son Navire qui échoüa,
sans toutefois perdre un seul homme.

Morgan estant entré dans la Riviere
de Chagre avec toute sa Flotte, employa
les prisonniers de l'Isle Sainte Catherine
à travailler au rétablissement du
Fort, faisant reparer tout ce que le feu
avoit consommé, horsmis les maisons;
au contraire, il en fit abatre qui estoient
restées, de peur que ce qui estoit arrivé
aux Espagnols, n'arrivast à luymesme;
c'est à dire, qu'on ne se servist
pour les brûler, du mesme moyen
qu'avoient fait les siens. Aprés il visita
les vivres, les munitions de guerre, fit
la reveuë de son monde, ordonna ceux


149

Page 149
qui devoient rester pour garder le Fort,
Son arrivée
au Fort, &
ses precautions.

& ceux qui devoient aller à Panama.

On avoit trouvé deux petits Bâtimens
à plat-fond faits exprés pour naviger
sur cette Riviere; cinq ou six
hommes montent dessus & poussent de
fond, ils peuvent avoir soixante pieds
de long, & vingt-cinq de large: Morgan

Ordre que
donne Morgan.

commanda d'y mettre quelques pieces
de canon, & quelques berges de
fonte, avec autant de monde qu'ils en
pouvoient contenir. Il en fit mettre
aussi sur deux petites Fregates legeres,
dont une avoit quatorze pieces de canon,
& l'autre huit, & le reste dans
des Canots. Tout estant ainsi ordonné,
il laissa cinq cent hommes dans le
Fort de Saint Laurent, dont il donna
le commandement au Capitaine Maurice,
laissa 150. hommes sur les Vaisseaux
pour les garder, & en prit avec
luy treize cent des mieux armez, &
des plus robustes à soussrir la fatigue.

Cependant les prisonniers Espagnols
avoient donné l'épouvante aux Avanturiers,
disant que le President de Panama
avoit esté averti prés de deux
mois auparavant, & s'estoit tellement
precautionné, qu'il n'y auroit point


150

Page 150
d'apparence de rompre ses forces & de
Diversité de
pensées.
le deffaire. D'ailleurs, comme il y a
des superstitieux par tout, il se trouvoit
des gens parmi les Avanturiers
mesme, qui tiroient mauvais augure
de ce que Morgan avoit perdu son Navire
en entrant dans la riviere de Chagre,
& qu'il y avoit pery tant de monde
à l'attaque du Fort. Ils estoient encore
i timidez à cause des embuscades
qui se pourroient rencontrer sur la Riviere,
& qu'il faudroit essuyer. Les
plus courageux au contraire se consoloient
de cela, disant que si les Espagnols
tenoient bon, c'estoit le meilleur,
& une marque certaine qu'il y auroit
bon butin. Voilà ce qui se passoit alors,
& comme les sentimens estoient partagez
entr'eux.

Chapitre XI.

Départ de Morgan pour Panama, &
la prise de cette Ville.

MOrgan ayant fait une exacte reveuë
de ceux qu'il avoit choisis
pour son entreprise, & visité jusqu'à


151

Page 151
leurs armes & leurs munitions,
les exhorta de faire voir leur courage
dans cette occasion, afin de retourner
à la Jamaïque riches & glorieux.
Alors tout le monde cria, vive
le Roy d'Angleterre & Morgan, & ainsi
Morgan encourage
ses
gens, & fait
voile pour
Panama.
commencerent leur voyage le 18. de
Janvier de l'an 1670. Je décriray leur
marche de jour à jour, & les lieux où
ils resteront, qu'on pourra voir dans
la Carte que j'en donne, qui est fort
exacte. Lors qu'ils partirent ils ne prirent
point de vivres, de peur d'incommoder
ceux du Fort, qui n'en avoient
pas trop pour nourrir prés de mille personnes
qu'ils estoient, en contant les
prisonniers & les Esclaves, que Morgan
n'avoit pas voulu laisser aller de
Sainte Catherine, de crainte que les Espagnols
ne les employassent contre
luy.

Journal de la marche des Avanturiers,
commandée par Morgan pour
Panama.

Le mesme jour ils avancerent, tant
à la voile qu'à la rame, environ six


152

Page 152
lieuës Espagnoles, & furent coucher à
un lieu nommé Rio de dos Braços.
Ils tarderent là quelque temps, parce
que de nuit ils ne pouvoient pas aller
plus loin, & qu'il y avoit des habitations,
où ils croyoient trouver dequoy
vivre: mais ils furent bien trompez
dans leur attente, car les Espagnols
avoient tout ruiné, & arraché jusqu'aux
racines, & mesme coupé les fruits qui
n'estoient pas encore meurs, sans laisser
aucuns bestiaux; si bien que les Avanturiers
ne trouverent que les maisons
vuides, qui ne laisserent pas de
leur servir pour y coucher, car ils étoient
si pressez dans leurs Vaisseaux, qu'ils ne
pouvoient pas mesme se seoir. Ils furent
obligez de se contenter ce soir-là
d'une pipe de Tabac, quoy que cela
ne les inquietast pas pour cette premiere
fois, mais au contraire les animast à
se battre de meilleur courage quand ils
rencontreroient les Espagnols, afin d'avoir
dequoy se nourrir.

Le dix-neuviéme du mois, & le
deuxiesme de la marche, les Avanturiers
se preparerent dés la pointe du


153

Page 153
jour à avancer chemin, & sur le midy
ils se trouverent à un lieu nommé la
Crux de Iuan Galliego
En cet endroit
ils furent obligez de laisser leurs Fregates
legeres, tant parce que la Riviere,
faute de pluye, estoit basse, qu'à
cause que des arbres qui estoient tombez
dedans, l'embarrassoient & auroient
trop donné de peine, & fait perdre du
temps à les oster.

Les Guides dirent qu'à trois lieuës
de là, on pouvoit marcher une partie
le long de la riviere, & l'autre partie
dans les Canots; cependant il fallut
passer le trajet à deux fois, car les Canots
qui estoient pleins de monde, furent
se décharger au lieu dont je viens
de parler, afin de revenir querir ceux
qui estoient dans les Fregates, à qui on
donna ordre de demeurer là deux ou
trois jours, à dessein que si on trouvoit
les Espagnols trop forts, & qu'on
fût obligé de se retirer, on pût se refugier
en cet endroit, & par le moyen
du canon, les repousser & les deffaire.

On fit aussi défenses à ceux qu'on
avoit laissez sur ces Bastimens de n'aller
point à terre, de peur d'estre surpris
dans les bois, & d'estre faits prisonniers;


154

Page 154
ce qui auroit découvert aux Espagnols
le peu de forces qu'avoient les
Lache politique
des Espagnols.

Avanturiers. Ce n'estoit pas que les Espagnols
n'eussent assez d'espions qui
observoient ces Avanturiers; mais comme
ces sortes de gens n'aiment gueres
à se battre, & pour obliger leurs Commandans
à ne point les engager dans un
combat, ils faisoient les Avanturiers
trois fois plus forts qu'ils n'estoient.

Le vingtiesme qui estoit le troisiesme
de la marche, dés le matin Morgan
envoya un des Guides avec quelques
Avanturiers, afin de découvrir le
chemin; mais lors qu'ils entrerent dans
le bois, ils ne trouverent aucune route,
ny mesme aucun moyen d'en faire, à
cause que le païs estoit inondé & fort
marescageux: tellement que Morgan
fut encore contraint de passer son monde
à deux fois, jusqu'à un lieu nommé
Cedro Bueno.

La faim qui pressoit les Avanturiers,
leur fit souhaitter ardemment de rencontrer
bien-tost les Espagnols, car ils
commençoient à devenir foibles, n'ayant
point mangé depuis leur départ, faute
de rien tirer, ny mesme de gibier.


155

Page 155
Quelques-uns mangeoient des feüilles
d'arbres, mais toutes n'estoient pas
bonnes pour cela. Il estoit nuit avant
que tout le monde fût passé; si bien
qu'il falut coucher sur le bord de la
Riviere avec beaucoup d'incommoditez,
à cause que les nuits sont froides, &
qu'ils estoient peu vétus.

Le 21. qui estoit le quatriesme de
la marche, les Avanturiers trouverent
le moyen d'avancer, si bien qu'une
partie alloit par terre, & l'autre dans
des Canots par eau avec chacun un
Guide. Ces Guides marchoient à deux
portées de mousquet avec vingt ou
trente hommes pour descouvrir les embuscades
Espagnoles, sans faire beaucoup
de bruit, afin de surprendre quelques
prisonniers pour sçavoir leurs
sorces; mais les espions Espagnols é-

Subtilité des
espions Espagnols.

toient plus subtils que les Avanturiers;
& comme ils sçavoient tres-bien les chemins,
ils avertissoient de ce qui se passoit,
une demie journée avant que les
Avanturiers dussent arriver.

Environ sur le midy les deux Canots
qui ramoient devant, rebrousserent
chemin, & firent sçavoir qu'ils avoient


156

Page 156
découvert une embuscade. Aussi-tost
chacun prepara ses armes avec une joye
inconcevable, croyant trouver là bien
dequoy manger, car les Espagnols ont
soin en quelque part qu'ils aillent,
d'estre bien fournis de vivres. Quand
ils furent à la veuë de cette embuscade,
ils commencerent à faire des cris épouvantables,
& à courir, c'estoit à qui se-
Avanturiers
trompez dans
leur attente.
roit le premier: mais ils demeurerent
plus morts que viss, trouvant cette
place abandonnée.

Les Espagnols à la verité s'y estoient
retranchez, mais sçachant que les Avanturiers
venoient en grand nombre,
comme les espions leur avoient marqué,
ils crurent que la place n'estoit
point tenable, & laisserent là leurs retranchemens,
qui pouvoient contenir
quatre cent hommes. Ils estoient munis
d'une forte pallissade en forme de
demie-lune, dont les pieux estoient
des arbres entiers & fort gros.

Lors qu'ils s'en estoient allez, ils avoient
emporté leurs vivres, & brûlé ce
qu'ils n'avoient pû emporter. On trouva
quelques Canastres, qui sont des
coffres de cuir, qui servirent beaucoup
à ceux qui s'en saisirent les premiers,


157

Page 157
car ils les couperent en pieces afin de
les manger; mais ils n'eurent pas le
temps de les preparer, estant obligez de
marcher.

