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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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HISTOIRE DES AVANTURIERS QUI SE SONT SIGNALEZ DANS LES INDES.
 I. 
 II. 
 III. 
 IV. 
 V. 
 VI. 
 VII. 
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HISTOIRE
DES
AVANTURIERS
QUI SE SONT SIGNALEZ
DANS LES INDES.

Contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable
depuis vingt annèes.

QUATRIEME PARTIE.

Chapitre I.

Particularitez historiques sur la
perfidie de Morgan.

Bien qu'il y eust dèja quelque

Reflexion
des Avanturiers
sur la
conduite de
Morgan.
que temps que Morgan eust
quitrè les Avanturiers, ils
ressentoient aussi vivement
le dèplaisir qu'ils en avoient receu, que

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venoient de le recevoir, jusques là
qu'ils ne pouvoient penser à sa perfidie,
non pas mesme nommer son nom, sans
fremir d'horreur. Un jour entr'autres:
ce que je n'avois point encore vû de cette
maniere, ils se plaignirent à outrance,
& s'emporterent furieusement contre
luy. Il est vray que l'eau de vie qu'on
venoit de boire joüoit alors son jeu
dans chaque teste, donnoit de la force
à leurs plaintes, & de la vigueut à leurs
emportemens. Les uns transportez de
colere, tiroient leur sabre, avançant le
bras comme pour fraper le traistre Morgan,
de mesme que s'il eust esté present.
D'autres outrez de douleur montroient
tristement leurs blessures, dont le perside
emportoit la recompense. Tous generalement
regrettoient leurs camarades,
qui avoient exposé & mesme perdu
leur vie pour les enrichir; ou pour
mieux dire, ils regrettoient bien plus
les richesses dont Morgan les avoit privez.

Pour moy je m'affligeois à ma maniere,
& j'examinois avec mes camarades
la sceleraterie de Morgan, & les
circonstances odieuses dont elle estoit
accompagnée. Je leur faisois remarquer


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qu'il avoit esté beaucoup plus inquiet
aprés avoir executé l'entreprise, qu'avant
son execution; qu'il avoit toûjours
quelques conferences particulieres avec
trois ou quatre Avanturiers que nous
appellions ses confidens, qu'il ne pouvoit
même s'empescher de leur parler à
l'oreille, lors qu'on estoit obligé de
s'assembler; qu'enfin luy qui en toutes
rencontres avoit esté fort ouvert avec
nous, estoit devenu fort reservé, principalement
lors qu'on parloit de partager
le butin.

Toutes ces choses bien pesées, leur
disois-je, nous devoient faire entrer en
de grands soupçons, & toutefois nous
estions si persuadez qu'il estoit honneste
homme, que nous ne pensions à rien
moins qu'à ce qui est arrivé. Je me souviens
pourtant d'une chose que je luy
ay entendu dire, & d'une autre que je
luy ay vû faire, qui devoit m'ouvrir
les yeux.

Voicy ce que je luy ay entendu dire.
Un jour qu'il estoit auprés d'un de ses
confidens, que je pensois d'une playe
qui s'estoit r'ouverte: Courage, luy
dit-il en Anglois, croyant que je ne
l'entendois pas, courage, guerissez-vous


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promptement, vous m'avez aidé à
vaincre, il faut que vous m'aidiez encore
à profiter de la victoire. N'estoit-ce
pas dire en bon François, comme l'évenement
ne l'a que trop confirmé,
Vous m'avez aidé à faire un grand butin,
il faut que vous m'aidiez aussi à
l'emporter.

Voilà ce que je luy ay vû faire. Une
autre fois que j'estois allé chercher une
herbe dont j'avois besoin pour un remede,
j'aperceus Morgan seul dans un
Canot; il estoit baissé, & mettoit quelque
chose dans un coin que je ne pus
discerner, à cause de l'éloignement. Ce
qui me fit juger que c'estoit quelque
chose de consequence, c'est qu'il tournoit
souvent la teste, pour voir s'il n'étoit
point observé. Il m'aperceut, &
vint aussi tost à moy, assez interdit, à
ce qu'il me sembloit. Quelque temps
aprés il me demanda, mais avec une
indifference fort étudiée, ce que je faisois
en cet endroit, s'il y avoit longtemps
que j'y estois. Lors qu'il m'interrogeoit
ainsi, j'aperceus l'herbe que
je cherchois, & toute ma réponse fut
de la cueillir à ses yeux, & de luy en
dire les proprietez. En suite il recommença


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à me faire de nouvelles questions,
me tint plusieurs discours sans
suite, & me fit aussi mal à propos plusieurs
offres de service. Je reconnus
mesme que luy qui estoit le plus fier
de tous les hommes, & qui ne faisoit
comparaison avec personne, prit le chemin
que je tenois, quoy que ce ne fust
pas le sien. Par honnesteté je ne le voulus
pas souffrir: il s'aperceut de sa béveuë,
& me quitta.

Examinant depuis toutes les particularitez
de cette avanture, voilà, continuay-je,
ce qui m'est venu en pensée,
fondé sur ce que l'on apportoit à Morgan
toutes les pierres precieuses que l'on
avoit trouvées dans le pillage. J'ay
toûjours crû, comme je l'ay déja remarqué
ailleurs, que Morgan avoit retenu
les plus belles. En effet, on se ressouvenoit
fort bien de luy en avoir
mis entre les mains de considerables,
qui ne parurent point à la distribution
du butin. Il est à presumer que luy qui
avoit dessein, comme on a vû, de nous
faire tous foüiller, craignoit que nous,
qui n'estions pas de sa cabale, ne luy
fissions la mesme chose. C'est pour cette
raison qu'il n'avoit garde de porter


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sur luy les pierres qu'il nous déroboit,
encore moins de les mettre dans ses coffres
qu'on pouvoit foüiller comme luy.
Cela me fait croire qu'il avoit pris le
parti de les serrer dans une cachette
pratiquée au coin du Canot dont j'ay
parlé, & qu'effectivemeut il y en serroit
quelques-unes lorsque je le surpris.
Il falloit sans doute que cette cachette
fust pratiquée avec beaucoup d'adresse,
puisqu'ayant visité le canot par tout,
je ne pus découvrir la moindre apparence
de ce que je soupçonnois. Ce qui
me confirma encore dans mes soupçons,
c'est que Morgan estant en
voyage, avoit grand soin de ce Canot,
& ne le perdoit jamais de veuë.

C'est ainsi que chacun disoit librement
sa pensée sur l'infame conduite
de Morgan qui avoit tout emporté:
mais il nous auroit esté bien plus avantageux
de le faire dans le temps qu'on
pouvoit l'en empescher, que maintenant
qu'on ne le pouvoit plus: par
malheur personne n'osoit alors s'expliquer
sur ce chapitre, ne sçachant à qui
se confier, & craignant d'estre découvert
à Morgan, qui depuis sa victoire,
devenoit tous les jouts plus severe, &


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se rendoit redoutable par sa severité.

Ce qui redoubloit nostre desespoir,
c'est que pendant que nous faisions toutes
ces reflexions, aussi affligeantes qu'inutiles;
pendant que nous estions dans
un méchant vaisseau, agitez sans cesse,
miserables, dénuez de tout, & avec
quelques pauvres Esclaves aussi vieilles
que laides, car Morgan nous avoit ainsi
partagez; le mesme Morgan estoit en
repos à la Jamaïque, riche, heureux,
& le plus content du monde entre les
bras d'une belle & jeune épouse.

Chapitre II.

Histoire d'un Avanturier Espagnol.
Comment les Avanturiers François
l'ont découvert.

CEpendant comme le mauvais état
de nostre vaisseau, & l'incertitude
du lieu où nous irions pour le racommoder,
nous donnoit beaucoup de peine:
une de nos Esclaves, qui connoissoit
le païs où nous estions, nous dit,
qu'aux environs il y avoit un vieil
Avanturier, qui bien qu'Espagnol, recevoit


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tres-bien les Avanturiers François
& Anglois; & mesme qu'il com-
Embarras
des Avanturiers.
Avis
qu'en leur
donne.
merçoit avec eux des marchandises
qu'ils apportoient, & leur donnoit en
échange tout ce qu'ils avoient besoin;
qu'à la verité il y avoit déja long-temps
qu'elle estoit sortie du païs, & que l'Avanturier
dont elle parloit, estant déja
fort âgé quand elle partit, elle ne sçavoit
pas s'il seroit encore envie, & par
consequent si elle retrouveroit les choses
en l'état qu'elle les avoit laissées; mais
que si nous voulions luy permettre de
s'en aller informer, elle reviendroit
bien-tost nous en rendre compte. La
proposition de l'Esclave fut bien receuë,
& nous navigeâmes du costé qu'elle
nous marqua. Comme nous connoissions
sa fidelité, nous la mîmes à terre,
sans aucune repugnance, où elle voulut:
d'ailleurs l'ayant toûjours veuë fort
zelée à nous servir, nous avions resolu
de luy donner sa liberté: en tout cas
nous jugeâmes que si elle ne revenoit
point, elle ne feroit que prendre ce que
nous avions dessein de luy donner.

Par bonheur nous ne fûmes point
trompez dans nostre attente. l'Esclave
revint un jour aprés son depart, nous


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apprit que l'Avanturier Espagnol n'étoit
point mort, qu'elle l'avoit vû de
nostre part, & qu'il luy avoit promis
de traiter avec nous des choses que nous
avions, & de nous accommoder de celles
qu'il avoit. Nous fûmes satisfaits de
la negociation de l'Esclave, & sans perdre
de temps nous descendîmes à terre,
& marchâmes en bon ordre vers l'habitation
de l'Avanturier, l'Esclave nous
servant de guide. A peine avions-nous
fait six heures de chemin, que nous
aperceûmes cette habitation. Que disje,
habitation? c'estoit une Forteresse.
En effet elle estoit défenduë par des
fossez d'une étrange profondeur, & par
des murailles toutes couvertes de mousse,
& d'une épaisseur extraordinaire.
Nous fismes le tour, & vismes aux quatre
coins quatre bastions assez bien faits,
& munis chacun d'une bonne batterie
de canon. Nous déployâmes nos étendarts,
& battîmes la Diane; mais il ne
Esperance
trompée
parut personne pour nous répondre, encore
moins pour nous recevoir, sinon
qu'un quart d'heure aprés nous apperceûmes
un homme au travers des embrazures
d'un de ces bastions, qui mettoit
le feu au canon. Nous nous couchâmes

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tous à terre, & fûmes surpris de
la reception. Le canon tiré, & sans effet,
à cause de nostre précaution, nous
nous relevâmes, & nous mîmes hors
de sa portée. Aussi-tost chacun de nous
cherchoit des yeux l'Esclave, ne doutant
point qu'elle ne nous eust trahis;
& luy lançant des regards furieux,
nous allions la mettre en pieces, lors
qu'elle partit de la main, & courut vers
la Forteresse. Aussi-tost elle appella à
haute voix la Sentinelle, qui parut.
Pourquoy, luy cria-t'elle, vostre Maître
manque-t'il de parole? n'avoit-il
pas promis de recevoir les Avanturiers?
Il est vray, répondit la Sentinelle, mais
il a changé d'avis; c'est pourquoy tu
vas voir beau jeu, si tes gens ne se retirent;
& si tu ne te retires toy-mesme,
on te fera sauter la cervelle.

Ces paroles nous firent connoistre l'innocence
de l'Esclave, & la tromperie de
l'Espagnol. Nous cherchions les moyens
de nous en vanger, lorsque nous vîmes
quatre hommes qui venoient à nous.
Ils nous crierent d'assez loin, qu'ils venoient
de la part de leur Maistre; que
si nous voulions les écouter, on pourroit
accommoder les choses. Ils aprotherent


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& nous les écoutâmes; ils nous
dirent que leur Maistre avoit coûtume
de bien recevoir les Avanturiers,
lors qu'ils députoient quelques-uns vers
luy, mais que nous voyant en si grand
nombre, il avoit crû que nous venions
l'attaquer, & qu'il s'estoit mis en défense,
que si nous voulions envoyer de
nostre part autant de personnes qu'il en
envoyoit de la sienne, qu'il traiteroit
volontiers, & qu'eux cependant demeureroient
en ostage pour seureté.
Voilà, dirent-ils en finissant, la maniere
dont on a coûtume d'en user.

Nous trouvasmes cette maniere rai-

Negociation,
& son succez.

sonnable. C'est pourquoy on choisit
aussi-tost quatre hommes d'entre nous,
dont je fus du nombre, à cause que je
parlois bien Espagnol. L'échange fait,
nous partismes; estant arrivez, nous
fûmes introduits auprés de l'Avanturier
Espagnol, Il estoit assis ayant deux
vieillards à ses côtez. Nous le saluâmes,
il baissa la teste sans pouvoir se lever de
son siege, à cause de sa vieillesse. Cet
homme me parut venerable, & par son
âge, & par sa bonne mine: Tout vieux
qu'il estoit, il avoit encore les yeux
bien ouverts, fort nets & fort riants.

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Les années ne le défiguroient point tant,
qu'on ne remarquast en luy de certains
traits qui plaisoient encore, & ses rides
mesmes sembloient n'avoir fait que graver
plus profondement je ne sçay quoy
de majestueux, qui regnoit par tout sur
son visage.

Je luy fis un compliment d'Avanturier,
auquel il voulut répondre: je
dis qu'il voulut, car je ne luy vis que
remuer les levres, & une grande barbe
blanche sans articuler une seule parole,
tant il avoit la voix foible & lassée;
mais la joye qu'on voyoit dans ses
yeux, répondit assez pour luy. Il se
tourna vers l'un des hommes qui c'accompagnoient,
& luy fit signe de nous
parler. Cet homme nous assura que
son Maistre estoit bien aise de nous
voir, & qu'il avoit ordre de nous donner
toute sorte de satisfaction. C'est
pourquoy, ajoûta-t'il, si vous desirez
passer au Magazin, vous pourrez choisir
tout ce qui vous accommodera, &
l'on prendra en échange ce que vous
voudrez donner. Il parloit ainsi, sçachant
qu'il y a beaucoup de choses que
les Avanturiers n'estiment pas, qui ne
laissent pas d'estre considerables, & sur


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lesquelles il y a beaucoup de profit à
faire.

Aprés cela nous prîmes congé du
Vieillard, & nous suivismes celuy qui
nous avoit porté parole de sa part. Il
nous mena au Magazin, qui estoit vaste
& bien garni, & nous reconnûmes à
beaucoup de choses, que les Avanturiers
venoient souvent commercer avec
l'Hoste de cette maison. Comme nous
parcourions tout des yeux, nous apperçûmes
quelques tonneaux d'eau de
vie. Aprés cela mes camarades ne voulurent
plus rien voir, & ne demanderent
que de l'eau de vie; car j'ay déja
dit plus d'une fois, que ces gens l'aiment
avec passion. Nous convinsmes
de ce que nous voulions donner en
échange, & nostre conducteur sortit
avec nous pour aller à nostre Vaisseau
voir ce qu'il prendroit, & amena des
gens avec luy pour l'enlever & porter
nostre eau de vie.