Morgan voyant qu'il ne trouvoit
point de vivres, avança tant qu'il put,
afin d'en avoir pour luy & pour ses
gens. Ils marcherent le reste du jour,
& arriverent le soir à un lieu nommé
Torna Muni, où ils rencontrerent encore
une embuscade, mais abandonnée
comme l'autre. Ces deux embuscades
leur avoient donné une fausse
joye, au lieu de fausse alarme, car ils
n'aspiroient qu'à trouver de la resistance.

Ayant donc passé outre, ils avancerent
dans le bois plus qu'ils n'avoient
fait, ayant toûjours suivi la Riviere,
afin de trouver des vivres; mais ce fut
en vain, car où il y avoit la moindre
chose, les Espagnols le détruisoient,
de peur que les Avanturiers n'en profitassent,
croyant les obliger par là à
retourner à leurs Vaisseaux, ce qui leur
auroit esté inutile de faire, puis qu'il n'y
avoit point aussi de vivres.

Il falut neantmoins songer à reposer,
car la nuit estant venuë, on ne


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Page 158
voyoit plus à marcher dans le bois.
Ceux qui avoient encore quelques
morceaux de Canastre souperent, mais
ceux qui n'en avoient point, ne man-
Ce que c'est
que Canastre,
& comme on
en peutvivre.
gerent rien. Ces Canastres ne sont pas
de cuir tané, ce sont de ces peaux de
Bœuf qui sont seches, & dont ils font
ces Canastres semblables à nos manequins.
Ceux qui ont toûjours vécu
de pain à leur aise, ne croiroient peutestre
pas qu'on pût manger du cuir,
& seront curieux de sçavoir comme on
l'accommode pour le manger.

Je diray donc que les Avanturiers
le mettoient tremper dans l'eau, le battoient
entre deux pierres, & aprés en
avoir gratté le poil avec leurs coûteaux,
le mettoient rôtir sur le feu, &
l'avaloient haché en petits morceaux.
Je puis assurer qu'un homme pourroit
vivre de cela, mais j'ay peine à croire
qu'il en pust devenir bien gras.

Le 22. qui estoit le cin quiesme de
la marche. Dés le matin les Avanturiers
continuerent leur chemin, & arriverent
sur le midy à un lieu nommé
Barbacoa, où ils trouverent encore des
barricades abandonnées, sans y avoir


159

Page 159
laissé des vivres. Mais comme il y avoit
en ce lieu plusieurs habitations, les Avanturiers
chercherent par tout, & à
force de chercher ils trouverent deux
sacs de farine enfoüis dans terre avee
quelques fruits, qu'on nomme Plantanos.
A l'instant ces deux sacs de fa-
Découverte
& distribution
de sacs
de farine.
rine furent apportez à Morgan, qui les
fit distribuer à ceux qui avoient le
plus de besoin de nourriture, parce
qu'il n'y en avoit pas assez pour tout le
monde.

Ceux qui eurent de cette farine, la
délayerent avec de l'cau, & en firent
une pâte sans levain, dont ils en prenoient
des morceaux qu'ils envelopoient
dans des feüilles de Bananier, &
les faisoient ainsi cuire sous la braise,
les autres dans l'eau; ils apeloient ces
morceaux de pâte ainsi cuite, des pouplains.

Aprés ce repas ils reprirent leur
marche, ceux qui estoient fort las &
fatiguez de la faim & du chemin, se
mirent dans les Canots sur la Riviere,
les autres marcherent par terre jusques
à un lieu nommé Tabernillas, où il y
avoit quelques habitations abandonnées
& dégradées, comme les premieres,


160

Page 160
où ils coucherent.

Le lendemain 23. qui estoit le sixiéme
de la marche: Ces gens n'eurent pas
besoin de réveil-matin, car leurs estomachs
vuides n'envoyoient pas de vapeurs
au cerveau pour les assoupir. Ils
reprirent donc leur marche à l'ordinaire,
estant obligez de se reposer souvent,
à cause de leur foiblesse qui les empeschoit
d'avancer; & lors qu'ils se reposoient,
chacun alloit dans le bois chercher
quelques graines d'arbres pour
manger.

Ce mesme jour ils arriverent sur le
midy à une habitation un peu écartée
du chemin, qu'ils trouverent pleine de
Maïs encore en épi. Il fit beau voir
chacun se jetter dessus, & le manger tel
qu'il estoit, parce que la precipitation
de leur marche ne leur donnoit pas le
temps de le faire cuire, & la faim encore
moins.

Les Avantusiers
aperçoivent
&
poursuivent
des Indiens.
Un peu aprés qu'ils eurent trouvé
ce Maïs, ils apperçurent quelques Indiens
qui marchoient devant eux, ils
commencerent à les poursuivre, croyant
qu'ils rencontreroient quelque embuscade
d'Espagnols; ceux qui avoient

161

Page 161
du Maïs le jetterent pour n'estre point
embarrassez à courir, ils tirerent sur les
Indiens, dont ils en tuerent quelquesuns
& poursuivirent les autres jusqu'à
Santa Crux, où les Indiens passerent
la Riviere & eschaperent aux
Avanturiers, qui neantmoins les suivirent
de bien prés, passant aussi la Riviere
à la nage: ces Indiens leur
crioient de loin, ah Perros Inglezes à
la Savana, à la Savana, ally nos veremos,

qui veut dire, ab chiens d'Anglois,
venez à la Savana nous vous
y attendons.

Les Avanturiers avoient ainsi passé
la Riviere, à cause que leurs Canots
n'alloient pas si viste qu'eux, parce que
la Riviere serpente en cet endroit, &
oblige à faire de grands détours.

La nuit surprit les Avanturiers, qui
furent obligez de coucher là, afin de
reprendre leurs forces & de se prepares
à se battre, parce que les Indiens qu'ils
avoient rencontrez leur firent juger,
qu'ils ne marcheroient plus guere sans
trouver de la resistance.

Le lendemain 24. qui estoit le septiesme
du départ: Ils firent une décharge


162

Page 162
generale de leurs armes, les nettoyerent,
& les rechargerent, croyant
en avoir bien-tost besoin. Aprés ils passerent
la Riviere, marcherent jusques
à midy, & arriverent à la veuë du
Bourg nommé Crux, où ils virent
une grande fumée qui s'élevoit; Ils
crurent que les Espagnols estant retranchez,
brûloient quelque maison qui
leur pouvoient nuire, cela leur donnoit
courage, chacun rioit, sautoit
Réjoüissance,
& raillerie
des Avanturiers.

d'aise. Il y en avoit qui railloient, &
disoient que les Espagnols faisoient rôtir
la viande pour les regaler.

Deux heures aprés ils arriverent au
Bourg de Crux, qu'ils trouverent en
feu, sans y voir une seule personne,
Ces Indiens qu'ils avoient poursuivis,
estoient les autheurs de cette incendie
qui consuma tout, excepté les Magazins
du Roy & les Escuries. On avoit
mesme chassé toutes les bestes qui étoient
autour, dans l'esperance que les
Avanturiers seroient obligez de retourner
faute de vivres.

Ce Bourg est la derniere place où
l'on peut monter sur la Riviere; c'est
là qu'on aporte la Marchandise de Chagre,
afin d'estre transportée de là par


163

Page 163
terre sur des Mulets jusqu'à Panama,
qui n'est éloigné que de huit lieuës
de ce Bourg. C'est pourquoy il y a
de fort beaux Magazins & de belles Escuries.

Les Avanturiers resolurent de demeurer
là le reste du jour, afin de se reposer
un peu, & de chercher dequoy vivre.
On fit défense à tous de s'écarter
du Bourg, à moins qu'on ne formast
un party de cent hommes, dans la
crainte que l'on avoit que les Espagnols
ne prissent quelqu'un. Cette défense
n'empescha pourtant pas cinq ou six
Anglois de sortir pour chercher des

Quelques
Avanturiers
s'écartent, &
sont pris.
fruits dans une habitation. Il y en eut
un de pris par des Indiens qui fondirent
sur eux.

On trouva dans un des magasins du
Roy quelques gerres de vin du Perou,
& une Canastre de biscuit. Morgan,
de peur que ses gens ne s'enyvrassent,

Adresse de
Morgan, pour
empescher ses
gens de s'enyvrer.

fit courir le bruit que les Espagnols
avoient empoisonné ce vin, & que personne
n'eust à en boire. Quelques-uns
qui en avoient déja bû, ayant l'estomach
vuide & affoibli par la faim, vomirent;
ce qui fit croire à plusieurs
que ce vin estoit empoisonné, & n'en

164

Page 164
voulurent point boire. Il ne fut pourtant
pas perdu, car il y en avoit entr'eux
qui n'auroient pû s'empescher
d'en boire, quand ils auroient esté assurez
qu'il auroit esté empoisonné.

Pendant que les plus actifs cherchoient
de quoy vivre, ceux qui étoient
dans le Bourg préferoient le repos
au manger, tuant tous les Chiens
& les Chats qu'ils purent prendre, &
les mangeoient avec un peu de Maïs
qu'ils avoient apporté. Les Canots qui
se trouvoient inutiles, parce qu'ils ne
pouvoient monter plus avant, furent
renvoyez avec soixante hommes, ayant
ordre de demeurer sur la Riviere où
estoient les navires. On cacha seulement
un Canot sous des broussailles, en cas
que dans un besoin on en eust affaire
pour avertir les autres.

Le lendemain 25. huitiéme de la marche.
Dés que l'aurore parut, Morgan
fit reveuë de son monde, & trouva
qu'il avoit onze cent hommes tous capables
de combattre, & bien resolus de
le suivre Il leur fit dire que cet homme
qu'on avoit cru pris le jour precedent
par les Indiens, estoit revenu, s'étant


165

Page 165
seulement écarté dans le bois Il en
usa ainsi, de peur qu'ils ne crussent que
cet homme n'eust decouvert leur dessein,
& que cela ne leur fist perdre courage.

Dans ce mesme temps il choisit deux

Comme
Morgan dispose
les gens,
de peur de
surprise & de
combat.
cent hommes pour servir d'enfans perdus,
& marcher devant, afin d'investir
les ennemis, & que le gros ne fust point
surpris, particulierement dans le chemin
qu'ils avoient à faire de Crux à Panama,
où en plusieurs endroits il estoit
si étroit, qu'il n'y avoit que pour passer
deux hommes de front. Ces deux
cent hommes estoient des mieux armez
& des plus adroits tireurs de l'Europe,
la pluspart tous Boucaniers François,
estant certain que deux cent de ces genslà
valent mieux que six cens autres.