Chemin faisant, je luy demanday

Histoire d'un
Portugais,
ami des Avanturiers.

quelques particularitez de son Maistre,
& je fus surpris d'apprendre qu'il n'étoit,
ny Espagnol, ny Avanturier. On
l'a crû l'un & l'autre, dit cet homme,
dans tous les païs circonvoisins, parce

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qu'il a esté élevé chez les Espagnols, &
qu'il a passé sa vie avec les Avanturiers.
Il est Portuguais de Nation. Un Vaisseau
l'enleva fort jeune comme il estoit
dans un Canot, le Maistre du Vaisseau
qui estoit Espagnol le mena dans une de
ses maisons, où il faisoit cultiver par des
Esclaves quelques Jardins plantez d'arbres
de Cacao. Il le mit parmi ces Esclaves,
& il le dressa si bien à travailler
avec eux, que son Maistre l'aima & luy
en donna la direction; en sorte qu'il
gouvernoit tout en son absence, & qu'il
se confioit entierement à luy.

Son Maistre ne manquoit pas tous
les ans de venir charger un Vaisseau de
Cacao. Un jour qu'il estoit venu dans
ce dessein, & que celuy dont je parle
estoit dans le Vaisseau pour prendre
garde aux Esclaves qui le chargeoient,
un coup de vent enleva le Vaisseau, le
jetta en pleine mer, & l'emporta bien
loin. Mon Maistre qui avoit déja fait
plusieurs voyages dans ce mesme Vaisseau,
estoit devenu assez bon Pilote
pour le ramener, & c'estoit son intention,
mais les Esclaves qui estoient avec
luy, remonstrerent que l'Espagnol, qui
estoit méfiant au dernier point, prendroit


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pour une insigne trahison ce qui
n'estoit qu'un pur effet du hazard, &
qu'il ne doutoit point qu'à leur retour,
il ne les punît cruellement. Mon Maître
insistoit au contraire, se confiant,
disoit-il, sur la verité & sur l'équité de
l'Espagnol, qu'il pretendoit connoistre
mieux que nous, & vers lequel il souhaitoit
de retourner. Tous s'y opposerent
fortement, craignant le supplice
& voulant la liberté. Ne vous étonnez
pas, poursuivit cet homme, en me
regardant, de ce que je suis si bien instruit
de toutes choses, j'estois l'un des
Esclaves dont je parle, & des plus animez
contre celuy qui vouloit nous remettre
en servitude. Il fut donc contraint
de ceder au nombre, & de s'abandonner
à la fortune, car il avoit
beau demander où l'on vouloit aller, on
ne se déterminoit à rien, ne trouvant
point de lieu où l'on crût estre en seureté.
Là dessus il nous arriva ce qui ne
manque gueres d'arriver sur mer.

Un Vaisseau que nous n'apperceusmes
qu'au moment qu'il fut assez prés
de nous, nous donna furieusement la
chasse. Nostre Maistre employa toute
son adresse pour luy échaper, mais une


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tempeste survint à propos, qui fit en
nostre faveur, ce qu'il n'avoit pû faire,
& nous éloigna bien loin du Vaisseau
qui nous poursuivoit. La tempeste
cessée, nous commencions à respirer,
lors que nous revîmes ce mesme Vaisseau,
qui sembloit plûtost voler que
naviger: de maniere que ceux qui
estoient dedans nous joignirent bien
viste, & passerent dans nostre bord, où
l'on ne fit aucune resistance; hé comment
en auroit-on pû faire? on n'avoit,
ny armes, ny canon, ny soldats, & les
ennemis avoient beaucoup de tout
cela.

Peu de jours aprés, leur Chef nous
mena au lieu que vous venez de quitter
qui luy appartenoit, où il nous a toûjours
fort bien traitez, sur tour nostre
Maistre, pour lequel il a eu tant d'affection,
qu'en mourant il luy a laissé
tout son bien. Comme ce Corsaire,
car c'en estoit un, aimoit durant sa vie
les Avanturiers, vivoit & commerçoit
avec eux; aprés sa mort nostre Maistre
a fait tout de mesme, & nous nous en
sommes fort bien trouvez.

Si-tost qu'il eust cessé de parler, je luy
demanday pourquoy ils avoient là une


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Forteresse? c'est à cause des Espagnols,
repliqua-t'il, qui y ont déja fait plusieurs
descentes, & l'ont toûjours attaquée
inutilement, & mesme avec perte
considerable, sur tout la derniere fois;
si bien qu'il y a long-temps qu'ils n'y
sont revenus, & je ne pense pas qu'ils
ayent envie d'y revenir davantage. Ils
ne peuvent pardonner à mon Maistre,
croyant qu'il est de leur Nation, &
qu'il a renoncé à sa patrie; mais la pure
verité, c'est qu'il assiste les Avanturiers,
qu'ils ne sçauroient souffrir, ny
les gens qui ont commerce avec eux.

Durant ces discours & autres sem-

Retour des
Avanturiers
à leur Vaisseau.

blables, nous arrivâmes insensiblement
à nostre Vaisseau. Nos Camarades furent
ravis de nous voir, & plus que
tout l'eau de vie que nous leur aportions.
Nous fismes entrer dans nostre
Vaisseau ceux qui estoient venus avec
nous; ils choisirent ce qui leur estoit
propre & l'emporterent en échange; &
ceux qui estoient restez en ostage s'en
retournerent avec eux, aprés les avoir
tous regalez du mieux qu'il nous fut
possible, de telle sorte que nous nous
separâmes les meilleurs amis du monde.

Au second voyage que j'ay fait dans


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l'Amerique, j'ay eu occasion de repasser
au lieu où j'avois veu la Forteresse,
mais je la trouvay entierement ruinée.
C'est dommage, elle estoit belle, &
pouvoit beaucoup servir contre les Espagnols,
& mesme contre ces Indiens
appellez Indios Bravos, estant située
au milieu de ces deux Nations. J'eus la
curiosité de sçavoir des nouvelles du
bon vieillard à qui elle appartenoit. On
me demanda si ce n'estoit pas de l'Avanturier
Espagnol dont je voulois parler?
car il passoit toûjours pour tel. Je
répondis qu'oüi; ils me repliquerent
qu'estant mort il avoit laissé deux fils,
lesquels se voyant puissamment riches,
avoient équipé des Vaisseaux pour aller
en course, d'où ils n'estoient point revenus,
que selon toutes les apparences
ils s'estoient établis ailleurs. Ils me dirent
encore que du vivant de leur pere
ils vouloient aller contre les Indiens appellez
Indios Bravos, afin de conquerir
leur païs, mais que ce bon vieillard
les en avoit toûjours détournez, tant à
cause des Espagnols qui n'auroient pas
manqué de se prévaloir de leur absence
pour l'attaquer, que du danger qu'il
y avoit d'aller contre ces Indiens. Aussi

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a-t'il couru un bruit qu'ayant fait naufrage,
ils avoient esté pris, tuez & mangez
par eux.

Chapitre III.

Route des Avanturiers vers la côte de
Costa Ricca, jusqu'au Cap Gracia
à Dios.

LOrs que Morgan sortit de la Riviere
de Chagre, le Vaisseau où j'étois
ne le put suivre à cause qu'il manquoit
de vivres, & qu'il faisoit eau de
tous costez; ce qui fit resoudre d'aller
dans une grande Baye à trente lieuës de
Chagre, nommée Bocca del Tauro,
l'on trouveroit des vivres, & de quoy
reparer le Vaisseau. Deux jours aprés
nostre départ nous arrivâmes à la pointe
de Saint Antoine, qui fait l'entrée
de cette Baye, & qui forme comme
une peninsule habitée par les In-

Indiens,
pourquoy appellez
Indios
Bravos?
Leur origine,
leur courage,
& leur adresse.

diens, que les Espagnols nomment Indios
Bravos,
parce qu'ils ne les ont jamais
pû reduire. L'opinion commune,
& qui est receuë en ce païs-là,
c'est qu'il y a eu autrefois parmi eux

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des Indiens extremément adroits, robustes
& courageux, & dont la maniere
d'attaquer & de se défendre estoit fort
singuliere.

Par exemple, ils disent qu'au moment
qu'on en venoit aux mains avec
eux, & qu'on croyoit les tenir, ils se
déroboient en un instant, & quand
on les estimoit bien éloignez, qu'ils paroissoient
tout à coup devant vous, &
vous assailloient; que d'une égale vitesse
ils fuyoient, & pour suivoient leurs
adversaires; & ce qui estoit plus extraordinaire,
& aussi plus dangereux,
c'est qu'ayant le visage tourné, ils tiroient
des sléches aussi droit à l'ennemy,
que s'ils avoient esté vis à vis de luy;
que si la necessité les contraignoit, ou
si l'occasion les invitoit à combattre de
prés, ils s'escrimoient d'estoc & de taille,
ayant attaché plusieurs petites feüilles
de métail aux manches de quelques
instrumens de fer, dont ils se servoient
comme d'épées, & que par le tintement
nombreux de ces petites feüilles
de métail, ils s'animoient au combat,
& d'une mpetuosaté inconcevable chargeoient
l'ennemy, ou comme on le
ent de dire, s'eschapoient en un instant;


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& lors qu'ils ne le pouvoient,
ayant fait soudain la tortuë, ils se cachoient
tout entiers sous de grandes
écailles de poisson qu'ils portoient en
forme d'écu; en sorte qu'ils ne laissoient
paroistre aucune partie de leur corps
par où on les pust blesser. Ils ajoûtent
encore, qu'au travers de toutes sortes
d'armes, & du feu mesme, on les a vû
se ruer en desesperez sur ceux qui les
pressoient de trop prés, & méprisant la
vie, l'oster bien-tost à leurs ennemis;
mais quoy que les Indiens de cette
contrée ayent beaucoup degeneré du
courage de leurs ancestres, ils ne laissent
pas de se faire craindre encore des Espagnols,
& d'estre toûjours à leur égard
Indios Bravos.

Je me souviens que Morgan avoit
plusieurs fois juré de leur faire perdre
la qualité d'Indios Bravos, & d'aller
chez eux avec tant de monde, qu'on
pût battre tout le païs, les relancer
comme des bestes sauvages jusques dans
leurs tanieres. Il ne pouvoit souffrir
que les Avanturiers trouvassent ces genslà
presque toûjours en leur chemin,
car soit qu'ils allassent en course, ou qu'ils
en revinssent, ils ne manquoient jamais


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de traverser leurs entreprises. Ce n'est
pas qu'il s'attendist à faire grand butin
dans cette expedition, mais c'estoit
beaucoup gagner disoit il, que d'exterminer
des peuples qui estoient si contraires
aux Avanturiers. Aujourd'huy
qu'il est accommodé, je m'imagine
qu'il ne songe gueres à ce dessein, &
qu'ille regarde comme l'entreprise d'un
Avanturier qui peut tout hazarder, parce
qu'il n'a rien à perdre.

Commerce
des Indiens
& des Avanturiers.

Pourquoy
ompu?
Autrefois les Avanturiers traittoient
avec ces Indiens, qui les accommodoient
de tout ce qu'ils avoient besoin.
Et en échange, ces mesmes Avanturiers
leur donnoient des haches, des
serpes, des couteaux, & d'autres instrumens
de fer. Ce commerce a duré
long-temps, & les Indiens n'ont pas
esté les premiers à le rompre, & voicy
comme cela est arrivé.

Quelques Avanturiers s'estant un
jour rencontrez à la Baye de Boca del
Tauro,
dont je viens de parler, persuaderent
les Indiens d'amener leurs
femmes; ils se regalerent ensemble, &
les Avanturiers estant yvres, tuerent
quelques Indiens, & en suite enleverent
ces femmes; ce qui a fait que depuis


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les Indiens n'ont voulu, ny commerce,
ny reconciliation avec eux.

Cette Baye a vingt-cinq ou trente
lieuës de tour, & beaucoup de petites
Isles, l'une desquelles peut estre habitée,
à cause de l'eau qui y est tresbonne.
Dans ce lieu on trouve plusieurs
sortes d'Indiens qui se font la
guerre, & ont mesme divers langages;
les Espagnols n'ont jamais pû les assujettir
à cause de leur courage, & de la
fertilité de leur païs, dont la terre est
si excellente, qu'elle leur fournit de
quoy vivre, sans qu'ils soient obligez
de la cultiver.

En suite nous fûmes à la pointe à
Diego,
ainsi nommée à cause d'un Avanturier
Espagnol qui venoit là fort
souvent, & luy avoit donné ce nom.
Elle est arrosée d'une petite Riviere
d'eau douce, dans laquelle nos gens
croyoient pescher beaucoup de tortuë;
mais ils furent trompez, car il falut se
passer d'œufs de Crocodiles que nous
trouvâmes dans le sable. Ils estoient
fort excellens, & d'aussi bon goust que
les œufs d'oye.

De là nous fûmes du costé de l'Orient
de cette Baye, où nous rencontrâmes


238

Page 238
des Navires d'Avanturiers François,
qui se racommodoient aussi, &
qui avoient assez de peine à vivre; ce
qui nous obligea à ne rester pas là longtemps,
& à nous retirer du costé du Ponant
de cette Baye, où nous nous trouvâmes
mieux. Nous prenions tous les
jours autant de tortuë qu'il nous en
falloit pour vivre, & mesme assez pour
en saler.

Aprés quelque sejour l'eau nous
manqua, & nous fûmes pour en prendre
dans une Riviere qui n'estoit qu'à
deux lieuës de nous; mais comme
nous sçavions bien qu'il y avoit des
Indiens, l'on mit du monde à terre,
afin de voir s'il n'y avoit point de danger;
mais on ne découvrit rien, &
nos gens furent prendre de l'eau.

Indiens fondent
sur les.
Avanturiers.
Equipage de
leur Chef.
Peu de temps aprés quelques Indiens
fondirent sur eux sans leur faire de mal,
au contraire, les nostres en tuerent
deux, dont l'un portoit une barbe d'écaille
tortuë, & l'autre paroissoit quelque
homme de consideration, parce
qu'il avoit une escharpe qui couvroit sa
nudité, & une barbe d'or qui le distinguoit.
Cette barbe estoit une plaque
d'or battuë qui avoit trois doigts de

239

Page 239
large, & autant de long, elle pesoit une
once & demie.

Cela suffit pour persuader qu'on
trouve de l'or dans le païs de ces Indiens,
qui s'estend assez loin, & qu'on
pourroit facilement habiter, malgré les
Espagnols qui n'y ont aucun droit,
estant aussi bien permis à une autre Nation
qu'à la leur d'occuper ces terres.
Le terroir en est humide, à cause qu'il
y pleut trois mois de l'année, & ne laisse
pas d'estre merveilleusement bon;
ce qui se connoist à la façon de la terre,
qui est noire & produit de puissans
arbres.