Morgan fit du reste un corps de bataille,
une avant & arriere-garde, & en
cas de combat, une aisle droite & une
gauche, avec des gens de reserve, qui
marchoient toûjours au milieu en avançant.
L'aisle droite avoit l'avant-garde,
& en retournant chemin, l'aisle gauche.
Voilà l'ordre que Morgan tint dans sa
marche depuis Crux jusques à Panama.

Sur les dix heures il arriva avec son


166

Page 166
Lieu pourquoy
nommé
Quebrada
obscura.
monde à un lieu nommé Quebrada obscura,
qui veut dire Crisque obscure. Elle
n'estoit pas mal nommée, car le Soleil ne
Pluye de
fléches sans
voir personne.

l'éclaire jamais. Les Avanturiers furent
assaillis d'une pluye de fléches qui leur tua
huit ou dix hommes, & en blessa autant.
Ils se mirent aussi-tost en défense; mais
ils ne sçavoient à qui ils avoient affaire,
ne voyant que des rochers, des arbres
& des precipices; ils tirerent à bouleveuë,
sans sçavoir où, ny voir personne.

Les Avanturiers
tirent
au hazard, &
l'on voit tomber
des hommes.

Cependant cette décharge ne laissa
pas de faire effet; car on vit tomber
deux Indiens dans le chemin, un desquels
se releva tout en sang, & voulut
pousser une fléche qu'il tenoit à sa
main, dans le corps d'un Anglois; mais
un autre para le coup, & acheva de le
tuer. Cet homme avoit la mine d'estre
le Commandant de cette embuscade,
qui apparemment n'estoit que d'Indiens,
car on ne vit que des fléches. Il
avoit sur la teste un bonnet de plumes
de toutes sortes de couleurs, tissuës en
forme de couronne.

Quand ces Indiens virent que cet
homme leur manquoit, ils lâcherent
pied, & depuis sa mort on ne tira pas


167

Page 167
une seule fléche. On trouva encore
deux ou trois Indiens dans le chemin,
mais ils n'estoient plus en vie. Il est vray
que ce lieu estoit fort commode pour
une embuscade, car cent hommes resolus
eussent pû empescher le passage
aux Avanturiers, & les désaire tous,
s'ils eussent voulu opiniâtrer: mais
comme ces Indiens estoient sans conduite,
& peu aguerris, dés les premiers
qu'ils virent tomber des leurs, ils se
crurent perdus; outre qu'ils avoient ti-
Indiens
perdent courage
ayant
perdu leur
Chef.
ré toutes leurs fléches sans regle ny mesure,
& que les arbres & les broussailles
au travers desquels ils les lançoient,
en avoient rompu la force, & empesché
le coup. C'est pour cette raison que les
Avanturiers en furent peu incommodez,
qui en cette occasion ne s'amuserent
pas trop à regarder d'où les fléches
venoient; mais tâcherent à se tirer
de ce mauvais chemin, & à gagner le
plat païs, d'où ils pussent découvrir
leurs ennemis. Il y avoit eu autrefois
une montagne en cet endroit, qu'on
avoit coupée pour abreger le chemin,
& pour faire passer plus facilement les
Mulets chargez:

Au sortir de là les Avanturiers entrerent


168

Page 168
dans une grande prairie, où ils se
reposerent un peu, pour y penser ceux
qui avoient esté blessez à l'embuscade.
Ces Indiens parurent à une demie lieuë
de là sur une éminence où il n'y avoit
point d'arbres, & qui estoit proche du
grand chemin par où les Avanturiers
devoient passer. Morgan détacha cin-
Morgan
e d'avoir
des prisonniers
quante hommes, qui furent par derriere,
afin d'en surprendre quelqu'un, &
de sçavoir des nouvelles des Espagnols:
mais ce fut vainement, car ces gens
sçavoient tous les détours, & marchoient
toûjours à leur veuë; tantost
ils estoient devant, & tantost derriere.

Deux heures apré, on les vit encore
à deux portées de mousquet sur la même
éminence où ils avoient déja paru,
pendant que les Avanturiers estoient
sur une autre vis-à-vis. Entre ces deux
éminences il y avoit un grand fond
plein de bois de haute futaye, où les
Avanturiers croyoient qu'ils eussent
une embuscade, parce qu'ils y descendoient;
cependant il n'y en avoit point,
& ils n'y descendoient que pour se cacher
à la veuë des Avanturiers, & prendre
un autre chemin, ne faisant que
voltiger autour d'eux, afin d'en prendre


169

Page 169
quelqu'un. Bien souvent ils leur
crioient, A la prairie, à la prairie,
chiens d'Anglois.

Ce mesme soir les Avanturiers furent
obligez de camper de bonne heure, parce
qu'il commençoit à pleuvoir. Ils eurent
bien de la peine à trouver dequoy
se loger & se nourrir, car les Espagnols
avoient tout brûlé, & chassé le bétail;
si bien qu'ils furent contraints de s'écarter
du chemin, afin d'en chercher.
Ils trouverent environ à une lieuë du
grand chemin une Hate, dont les maisons
n'estoient point brûlées; mais il
n'y en avoit pas assez pour loger tout
le monde; si bien que pour garantir du
moins les munitions & les armes de la
pluye, on ordonna qu'un certain nombre
de chaque Compagnie entreroient
dans les maisons pour garder les armes,
afin qu'en cas d alarme, chacun sceust
promptement les retrouver.

Cependant ceux qui estoient dehors
tâcherent à faire des Baraques, qu'ils
couvrirent d'herbes comme ils purent,
pour dormir un peu la nuit. On posa
des Sentinelles avancées pendant ce
temps, & on fit bonne garde; car on
craignoit les Indiens & les Espagnols


170

Page 170
avec leurs lances, qui pendant la pluye
ne laissent pas de faire un grand effet,
lorsque les armes à feu sont tout à fait
inutiles.

Le lendemain 26. neuviéme jour de
la marche, Morgan commanda qu'on
déchargeast toutes les armes, à cause de
la pluye, de peur qu'en venant à l'occasion
elles ne manquassent. Ce qui fut
fait; & estant rechargées, les Avanturiers
reprirent leur marche. Ils avoient
un tres-mauvais chemin à faire, car
c'estoit toutes prairies, & pays découvert,
où il n'y avoit point de bois; si
bien qu'ils estoient obligez d'essuyer
l'ardeur du Soleil.

La troupe d'Indiens du jour precedent
reparut encore, & ne cessa de les
observer: tantost, comme on l'a déja
dit, ils estoient devant, & tantost der-

Indiens qui
paroissent
& disparoissent
en même
temps.
riere. Morgan, à qui il importoit
beaucoup d'avoir un prisonnier, fit
détacher cinquante hommes pour cela,
& promit à celuy qui en prendroit un,
trois cents écus outre sa part ordinaire.

Sur le midy les Avanturiers monterent
une petite montagne, de laquelle
ils découvrirent la mer du Zud, & un


171

Page 171
grand navire avec cinq Barques qui
partoient de Panama, pour aller aux
Isles de Taroga & Tarogilla, qui n'en
sont éloignées que de trois ou quatre
lieuës. Ils se réjoüirent à cette veuë,
esperant que leur fatigue seroit bien-tost
terminée. Leur joye augmenta encore,
lorsque descendant de cette montagne,
ils se trouverent dans une vallée où il
y avoit une prairie pleine de toute sorte
de bétail, que plusieurs Espagnols à
cheval chassoient: mais apercevant les
Avanturiers, ils abandonnerent ces animaux
pour se sauver.

C'estoit un plaisir de voir ces gens
fondre sur ces bestes: l'un tuoit un
Cheval, l'autre une Vache, l'autre une
Mule, l'autre un Asne, & enfin chacun
abattoit tout ce qui se presentoit.
Pendant qu'une partie estoit à la chasse,
l'autre allumoit du feu pour faire rotir
la viande. Dés qu'on en apportoit,
chacun en coupoit vîtement un morceau
qu'il faisoit griller sur la flame,
& la mangeoit. Mais à peine avoient-

Morgan fait
donner une
fausse allarme,

ils commencé ce repas, que Morgan fit
donner une fausse allarme.

Tout le monde aussi-tost fut sous les
armes, & prest à donner. Il salut donc


172

Page 172
marcher; neanmoins chacun demeura
saisi de quelque morceau de viande à
demi rotie, ou toute cruë, qu'ils portoient
en bandoliere. Il est vray que
Avanturiers
essroyables.
ces gens en cet état estoient capables, à
leur seul aspect, d'épouvanter les plus
hardis; car en guerre aussi bien qu'en
amour, l'on sçait que les yeux sont toûjours
les premiers vaincus. Ils allerent
ainsi jusqu'au soir, qu'ils camperent
sur unepetite éminence, d'où ils aperceurent
les Tours de la Ville de Panama.

A cette veuë ils s'écrierent de joye
par trois fois; & deux cents hommes
parurent à la portée du mousquet, qui
commencerent à leur répondre. Quel-

Approche
de Panama;
legere escarmouche.

ques-uns des Avanturiers s'approcherent
pour les salüer de quelques coups
de fusil; mais ils s'enfuïrent en criant:
Manana, manana, perros a la Savana:
qui veut dire, demain, demain,
chiens que vous estes, nous vous verrons
à la Savane.

Morgan fit donc camper ses gens sur
une petite éminence, d'où il pouvoit
découvrir les Espagnols tout autour de
luy. Il y avoit encore plus de deux
heures de Soleil; mais il ne voulut point


173

Page 173
passer outre, afin d'avoir un jour entier
pour le combat, resolu de le commencer
le lendemain de grand matin.
Cependant il fit battre les Tambours,
joüer les Trompettes, & déployer les
Drapeaux. Les Espagnols en firent autant
de leur costé. Il parut aussi plusieurs
Compagnies d'Infanterie, & quantité
Marche de
la Cavalerie
Espagnole.
d'Escadrons de Cavalerie tout autour
des Avanturiers, environ à la portée d'un
canon.

Cela dura jusqu'à la nuit fermante,
que Morgan fit faire bonne garde, &
mettre double Sentinelle. Il faisoit donner
de temps en temps de fausses allarmes,
afin de tenir toûjours ses gens en
haleine, qui estoient fort réjoüis, esperant
le lendemain faire bonne chere.