Peu aprés nous essayâmes de nous
mettre en mer pour faire route vers la
Jamaïque, mais le temps n'estoit pas
beaucoup meilleur que quand nous
fortîmes de la riviere de Chagre, nous
ne laissâmes pas de poursuivre nostre

Crainte dissipée.

chemin, & nous fûmes chassez d'un bâtiment
que nous croyons ennemy, parce
qu'il ne nous montroit point de pavillon,
& que la fabrique estoit Espagnole.
Nous fismes du mieux que
nous pûmes pour luy échaper; mais en
vain, & nous nous preparions déja à
nous battre jusqu'à l'extremité, plûtost

240

Page 240
que de nous rendre, quoy que la partie
fût inegale, lors qu'en nous approchant
il mit son pavillon qui nous tira
de peine. C'estoit un des Bastimens qui
avoient esté avec nous à Chagre & à
Panama. Il nous dit que les brises, qui
est un vent de Nordest qui y dure six
mois de l'année, l'avoient empesché de
doubler pour faire saroute, & de gagner
jusqu'à Cartagene.

Voyant que ce Vaisseau qui estoit
meilleur que le nostre n'avoit pû avancer,
nous resolûmes de relâcher vers la
Jamaïque par le Cap de Gracia à dios,
& pour ce sujet nous revinsmes dans
Boca del Tauro, où nous demeurâmes
encore quelque temps, afin de nous munir
de ce qui nous estoit plus necessaire.

Nous passâmes à Boca del Drago,
où nous esperions faire mieux, parce
qu'il y a beaucoup de Lamentin. Ce
lieu appellé Boca del Drago, a communication
avec Boca del Savoro, &
n'est clos que par une quantité de petites
Isles, dont il y en a qui sont habitées &
éloignées de la grande terre de deux petites
lieuës tout au plus.

On connoist qu'elles sont habitées,


241

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parce qu'on y voit des Indiens, & que
Isles que l'on
connoist habitées
à l'odeur
des
fruits.
quand on passe pardevant, on sent l'odeur
des fruits qui viennent sur les arbres
que l'on y plante. Jamais Chrétien
n'a pû avoir communication avec
ces Indiens, les Avanturiers mesmes
n'oseroient y prendre d'eau, ny approcher
de la terre de trop prés avec
leurs Canots. Un jour un Avanturier
envoya son Canot pour pescher, & allant
le long du rivage, ceux qui estoient
dedans furent surpris, de voir des Indiens
se laisser tomber du haut des arbres
dans l'eau, d'où sortant tout à
Indiens qui
tombent des
arbres, & emportent
les
hommes.
coup, ils chargerent un des leurs &
l'emporterent, sans qu'on en ait jamais
eu de nouvelles.

Le fameux Avanturier Louys Scot
Anglois, se trouvant dans cette Baye,
fit descente sur cette petite Isle, afin
d'en chercher les habitations; mais quoi
qu'il eût plus de cinq cent hommes
avec luy, il fut obligé de se retirer, car
à mesure qu'il avançoit dans le païs,
on luy tuoit son monde, sans qu'il pût
découvrir personne. Ces Indiens sont
encore extremément agiles à courir dans
les bois.

Un jour que j'estois dans cette Baye


242

Page 242
à la pesche de la tortuë, avec mes Camarades,
nous vismes de loin deux de
ces Indiens dans un Canot qui peschoient
avec des filets; nos gens tascherent
de les surprendre, & pour cela
ne faisoient point de bruit de leurs rames,
mais tiroient le Canot le long de
la terre avec leurs mains, en prenant les
branches des arbres. Ces Indiens qui
font toûjours bon guet les aperçurent,
& prirent aussi-tost leurs filets & leur
Canot, qu'ils porterent plus de vingt-
Leur agilité
& leur force.
cinq pas dans le bois, nos gens quin'étoient
qu'à dix-huit pas d'eux, sauterent
aussi-tost à terre avec leurs armes,
croyant les joindre; mais ils ne purent,
car lors qu'ils se virent pressez, ils abandonnerent
leur Canot avec leurs filets,
& leurs armes; & se sauvant, commencerent
à faire des hurlemens horribles.
Les Avanturiers qui estoient onze tresforts
& tres-vigoureux, eurent beaucoup
de peine à remettre ce Canot à
l'eau, que ces deux Indiens avoient
porté si loin: ce qui fait juger qu'ils
ont une extrême force.

Nous demeurâmes-là encore quelque
temps, afin d'en pouvoir surprendre,
& de voir s'il n'y auroit point


243

Page 243
moyen de negocier avec eux; mais
aprés y avoir resté environ un quartd'heure,
& mis nostre Canot à l'eau,
nous entendismes redoubler leurs hurlemens,
& faire un bruit si effroyable,
que nous n'osasmes pas arrester là davantage,
& que nous retournâmes à
bord au plus viste, emmenant avec
nous le Canot que nous leur avions
pris, dans lequel estoient leurs filets, do
la mesme façon que les nostres, excepté
qu'ils avoient environ deux pieds
de hauteur, & quatre ou cinq brasses
Description
d'un filet, &
d'un Canot
pris sur les
Indiens.
de longueur, des cailloux au lieu de
plomb, & du bois leger au lieu de liege.
On y voyoit aussi quatre bastons
de Palmiste de la grosseur du poulce, &
longs environ de six pieds. Un des
bouts estoit pointu & fort dur, l'autre
l'estoit aussi, & avoit à chaque costé
trois crocs en forme de fléche; la pointe
de ces bastons estoit tellement endurcie
au feu, qu'ils auroient percé une
planche comme le meilleur instrument
de fer: on en peut voir la façon par cette
figure; leur Canot estoit de bois de
Cedre sauvage, sans forme, & estant mal
vuidé, plus épais d'un costé que de
l'autre. Ce qui nous fit prefumer que

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Page 244
ces Indiens n'ont aucuns outils de fer
propres à travailler. Ils sont en fort petit
nombre, car les Isles qu'ils habitent
sont de peu d'étenduë, puisque
la plus grande n'a pas plus de trois ou
quatre lieuës de tour.

Pourquoy les
Indiens se
font la guerre.

Un Indien que nous avions avec
nous, dit que ces Nations n'ont aucune
habitude avec ceux de la terre ferme,
& que mesme ils ne s'entendent
point, & se font sans cesse la guerre.
Il sçavoit cela, parce qu'il estoit venu
autrefois dans ce païs avec ceux de sa
Nation. Voicy la raison qu'il nous en
donna, qui est, que les Espagnols voulant
reduire ces Indiens, ils en tourmenterent
une partied une maniere étrange;
l'autre s'étant sauvée, s'étoit accoustumée
à vivre de la pesche, & des fruits
qui croissent naturellement dans ce païs,
où ils sont errants & vagabonds,
n'osant avoir de lieu fixe, ny de commerce
avec d'autres Indiens, dont plusieurs
s'estant soúmis aux Espagnols,
aydent à détruire ceux qui ne le sont
pas, c'est pourquoy ils se font encore
aujourd'huy la guerre, & s'épargnent
aussi peu que s'ils n'estoient pas de la
mesme Nation.


245

Page 245

Sur quoy l'on peut dire que c'est

Antipatie de
quelques Nations,
décre
& déplorée
par l'Autheur.

une chose estrange & déplorable en mesme
temps, de voir les inimitiez reci
proques de certains peuples de l'Europe;
inimitiez fondées sur mille rapports
desavantageux, & sur autant de faux
préjugez. Par malheur, comme ils
ignorent les Langues differentes des
uns & des autres, cette ignorance est
cause qu'ils ne s'entendent point, qu'ainsi
il leur est impossible, ny de s'éclaircir,
ny de se détromper, & ne font que
se haïr, sans sçavoir pourquoy, & se
haïr fortement que s'ils le sçavoient.

Les peres prévenus de ces haines implacables
les inspirent à leurs enfans:
de sorte qu'elles passent de generations
en generations, qui n'aspirent qu'à en
venir aux mains, qu'à répandre leur
sang, & à porter les choses à des extremitez
si cruelles, qu'elles les reduisent
au dernier affoiblissement.

S'ils se fortifient dans la suite, c'est
pour s'affoiblir tout de nouveau, par
des guerres encore plus sanglantes,
qui ne sont pas plûtost finies qu'elles
recommencent. De maniere que ces
Nations éternellement ennemies, ne se


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Page 246
connoissent que pour se haïr & se craindre,
que pour se nuire & enfin s'exterminer.
Il y auroit beaucoup de reflexions
à faire sur ce sujet, mais je laisse
cela à de plus habiles que moy, & ne
me méleray que d'écrire mon voyage,
qui ne tend qu'à faire connoitre à
ceux de l'Europe, ce qui se passe dans
certaines contrées de l'Amerique, dont
ils n'ont point encore de relations.

Chapitre IV.

Suite de la route des Avanturiers jusqu'au
Cap Gracia à Dios. Singularitez
que l'Autheur a remarquées
dans ce Voyage.

LE peril que l'on couroit sans cesse
dans ce lieu, de tomber dans les
mains de ces Indiens sauvages, ne nous
empescha pas d'y rester quelque temps,

Avanturiers
affamez sentent
des fruits
& n'en osent
approcher.
& d'y chercher de l'eau, quand nous
en avions besoin, sans toutefois oses
nous hazarder dans le païs, ny approcher
des fruits, dont nous ressentions
l'odeur, quoy que nous fussions pressez
de la faim, ne trouvant pas dequoy

247

Page 247
manger, car la pesche n'est pas toûjours
bonne en ce païs.

Enfin voyant que nous ne pouvions
y subsister, nous resolûmes de passer
outre, & nous sortîmes de Boca del
Drago,
& fismes route le long de la
coste, jusqu'à un lieu nommé el Portetè,
qui est une petite Baye, où on est
à l'abry de tous vents, excepté de celuy
d'Oüest. El Porteté veut dire petit
Port. Ce Port sert aux Espagnols
quand ils viennent avec des Vaisseaux
chargez de Marchandises à la Riviere
de Suere, où ils ont des habitations, &
y plantent du Cacao qui est du meilleur
des Indes, & de là ces Marchandises
sont apportées par terre à une ville
nommée Cartage. A l'embouchure
de cette Riviere les Espagnols entretiennent
une garnison de vingt-cinq ou
trente hommes, avec un Sergent: L'on
y voit aussi une Vigie qui découvre à
la mer.

Dés que nous fûmes arrivez dans ce
Port, nous allâmes pour piller les Espagnols
à la Riviere de Suere, nommée
par les Avanturiers la Pointe Blanche;
Et pour cela nous prîmes des précautions
qui nous furent inutiles; car


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Page 248
nous trouvâmes toutes leurs habitations
vuides & ravagées; ce qui
nous fit juger que quelques-uns des
nostres nous avoient prévenus. Tout
ce que nous pûmes faire alors, fut
de prendre quantité de fruits nommez
Bannanes, dont nous chargeâmes
à moitié nostre vaisseau, qui
nous servirent de nourriture le long de
cette coste. Nous les faisions cuire dans
de l'eau, & les mangions avec de la
Tortuë que nous avions salée dans
Boca del Drago.

Peu de jours aprés nous sortismes de
Süere, & nous passâmes devant l'embouchure
de la Riviere de S. Jean,
autrement nommée Desaguadera,
où nous prîmes quelques Requiems,
que nous mangeâmes avec nos Bananes.
Cependant nous cherchions toûjours
un lieu pour raccommoder nostre
vaisseau, qui tiroit l'eau, & couloit
bas, faute d'avoir les matieres propres
à le tenir sain, étanché, & franc d'eau.
C'est pourquoy nos Esclaves estoient
extrémement fatiguez de le pomper, &
n'osoient quitter la pompe un quart
d'heure, autrement l'eau nous auroit
gagnez; ce qui nous obligeoit de nous


249

Page 249
ranger le plus prés de la terre qu'il estoit
possible, pour dćcouvrir quelque lieu
qui fust propre à le racommoder.

Ensuite nous entrâmes dans la grande
baye de Bluksvelt, ainsi nommée, à
cause d'un vieux Avanturier Anglois,
qui s'y retiroit ordinairement. Son embouchure
est fort étroite au dehors, &
a beaucoup d'étenduë au dedans, quoy
qu'elle ne puisse contenir que de petits
vaisseaux, à cause qu'elle n'a que quatorze
à quinze pieds d'eau. Le païs des
environs est fort marécageux, parce que
plusieurs Rivieres s'y viennent répandre.
On trouve là encore une petite Isle
pleine d'Huitres tout autour, aussi
bonnes que celles d'Angleterre, sinon
qu'elles sont plus petites.

Nous fûmes moüiller vis-à-vis de
cette petite Isle, à terre ferme, contre
une pointe qui fait comme une Peninsule,
où aussi-tost nous cherchâmes le
moyen de donner caréne à nostre Bâtiment,
mais nous ne trouvâmes aucun
lieu plus commode que celuy où
nous estions. Nous y cherchâmes de
l'eau douce, sans en pouvoir trouver;
ce qui nous reduisit à faire des puits
qui nous donnerent de tres-bonne eau.


250

Page 250
Nous songeâmes à avoir des vivres; de
maniere qu'une partie de nos gens alla à
la pesche, & l'autre à la chasse, pendant
que le reste déchargeoit le vaisseau,
pour luy donner caréne; enfin
chacun avoit son occupation.

Le soir nos Pescheurs revinrent sans
avoir rien pris, ni vû aucune apparence
de Lamentin. Nos Chasseurs revinrent
aussi, mais ils apporterent quelques
Faisants, & une Biche. On fit
promptement cuire la moitié de la Biche,
avec les Faisants, dont nous soûpâmes
d'un grand appetit, n'ayant
point mangé de viande depuis que nous
estions sortis de Panama. Il y avoit un
homme parmi nous, qui nous dit de
nous donner de garde des Indiens;
mais comme ceux du Canot, ny ceux
qui avoient esté à la chasse, n'en avoient
point aperceu, nous crûmes qu'il n'y
en avoit point, & ne laissâmes pourtant
pas de faire bonne garde la nuit.
Le lendemain au matin chacun de nous
reprit sa fonction, les uns de la chasse,
les autres de la pesche; & pour cela
tous se firent mettre à terre de l'autre
costé de la baye, où à cause des bois,
ils croyoient trouver dequoy tirer.


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Page 251

Le soir les Chasseurs apporterent des
Singes qu'ils avoient tuez, n'ayant pas
trouvé autre chose; & les Pescheurs
apporterent seulement quelques poissons
nommez Savales. On apresta le
poisson, & on le mangea en attendant
que les Singes cuisoient. On en fit rotir
une partie, & boüillir l'autre; ce
qui nous sembla fort bon. La chair
en est comme celle de Liévre, mais elle
n'a pas le mesme goust, estant un peu
douçâtre; c'est pourquoy il y faut
mettre bien du sel en la faisant cuire.
La graisse en est jaune comme celle du
Chapon, & plus mesme, & a fort
bon goust. Nous ne vécûmes que de
ces animaux pendant tout le temps que
nous fûmes là; parce que, comme je
l'ay déja dit, nous ne pouvions trouver
autre chose; si bien que tous les
jours les Chasseurs en apportoient autant
que nous en pouvions manger.

Je fus curieux d'aller à cette chasse,

Curieuses
particulatitez
des Singes.
Leur instinct.
& surpris de l'instinct qu'ont ces bestes
de connoistre plus particulierement que
les autres animaux ceux qui leur font
la guerre, & de chercher les moyens,
quand ils sont attaquez, de se secourir
& de se défendre. Lorsque nous les

252

Page 252
Comment
ils se défendent,

approchions, ils se joignorent tous ensemble,
se mettoient à crier, à faire un
bruit épouvantable, & à nous jetter des
branches seches qu'ils rompoient des
arbres: il y en avoit mesme qui faisoient
leur saleré dans leurs pattes, qu'ils
nous envoyoient à la teste.

J'ay remarqué aussi qu'ils ne s'abandonnent
jamais, & qu'ils sautent d'arbres
en arbres si subtilement, que cela

Leur adresse
à sauter
d'arbre en arbre
quand on
les poursuit,
& à se guerir
quand ils
sont blessez.
ébloüit la veuë. Je vis encore qu'ils se
jertoient à corps perdu de branche en
branche sans jamais tomber à terre:
car avant qu'ils puissent estre à bas, ils
s'accrochent ou avec les partes, ou avec
la queuë; ce qui fait que quand on les
tire à coups de fusil, à moins qu'on ne
les tuë tout-à fait, on ne les sçauroit
avoir; car lors qu'ils sont blessez, &
mesme mortellement, ils demeurent
toûjours accrochez aux arbres, où ils
meurent souvent, & ne tombent que
par pieces.

J'en ay vû de morts depuis plus de
quatre jours, qui pendoient encore aux
arbres; si bien que fort souvent on en
tiroit quinze ou seize pour en avoir
trois ou quatre tout au plus Mais ce
qui me parut plus singulier, c'est qu'au


253

Page 253
moment que l'un d'eux est blessé, on
les voit s'assembler autour de luy, mettre
leurs doigts dans la playe, & faire
de mesme que s'ils la vouloient sonder.
Alors s'ils voyent couler beaucoup de
sang, ils la tiennent fermée pendant
que d'autres apportent quelques feüilles,
qu'ils mâchent, & poussent adroitement
dans l'ouverture de la playe. Je
puis dire avoir vû cela plusieurs fois, &
l'avoir vû avec admiration.

Les femelles n'ont jamais qu'un pe-

Comme les
meres portent
& nourrissent
leurs petits.
tit, qu'elles portent de la mesme maniere
que les Negresses leurs enfans; ce
petit estant sur le dos de sa mere, luy
embrasse le col par dessus les épaules
avec les deux pattes de devant; & des
deux de derriere il la tient par le milieu
du corps. Quand la mere luy veut donner
à teter, elle le prend dans ses pattes,
& luy presente la mamelle comme
les femmes.

Je ne dis point icy de quelle maniere
sont faits les Singes, parce qu'ils sont
fort communs en Europe. On sçait
qu'il y en a avec des queuës, d'autres
qui n'en ont point: ceux dont nous
venons de parler ont des queuës: les
autres qui n'en ont point, sont plus


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Page 254
communs en Afrique qu'en ce païs.
Moyen de
prendre.
On n'a point d'autre moyen pour
avoir des petits, que de tuer la mere:
comme ils ne l'abandonnent jamais,
estant morte ils tombent avec elle, &
alors on les peut prendre. S'ils sont en
quelques lieux où ils soient embarassez,
ils s'entr'aident pour passer d'un arbre
ou d'un ruisseau à un autre, ou en quelque
autre rencontre que ce puisse estre.

J'ay mesme entendu dire à des gens
dignes de foy, que quand les Singes

Leur indu-
tri à passer
les Rivieres.
veulent passer une Riviere, ils s'assemblent
un certain nombre, se prennent
tous par la teste & par la queuë, &
forment ainsi une espece de chaîne, &
par ce moyen se donnant beaucoup de
mouvement & de branle, ils s'élancent
& se jettent en avant; le premier secondé
de la force des autres, atteint où il
veut, & s'attache fortement au tronc
d'un arbre, puis il aide, il attire &
soûtient tout le reste, jusqu'à ce qu'ils
soient tous parvenus, attachez comme
j'ay dit, au lieu où est déja arrivé le
premier.

A la verité je n'ay jamais vû cecy,
& j'ay de la peine à le croire; cependant
j'ay observé qu'on voit un grand


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Page 255
nombre de Singes tantost sur un rivage,
& tantost sur un autre; & pour
preuve que ce sont les mesmes, c'est que
du costé où on les a vûs cinq ou six
heures auparavant, on ne les y voit ny
on ne les y entend plus; ce qui semble
confirmer ce que je viens de dire, puis
qu'on a coûtume de les entendre crier
d'une grande lieuë.

On trouve encore dans ce païs, &
tout le long de cette coste jusques dans
les Honduras, une certaine espece de
Singes que les François nomment paresseux,
à cause qu'ils le sont en effet: car
ils demeurent sur un arbre tant qu'il y
a une feüille à manger; ils sont plus
d'une heure à faire un pas, & en levant
les pattes pour se remuer, ils crient
d'une telle force que cela perce les oreilles.
Ils sont hideux & fort maigres: hors
cela ils ne sont point differens des autres.
Il faut sans doute que ces ani-

Singes go
teux.
maux soient sujets à certain mal des
jointures, comme goutte, ou autre
chose: car quoy qu'on en prenne, &
qu'on les nourrisse bien, ils ne laissent
pas de faire tout de mesme: ils mangent
peu, & demeurent toûjours secs
& arides. Les jeunes sont aussi incommodez

256

Page 256
que les vieux, lors qu'on peut
les atteindre on les prend facilement
avec les mains, sans qu'ils fassent autre
chose que de crier.

Tous les Singes de ce païs vivent de
fruits, de fleurs, & de quelques insectes
qu'ils attrapent d'un costé & d'autre,
comme Cigales, & autres bestes
semblables.

Nous avions déja demeuré huit jours
dans cette baye, & nous y aurions re-

Accident
chex.
sté davantage sans l'accident qui nous
arriva. Un matin à la pointe du jour,
que nos Chasseurs & nos Pescheurs
estoient prests à partir, & chacun de
nous à faire ce qu'il devoit; par exemple
nos Esclaves brûloient des coquillages
pour faire de la chaux, au lieu
d'arcanson, qui est une espece de poix,
afin de racommoder nostre Bâtiment;
les femmes estoient occupées à remplir
nos futailles d'eau, qu'elles alloient tirer
tous les jours aux puits avant que
la mer fust haute, qui l'auroit falée.
Comme ces femmes s'estoient levées
plus matin qu'à l'ordinaire, pour aller
à l'eau, une d'entr'elles demeura derriere
& s'amusa à cueillir & à manger
de certains petits fruits qui croissent au
bord de la mer.


257

Page 257

Cette femme estant baissée, vit forsor-

tir environ à vingt-cinq pas d'elle, du
mesme chemin par où estoient allées
ses compagnes, quelques Indiens qui
venoient à elle. Aussi-tost elle courut
vers nous, & cria, Chrestiens, voilà
des Indiens.
A l'instant nous prîmes
nos armes, & courûmes du costé où
elle nous dit les avoir veus; & entrant
dans le bois, nous trouvâmes nos trois
femmes esclaves par terre, percées chacune
de quatorze ou quinze fléches
qu'elles avoient toutes dans plusieurs
parties de leur corps, en sorte qu'elles
ne donnerent pas le moindre signe de
vie, quoy qu'elles fussent encore toutes
chaudes, & que le sang coulast de
leurs blessures.

Aussi-tost nous courûmes dans le
bois plus d'un quart de lieuë sans pouvoir
rien découvrir, non pas mesme
qu'il y eust passé des gens, quoy que
nous fussions assurez qu'ils s'estoient
sauvez par le chemin que nous prenions
pour les poursuivre. Nous fumes curieux
de voir comme ces fléches estoient
faites, & pour cela nous les tirâmes hors
du corps de ces femmes.

Nous trouvâmes que ces fléches n'a-


258

Page 258
léches singulicres.

voient aucune pointe de fer, ny d'autre
métail, & qu'elles estoient mesme
faites sans instrument. Elles avoient
cinq ou six pieds de long, la verge
estoit de bois commun du païs, de la
grosseur du doigt, bien arondie, &
ployante. A l'un des bouts on voyoit
une pierre à feu fort coupante, qui
estoit enchassée dans le bout avec un
petit croc de bois en façon de harpon,
Cela estoit lié avec un fil d'archal d'une
telle force, qu'on les pouvoit jetter
contre les corps les plus durs sans les
pouvoir rompre, de maniere que la pierre
auroit plûtost cassé que de se défaire.
L'autre bout estoit pointu.

Il y en avoit quelques unes de bois
de Palmiste, & fort curieusement travaillées,
& peintes en rouge; au bout
desquelles il y avoit une pierre à feu,
comme j'ay dit, & à l'autre un petit
morceau de bois creux de la longueur
d'un pied, dans lequel estoient renfermez
de petits cailloux tout ronds, qui
faisoient du bruit ensemble lors qu'on
remuoit la fléche. Ils avoient eu la subtilité
de mettre des feüilles d'arbre dans
ce bois, afin d'empescher ces petits cailloux
de faire du bruit; & je pense qu'ils



No Page Number
[ILLUSTRATION]


No Page Number

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Page 259
mettoient ces cailloux afin que leurs
fléches eussent plus de coup.

L'on peut juger de là que les Indiens
n'ont aucun commerce avec qui
que ce soit, & voir la façon de ces fléches
par la figure qui est icy.

Aprés avoir visité & enterré les corps
de nos Esclaves, nous fûmes chercher
& regarder par tout si nous ne trouverions
point les Canots de ces Indiens,
pendant qu'une partie de nostre monde
travailloit à rembarquer vîtement
tout nostre pillage: car nous n'osions
pas rester là davantage; & quoy que
nostre Bâtiment ne fust pas encore en
état, nous ne laissâmes pas de le remettre
en mer, esperant, avant qu'il nous
manquast, gagner le Cap de Gracia a
dios,
où nous estions assurez de trouver
des Indiens de nos amis, qui nous
donneroient tout ce qui nous seroit necessaire.
Ainsi dés ce mesme jour nous
nous embarquâmes, & le lendemain
au matin nous sortîmes de la Baye de
Blukvelt.


260

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Chapitre V.

Arrivée de l'Autheur au Cap Gracia
a dios: description de la vie & des
mœurs des Indiens de ce pays; &
la maniere dont les Avanturiers traitent
avec eux.

AU sortir de Blukvelt nous traversâmes
quantité de petites Isles,
qui forment une espece de Dedale qui
plaist beaucoup à la veuë. C'est une
chose agreable, & que j'ay toûjours
admirée dans mes voyages, de voir comme
la mer & la terre, par le moyen de
toutes ces Isles, tantost s'éloignent tantost
s'approchent, & se font place l'une à
l'autre, en sorte que ces deux élemens
ayant une mesme sphere partagée entr'eux,
s'embrassent pour ainsi dire, en

Remarques
curieuses sur
l'effet que
produisent les
Isles dans la
mer, & sur la
forme de la
terre des Indes.

mille façons differentes. Toutefois en
quelques endroits l'eau combat furieusement
la terre comme son ennemie, & en
d'autres elle la vient chercher comme
son amie. Il y a des lieux où la mer entre
bien avant dans la terre, comme pour
la visiter; d'autres où la terre jette ses

261

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caps & ses bras fort avancez dans la
mer, comme pour la repousser.

Je diray en passant que cela est cause
qu'on n'a pû encore connoistre certainement
quelle est la forme entiere &
parfaite de la terre des Indes: neanmoins
on peut conjecturer qu'elle a la
forme d'un cœur. Le plus large de ce
cœur est du Bresil au Perou; la pointe
est au détroit de Magellan, & le haut
où le cœur s'acheve, est la terre ferme
avec toutes ses Isles. Celles qui ont donné
lieu à cette petite digression, s'appellent
les Isles des Perles. Nous y
moüillâmes, & nostre Canot fut mis
à l'eau pour prendre quelques Tortuës,
Il y en a quelquefois beaucoup. Nous
en prîmes une, & en suite nous allâmes
chercher de l'eau douce, parce que
nous en avions besoin.

Dés le mesme soir nous fismes voile,
& le lendemain nous nous trouvâmes
devant les Isles de Carneland; mais
comme le vent estoit favorable, nous
continuâmes nostre route, & dans peu
de jours nous arrivâmes au Cap de
Gracia a dios, accompagnez d'un Avanturier
François qui avoit sté avec nous,
& qui nous avoit donné la peur devant


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la Riviere de Chagre. Aussi-tost nous
allâmes à terre, où nous trouvâmes
plusieurs Indiens qui nous vinrent recevoir,
& nous firent mille caresses.

Jamais les Espagnols n'ont pû reduire
ces Indiens, non plus que les autres,
& ces Indiens ont bien voulu traiter
avec les Avanturiers tant Anglois que

Indiens qui
commercent
avec les Avãturiers.
Origine
de ce
commerce.
François sans distinction. L'origine de
cette premiere alliance vient de ce qu'un
Avanturier passant par là, se hazarda
d'aller à terre, & d'offrir quelques presens
à ces Indiens, qui les receurent,
& luy apporterent en échange des fruits,
& ce qu'ils avolent de meilleur.

Quand l'Avanturier fut prest à partir,
il déroba deux de ces Indiens, qu'il
sçavoit estre admirablement adroits à
tirer du poisson au harpon, dont il
avoit besoin pour nourrir son Equipage.
Il traita bien ces Indiens, qui apprirent
la Langue Françoise. Les ayant
gardez un ou deux ans, il leur demanda
s'ils vouloient retourner en leur païs.
Ils répondirent qu'oüy. Il les y remena;
& quand ils furent retournez chez
eux, ils dirent tant de bien des Avanturiers
à leurs gens, qu'ils conceurent
d'abord de l'amitié pour eux: & ce qui


263

Page 263
l'augmenta, c'est qu'ils leur firent entendre
que les Avanturiers tuoient les
Espagnols.

Cela réjoüit beaucoup cette Nation,
qui commença dés-lors à caresser les
François, qui de leur coste leur faisoient
amitié, leur donnant des haches,
des serpes, des cloux, & d'autres ferremens
pour faire des aimes. Par ce
moyen ils se rendirent insensiblement
si familiers avec eux, qu'ils apprirent
leur Langue, & prirent de leurs femmes
qu'ils leut accordoient volontiers; de
sorte que quand les François partoient,
il se trouvoit toûjours des Indiens qui
vouloient les accompagner; ce que les
Avanturiers ne refusoient jamais.

Par la suite du temps les François
donnerent de ces Indiens aux Anglois,
& leur dirent la maniere qu'il les faloit
traiter, avertissant aussi les Indiens que
ces Anglois estoient bonnes gens, qu'ils
les traiteroient bien, & les remeneroient
chez eux. Ils se sont ainsi accommodez
avec les Anglois, & ne font aujourd'huy
aucune difficulté de s'embarquer sur les
vaisseaux de l'une & de l'autre Nation.