Cela n'empescha pas que ceux qui
avoient encore de la viande ne la mangeassent
telle qu'elle estoit, car il ne fut
permis d'allumer du feu que pour fumer.
Chacun avoit son ordre particulier,
en cas que les Espagnols vinssent
attaquer de nuit; & aprés cela, se reposa
qui put. Cependant les Espagnols tirerent
toute la nuit du canon.

Le lendemain 27. dixiéme & dernier


174

Page 174
jour de la marche, les Espagnols firent
Les Espagnols
font
battre la Diane.
Morgan
leur répond,
& met ses
gens en bataille.

battre la Diane les premiers. Morgan leur
répondit; & si-tost qu'il fut jour l'on vit
paroistre autour de son armée plusieurs
petits Escadrons de Cavalerie, qui venoient
l'observer. Morgan commanda
à ses gens de se preparer au combat; &
dans ce moment un des Guides donna
avis à Morgan de ne pas suivre le grand
chemin, parce que les Espagnols y pouvoient
estre retranchez, & faire bien du
carnage.

On trouva cela à propos, & on lais-

Défilé penible.

sa le grand chemin à la droite en défilant
dans un petit bois, où le chemin
estoit si mauvais, que tous autres gens
que les Avanturiers auroient eu de la
peine à y passer. Aprés deux heures de
cette marche, les Avanturiers arriverent
sur une petite éminence, d'où ils découvrirent
l'armée des Espagnols, qui
estoit tres-belle, & qui marchoit en bon
ordre. La Cavalerie estoit aussi leste
Ordre &
magnificence
de l'armée
Espagnole.
que quand elle va au combat des
Taureaux. L'Infanterie ne luy cedoit
en rien; on ne voyoit que des habits de
soye de toutes sortes de couleurs, qui
paroissoient beaucoup par la reflection
des rayons du Soleil.


175

Page 175

Les Avanturiers à cette veuë commencerent
à faire trois cris qui auroient
épouvanté les plus hardis. Les Espagnols
en firent de mesme, & les deux
partys avançoient toûjours les uns contre
les autres.

Quand on fut prest à donner, Morgan
fit ranger son armée en bataille seulement
pour la forme; car il est impossible
d'obliger ces gens de garder leur
rang, comme on fait en Europe. Les

Détachement
des Enfans
perdus.
deux cent Enfans perdus furent devant
s'opposer à la Cavalerie, qui esperoit
venir fondre sur les Avanturiers, avec
deux mille Taureaux animez, que les
Espagnols chassoient de l'autre costé:
mais leur dessein fut rompu par deux
moyens; le premier, qu'ils rencontrerent
un lieu un peu marécageux, où les
chevaux ne vouloient point passer. Le
second fut que les Enfans perdus les
prévinrent, & mettant un genoüil à
Leur feu
continuel.
terre, commencerent à faire une futieuse
décharge: la moitié tiroit pendant que
l'autre chargeoit, si bien que le feu ne
discontinuoit point, outre que chaque
coup portoit, car ils ne tiroient point
qu'ils n'abattissent ou l'homme, ou le
cheval.


176

Page 176

Ce combat dura environ deux heu-

Défaite de
l'armée Espagnole.

res, où toute la Cavalerie fut défaite,
sans qu'il en échapast plus de cinquante
qui prirent la fuite. Cependant l'Infanterie
voulu avancer; mais si-tost
qu'elle vit cette défaite, elle tira seulement,
& aprés jetta les armes, & s'enfuit
en défilant à costé d'une petite
montagne hors de la veuë des Avanturiers,
qui croyoient qu'elle vouloit venir
les surprendre par derriere.

Quand la Cavalerie fut défaite, les
Taureaux ne servirent plus de rien; car
ceux qui les conduisoient ne pouvoient
pas en estre les maistres. Les Avanturiers
s'apercevant de cela, envoyerent
contre ces animaux quelques Fuseliers
qui firent voltiger leurs drapeaux devant
eux avec des cris terribles; de sorte
que ces Taureaux prirent l'épouvante,
& coururent d'une telle force, que
ceux qui les conduisoient furent aussi
contraints & bien aises de se retirer.

Lorsque les Avanturiers virent que
les Espagnols ne se ralioient point, &

Les Avanturiers
poursuivent
les
Espagnols.
qu'au contraire ils fuyoient çà & là par
petites troupes, ils commencerent à
donner dessus, & en prirent une grande
partie qui fut tuée. Quelques Cordeliers

177

Page 177
qui estoient dans cette armée,
furent pris & amenez à Morgan, qui
les fit mourir sur l'heure.

On prit aussi un Capitaine de Cavalerie
blessé, qu'on trouva parmy les
morts, qu'on amena à Morgan, qui

Morgan s'informe
de l'état
de la place.

ne voulut pas davantage de prisonniers,
disant qu'ils ne feroient qu'embarasser
jusqu'à ce qu'on fust maistre de tout.
Il interrogea ce Capitaine des forces
qu'il y avoit dans la Ville; lequel répondit
que tout le monde en estoit sorti
au nombre de deux mille hommes
d'Infanterie, & de quatre cent de Cavalerie,
avec six cent Indiens, & deux
mille Taureaux; qu'il y avoit quinze
jours que ces gens là couchoient dehors
dans la Savana, où ils estoient campez;
qu'on avoit abandonné la Ville, ayant
envoyé toutes les femmes & les richesses
aux Isles de Taroga; qu'on avoit
laissé dans la Ville cent hommes avec
vingt-huit pieces de canon braquées
dans les avenuës de la place & des principales
ruës, en cas qu'on fust contraint
de se retirer dans la Ville, où il croyoit
que le President, voyant que la campagne
luy estoit desavantageuse, se seroit
retiré; car il avoit encore bien du monde,

178

Page 178
pourveu qu'il les pust ralier. Il
Lieux gabionez
de
sacs de farine.
ajoûta que les lieux où estoit ce canon
estoient gabionez avec des sacs de farine
de la hauteur d'un homme. Il donna
aussi avis qu'on ne prist pas le chemin
de Crux, parce que, disoit-il, on
trouveroit à l'entrée de la Ville une Redoute
avec huit pieces de bronze, qui
pour roient bien faire du fracas.

Morgan ayant appris ces nouvelles,
rassembla ses gens, & leur dit qu'il ne
falloit point perdre de temps, & que si
on donnoit le loisir aux Espagnols de
se ralier dans la Ville, on ne la pour-

Morgan
fait marcher
contre la Ville.

roit plus prendre; c'est pourquoy il faloit
marcher contre elle le plus promtement
qu'il seroit possible, afin d'y
estre aussi-tost qu'eux, & de leur en
empescher l'entrée. En mesme temps
il fit reveuë, & l'on trouva qu'il n'y en
avoit que deux de morts, & deux de
blessez.

Les Espagnols
perdent
beaucoup de
monde, les
Avanturiers
peu. Reflexiõ
de l'Autheur
à cer égard.
L'on croira peut-estre cecy une fable,
veu les differentes forces des deux
partys, dont l'un estoit plus considerable
que l'autre, & tous deux également
animez: car il est étonnant que les
Avanturiers se soient retirez du combat
avec si peu de perte, & les Espagnols

179

Page 179
avec un si grand desavantage, qu'il en
demeura plus de six cent sur la place.
Je ne puis pourtant me dispenser de l'écrire,
en ayant esté témoin moy-même.
A la verité si je ne l'avois pas vû,
je ne pourrois pas me persuader que cela
fust; & peut-estre que ceux qui liront
ce Voyage se trouveront dans la
mesme peine: cependant plusieurs personnes
peuvent rendre témoignage que
je dis vray: car il passe tous les jours des
François de ces Contrées en celles-cy,
à qui je laisse la censure de tout ce que
j'ay écrit.

Morgan voyant qu'il avoit perdu si
peu de monde, s'avança vers la Ville,
exhortant ses gens à ne se pas abandonner
les uns les autres, mais à combattre
courageusement comme ils avoient
déja fait, sans leur déguiser toutefois
que ce second combat ne seroit pas si
facile que le premier. Les Avanturiers
conduits par le Capitaine de la Cavalerie
Espagnole, qu'ils avoient fait prisonnier,
marcherent par le chemin qui
vient de Portobello à Panama, où il n'y
avoit aucun peril. Entrant dans la Ville,
& voyant qu'il n'y avoit personne,
ils couroient l'un d'un costé, l'autre de


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Page 180
l'autre, sans songer à l'avis qu'on leur
Avanturiers,
par imprudence,
donnent
dans le
canon des ennemis.

avoit donné d'éviter le canon qui estoit
dans la grande place, une partie d'eux
furent y donner en poursuivant quelqu'un
qu'ils avoient vû fuïr.

Aussi-tost on tira le canon, qui en
blessa vingt-cinq ou trente, & en tua
bien autant, sans pouvoir faire que
cette décharge: car à l'instant les Avanturiers
fondirent sur les Canoniers, &
passerent au fil de l'épée tous ceux qu'ils
trouverent dans la Ville. Dés que Morgan
se vit maistre de Panama, il fit assembler
tout son monde, à qui il défendit
de boire de vin, disant que les
prisonniers Espagnols l'avoient averti
qu'il y en avoit beaucoup d'empoisonné.
Cela n'estoit pourtant pas; mais
Morgan le disoit ainsi, afin d'empêcher
ses gens de s'enyvrer; ce qu'ils auroient
fait sans doute, s'ils n'avoient pas
craint d'estre empoisonnez.


181

Page 181

Chapitre XII.

Morgan envoye ses gens en course,
fait brûler Panama, & retourne
à Chagre.

APrés que Morgan eut donné ses

Comme Morgan
s'empare
de la Ville,
& la fait garder.

ordres, & distribué ses gens dans
des quartiers differens, il fit équiper
une Barque qui estoit demeurée dans
le Port, templie de Marchandises, &
de hardes que les Espagnols vouloient
sauver, mais ils n'en avoient pas eu le
temps, à cause que la mer avoit baissé
avant que leur Barque fût chargée:
Et ne croyant pas que les Avanturiers
entrassent si-tost dans la Ville, ils attendoient
à la premiere marée pour sortir;
mais ils furent prevenus, car Morgan
la fit au plûtost décharger pour y embarquer
25. hommes bien armez, avec
un guide Espagnol. Il donna le commandement
de cette Barque à un Capitaine
Anglois, & demeura dans Panama.

Avant que cette Ville fust brûlée,

Description
de Panama.
elle estoit scituée sur le rivage de la mer

182

Page 182
du Zud, dans l'Istume du mesme
nom, au neuviesme degré de latitude
Septentrionale; on la voyoit alors ouverte
de toutes parts, & sans murailles,
n'ayant pout toute Forteresse que deux
redoutes, une sur le bord de la mer
avec six pieces de canon de fonte, &
l'autre vers le chemin qui vient de
Crux à la Ville, sur laquelle il y
avoit huit pieces de canon de bronze;
outre cela on y trouvoit encore 28. pieces
de bronze, tirant 24. 12. & 8. livres
de balle. Elle pouvoit contenir
six à sept mille maisons toutes basties
de bois de Cedre, on en voyoit quelques-unes
de pierre, mais peu, les ruës
estoient belles, larges, & les maisons
également basties: Il y avoit huit Monasteres,
tant d'hommes que de femmes,
une Eglise Episcopale, & une Paroissiale,
un Hôpital administré par des
filles Religieuses.

C'estoit en cette Ville que venoient
toutes les Marchandises du Perou, il
arrivoit tous les ans une Flotte de ce
païs chargée de barre d'or & d'argent
pour le Roy, & pour les Marchands.
Quand elle s'en retournoit, elle chargeoit
toutes les Marchandises qui étoient


183

Page 183
à Panama, pour les Royaumes
du Perou & de Chile, avec les Negres
que les Genois apportent en ce lieu,
pour travailler aux mines de ces deux
Royaumes. Il y avoit plus de deux
mille Mulets entretenus toute l'année,
& employez à porter l'or & l'argent qui
venoit du Perou à cette Ville, pour estre
embarqué à Puertobello sur les Gallions
du Roy d'Espagne. Cette Ville
estoit entourée de tres beaux jardinages
& de maisons de plaisance, qui
appartenoient à plusieurs Marchands,
qu'on peut dire les plus puissans des Indes
du Roy d'Espagne. Elle estoit
gouvernée par un President, qui estoit
aussi Capitaine general du Royaume
de terre ferme, & avoit les villes de
Puertobello, de Nata, & les Bourgs de
Crux, Penonome, Capira & Veragua,
tous peuplez par des Espagnols.

Voilà ce qui regarde le Temporel;
Pour le Spirituel, elle avoit un Evesque
Suffragant de l'Archevesque du
Perou: Cet Evesque est Primat du
Royaume de terre ferme. Ce Royaume
est un des meilleurs des Indes, tant
pour la bonté de son climat, que pour
la fertilité de ses contrées, qui sont riches


184

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en mines de toutes sortes de métaux,
& de bois à bastir des Navires,
dont on pourroit peupler les deux
mers, sçavoir du Zud & du Nord, outre
la fertilité du terroir, qui produit
toutes les choses necessaires à la vie.
Les Espagnols y nourrissent tres-grande
quantité de bétail, & ils tirent un
profit considerable des cuirs seulement.

Voila tout ce qui se peut dire en general
de l'Istume & de la ville de Panama,
qui fut brûlée par les Avanturiers
en l'an 1670. & rebastie par les
Espagnols à un lieu plus commode que
celuy où estoit l'ancienne, à cause que
le Port est meilleur, & l'eau douce en
plus grande abondance, estant sur le
bord d'une Riviere qui se décharge
dans la Mer du Zud, & qui peut donner
entrée à plusieurs beaux Vaisseaux.
Cette Riviere est nommée des Espagnols
Rio-Grande, elle est d'une grande
étenduë, comme on le peut voir
dans la Carte que je donne.

Visite de
Panama, ce
qu'on y trouvc.

La Barque que Morgan avoit envoyée
sur la mer du Zud ne fut pas plûtost
partie, que ses gens visiterent la ville de
Panama, & foüillerent les maisons les


No Page Number
[ILLUSTRATION]


No Page Number

185

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plus apparentes. Ils trouverent quantité
de Magazins pleins de Marchandises,
que les Espagnols avoient laissées,
n'ayant pas assez de Vaisseaux pour les
embarquer, ny assez de temps pour les
emporter, quoy qu'ils eussent eu un
mois entier pour cela. Ceux qui n'avoient
pas le credit de les mettre dans
des Vaisseaux pour les sauver par mer,
qui estoit la voye la plus seure, les amenoient
par terreavec des Mulets.

Il y avoit encore beaucoup d'autres
Magazins, les uns pleins de farines, les
autres de toutes sortes d'instrumens de
fer, pour porter au Perou, où il vaut 8.
piastres la Robe, qui est un poids Espagnol
pesant 25. livres. Tous ces instrumens
estoient, hoües, haches, enclumes,
socs de charuë, & generalement
tous ceux qui servent aux mines d'or
& d'argent. Il y avoit aussi quantité de
vin, d'huile d'olives & d'épiceries: En un
mot, tout ce qu'on pourroit rencontrer
dans une des plus fameuses Villes de
l'Europe, car celle-cy estoit le Magazin
de plusieurs Provinces & Royaumes
de l'Amerique, qui sont sousl'cbeïssance
du Roy d'Espagne.

Morgan qui craignoit que les Espa-


186

Page 186
Morgan fait
brûler Panama,
& pourquoy.

gnols ne le vinssent surprendre la nuit
dans cette Ville, fit mettre le feu subtitilement
le soir à quelques maisons un
peu écartées, & en mesme temps fit
courir le bruit parmy les prisonniers
qu'il avoit, & parmy ses gens mesme,
que les Espagnols estoient les autheurs
de cet incendie, qui gagna tellement,
qu'avant qu'il fût nuit la Ville estoit
à moitié brûlée: Il y eut quantité
d'Esclaves & d'animaux qui perirent
dans cet embrasement. Le lendemain
matin cette Ville se trouva consommée,
excepté la maison du President, qui
estant un peu éloignée, n'eut aucun
dommage, comme aussi un petit coin,
où il y resta environ cinq ou six cent
maisons de Muletiers, & deux Clo-
tres, sçavoir celuy de Saint Joseph, &
celuy des Religieux de la Redemption.

Tous les Avanturiers coucherent cette
nuit hors de la Ville, de peur que les

Applications
diverses de
Morgan.
Espagnols ne les vinssent attaquer: Le
lendemain Morgan fit détacher six
hommes de chaque Compagnie pour
faire un coros afin d'envoyer à Chagre
annoncer la victoire qu'il avoit
remportée, & pour voir si les gens
qu'il avoit laissez au Fort n'avoient besoin

187

Page 187
de rien. Il fit encore deux détachemens
de la mesme force pour aller
en parti; si bien que ces trois Corps
aisoient chacun cent quatre-vingts
hommes. Si-tost qu'ils furent en campagne,
Morgan employa les autres à mener
tout le canon, & celuy qui estoit
demeuré en son entier, c'est à dire, dont
les affuts n'estoient point brûlez, il le
fit placer autour de l'Eglise des Peres
de la Trinité, & en suite s'y retrancha
en cas qu'il fût attaqué. On y mit
aussi tous les blessez avec les prisonniers,
qu'on tint en des lieux separez.

Le lendemain la Barque que Mor-

Belle prise
manquée.
gan avoit envoyée sur mer, revint avec
trois autres chargées de pillage & de prisonniers;
mais ils avoient manqué la plus
belle prise du monde. Le mesme soir
qu'ils estoient partis, ils arriverent à une
des petites Isles qui sont devant Panama,
où ils prirent la Chaloupe d'un Vaisseau
du Roy d'Espagne de quatre cent tonneaux:
Il y avoit dans cette Chaloupe
sept hommes, qui dirent aux Avanturiers
que l'argent du Roy estoit dans
ce Vaisseau & que les Tresors des
Eglises de Panama, avec la pluspart
des Religieux & Religieuses y estoient

188

Page 188
encore, comme aussi toutes les femmes
des plus fameux Marchands de
Panama, leurs pierreries & leurs richesses;
si bien que ce Bastiment n'avoit
aucun Last, c'est à dire, aucun
caillou, ny aucune des autres choses
que l'on a accoustumé de mettre au
fond du Vaisseau pour servir d'équilibre,
mais c'estoit tout l'or & l'argent
de Panama qui servoit à cet usage.
Ils ajoûterent que ce Vaisseau n'estoit
monté que de six pieces de canon,
avec peu d'hommes & beaucoup d'enfans,
qui ne craignoient rien, ne croyant
pas que les Avanturiers eussent des Bâtimens
pour venir sur cette mer.

Mesure mal
prise.
Le Capitaine Chart qui commandoit
ces Avanturiers, crût que ce Navire ne
luy pourroit échaper, à cause qu'il en
avoit pris la Chaloupe, & que le Navire
mesme n'avoit point d'eau; c'est
pourquoy il ne fit aucune diligence ce
soir-là, parce qu'il estoit un peu tard,
& s'imagina qu'il pouvoit attendre jusqu'au
lendemain matin. Cependant
luy & ses gens passerent la nuit à boire,
& à se divertir avec des femmes Espagnoles
qu'ils avoient prises sur les petites
Isles.


189

Page 189

Le lendemain il alla à la recherche
de ce Navire, lequel voyant que sa Chaloupe
ne revenoit point, se douta qu'elle
estoit prise, leva l'ancre & se sauva.
Les Avanturiers s'en estant apperçus,
jugerent qu'il amasseroit des forces, &
qu'on ne le prendroit pas facilement,
crurent qu'ils ne seroient pas assez forts,
& qu'il falloit aller querir du monde à
Panama, où ils arriverent dés le soir
mesme avec les trois Barques qu'ils
avoient prises.

Aussi-tost que Morgan eut entendu
ce qui s'estoit passé, il les renvoya dans
de plus grandes Barques chargées de
gens, afin de poursuivre ce Vaisseau, &
de le prendre en quelque part qu'il fût
allé. Les prisonniers de la Chaloupe dirent
qu'il ne pouvoit pas estre bien
éloigné, n'estant pas en état de faire
voile, faute d'eau, de vivres, & d'estre
funé, ou agreé, n'ayant que les basses
voiles; mais aussi qu'il pourroit s'estre
retiré quelque part, & mis en état de
se deffendre, aprés avoir débarqué les
femmes & les enfans qui estoient desfus.
Dés que la mer fut haute, les deux
Barques partirent bien armées, pour aller
à la recherche de ce Vaisseau.