Quand ils ont servi trois ou quatre
ans, & qu'ils fçavent bien parler la Langue


264

Page 264
Françoise ou Angloise, ils retournent
chez eux, sans demander d'autre
recompense que quelques instrumens
Les Indiens
méprisent ce
que nous estimons.
Raison
qu'ils en rendent.

de fer, méprisant l'argent, les habits,
& les autres choses que les peuples de
l'Europe recherchent avec tant d'empressement,
& font tout leur bonheur
de posseder. Ces Indiens au contraire
se contentent de ce qu'ils trouvent dans
leur païs, & disent que s'ils ont peu,
du moins qu'ils sont en repos, & qu'on
ne leur demande rien; & ajoûtent qu'ils
ssent nuds, qu'ils vivent nuds, &
qu'ils veulent mourir nuds.

Ils se gouvernent à peu prés en Republique,
car ils ne reconnoissent ny Roy,
ny aucune personne qui ait domination
sur eux. Quand ils vont en guerre, ils
choisissent pour les commander le plus
apparent & le plus experimenté; comme
par exemple celuy qui aura esté
avec les Avanturiers: & quand ils re-

Quel est
leur gouvernement.

viennent du combat, ce Commandant
n'a pas plus de pouvoir que les autres.
Le païs qu'ils habitent n'a que quarante
ou cinquante lieuës d'étenduë. Ils
sont environ quinze cens hommes en
tout, separez en deux troupes, qui forment
comme deux colonies. Les uns

265

Page 265
sont au Cap, & les autres à Moustique.
Ce sont ceux de Moustique qui vont
ordinairement avec les Avanturiers,
parce que les autres ne sont pas si courageux,
& même n'ont pas tant d'inclination
pour la mer. Ils ne font point
d'aliance ny de querelles avec leurs voisins;
mais s'ils commencent à les attaquer,
ils sçavent fort bien se défendre.

Ils n'ont aucune Religion; cepen-

Ils n'ont aucune
Religiõ.
Celle de leurs
ancestres. Cariositez
à cet
égard.
dant nous lisons que leurs ancestres
avoient autrefois leurs Dieux & leurs
Sacrifices. Je diray un mot de leurs Sacrifices,
parce qu'ils avoient quelque
chose de singulier. Ils donnoient tous
les ans un Esclave à leurs Prestres, qui
devoit estre la representation de l'Idole
qu'ils adoroient. Incontinent que cet
Esclave entroit en office, aprés avoir
esté bien lavé, ils le revétoient de tous
les habits & ornemens de l'Idole, l'appellant
du mesme nom; de maniere
qu'il estoit toute l'année honoré & reveré
comme leur Dieu. Il avoit toûjours
avec luy douze hommes de garde,
autant pour le servir, que pour empêcher
qu'il ne s'enfuist. Avec cette garde
on le laissoit aller librement où il
vouloit; & si par malheur il s'enfuyoit,

266

Page 266
celuy qui en estoit le chef, estoit mis à
la place pour representer l'Idole, & ensuite
estre sacrifié.

Cet Esclave avoit le plus honorable
logis de tout le Temple, où il mangeoit
& beuvoit, & où tous les principaux
de la Cité le venoient servir regulierement,
& avec l'ordre & l'appareil
que l'on a accoûtumé de servir les
Grands. Quand il alloit par les ruës, il
estoit fort accompagné de Seigneurs,
& portoit une petite flûte en la main,
qu'il touchoit de fois à autre, pour faire
entendre qu'il passoit. Aussi-tost les
femmes sortoient avec leurs petits enfans
dans les bras, les luy presentoient
pour les benir, & l'adoroient comme
leur Dieu. Le reste du peuple en faisoit
autant. La nuit ils le mettoient dans
une forte prison, de peur qu'il ne s'en
allast, & continuoient ainsi jusqu'au
jour de la feste, qu'ils le sacrifioient.

Ce qui fait voir en passant que l'ancienne
coûtume des Indiens estoit d'immoler
des hommes à leurs festes solem-

Espagnols
en quoy aussi
coupables que
les Indiens
Idolâtres.
nelles. Il est vray que les Espagnols ont
aboli cette coûtume detestable en exterminant
ces Indiens; mais l'on peut
dire qu'ils ne sont pas moins coupables.

267

Page 267
En effet si ces peuples ont sacrifié des
hommes à leur superstition, les Espagnols
n'ont-ils pas aussi sacrifié des
hommes à leur interest en massacrant
ces malheureux? Ils semblent mesme
plus inexcusables, en ce que ces Idolâtres
croyoient honorer leur Dieu par ce
sacrifice, & qu'eux n'ont pensé qu'à
satisfaire leur avarice par le massacre de
ces Indiens.

Pour revenir à ceux qui n'ont point

Sentimeus
qu'ils ont de
Dieu & de
l'Ame Ceremonies
de
leurs mariages.

de Religion, quand on leur parle de
Dieu, & de les convertir, ils disent que
si Dieu est tout-puissant, il n'a que
faire d'eux; que s'il avoit voulu les appeller,
il n'auroit pas attendu jusqu'à
present. Ils croyent pourtant qu'il y a
une ame, mais ils ne sçauroient dire ce
que c'est. Ils font mesme des ceremonies
aprés la mort, & aux mariages:
par exemple, si un Indien recherche une
fille qui ait son pere, il s'adresse à luy.
Alors le pere luy demande s'il sçait
bien tuer du poisson, faire des harpons
pour le prendre, & s'il est bon Chasseur?
Et quand il a bien répondu à toutes
ces choses, le pere prend une grande
calbasse qui tient pour le moins deux
pintes, où il verse une liqueur faite

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Page 268
de miel & de jus d'Ananas, & boit cela
tout d'une traite; & l'ayant remplie,
la presente à son gendre, qui la boit de
mesme, & reçoit la fille pour sa femme,
aprés que le pere a pris le Soleil à
témoin qu'il ne la tuera point. Voilà la
maniere dont ils se marient, il ne reste
plus qu'à voir comme ils vivent ensemble
lors qu'ils sont mariez.

L'homme fait une habitation, & la
femme la plante de toutes sortes d'arbres
fruitiers dont ils se nourrissent.
Cette habitation estant plantée, la femme
a soin de l'entretenir, & de preparer
tout ce qui en provient pour boire
ou pour manger. Ils vivent la pluspart
de Bananes qu'ils font rostir, estant
mures, & aprés ils les écrasent dans
l'eau jusqu'à cequ'elles soient reduites en
boüillie. Ils nomment cela Michela, ce
qui est bon & fort noutrissant. Il y a
une sorte de Palmiste, qui produit un
fruit qu'ils preparent de la mesme maniere,
excepté qu'ils ne le font pas cuire,
& qu'il est de couleur rouge.

Comment ils
vent quand
ils sont mariez.

La femme vient tous les matins peigner
son mary, & luy apporter à déjeusner:
En suite il va à la chasse, ou
à la pesche, & à son retour elle appreste

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Page 269
ce qu'il a apporté. Les femmes ordinairement
s'occupent, outre le travail
de leur habitation, à filer du coton,
de quoy les hommes font des Hamas
& des Ceintures, dont ils cachent leur
nudité. Ils n'ont que cela pour vestemens,
encore tous n'ont pas des Ceintures
de coton, mais seulement de certaine
écorce d'arbre, qui battuë entre
deux pierres devient douce comme
de la soye, & dure long-temps. Ils font
beaucoup de choses de ces écorces,
comme des lits & des langes pour leurs
enfans.

Quand ils commencent leurs Loges,
les femmes amassent tout ce qui est necessaire
pour les faire, & les hommes
les construisent. Ils sont si peu jaloux
les uns des autres, que les hommes &
les femmes parmy eux se communiquent
également. Ces deux Tribus de
mesme Nation, sçavoir celles du Cap,
& de Moustique, se voyent reciproquement.
Celuy qui rend visite porte

Ce qui se
passe lors
qu'ils se visitent.

les plus belles armes, & se noircit autant
qu'il peut, & quand il arrive où
sont ceux à qui il va rendre ce devoir,
car cette visite est generale, il s'arreste
à la premiere maison où on le meine.

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Page 270
Dés le premier Indien qu'il apperçoit,
il se jette tout de son long la face contre
terre. L'autre qui le voit en cette
posture, qui sçait que c'est un Etranger,
va avertir les Indiens qu'il y a de
leurs amis arrivez; car ils ne vont jamais
seuls en visite, mais il y en a toûjours
un qui precede les autres: alors
trois ou quatre Indiens des principaux
se noircissent promptement, prennent
leurs armes, & vont recevoir celuy qui
est couché le ventre à terre. Ils le relevent,
& aprés vont aux autres, qui
dés le moment qu'ils les apperçoivent
se jettent par terre comme a fait le premier;
ils les relevent encore, & les menent
tous où les autres sont assemblez.

Pendant que ces trois ou quatre sont
occupez à recevoir les nouveaux venus,
le reste de leurs hommes se noircissent,
& les femmes se rougissent avec du
Rocou, afin de recevoir aussi la visite.
Si-tost que ces Indiens sont arrivez, on
leur prepare du Michela, de l'Achioco,
& une boisson aussi forte que le vin
pour le lendemain; si bien qu'ils s'enyvrent
quand ils en boivent. Pendant
ce regal, ils se réjoüissent, rient, sautent
& dansent; les hommes témolgnent


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de grandes amitiez aux femmes,
& neanmoins ils ne les baisent jamais
au visage, au moins je ne l'ay point remarqué;
mais comme ils sont forts
lascifs, ils ne laissent pas de faire beaucoup
d'actions indecentes. Aprés tou-
Comparaison
curieuse de
nos mameres,
avec celles
des Etrangers.

tes ces réjoüissances, je ne sçay s'ils
vont reconduire ceux qui les sont venus
voir; car je ne l'ay jamais veu, ny
demandé à des gens qui m'en ayent pû
rendre raison.

Nous autres François sommes étonnez
de voir ces manieres qui paroissent
si differentes des nostres. Que dironsnous
donc de celles des autres Nations
qui le sont encore bien davantage? Par
exemple, nous beuvons l'eau froide, &
les Japonnois la boivent chaude. Nous
estimons belles les dents blanches, eux
les noires; & si elles sont d'une autre
couleur, ils les teignent aussi-tost de
quelque chose qui les noircit. Ils montent
à cheval du costé de la main droite,
nous de la gauche. Pour salüer
nous découvrons la teste, eux les pieds,
avec un leger secoüement de leurs pantoufles.
Quand nostre ami arrive vers
nous, nous nous levons, & eux s'assoient.


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Page 272

Parmi nous les pierres precieuses sont
fort estimées, chez eux les communes.
Nous donnons aux malades des choses
fort douces & bien cuites, ils leur en
presentent de salées & de cruës. Nous
les nourrissons de volailles, ils les nourrissent
de poisson. Nous usons de medecines
ameres & de mauvaise odeur, ils
en prennent de douces & qui sentent
bon. Nous saignons terriblement le
malade, eux jamais; & ce qui est considerable,
ils rendent raison de tout cela
Par exemple, ils pretendent que s'abaisser
quand un ami vient, au lieu de
se relever, est une plus grande marque
de respect: que les vases de quelque
usage doivent estre plus estimables, que
les pierres precieuses qui ne sont d'aucune
utilité: que l'eau que l'on boit
froide reserre les extremitez des intestins,
cause la toux & les autres maladies
de l'estomac; & la chaude au contraire
entretient la chaleur naturelle:
qu'aux malades il faut donner des medecines
que la nature desire, & non pas
celles qu'elle abhorre. Ils disent enfin,
qu'il faut ménager le sang, qui est la
source de la vie. Pour les dents noires,
outre qu'ils les trouvent plus belles


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Page 273
de cette sorte; ils soûtiennent qu'il
faut leur donner cette couleur, parce
que si elles ne sont noires, elles le deviendront
bien-tost, par quelque accident
qui les rendra telles. Ils raisonnent
du reste à peu prés de la mesme
maniere. Ainsi les Indiens ont leurs
coûtumes, qui ne doivent pas nous
sembler plus étranges.

Quand l'un d'eux est prest à mou-

Ce qu'ils observent
à la
mort des uns
& des autres.
rir, tous ses amis viennent le visiter, &
luy demandent s'il est fâché contr eux
de les vouloir ainsi abandonner? Estant
mort, sa femme va elle-mesme luy faire
une fosse de trois ou quatre pieds de
profondeur, & autant de large, selon
qu'il est riche; & s'il a des Esclaves, on
les tuë pour les enterrer avec luy: On
jette aussi dans la fosse ses habits, ses armes,
& tout ce qu'il a possedé, sa femme
luy porte pendant un an, qu'ils
content par quinze Lunes, à boire &
à manger deux fois par jour, parce que,
selon la superstition des Indiens, elle s'imagine
qu'il en a besoin, mesme aprés
sa mort; & lors qu'elle ne trouve plus
ce qu'elle a apporté, elle tient cela à bon
augure, croyant que son mary en a
profité, bien que ce soit quelque animal

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qui l'ait mangé. Si au contraire
elle retrouve tout, comme il arrive assez
souvent, elle le va enterrer, car ils
ne permettent pas que les bestes y touchent.
J'ay quelquefois fait bonne
chere de ce que je trouvois sur ces fosses,
à cause que ce sont les meilleurs
fruits qu'ils y apportent.

Lors que les quinze Lunes sont passées,
la femme va ouvrir la fosse, prend
tous les os de son mary, les lave & les
nettoye le mieux qu'il luy est possible,
aprés les enveloppe, & les lie si bien les
uns avec les autres, qu'ils ne peuvent
se deffaire, & les porte sur son dos autant
de temps qu'ils ont esté dans la terre.
Aprés cela elle les met au haut de
son habitation, si elle en a une, & si elle
n'en a point, chez les plus proches
parens qui en ont.

Les Veuves ne peuvent prendre d'autres
maris, qu'elles ne se soient acquittées
de tous ces devoirs. On ne deterre
point les os de ceux qui meurent sans
avoir esté mariez, mais on leur porte à
manger. Les maris dont les femmes
meurent, ne sont point obligez à toutes
ces ceremonies.


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Quand les Avanturiers vont chez
cette Nation, ils y prennent des filles,
& les épousent de la mesme maniere
que les Indiens font entr'eux, & aprés
la mort du mary, la femme Indienne
fait la mesme chose que s'il estoit Indien.

Autrefois quand un grand Seigneur

Devoir que
les Indiens
rendoient aux
morts.
mouroit parmi eux, ils l'exposoient
quelque-temps dans une chambre; alors
ses parens & ses amis accouroient de
toutes parts, apportoient des presens au
mort, & le saluoient comme s'il eust
esté envie. Outre les Esclaves qu'il avoit,
ils luy en offroient encore de nouveaux
pour estre mis à mort avec luy, afin de
I'aller servir en l'autre monde. Ils faisoient
aussi mourir le Prestre, ou le Chapelain
qu'il avoit; car tous les Grands
Seigneurs avoient un Prestre chez eux
pour faire les ceremonies de leur Religion:
Ils le tuoient donc dans ce moment
pour aller faire son Office en l'autre
monde; & ce qui est étrange, c'est
que tous ces Domestiques s'offroient
volontiers pour aller servir leur deffunt
Maistre, & mesme avec d'autant plus
d'empressement, qu'il leur avoit esté
bon durant sa vie. Ils tuoient aussi le

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Sommelier, le Cuisinier, les Nains &
les Bossus.

A ce propos on raconte qu'un Portuguais
estant Esclave parmy ces Barbares,
avoit perdu un œil d'un coup de
fléche qu'il avoit reçu dans un combat.
Comme un jour ils le vouloient
tuer pour accompagner un Grand Seigneur
qui venoit de mourir, il leur remontra
que les habitans de l'autre monde
ne pouvoient souffrir ceux qui avoient
le moindre deffaut, & qu'ainsi
ils feroient peu d'état du deffunt, si
on voyoit à sa suite un homme qui
n'eût qu'un œil, & qu'il seroit bien
plus honorable pour le mesme deffunt,
d'en avoir un qui eût deux yeux.
Les Indiens approuverent ces raisons, &
par cette adresse le Portuguais sceut éviter
la mort.

Comment les
Esclaves Negres
sont venus
chez les
ladiens.
Ils ont maintenant beaucoup de Negres
pour Esclaves; il y en a aussi beaucoup
de libres, à qui leurs Maistres en
mourant ont donné la liberté: Ces Negres
ne sont pas naturels du païs, la race
en est venuë de Guinée, & voicy
comment.

Un Navire Portuguais venant de traiter
pour des Negres en ce païs, afin de


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les porter au Bresil; ces Negres estoient
en si grand nombre sur ce Vaisseau,
qu'ils s'en rendirent les maistres, & jetterent
tous les Portuguais à l'eau Alors
ne sçachant de quel costé tourner, ils
furent où le vent les conduisit, & arriverent
au Cap de Gracia à Dios, sans
sçavoir où ils estoient. Plus de la moitié
moururent de faim & de soif, & ceux
qui échaperent & qui arriverent-là, furent
faits Esclaves par les Indiens, &
sont encore plus de deux cent de cette
race. Ils parlent comme les Indiens, &
vivent de mesme, sans avoir aucun souvenir
de leur païs, ny pouvoir dire comment,
ny d'où ils sont venus.

Les Indiens sont sujets à des mala-

Indiens sujets
à de grádes
maladies.
Le remede
qu'ils y font.
dies fort dangereuses, comme à la petite
verole, aux fiévres chaudes & au
flux de sang, ausquelles ils ne font aucun
remede, sinon que quand ils ont
la fiévre chaude, ils se mettent à l'eau
jusqu'au col, & par ce moyen se guérissent
parfaitement; mais quand il survient
quelque maladie d'une autre nature,
ils n'y font rien, c'est ce qui fait
qu'il en meurt un grand nombre, &
qu'ils n'augmentent gueres; car au rapport
des Avanturiers, qui ont le plus

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frequenté cette Nation, il y a plus de
soixante ans qu'on les voit toûjours
dans le mesme état, quoy que l'air de
leur païs soit fort bon, & que la terre
en soit fertile. Voila ce que j'ay pû
remarquer dans tout le temps que j'ay
resté en cet endroit. J'aurois pourtant
encore beaucoup de choses à en dire,
si j'écrivois tout ce qu'on m'en a dit;
mais je ne veux écrire que ce que j'ay
vû, & ce que j'ay sceu de personnes dignes
de foy.

Pendant nostre sejour nous amassâmes
autant de fruits que nous en avions
besoin, pour gagner les costes de Cuba,
où nous voulions aller; & pour
ces fruits nous donnâmes aux Indiens
ce qu'on a accoûtumé de leur donner.
Nous en emmenâmes deux, qui
s'embarquerent volontairement avec
nous, ayant envie de faire autant de
progrez, que deux de leurs Camarades,
que nous avions ramenez de Panama,
qui en avoient raporté beaucoup d'instrumens
de fer qu'ils estiment de grands
thresors; & je me souviens que lors
que les deux dont je parle estoient au
pillage de Panama; s'il arrivoit qu'ils
trouvassent de l'argent, ils nous l'apportoient,


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& ne vouloient pas mesme
prendre aucuns habits, disant qu'ils n'en
avoient que faire en leur païs, où l'air
n'estoit aucunement incommode. Ils
ne s'attachent precisément qu'aux choses
les plus necessaires à la vie, ne boivent
& ne mangent pas beaucoup.

Chapitre VI.

Histoire de l'Avanturier Monbars,
surnommé l'Exterminateur.

SI-tost que nous fûmes embarquez,
nous levâmes l'ancre, & fismes voile
vers l'Isle de Cuba, où nous arrivâmes
quinze jours aprés nostre départ.
En verité il estoit temps que nous y
arrivassions; car nous ne pouvions plus
tenir nostre Navire à l'eau, le fonds en
estant tout pourry & mangé de vers.
A l'instant les deux Indiens que nous
avions, & nos Chasseurs, furent dans
un Canot à terre. Sur le soir les Indiens
revinrent avec de la Tortuë &
du Lamentin, & les Chasseurs avec du
Sanglier & de la Vache, en sorte qu'ils
apporterent à manger pour plus de deux
cens hommes.


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A l'heure mesme nostre chagrin se
dissipa, nos fatigues furent oubliées, &
au lieu que durant nostre misere nous
nous nuisions à dix pas les uns des autres;
alors nous prenions plaisir à nous
approcher, & à nous faire mille amitiez,
ne nous appellant plus que freres.
En un mot nous estions tous satisfaits,
& resolus de demeurer long-temps
dans ce lieu, afin de nous bien remettre.
Par bonheur nous n'avions-là aucuns
ennemis que les Espagnols, mais nous
les cherchions plûtost qu'ils ne nous
cherchoient; les Avanturiers n'ayant
rien plus à cœur que de pour suivre sans
relasche ceux de cette Nation.

On diroit mesme que la Providence
les a suscitez, pour punir les Espagnols
de toutes leurs injustices. En effet,
comme les Espagnols ont esté, &
sont encore le fleau des Indiens, l'on
peut dire que les Avanturiers sont &
seront toûjours le fleau des Espagnols;
mais je n'en sçache point parmy eux,
qui leur ait plus fait de mal que le jeune
Monbars, surnommé l'Extermina-

Morbars,
pourquoy dit
l'Exterminateur.

teur, parce qu'il en a assommé sans remission,
tout autant qu'il en a rencontré.


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L'Olonois mesme à ce qu'on prétend,
n'a jamais esté si redoutable que luy aux
Espagnols, bien qu'il ait dû l'estre beaucoup.
En effet, nous venons de voir que
presque en un moment, il a coupé la teste
à je ne sçay combien de gens de cette
Nation. On trouve mesme sur ce sujet
une grande difference entre ces deux Avanturiers,
en ce que l'Olonois a souvent
fait mourir plusieurs Espagnols qui ne lui
resistoient pas, & que Mombars n'en a
jamais tué un seul qui ne luy ait resisté.

Cela me fait souvenir d'un incident
que je raporte maintenant, de crainte
qu'il ne m'échape dans la suite; car les
choses qui regardent l'Avanturier Mombars,
sont à l'heure que je parlesi confuses
dans mon esprit, que je les reciteray plûtost
selon l'ordre qu'elles se presenteront
à ma memoire, que selon le temps qu'elles
sont arrivées: Et je rapporte cet incident,
non pas tant pour la rareté du fait,
que pour la singularité de l'avanture qui
luy a donné lieu.

Un jour que Mombars estoit en
mer, il fut obligé de descendre à terre
pour les besoins de son vaisseau, & fort
surpris de trouver des Espagnols dans
un lieu, où l'on n'en devoit point rencontrer.


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Les Espagnols marchoient
dans une plaine assez éloignée de l'endroit
où estoit alors Mombars. Ils paroissoient
en bon ordre & bien armez.
Mombars craignant qu'ils ne prissent la
fuite, s'ils voyoient tout son monde,
ne fit paroistre que quelques Indiens
qui ne l'abandonnoient point, parce
qu'ils l'aymoient & qu'il les aymoit
aussi. Les Espagnols ne manquerent
pas de se jetter sur ce petit nombre
d'Indiens, qui s'étoient avancez exprés
pour leur faire donner dans l'ambuscade.
Mombars qui observoit les ennemis,
fondit à son tour sur eux, & avec
tant d'impetuosité & de courage, qu'ils
se disposoient à se rendre, pourveu
qu'on leur laissast la vie; lors que Mombars
leur cria en Espagnol qu'ils n'avoient
rien à esperer, à moins qu'ils ne
le tuassent avec tous les siens.

Ces paroles terribles, suivies de plus
terribles effets, contraignirent les Espagnols
à se battre jusqu'à l'extremité, où
ils furent bien-tost reduits par la valeur
de Mombars, qui ne leur fit point de
quarier. A l'heure mesme on avança
dans le païs, où l'on trouva de l'eau en
abondance, des fruits & d'autres chos


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necessaires à la vie, dont on s'accommoda,
aussi bien que des armes des Espagnols,
& de tout ce qui merita d'estre
emporté. En suite on se rembarqua
& l'on fit voile.

Voilà comme Mombars & les siens
ont combattu & défait les Espagnols
en un lieu où ils ne pensoient pas mesme
les trouver. C'est pourquoy, comme
il a esté deja dit, ils en furent fort
surpris: & certainement ils avoient raison
de l'estre, puis qu'ils n'estoient venus
en cet endroit que par une avanture
extraordinaire comme on le peut voir
par ce qui suit.

Les Espagnols montoient une Barque
remplie de plusieurs Negres, dont
ils alloient commercer à leur ordinaire.
Ces Negres estant tous d'intelligence ensemble,
& dans le dessein de se sauver,
trouverent l'invention de percer la Barque
en plusieurs endroits, par lesquels
ils faisoient entrer l'eau & l'empeschoient
anssi d'entrer par le moyen de tampons
faits exprés, qu'ils mettoient & ostoient
quand ils le vouloient, & cela si adroitement
qu'on n'en pouvoit rien appercevoir.

Une fois que les Espagnols s'entretenoient


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assez tranquilement, ainsi qu'ils
ont accoûtumé de faire à cause de leur
humeur flegmatique; l'eau survenant
tout à coup, les obligea d'interrompre
leur entretien, & de courir par tout retirer
des hardes que l'eau gâtoit considerablement.
Les Negres qui avoient
causé le desordre, s'empresserent comme
à l'envy pour l'arrester, & y réussirent
si bien, que les Espagnols admiroient
leur promptitude & leur adresse à étancher
la Barque d'eau. Ce fut là le premier
essay de leur ruse, qu'ils resolurent
de mettre en pratique jusqu'à ce
qu'ils eussent trouvé un temps favorable
pour en profiter au gré de leurs
desirs. Ainsi donc ils prenoient occasion
du moindre vent & de la moindre
tempeste pour faire entrer l'eau, & la
faisoient entrer autant de fois qu'ils le
jugeoient à propos, pour faire croire
que la Barque estoit méchante.

Les Espagnols commençoient déja à
en estre fort persuadez, parce que le plus
souvent au milieu de leur repas, & de
leur sommeil mesme, ils estoient surpris
par des inondations d'autant plus
incommodes, qu'elles estoient toûjours
impréveuës. Un jour que la Barque


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estoit proche d'un Recif où les Negres
l'avoient conduite à dessein, à
l'instant ils déboucherent toutes les ouvertures;
de maniere que les Espagnols
se voyant prests d'estre submergez, abandonnerent
la Barque & les Negres, &
se jetterent sur le Recif, d'où ils gagnerent
une langue de terre voisine, & enfin
l'endroit où Mombars les avoit trouvez
& taillez en pieces.

Un Negre cependant étonné que l'eau
entroit de toutes parts, & avec une
abondance & une impetuosité qu'il n'avoit
point encore veuë, jugea qu'il faloit
promptement boucher les ouvertures,
ou se resoudre à perir. Mais il
n'en pût trouver aucune, & crût ses
camarades dans la mesme peine, ne pouvant
pas s'imaginer qu'ils eussent laissé
inonder la Barque de cette sorte, s'ils
avoient pû l'empescher. Alors effrayé
d'un peril si évident, il fut assez malheureux
pour se sauver avec les Espagnols.
Il regarda aussi-tost pour découvrir
ce qu'estoient devenus ses Compagnons,
& les apperceut en pleine mer
qui avoient arresté l'eau, & qui joüissoient
de la Barque. A cette veuë le Negre
parut au desespoir, ce qu'il ne fit que


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trop connoistre en pietinant des pieds
& s'arrachant les cheveux. Les Espagnols
s'en étonnerent, parce qu'ils
croyoient sa destinée meilleure que celle
de ses Camarades, qu'ils regardoient
comme des gens perdus, ou prests à se
perdre; prévenus qu'ils estoient du mauvais
état de la Barque.

Mais comme de leur naturel ils sont
méfians, ils soupçonnerent quelque chose
de l'emportement du Negre, luy firent
plusieurs questions qui l'embarasserent,
& qui redoublerent leurs soupçons. Ils
le menacerent des plus cruels tourmens,
s'il ne leur disoit la verité; & comme
il ne les contentoit pas; des men ces ils
en vinrent aux effets, le tourmenterent
cruellement, & le forcerent d'avoüer la
chose. C'est de luy qu'on a sçû tout ce
que l'on vient de raconter.

Cependant Mombars continuoit son
voyage pour une grande expedition,
dont on ne dit rien à cette heure, puis
qu'avant que de passer outre, il est necessaire
pour l'intelligence de ce qui va suivre,
& pour la satisfaction du Lecteur,
de reprendre de plus haut l'histoire de ce
brave Avanturier, qui sans doute en vaut
bien la peine.


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L'Olonois qui le connoissoit particulierement,
m'a assuré qu'il estoit d'une
des bonnes familles de Languedoc,
& qu'il a esté tres-bien élevé, sur tout
qu'il s'est appliqué à tous les exercises
d'un Gentil-homme, comme à tirer
des armes, disant quelquefois qu'il apprenoit
à tuer des Espagnols. Ce qui fait
voir qu'il a une grande antipatie pour
eux: Voicy ce qui luy a donné lieu.