190

Page 190

Cela me donne lieu de dire icy une
chose qui me vient en pensée; comme
les Avanturiers jettent la terreur par
tout où ils passent, on voit souvent
que les Espagnols se croyent vaincus
avant de combattre, & qu'il semble
mesme ne se deffendre que pour avoir
le temps de sauver leurs biens & leurs
vies, en sorte que si les Avanturiers
dans leurs entreprises, comme dans celle
dont il s'agit, prenoient soin de mener
assez de monde pour en disperser sur
terre & sur mer, tout ce que l'on voudroit
sauver sur l'un & sur l'autre élement,
tomberoit infailliblement dans
leurs mains. Ainsi rien ne leur échaperoit,
leurs gains seroient prodigieux,
& la perte que feroient les Espagnols inestimable.

Retour des
partis envoyez,
avec
de riches prises.

Dans ce temps les deux partis que
Morgan avoit envoyez à la campagne
depuis deux jours, revinrent avec plus
de cent mulets chargez de pillage &
d'argent, & plus de deux cent prisonniers,
que l'on mit dans l'Eglise, dont
les Avanturiers avoient fait un Corpsde-garde.
On ne manqua pas de leur
donner la gêne dés qu'ils furent arrivez,
aucun n'en fut exempt, & beaucoup

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l'eurent si fort, qu'ils en moururent.
Les Avanturiers ne se soucioent
pas de se défaire des prisonniers qui
n'estoient pas de qualité, & qui ne découvroient
pas grand' chose, car ils ne
leur estoient qu'à charge, puis qu'il les
falloit nourrir, & qu'ils n'avoient déja
pas trop de vivres pour eux-mesmes,
la plus grande partie ayant esté bruslée
avec la Ville.

Là dessus l'autre party que Morgan
avoit envoyé à Chagre retourna, & apporta
nouvelle que tout y estoit en bon
état, que le Commandant du Chasteau
avoit envoyé deux petits Vaisseaux pour
croiser devant la riviere, afin de découvrir
le secours qui pourroit venir
par mer aux Espagnols, & que ces deux
Bâtimens avoient chassé un Navire de
la mesme Nation, lequel se voyant
pressé, estoit venu se refugier dans la
riviere de Chagre, que ceux du Fort le
voyant venir avec le pavillon Espagnol,
n'avoient pas manqué d'arborer
aussi le pavillon Espagnol, & encore
de faire paroistre quelques Espagnols,
& qu'ainsi ce Navire croyant éviter un
malheur, estoit tombé dans un autre, car
en mesme temps on s'en estoit emparé.


192

Page 192

Ce Bâtiment venoit de Cartagene;
chargé de Maïs, d'autres vivres, & de
quelques émeraudes; mais alors les Avanturiers
ressemblerent au coq d'Esope,
qui prefera un grain de bled à un
diamant: parce qu'ils aimoient mieux ce
Vaisseau & sa charge de Maïs, qui leur
estoit necessaire pour vivre, que l'or &
Fargent dont ils se pouvoient passer.
Tout ce que je viens de rapotter, fut
cause que Morgan demeura à Panama
plus long-temps qu'il n'auroit
fait.

En suite les Barques qui estoient allées
aprés le grand Navire, retournerent
sans l'avoir pû trouver, quoy que les
Avanturiers eussent fait toute la diligence
imaginable. Ils amenerent encore
quelques Barques chargées de pillalage,
d'argent & de prisonniers, & un
Navire qu'ils avoient pris venant de
Païta ville du Perou, chargé de biscuit,
de sucre, de savon, & de drap du Perou,
avec vingt mille piastres en argent
monnoyé.

Les gens de ce Navire furent fort
surpris de trouver là des Anglois, parce
que l'on n'y en avoit point veu depuis
que Drac, ce grand Avanturier François,


193

Page 193
y estoit entré par le Golfe du
Darien.

Si les gens que Morgan envoyoit en

Avanturiers
toûjours en
action.
course estoient ainsi en action, ceux
qu'il retenoit avec luy ne demouroient
pas non plus oisifs; car tous les jours
il partoit un parti de deux cent hommes,
qui n'estoient pas plûtost revenus,
qu'on en renvoyoit un autre. Ceux
qui restoient à la Ville, alloient chercher
dans les mazures des maisons brûlées,
où fort souvent ils trouvoient de
l'argent que les Espagnols avoient caché
dans des puits. Les autres s'em-
Riches étoffes,
a quelle
fin brûlées.
ployoient à brûler des dentelles & des
étoffes d'or & d'argent, afin d'en tirer
l'or & l'argent, parce que tous ces
ouvrages de manufactures auroient esté
trop long-temps à embarquer, & trop
difficiles à transporter dans la mer du
Nord, outre que Morgan craignoit
toûjours que les Espagnols ne le laissassent
pas retirer en son païs, sans rassembler
leurs forces & l'attaquer.

Cependant les Avanturiers firent encore
une course, mais Morgan se plaignit
que les partis qu'il envoyoit ne faisoient
pas assez bonne expedition, &
pour y remedier il voulut y aller luymesme.


194

Page 194
Dans ce dessein il forma un
parti de trois cent cinquante hommes,
à la teste desquels il se mit, où tout autant
d'Espagnols qu'il attrapoit, il leur
faisoit donner la gêne d'une maniere
extraordinaire, quand il les soupçonnoit
d'avoir queique chose.

Bizarreavanture
d'un Espagnol
J'en rapporteray icy un exemple, sur
lequel on pourra juger du reste. Un
pauvre Espagnol estant entré dans une
maison de campagne appartenant à un
Marchand de Panama, y trouva quelques
hardes qu'on avoit laissé tomber
ça & là en se sauvant: Cet homme
s'accommoda sur le champ, de linge &
de quelques vestemens meilleurs que
les siens; il les changea prit une chemise
blanche & un caleçon de dessous
de taffetas rouge fort fin: il avoit aussi
ramassé une clef d'argent, qui pouvoit
estre de quelque cassette, & n'ayant
point de poche pour la mettre, l'avoit
attachée à l'éguillette de ce caleçon
de soye.

Là dessus les Avanturiers entrerent
dans cette maison, prirent cet homme:
& le voyant ainsi paré, crûrent qu'il
en estoit le Maistre. Il avoit beau s'en
exçuser, & leur monstrer ses meschans


195

Page 195
habits qu'il venoit de quitter, disant
qu'il estoit un pauvre homme, vivant
de charitez, & que le hazard l'avoit
conduit en ce lieu. Sans s'arrester à ces
discours ils luy firent souffrir des tourmens
incroyables: & comme il ne confessoit
rien, ils les redoublerent; puis
voyant qu'il n'en pouvoit revenir, l'abandonnerent
à des Negres qui l'acheverent
à coups de Lances.

Morgan avoit déja passé huit jours à
exercer par tout des cruautez inoüies, en
pillant les Espagnols; & aprés en avoir
fait mourir plusieurs, & amassé un
grand butin, il retourna à Panama,
il trouva les Barques revenuës de course,
qui avoient encore amené quantité
de pillage & de prisonnieres, entre lesquelles
il y en avoit une qui se distinguoit
des autres. Toutes ses manieres
marquoient une personne de qualité,
ce n'estoit pourtant que la femme d'un
Marchand Espagnol, que quelques affaires
importantes avoient obligé de passer
au Perou. Il l'avoit laissée en partant
dans les mains de ses proches, avec
qui elle s'estoit sauvée, & venoit d'estre
prise.

Elle estoit alors fort negligée, mais


196

Page 196
une grande jeunesse accompagnée de tous
Portrait &
histoire de la
belle Espagnole,

ses charmes, la paroient naturellement;
car avec des cheveux du plus beau noir
du monde, on luy voyoit une blancheur
à ébloüir, & ses yeux viss, & son
teint de mesme, brilloient encore parmi
tout cela: Elle avoit aussi de la taille,
de la gorge, & de l'embonpoint, ce
qu'il luy en falloit pour eitre bien faite;
& la fierté Espagnole, qu'on a peine
à souffrir dans celles de sa Nation,
plaisoit en elle; de sorte qu'elle n'y paroissoit
que pour luy attirer du respect,
& pour relever sa beauté: En un mot,
je n'ay jamais vû, ny dans les Indes, ny
dans l'Espagne, une femme plus accomplie.

Morgan en
devient amoureux.

Ses soins pour
elle.
Elle toucha le cœur de Morgan,
& de tous ceux qui la virent comme
luy. Ils envierent le bonheur d'en estre
aymé, & l'auroient disputé à Morgan
mesme, sans la déference qu'ils avoient
pour luy. On s'aperçut de sa passion
à ses habits, qu'il prit plus propres, &
à son humeur qu'il rendit plus sociable.
En suite il eut soin de faire separer
cette prisonniere des autres, & qu'elle
ne manquast de rien, mit des Esclaves
auprés d'elle pour la servir, &

197

Page 197
donna la liberté à ses amies de converser
avec elle; ce qui l'obligea de dire,
que les Corsaires estoient aussi galans
que les Espagnols: & plusieurs
femmes de sa suite, considerant quelquefois
les Avanturiers, s'écrioient
toutes surprises, hé mon Dieu! les Pirates
sont hommes comme les Espagnols.
Ces
femmes disoient cela, parce que leurs
maris, leur faisoient accroire que les
Anglois estoient des monstres hideux,
& pour les en convaincre, leur promettoient
souvent de leur en apporter des
testes: Elles estoient mesmes si préve-
Preventions
des femmer
Espagnoles
contre les Avanturiers.

nuës de cela, que plusieurs m'ont ingenuëment
avoüé, qu'elles ne pouvoient
s'empescher d'admirer que nous
fussions des hommes comme les autres.

Cependant la Dame Espagnole recevoit
les bienfaits & les visites de Morgan
de la maniere du monde la plus obligeante,
ne les attribuant qu'à la bonté
de son naturel qu'elle admiroit dans un
homme de ce caractere; mais elle fut
bien surprise, lors qu'une Esclave qui
la servoit, & que Morgan avoit gagnée,
luy découvrit les sentimens de
l'Avanturier amoureux, qui luy faisoit


198

Page 198
demander des choses qu'elle estoit
bien éloignée d'accorder. Elle resolut
de luy parler elle-mesme; & un jour
qu'il la venoit voir, elle le fit en ces
termes.