On pretend que dans sa jeunesse il a

Son antipatie
pour les Espagnols:

Cause de cette
antipatie.
lû plusieurs Relations qui parlent de la
conqueste que les Espagnols ont faite des
Indes, & par consequent des cruautez
inoüies qu'ils ont exercées en la faisant.
Cette lecture n'a pas manqué d'exciter
sa haine pour les Vainqueurs, & sa compassion
pour les Vaincus: En sorte
qu'il a toûjours témoigné un grand desir
de les vanger, & beaucoup de joye,
lors qu'il aprenoit que les Indiens avoient
eu quelque avantage sur eux:
car on sçait que ces peuples ont souvent
battu les Espagnols. On dit encore,
qu'il prenoit un singulier plaisir, lors
qu'on luy raportoit quelques malheurs
arrivez aux Espagnols, que luy-mesme
se plaisoit d'en raconter, & qu'un jour,
au sujet de leur tyrannie, il recita cette

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petite histoire, qu'il avoit trouvée,
sans doute, dans quelques unes des Relations
qu'il avoit leuës.

Un Espagnol, disoit-il une fois aux
gens de son âge, avoit esté établi Gouverneur
dans une contrée d'Indiens, qui
n'estoient pas fort endurans, & par malheur
cet homme estoit cruel dans son
Gouvernement, & insatiable dans son
avarice. Ces Indiens qui ne pouvoient
plus souffrir sa barbarie, ny suffire à ses
exactions, le furent trouver, & luy firent
entendre, en luy montrant quantité
d'or, qu'ils avoient trouvé le moyen
de le contenter; & sans perdre de temps,
se jetterent sur luy, & le tenant serme,
luy firent avaler cet or fondu, luy disant
de s'en soûler, & ne cesserent point
de luy en faire avaler, qu'il n'expirast
dans leurs mains. C'est ainsi qu'il rémoignoit
son animosité contre les Espagnols.
Une autre-fois il en donna des
preuves beaucoup plus réelles dans une
occasion assez plaisante.

On avoit sait une Comedie qui devoit
estre joüée par les Ecoliers du College
où il étudioit. Parmi les Acteurs
on introduisoit sur la Scéne un François
& un Espagnol. Monbars representoit


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le François, & un de ses Camarades
l'Espagnol. L'Espagnol estant sur
le Theatre dit plusieurs invectives contre
le François, meslées d'une infinité
de Rodomontades offençantes. Monbars
sentit aussi-tost émouvoir sa bile,
& réveiller l'aversion qu'il avoit contre
les Espagnols: Aversion qui estoit née,
& qui croissoit tous les jours avec luy,
De maniere qu'impatient & furieux
tout ensemble, il interrompit son Camarade
au milieu de son discours; des
paroles en vient aux coups, & si l'on
n'estoit venu luy oster des mains le pretendu
Espagnol, il n'auroit pas manqué
de le tuer. Ce qui n'estoit pas de
la piece.

Cependant Monbars se formoit de
jour en jour, & son pere qui estoit aisé,
& qui l'aimoit beaucoup, songeoit déja
à l'établir; mais lors qu'on luy demandoit
ce qu'il vouloit faire, il ne répondoit
autre chose, finon qu'il vouloit
aller contre les Espagnols.

Comme il vit que l'on s'opposoit à
son dessein, il se déroba de la maison de
son pere, & fut trouver un de ses Oncles
au Havre de Grace, qu'il sçavoit
estre riche, & commander un vaisseau


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pour le Roy, avec ordre de croiser sur
les Espagnols, contre lesquels nous
estions alors en guerre. Il dit son intention
à son Oncle, qui l'aprouva, le
voyant bien fait & né pour les armes.
Il loüa mesme l'envie qu'il avoit de se
signaler contre les Espagnols, en écrivit
à son pere, & peu de jours aprés fit
voile pour aller joindre la Flotte que
l'on équipoit.

Durant le voyage, dés que l'on découvroit
quelque vaisseau, il demandoit
à l'instant s'il estoit Espagnol. Enfin
il en parut un, on l'en avertit, il
fut transporté de joye, courut à ses armes,
& brûloit d'impatience de se voir
aux mains avec les Espagnols. Son Oncle
fit donner la chasse à ce Vaisseau, &
en approcha d'assez prés pour discerner
qu'on se disposoit à mettre le seu au
canon. Comme il vit, quoy qu'il pût
dire à son neveu, qu'il s'exposoit inconsiderement
& en homme sans experience,
il le fit enfermer, puis essuya
tout le canon des ennemis, & par bonheur
ce fut sans beaucoup d'effet. Aprés
cela on joignit le Vaisseau Espagnol,
& l'on en vint à l'abordage. Aussitost
on lâcha le jeune Lion qui fondit


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le sabre à la main sur les ennemis, se
mêla impetueusement, & se fit jour
parmi eux, & suivi de quelques-uns,
que sa valeur animoit, il passa deux fois
d'un bout à l'autre du vaisseau, & renversa
autant de fois tout ce qui se trouva
sur son passage.

Les Espagnols alors avoient beau demander
quartier, on ne leur en faisoit
point; tellement qu'il ne put échaper
que ceux qui se jetterent dans la mer;
encore s'ils ne perirent pas par le fer,
il est à présumerqu'ils perirent par l'eau:
car Monbars ne voulut jamais souffrir
que l'on pardonnast à un seul. En suite
on visita le vaisseau, où l'on trouva
de grandes richesses; par exemple trente
mille balles de toile de coton, des
tapis velus, & autres ouvrages des Indes
de grande valeur; deux mille balles
de soye reprise; deux mille petites
bariques d'Encens, mille de cloux de
Girofle; puis une cassette remplie de
dramans bruns, dont les plus gros paroissoient
de la grosseur d'un bouton
commun. Elle estoit entourée de plusieurs
barres de fer, & fermée à quatre
serrures. On y rencontra encore beaucoup
d'autres choses aussi riches que
precieuses.


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Lorsque tout le monde estoit ravi
d'une si belle prise, Monbars se réjoüissoit
à la veuë du grand nombre
d'Espagnols qu'il voyoit tuez: car cet
Avanturier n'est pas comme les autres,
qui ne combattent que pour le butin;
il ne combattoit seulement que pour la
gloire, & pour punir les Espagnols de
leur cruauté. On m'a assuré qu il avoit
fait dans cette rencontre des actions si
extraordinaires, qu'on auroit peine à
les exprimer, & peut-estre plus à les
croire. Cependant je n'en voy pas la
raison, puisqu'il est certain que Monbars
est brave, hardi, determiné, disant
peu, & faisant beaucoup.

Portrait de
Monbars.
Je me souviens de l'avoir vû en passant
aux Honduras. Il est vif, alerte,
& plein de feu, comme sont tous les
Gascons. Il a la taille haute, droite &
ferme, l'air grand, noble & martial,
le teint bazané. Pour ses yeux, l'on n'en
sçauroit dire ni la forme, ni la couleur,
estant cachez comme sous une voûte
obscure, à cause que ses sourcils noirs
& épais se joignent en arcade au dessus,
& les couvrent presque entierement.
On voit bien qu'un homme fait de
cette sorte ne peut estre que terrible:

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aussi dit-on que dans le combat il commence
à vaincre par la terreur de ses regards,
& qu'il acheve par la force de
son bras.

Malgré la fureur du carnage, on
avoit épargné quelques Matelots, &
d'autres Officiers, parce que l'on en
avoit besoin, & qu'ils n'estoient pas
Espagnols. Ils donnerent avis que le
vaisseau qu'on venoit de prendre estoit
suivi de deux autres encore plus richement
chargez, que la tempeste avoit
écartez, qui ne manqueroient pas d'arriver
dans peu de jours, & que le rendez-vous
estoit donné au Port Margot.
J'avois oublié de dire que ce combat
s'estoit donné vers S. Domingue, d'où
ce port n'est pas éloigné; mais je n'ay
point marqué la route de ce vaisseau, à
cause que je ne l'ay pas bien sceuë, &
que je n'ay entrepris de décrire que la
route des vaisseaux où j'ay esté.

L'oncle de Monbars prosita de l'avis
qu'on luy donnoit, & crut que les
vaisseaux dont on parloit valoient bien
la peine d'attendre dans le port que j'ay
nommé, sept ou huit jours, & plus,
s'il le faloit. Il ne douta point mesme
que la prise n'en fust certaine & sans


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danger, en se servant d'une ruse assez
ordinaire, qui estoit de ne laisser paroistre
au port que le seul vaisseau Espagnol
dont il s'estoit rendu maistre,
estant presque seur que les vaisseaux de
cette Nation le voyant au rendez-vous,
ne manqueroient pas de le joindre, &
d'estre pris.

Là-dessus Monbars aperceut plusieurs
Canots qui tiroient vers le vaisseau. Il
demanda ce que c'estoit: on luy répondit
que c'estoit des Boucaniers qui venoient,
attirez par le bruit du combat,
ou plûtost pour avoir de l'eau de vie.
Ils presenterent à l'oncle de Monbars
quelques paquets de cette chair de Sanglier,
qu'ils sçavent si bien aprester,
qui est, comme je l'ay dit ailleurs, d'une
odeur admirable, vermeille comme
la Rose, & dont on auroit envie de
manger en la voyant seulement. On
receut tres-bien leur present, & on leur
donna de l'eau de vie en abondance.
Ils s'excuserent sur ce qu'ils presentoient
si peu de cotte viande, & dirent pour
raison, que depuis peu la Cinquantaine
Espagnole avoit battu le païs, ravagé
leurs Boucans, & tout emporté. Comment
souffiez-vous cela, dit brusquement


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Monbars? Nous ne le souffrons
pas aussi, repliquerent-ils avec la même
brusquerie, & les Espagnols sçavent
bien quelles gens nous sommes;
c'est pourquoy ils ont pris le temps que
nous estions tous à la chasse; mais nous
allons joindre plusieurs de nos camarades
qu'ils ont encore plus mal traitez
que nous, & leur cinquantaine, fût elle
devenuë centaine, & mesme milliéme,
nous en viendrons bien à bout. Si vous
voulez, dit Monbars, qui ne demandoit
qu'où est-ce? je marcheray à vôtre
teste, non pas pour vous commander,
mais pour m'exposer tout le premler,
& vous montrer ce que je feray
contre les Espagnols.

Les Boucaniers qui voyoient à sa
mine qu'il estoit homme d'expedition,
l'accepterent volontiers; & Monbars se
tourna vers son oncle, & luy en demanda
la permission que son oncle ne put
luy refuser, considerant qu'il avoit encore
long-temps à estre là, & que cependant
il ne pourroit jamais retenir
son neveu, emporté comme il estoit. Il
luy donna quelques gens de son âge &
de sa valeur pour l'accompagner; & il
luy en donna peu, parce qu'il ne vouloit


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pas dégarnir son vaisseau, ayant
peur d'estre attaqué. En suite le neveu
quitta l'oncle, en luy promettant qu'il
seroit bien-tost auprés de luy. Vous ferez
bien, luy dit-il, car je vous assure
que les vaisseaux que j'attens, pris ou
manquez, je partiray à l'heure même.
Il luy parloit de la sorte, non pas qu'il
eust dessein d'en user ainsi, il l'aimoit
trop tendrement; mais pour precipiter
son retour.

Aussi-tost Monbars suivi des siens,
passa avec joye dans un des Canots des
Boucaniers. Cependant un secret chagrin
se mêloit à cette joye, & il se
trouvoit comme partagé: d'une part il
apprehendoit que les vaisseaux qu'on
attendoit n'arrivassent, qu'on ne se battist
en son absence, & qu'il ne pust partager
le peril ni la gloire du combat: de
l'autre les Boucaniers l'assuroient qu'ils
ne seroient pas long temps sans rencontrer
les Espagnols; ce qui le determina,
estant persuadé que s'il trouvoit dans
peu l'occasion de battre les Espagnols
sur terre, il seroit assez tost revenu
pour les battre encore sur mer.

Il ne croyoit pas si bien dire; car à
peine eut-il abordé dans une prairie entourée


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de bois & de colines, qu'on vit
paroistre quantité de Cavalerie Espagnole
leste & bien montée, qui s'estoit
ainsi assemblée, sçachant que les Boucaniers
s'assembloient aussi. Monbars
qui sentoit redoubler sa haine à la veuë
des Espagnols, alloit donner teste baissée,
sans considerer leur multitude, & le
petit nombre des siens; lors qu'un Boucanier
qui estoit auprés de luy, homme
de cœur & d'experience, luy dit:
Attendez, il n'est pas temps; & si l'on
veut faire ce que je feray, nous allons
avoir ces gens là sans qu'il en échape
un seul. Ces mots, sans qu'il en échape
un seul,
arresterent à l'instant Monbars;
car s'il estoit bien aise de triompher
des Espagnols, il l'estoit encore
plus d'en triompher sans qu'il en échapast
un seul. En mesme temps celuy qui
avoit proferé ces paroles fit faire alte à
ses camarades, & tourner le dos aux
Espagnols, comme s'ils ne les avoient
point veus. Aussi-tost il déroula une
tente de toile, qu'il portoit en bandoliere;
c'est de cette sorte que les Boucaniers
ont accoûtumé de porter leurs
tentes lors qu'ils vont en campagne, &
sous laquelle ils reposent par tout où ils

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se rencontrent: l'on se peut bien ressouvenir
que je l'ay dit ainsi en parlant
de ce qui les regarde. Cet homme
donc dressa cette tente; tous ses camarades
aidez de leurs Engagez, qui les
Ruse de
guerre remarquable.

avoient joints dans la prairie, firent la
mesme chose, sans trop penetrer son
intention, ils se confioient sur son
adresse, qui les avoit déja plusieurs fois
tirez d'affaire.

Dans ce moment on fit paroistre
plusieurs flacons d'eau de vie, & d'autres
choses propres à se bien réjoüir.
A cette veuë les Espagnols, qui observoient
la contenance des Boucaniers,
crurent qu'ils les tenoient déja, s'imaginant
qu'ils ne campoient de cette
sorte que pour se regaler. Ils jugerent à
propos de leur en donner tout le loisir,
c'est à dire de leur donner tout le temps
de s'accabler d'eau de vie, ainsi que
les Boucaniers ont accoûtumé de faire
quand ils en ont à souhait, comme ils
en avoient alors; & cela à dessein
de les surprendre dans cet accablement,
& de les vaincre sans peine, les
victoires aisées & sans danger accommodant
toûjours les Espagnols. C'est pourquoy
pour mieux tromper encore les


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Boucaniers, & les delivrer de toute
crainte, ils se déroberent à leurs yeux,
& quitterent le haut de la coline pour
descendre dans le bas.

D'autre costé celuy qui estoit l'autheur
du stratagême, le fit sçavoir de
main en main à ses camarades, songea
à tous les moyens qui le pouvoient
faire reüssir, envoya secrettement vers
les autres Boucaniers des païs circonvoisins,
les avertir de l'état où ils
estoient, & de les venir secourir, mais
sur tout de se cacher dans les bois; &
cependant, de peur de surprise, il fit
observer les Espagnols.

Sur la brune les Boucaniers s'écoulerent
tout doucement de leurs tentes, &
passerent dans les bois, où ils trouverent
ceux qu'ils avoient mandez, bien
armez, & tout prests à combattre; comme
aussi leurs Engagez qu'ils avoient
amenez avec eux. Monbars alors mouroit
d'impatience de voir les Espagnols,
& s'imaginoit qu'ils ne viendroient jamais.
Eux cependant attendoient le
plus qu'il leur estoit possible, se figurant
que plus ils attendroient, plus ils
trouveroient les Boucaniers plongez
dans la débauche; & que les trouvant


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comme morts, ils n'auroient plus qu'à
les ensevelir sous leurs tentes.