Il est vray, luy dit-elle, assez doucement,
que l'on m'a fait entendre, &
je pense mesme vous avoir déja dit, que
vos semblables estoient sans humanité,
& abandonnez à toutes sortes de vices:
je suis déja convaincuë de vostre humanité,
par les bons offices que vous
m'avez rendus jusques icy, & il ne
tiendra qu'à vous, qu'en tenant une
conduite differente de celle que vous tenez
à mon égard, je ne sois également
persuadée de vostre vertu, afin que je
n'ajoûte plus de foy aux bruits desavantageux
qui courent de vous, & que
détrompée par ma propre experience, je
puisse aussi détromper les autres.

Morgan estoit trop préoccupé des
charmes de la belle Espagnole pour songer
à ses discours: Il crut mesme dans
ce moment que son refus n'estoit pas

Liberté de
Morgan reprimée,

sincere, & voulut s'émanciper; mais elle
le repoussa genereusement, & luy fit
voir dans cette occasion tant de sagesse
& de courage, qu'elle reprima son insolence

199

Page 199
& confondit sa brutalité: En
Sa vengeance.

sorte qu'il fut obligé de se retirer. Il
conçut pourtant un secret dépit de sa
fierté, dont il resolut de se vanger.

Pour cela il luy fit faire sous-main
tous les déplaisirs dont il pût s'imaginer
donna mesme contre elle des ordres
severes, qu'il desavoüoit adroitement
en sa presence, pour luy faire
mieux sentir les services qu'il luy rendoit,
& l'assurer de sa bonne volonté.

On la sollicita encore de sa part avec
beaucoup de force; mais à ces nouvelles
instances elle fit de nouveaux refus:
& une fois que les femmes qui la servoient,
d'intelligence avec Morgan, l'avoient
laissée seule avec luy sous divers
pretextes, il la pressa plus fortement
que jamais; elle luy resista de mesme:
& comme il la tenoit embrassée pour
luy faire violence, elle s'arracha d'entre
ses bras, & s'éloignant de luy avec precipitation;
arreste, luy cria-t'elle,
voyant qu'il la vouloit suivre, arreste,
& ne t'imagine pas, qu'aprés m'avoir
osté les biens & la liberté, tu puisse
aussi facilement me ravir ce qui m'est

Fermeré de
la belle Espagnole.

plus precieux que tout cela. Puis s'approchant
de luy toute furieuse, sur le

200

Page 200
point qu'il avançoit vers elle: Apprens,
poursuivit-elle, que je sçay mourir, &
que je me sens capable de porter les choses
à la derniere extremité contre toy &
contre moy même. A ces mots, tirant
un poignard qu'elle tenoit caché, elle luy
Surprise de
Morgan.
auroit plongé dans le sein, s'il n'avoit
évité le coup: car Morgan surpris d'une
action si déterminée & si imprévuë,
avoit reculé quelques pas. Il reconnut
par là que cette femme seroit toûjours
inflexible, la quitta outré de rage, &
resolut de ne la plus revoir.

Aussi-tost il commença à changer de

Il change
de procedé.
maniere à son égard, à retirer d'auprés
d'elle les Esclaves qui la servoient, &
les femmes qui l'entretenoient, & à ne
luy faire donner que ce qu'il falloit pour
conserver sa vie. Enfin il la fit avertir de
payer trente mille piastres pour sa rançon,
autrement qu'il l'emmeneroit à
la Jamaïque. Pour mieux couvrir son
jeu, & afin qu'on ne soupçonnast rien
d'un si prompt changement, il s'avisa
de faire courir le bruit que cette femme
s'entendoit avec ses ennemis; qu'on
avoit surpris des Lettres qu'elle envoyoit,
& qu'elle recevoit d'eux; qu'il
en feroit mesme voir une écrite de sa

201

Page 201
propre main. Cette accusation fut cause
qu'on ne trouva plus si étrange les
mauvais traitemens qu'elle recevoit tous
les jours de luy.

J'oubliois à dire que les Avanturiers

Jalousie
murmure des
Avanturiers
contre Morgan
qui croyoient Morgan favorisé de la
belle Espagnole, jaloux de son bonheur,
commençoient à murmurer contre luy,
s'imaginant que retenu par son amour,
il les arrestoit long-temps dans ce païs,
& qu'enfin ce long retardement donneroit
lieu aux Espagnols de les y surprendre,
& de les priver de tous les avantages
qu'ils avoient déja eus sur eux, &
de tous ceux qu'ils pourroient encore
avoir. Mais ils changerent bien-tost de
pensée, lors qu'ils virent que Morgan
se preparoit à retourner à Chagre.

En effet, il avoit sejourné trois semaines
à Panama sans presque rien faire;
& les partis qu'il envoyoit ne trouvoient
plus rien à piller: c'est pourquoy
il donna ordre à chaque Compagnie
d'amener un certain nombre de Mulets,
afin de charger le pillage, & de
le porter jusqu'à Crux, pour l'embarquer
sur la Riviere, & le transporter
à Chagre.

Comme il disposoit ces choses, cent


202

Page 202
Conjuration
découverte.

des siens complotterent ensemble de
s'emparer du Navire & des Barques
qu'on avoit pris sur la mer du Sud,
d'aller en course, & d'abandonner
Morgan. Ils devoient faire un Fort sur
une Isle, pur y cacher tout ce qu'ils
prendroient; & quand ils auroient assez
de pillage, s'asseurer d'un grand Navire
Espagnol, & d'un bon Pilote, afin de
sortir ensuite par le détroit de Magellan.

Cela estoit si bien arresté entr'eux,
qu'ils avoient déja caché une partie des
munitions de guerre & de bouche, &
vouloient se saisir de quelques pieces de
canon qui estoient à Panama.

Ils estoient sur le point d'executer
leur entreprise, lors qu'un d'eux en
vint avertir Morgan, qui à l'heure même
envoya couper les mats du grand
Navire, & desagréer les Barques. Il ne
coula pas le Navire à fond, à la priere
du Capitaine, qui en estoit le maistre,
auquel il le redonna.

Les Mulets que Morgan avoit commandez
furent prests dans peu de jours;
on fit des balots de tout le butin, &
quoy qu'on n'emportast presque rien
que de l'argent, comme il y en avoir


203

Page 203
quantité, soit en vaisselle ou ornemens
d'Eglise, cela tenoit bien de la place:
ainsi on sut obligé de le casser, & de le
reduire au moins qu'il fut possible, afin
qu'il n'en occupast pas tant, & qu'on
pust l'emporter plus aisément.

Aprés cela Morgan fit sçavoir aux
prisonniers qu'il estoit dans le dessein
de partir aux premiers jours, & que
chacun songeast à payer sa rançon, ou
autrement qu'il les emmeneroit avec
luy. A ces menaces il n'y eut personne
qui ne tremblast, personne qui n'écri-

Consternation
des prisonniers
que
Morgan veu
emmener.
vist, l'un à son pere, l'autre à son frere,
& tous enfin à leurs amis, pour
estre delivrez.

On taxa les Esclaves & les gens libres,
en sorte qu'il n'y avoit pas un prisonnier
qui ne sceust ce qu'il devoit donner.
On envoya deux Religieux, tant
pour apporter la rançon de leurs Freres,
que des autres qu'on retenoit.

En suite Morgan receut nouvelle
que le President de Panama, Dom
Juan Perez de Gusman, rassembloit son
monde, qu'il avoit pris le Bourg de
Crux, où il s'estoit retranché, & là
qu'il vouloit s'opposer à son passage.
On détacha un party de cent cinquante


204

Page 204
hommes, pour en sçavoir la verité,
avec ordre d'aller à Crux, & mesme
jusqu'à Chagre, pour faire venir les Canots
& les Chattes, afin d'embarquer
le pillage. Ce party ne fut pas longtemps
à ce voyage; il revint, & rapporta
qu'il n'avoit rien veu, & que des
gens qu'il avoit pris, & interrogez sur
ce sujet, n'avoient rien dit non plus.
Ils firent entendre seulement qu'il estoit
vray que le President avoit voulu rassembler
son monde, & mesme mandé
du secours de Cartagene; mais qu'il
n'avoit jamais pû trouver personne qui
le voulust seconder dans son entreprise.
Ils ajoûterent que les Espagnols avoient
eu une telle peur lors qu'ils virent défaire
en si peu de temps leur Cavalerie
Etrange esset
de la peur
des Espagnols.

à la Savane, qu'ils fuyoient sans s'arrester,
ny qu'on les pust joindre; &
mesme qu'ils ne se fioient pas les uns
aux autres; car lors qu'ils s'entrevoyoient
de loin, croyant que ce fussent
des François & des Anglois, ils
fuyoient encore de plus belle.

Morgan avoit déja attendu quatre
jours aprés la rançon des prisonniers,
lors qu'ennuyé d'attendre, il resolut de
partir; & pour ce sujet, dés le matin


205

Page 205
il fit charger l'argent sur des Mulets,
encloüer tout le canon, & rompre les
culasses & les tenons; si bien qu'on ne
s'en pouvoit plus servir. Aprés il mit
son armée en bon ordre, en faisant
marcher une partie devant, l'autre derriere,
& au milieu tous les prisonniers
au nombre de cinq à six cens personnes,
tant hommes que femmes & enfans,
& cela fait, il falut partir.

A la verité c'estoit un spectacle touchant;
ils se regardoient tristement les

Spectacle
touchant.
uns les autres sans rien dire; on n'entendoit
que des cris & des gemissemens.
Ceux là pleuroient un frere, ceux-cy
une femme qu'ils quittoient, tous generalement
leur patrie qu'ils abandonnoient;
car ils croyoient que Morgan
les emmenoit à la Jamaïque, quoy que
ce ne fust pas son dessein, mais seulement
de leur en faire la peur, afin que
cette peur avançast le payement de leur
rançon. Le mesme soir Morgan fit camper
son armée au milieu d'une grande
Savane, sur le bord d'une petite Riviere,
dont l'eau estoit tres-bonne; ce qui
fut alors d'un grand secours, car ces
pauvres gens ayant marché au plus fort
de la chaleur, estoient si pressez de la

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soif, qu'on vit des femmes qui avoient
de petits enfans à la mamelle, demander
instamment & les larmes aux yeux,
un peu d'eau, dans laquelle ils délayoient
un peu de farine pour donner à leurs
enfans; car ces malheureuses meres
ayant beaucoup souffert, n'avoient plus
de laict pour les nourrir.

Le lendemain matin cette pitoyable

Femmes
pamées.
marche recommença avec les pleurs &
les gemissemens; & sur le milieu du
jour, que la chaleur estoit dans sa plus
grande force, deux ou trois femmes
tomberent pâmées de la violence de cette
ardeur. On les laissa sur le chemin;
elles paroissoient mortes, si elles ne l'étoient
pas, elles le contrefaisoient bien.
Il y en avoit qui estoient jeunes & aimables,
à qui les Anglois faisoient assez
de bien, mais c'estoit par interest.
Celles qui avoient leurs maris estoient
encore bien secouruës, puisqu'ils les
aidoient à porter leurs enfans, & en
tout ce qui leur estoit possible.

Enfin Morgan arriva à Crux: on
déchargea aussi-tost tous les Mulets
dans le magazin du Roy, & les Avanturiers
avec les prisonniers camperent
tout autour.


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Il semble que les Espagnols avoient
esté un peu lents à apportter la rançon;
mais quand ils virent qu'effectivement
on emmenoit les prisonniers, ils se hâterent,
& se trouverent à Crux un jour
aprés Morgan. Les deux Peres dont
nous avons parlé, estoient aussi avec
eux, qui apportoient dequoy retirer
leurs Freres, & les autres Religieux
qu'on retenoit. La belle Espagnole que
Morgan avoit aimée & persecutée, fut
dans la derniere consternation lors qu'elle
vit revenir les Peres sans apporter
d'argent pour la retirer, bien qu'elle
les eust priez d'en demander à ses parens,
sans quoy Morgan l'avoit asseurée
qu'il l'emmeneroit à la Jamaïque. Par

Desespoir
de la belle Espagnole.

là on peut juger quel fut son desespoir.

Le lendemain de l'arrivée des Peres,
il vint un Esclave avec une Lettre pour
cette Dame, qui estoit sa Maistresse.
Elle la lut, & la montra ensuite à Morgan,
qui apprit par cette Lettre, qu'on
avoit mis entre les mains des Peres
trente mille Piastres pour la rançon de
la Dame Espagnole, dont ils avoient
racheté leurs Freres, au lieu d'elle. C'étoit
bien mal fait à ces Peres, que je


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n'ay pas voulu faire connoistre, à cau-
Insigne
tromperie.
se de l'indignité de leur action., & de
la veneration que j'ay pour leur Ordre.

Justice de
Morgan.
Morgan connoissant cette tromperie,
ne put se dispenser d'en faire justice,
de laisser aller paisiblement cette
Dame avec ses parens, qui estoient aussi
prisonniers, & de retenir tous les Moines,
qu'il resolut d'emmener avec luy
à Chagre. Ils prierent qu'on en laissast
aller deux, afin de chercher de l'argent,
& que cependant les autres demeureroient
en ostage; ce qui leur fut accordé.

Les Canots & les deux Chattes que
Morgan avoit commandées, arriverent,
& aussi tost on y embarqua le pillage
avec tout le Ris & le Maïs qu'on avoit
amassé autour de Panama & de Crux.
On fit embarquer aussi quelques prisonniers
qui n'avoient pas payé leur
rançon, & cent cinquante Esclaves. Ils

Triste separation,
& ses
differens effets.

partirent en cet état de Crux le 5. de
Mars 1670. Cette separation fit répandre
quantité de larmes, aux uns de douleur,
aux autres de joye. Ceux qui
estoient libres témoignoient leur joye,
en remerciant Dicu de les avoir délivrez:

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ceux qui ne l'estoient pas, s'affligeoient
d'aller avec des gens qu'ils n'entendoient
ny ne connoissoient point;
& d'estre reduits à passer leur vie avec
eux. Ils furent tous mis dans des Canots
avec autant d'Avanturiers qu'il en
falloit pour les conduire; & comme ces
Canots estoient trop chargez, les Avanturiers
qui restoient marcherent par
terre.

Deux jours aprés ils arriverent à un
lieu nommé Barbacoas, où les Peres qui
estoient allez pour la rançon des autres
Religieux, revinrent, & la payant les
délivrerent; ce qui donna beaucoup de
joye à Morgan, qui enfin auroit esté
obligé de les laisser aller, & c'estoit toûjours
autant de pris.

Avant de passer outre, Morgan dit
à ses gens que c'estoit la coûtume de jurer
qu'on ne retenoit aucune chose,
mais comme on avoit vû souvent plusieurs
personnes sans conscience jurer à
faux, qu'il estoit d'avis, pour empêcher
ce desordre, qu'on ne pressast plus
personne de faire serment, & que chacun
souffrist plûtost qu'on le foüillast.

Ceux qui estoient d'intelligence avec
Morgan, & qui sçavoient son secret,


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Morgan
fait foüiller
ceux de sa
Flotte. Danger
qu'il
court.
ne purent toutefois souffrit cette proposition,
mais ils ne se trouverent pas
les plus forts, si bien que bon gré, malgré
il falut y consentir.

Morgan se fit fouiller le premier;
chacun, à son exemple, se dépoüilloit,
& estoit foüillé par tout; & l'on déchargeoit
leurs armes avec des tirebours,
pour voir s'il n'y auroit point
quelques pierres precieuses cachées dedans.
Les Lieutenans de chaque Equipage
estoient commis pour foüiller tout
le monde, & on leur avoit fait prester
serment de s'en acquiter avec exactitude,
sans en exempter ou favoriser aucun,
& de rapporter fidelement tout
ce que l'on trouveroit sur qui que ce
fust, sans pourtant nommer personne.

A la verité Morgan fit là un coup de
Maistre; mais ce ne fut pas sans beaucoup
risquer:car plusieurs murmuroient
furieusement, & vouloient luy casser la
teste avant qu'il arrivast à la Jamaïque.
Cependant comme tous les Esprits ne
sont pas de mesme trempe, ceux qui
estoient les plus sages arresterent les plus
emportez, leur faisant connoistre que
nonobstant ce qui estoit arrivé, il y
avoit lieu d'esperer un bon pillage; si


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bien qu'en peu de jours Morgan arriva
victorieux à Chagre. Ceux du
Chasteau eurent grande joye de le revoir,
car ils s'ennuyoient dans ce lieu,
où ils ne faisoient pas grande chere, ne
mangeant qu'une fois le jour un peu de
Maïs, à quoy il falloit se passer, ne
trouvant rien à tirer dans les bois.

Le jour d'aprés l'arrivée de Morgan,

Estimation
du pillage.
on estima le pillage qu'on avoit fait, &
on trouva qu'il se montoit à quatre
cens quarante-trois mille deux cens livres,
comptant l'argent rompu à dix
Piastres la livre. Les pierreries furent
venduës d'une maniere assez inégale;
car les unes le furent trop, & les autres
pas assez. Morgan & ceux de son parti,
qui en acheterent grand nombre, y firent
fort bien leur compte, outre celles
qu'ils avoient retenuës, qui ne leur
coûtoient rien.

D'ailleurs quelques Avanturiers dirent
qu'ils avoient apporté bien des
choses considerables que l'on n'avoit pas
mises à l'encan. Dés lors chacun commença
à murmurer hautement: on
sceut bien les appaiser, en leur faisant
toûjours esperer que le pillage seroit
bon. Il n'y avoit personne qui ne s'attendist


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d'avoir au moins mille écus pour
fa part: mais ils furent bien trompez
dans leur attente, lorsque le partage fut
fait, & qu'ils virent que tout estoit
d'un costé, & presque rien de l'autre,
Morgan & ceux de sa cabale ayant détourné
la meilleure part. Cela les anima
furieusement, & il n'en falloit pas
tant pour porter ces gens à d'étranges
extremitez. Il y en avoit qui n'alloient
pas moins qu'à se saisir de la personne
de Morgan & de ses effets: d'autres à
luy faire sauter la cervelle. Les moins
emportez vouloient luy faire rendre
compte de ce qu'on luy avoit mis dans
les mains.

Tandis qu'ils formoient toutes ces
resolutions, sans en executer pas une,
Morgan qui avoit interest d'estre instruit
de tout, leur détachoit des gens
pour sçavoir leur pensée, & les adoucir
autant qu'il estoit possible: mais quoy
qu'on leur pust dire, ils en revenoient
toûjours à considerer le grand butin
qu'on avoit fait, & le peu qu'ils en
avoient eu. Morgan de son costé n'oublioit
rien pour les ébloüir: il ordonna
de delivrer les vivres du Fort à tous
les vaisseaux, & envoyatous les prisoners


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de l'Isle de Sainte Catherine à Portobello,
avec ordre de demander la rançon
du Fort de Chagre, que l'on reusa
de payer; si bien qu'aprés en avoir
osté le canon & les autres munitions de
guerre, il le fit démolir entierement.

Malgré tout cela, Morgan ne s'aperceut
que trop que le nombre & l'animosité
des mécontens augmentoient
toûjours sur sa Flotte, & craignit enfin
que leur ressentiment n'allast jusqu'à luy
joüer un mauvais tour: c'est pour quoy
il sortit tout d'un coup de la Riviere

Fuie de
Morgan, insigne
vol
qu'il fait aux
Avanturiers.
de Chagre, & sans faire aucun signal.
Il fut seulement accompagné de quatre
vaisseaux qui le suivirent, dont les Capitaines
ses confidens avoient participé
au vol insigne fait à leurs camarades,
qui avoient hazardé leurs vies aussibien
qu'eux & Morgan.

Quelques Avanturiers François voulurent
le poursuivre, & l'attaquer; mais
ils s'en aviserent trop tard; de sorte
qu'avec toute la diligence possible
Morgan fit route pour la Jamaïque,
où il s'est enfin retiré, & matié à la
fille d'un des principaux Officiers de
l'Isle, sans avoir eu envie depuis de retourner
en course. Il est certain qu'il


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y auroit esté mal venu, aprés avoir
trompé si cruellement les Avanturiers.
A l'heure que je parle il est élevé aux
plus éminentes Dignitez de la Jamaïque;
ce qui fait assez voir qu'un homme,
tel qu il sot, est toûjours estimé,
& bien receu par tout, pourveu qu'il
air del argent.

[ILLUSTRATION]