A la pointe du jour on aperceut qu'ils
faisoient quelque mouvement. Peu de
temps aprés on les vit descendre en bon
ordre de la mesme coline où ils avoient
paru la premiere fois, quelques Indiens
marchant devant eux en maniere
d'Enfans perdus. Les Boucaniers les attendoient
de pied ferme, & bien postez,
en sorte pourtant qu'ils ne pouvoient
estre vûs, & ne perdoient rien
de ce que leurs ennemis faisoient. Comme
ils avoient eu l'industrie de dresser
leurs tentes fort éloignées les unes des
autres, cela obligea les Capitaines de diviser
leur Cavalerie par petits escadrons,
& de les envoyer fondre sur chacune
de ces tentes, où ils croyoient trouver
les Boucaniers, qui les surprirent étrangement
en sortant de toutes parts, &
chargeant à propos & sans relâche ces
pelotons de Cavalerie Espagnole ainsi
dispersée, ils abattoient tantost les
hommes, tantost les chevaux, & le
plus souvent tous les deux ensemble.

Exploits de
Monbars contre
les Espagnols.

Monbars monté sur un cheval Espagnol,
dont il avoit tué le maistre,
couroit par tout où l'on faisoit resistance,

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sans s'arrester où l'on n'en faisoit
pas. Il alla presque seul charger inconsiderément
un escadron de Cavalerie,
& plus inconsiderément encore s'en
laissa environner. Il auroit sans doute
cedé au nombre, s'il n'avoit esté promptement
secouru & dégagé par les Boucaniers;
& voyant que les ennemis
écartez fuyoient à droite & à gauche,
il les poursuivoit à droite & à gauche,
les tuoit ou les renversoit, & se fit enfin
remarquer & sentir aux Espagnols
par des coups qui leur furent aussi funestes
que nouveaux.

Là dessus un Boucanier s'apercevant
que les fléches des Indiens les incommodoient
beaucoup: Quoy, leur cria-til
en Espagnol, & en leur montrant Monbars,
ne voyez-vous pas que Dieu vous
envoye un Liberateur, qui combat
pour vous delivrer de la tyrannie des
Espagnols, & cependant vous combattez
pour vos tyrans? A ces mots les
Indiens s'arresterent, crurent ce que le
Boucanier leur disoit, en voyant ce
que Monbars faisoit, se joignirent à ses
costez, & tournerent leurs fléches contre
les Espagnols. Aussi-tost les fléches,
la mousqueterie & les autres armes assaillirent


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les Espagnols de toutes parts,
& les abattirent differemment.

Monbars regardoit ce jour comme le
plus beau jour de sa vie, voyant les Indiens
à ses costez, qui le secondoient,
l'applaudissoient, & le regardoient comme
leur protecteur. Il prenoit plaisir
alors à les vanger de toutes les cruautez
que les Espagnols avoient exercées contr'eux,
nageoit dans la joye, de voir
ceux qu'il haïssoit nager dans leur sang;
& on luy entendit prononcer ces formidables
paroles, en fendant un Espagnol
de son sabre, Je voudrois que ce
fust là le dernier.
Jamais peut-estre, à
ce que l'on m'a rapporté, n'a-t'on vû
un carnage si horrible, les vivans mais
choient par tout sur les morts, & les
morts faisoient par tout tomber les vivans.
En un mot la déroute fut si grande
& si generale, que les chevaux ne
parurent vistes, & les hommes adroits
que pour fuïr devant le vainqueur.

Les Boucaniers qui estoient en train
de vaincre, & les Indiens en goust de
la liberté, prierent Monbars de vouloir
profiter de sa victoire, de venir ravager
les habitations des Espagnols, &
d'exterminer ceux qui estoient restez


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dessus, qu'on ne manqueroit pas de
trouver consternez de la défaite des
leurs, & d'en délivrer le pays. Monbars
y consentit volontiers, & marchoit
à leur teste, lors qu'il entendit
un coup de canon qui venoit du port
où estoient les vaisseaux de son oncle.
Il partit en diligence, croyant que les
vaisseaux Espagnols estoient arrivez, &
qu'on en estoit aux mains; mais à son
arrivée il trouva tout tranquile, le coup
qu'il avoit oüi estoit le coup de partance,
que son oncle avoit fait tirer, pour
l'avertir, jugeant au bruit de la mousqueterie
qu'il entendoit, que le lieu où
sa donnoit le combat n'estoit pas éloigné.
En effet son oncle alloit partir,
ne voulant pas attendre davantage les
vaisseaux Espagnols, & estant pressé
d'aller où le service du Roy de France
son Maistre l'appelloit. Il fut ravi de
voir son neveu de retour, victorieux,
& sans blessures, & d'entendre les éloges
qu'on donnoit à sa valeur & à ses
exploits.

Les Boucaniers qui ne pouvoient
plus quitter Monbars, & dont le païs
est par tout où ils trouvent bonne
chasse, s'embarquerent avec luy. Les


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Indiens qui prévoyoient bien le danger
qu'il y avoit de retourner dans leur
pays aprés avoir abandonné les Espagnols,
firent la mesme chose, en sorte
que le vaisseau qu'on avoit pris sur les
Espagnols se trouva tout rempli de
gens braves & éprouvez. On arma les
Indiens de fuzils & de sabres, dont ils
estoient aussi adroits à se servir que de
l'arc & des fléches. En suite l'oncle
donna le commandement de ce vaisseau
à son neveu, & pour Lieutenant un
vieil Officier habile, afin qu'il pust
l'aider dans le besoin de son conseil & de
son experience, & fit aussi-tost mettre
à la voile.

Je n'ay point sceu ni quelle route il
tint, ni où il avoit dessein d'aller; mais
je sçay bien qu'aprés avoir vogué huit
jours par un assez beau temps, il fut
attaqué au sortir d'une grande baye,
par quatre vaisseaux Espagnols, qui furent
sur luy avant qu'il pust les éviter;
ce qu'il auroit fait sans doute, voyant
qu'un seul de ces vaisseaux estoit plus
grand & mieux équipé que tous les
fiens. Ils alloient, dit-on, au devant
de la grande flotte chargée de l'argent
des Indes, qui venoit alors, & qui estoit


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attenduë depuis long-temps par le vray
maistre, par toute l'Espagne, la Hollande,
les Marchands, & avec beaucoup
d'impatience par les pirates.

L'oncle de Monbars se vit donc

Combat naval.

tout d'un coup attaqué par ces quatre
vaisseaux, & voyant qu'ils venoient
fondre tous ensemble sur luy, il trouva
le moyen de les diviser, & peu de temps
aprés il fut entrepris par deux de ces
grands navires. Il se défendit vaillamment,
& fit reculer bien loin ceux qui
penserent l'aborder. Ayant déja combatu
plus de trois heures, ne voyant
aucun secours, parce que son neveu
estoit fort occupé contre les deux autres
navires, & terriblement pressé par
eux; l'oncle se resolut à un dernier effort,
& le fit avec tant de furie, que
les deux navires allerent à fonds les premiers,
& luy aprés, avec la satisfaction
d'avoir vû perir se ennemis.

Ainsi perit l'oncle de Monbars,
grand homme de mer & de guerre,
aprés s'estre défendu fort long temps
avec autant de bonheur que d'adresse;
en sorte que ses ennemis ne l'auroient
pû surmonter, tout gouteux qu'il estoit,
pour peu qu'il eust esté secouru: car


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ni les douleurs de sa goute, qui l'empeschoient
de marcher; ni la multitude
des Espagnols, qui l'assailloient de
toutes parts, ne purent l'empescher de
faire toutes les actions d'un grand Capitaine.

Monbars de son costé en faisoit d'extraordinaires,
outré de la perte de son
oncle, & impatient de le vanger. Il se
voyoit aussi pressé par deux grands
vaisseaux, & soûtenoit tous leurs efforts
avec tant de valeur & de fortune,
qu'il en coula un à fonds, & aborda
l'autre. Les Indiens qui le virent entrer
par un bout de ce vaisseau, se jetterent
promptement à l'eau, & furent à la
nage à l'autre bout, où entrant à l'improviste,
& surprenant les Espagnols
par derriere, ils en enleverent beaucoup
à brasse-corps, qu'ils jetterent dans la
mer, & en expedierent aussi beaucoup
d'autres à coups de sabre dans le navire
mesme, tandis que Monbars de son
costé, secondé des siens, passoit au fil
de l'épée tous ceux qu'il trouvoit devant
luy; de maniere qu'il se vit maître
en peu de temps d'un navire plus
grand & mieux équipé que ceux qui
avoient peri. Il fit plonger aussi-tost


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plusieurs Indiens à l'endroit où son oncle
avoit enfoncé, afin de tirer son
corps; mais leur recherche fut inutile,
& Monbars se sentit également affligé
d'avoir perdu son oncle, de ne pouvoir
luy rendre les derniers devoirs, &
de n'avoir plus d'Espagnols à luy sacrifier.

Si Monbars avoit conceu tant de haine
contre les Espagnols, pour avoir
massacré les Indiens, l'on peut bien s'imaginer
que cette haine fut extrémement
redoublée depuis qu'ils eurent
causé la mort de son oncle. Il cherchoit
donc tous les moyens de la vanger,
& se trouvoit mesme assez fort
pour l'entreprendre, attendu qu'il se
voyoit monté de deux vaisseaux des
plus beaux & des meilleurs voiliers qui
fussent peut-estre alors sur la mer, &
que celuy de son oncle allant à fonds,
il s'en estoit sauvé les plus braves gens,
& qu'il avoit perdu peu des siens. Làdessus
les Boucaniers luy proposerent
de faire une descente dans un lieu qui
se rencontroit sur leur route, & tout
propre à exercer sa vengeance, à cause
de la multitude des Espagnols qui l'habitoient.


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Il n'en falut pas davantage pour l'y
faire resoudre, & tourner ses vaisseaux
de ce costé là; mais il ne put executer
son dessein avec tant de promptitude,

Descente
considerable.
ni de secret, que le Gouverneur du
païs n'en fust averti, qui donna bon
ordre à tout: car il mit en embuscade
dans les bois & dans les crevasses des
montagnes, quelques Negres qu'il avoit,
& d'autres Soldats de la milice du Roy
d'Espagne. Outre cela il prit avec luy
huit cens hommes de pied, disposez
en trois bataillons, & quelques cent à
six-vingts chevaux, tous en bataille, &
luy à leur teste, avec quatre pieces de
canon, lesquelles commencerent à tirer,
pour incommoder la descente de
Monbars, qui leur fit rendre la pareille
avec tout le canon de ses vaisseaux.

Tant s'en faut que les canonades des
ennemis fissent peur aux assaillans,
qu'au contraire elles ne firent qu'allumer
l'ardeur des Boucaniers & des Indiens:
car suivant l'exemple de Monbars,
qui tout le premier s'estoit jetté
à terre, ils y furent aussi-tost que luy,
en sorte que celuy qui se trouva le dernier
à se jetter s'estima le plus malheureux,
Ils furent tous en un moment en


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bataille & aux mains avec les ennemis,
qui eroyant les surprendre à demi débarquez,
avoient fait avancer un de
leurs bataillons, soûtenu de deux autres,
pour les charger avant qu'ils fussent
en ordre; mais les ennemis furent
eux-mesmes si brusquement chargez par
les Boucaniers, qu'à peine la salve des
mousquetades fut achevée, qu'ils eurent
à leur flanc Monbars avec tous
les Indiens, qui les enfonça. Ainsi le
premier bataillon des ennemis estant
renversé sur les deux autres, & poursuivi
chaudement, ils regagnerent la coste
plus viste qu'ils n'en estoient descendus;
& Monbars les ayant joints, en
fit un prodigieux carnage, penetra bien
avant dans le pays, le parcourant en
victorieux, & eut la satisfaction de
venger pleinement sur les Espagnols la
mort de son oncle, & le massacre des
Indiens.

Je ne finirois jamais, si j'entreprenois
de rapporter tout ce qu'a fait l'Avanturier
Exterminateur; aussi ne me
suis-je arresté, en parlant de ses actions,
qu'à celles qui m'ont frapé davantage,
& dont je me suis mieux ressouvenu:
car elles sont en trop grand nombre


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pour n'en pas oublier quelques-unes,
& pour les pouvoir dire toutes: & d'ailleurs
je ne veux point dissimuler que
je ne puis vaincre la repugnance que j'ay
à parler de ce dont je n'ay pas esté témoin.
Ce n'est pas que je ne croye ses
exploits veritables, mais enfin je ne les
ay pas vûs, & l'on sçait qu'on est toûjours
bien plus assuré en rapportant
les choses qu'on a veuës soy-mesme,
que celles que l'on a apprises des autres.

Chapitre VII.

Combat d'un Avanturier Portugais
dans l'Isle de Cuba.

IL est bon de se ressouvenir que lors
que j'ay commencé cette Histoire,
nous estions à l'Isle de Cuba. Comme
cette Isle estoit pleine de Crocodiles,
nous nous divertissions à les prendre &

Les Avanturiers
se divertissent
à la
chasse des
Crocodiles.
à les assommer. Une partie de nos gens
continuoient toûjours à chasser, & à
pescher, pendant que l'autre s'occupoit
à racommoder nostre vaisseau, afin
qu'il pust nous porter jusques à la Jamaïque.


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Nos Chasseurs alloient ordinairement
dix ou douze ensemble, afin de
se garantir des Crocodiles, car cette Isle
est la seule de toute l'Amerique, où il y

Crocodiles
dangereux.
Moyen de
s'en garantir.
en aye qui courent aprés les hommes,
& voicy le moyen d'empescher qu'ils
ne vous atteignent. Il faut aller, tantost
à droit, tantost à gauche; car si vous
allez tout droit, fussiez-vous montez
sur les meilleurs chevaux du monde,
ils vous joignent en un moment, ce
qu'ils ne peuvent faire lors que vous
biaisez: car la nature de ces animaux est
telle, que la grandeur de leur corps
ne les empesche point de courir, mais
bien de tourner; & comme les Elephans
ont de la peine à se relever quand
ils sont tombez, de mesme ces monstres
qui sont pesans & roides, ont de la
peine à manier leurs corps, & se trouvent
fort embarassez, lors qu'il faut faire
tant de détours, & pendant qu'ils
sont dans cet embarras, on a le temps
de gagner chemin, & de prendre avantage
sur eux, jusqu'à ce qu'enfin on
les fatigue si fort, qu'on les laisse bien
loin derriere, autrement on n'eschaperoit
jamais de leurs poursuites, tant ils
sont aspres sur les hommes.


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Quelques vieux Avanturiers rendent
raison pourquoy ces Crocodiles sont
si aspres sur les hommes. Ils disent
qu'un Navire Portugais estant venu en
cette Isle chargé de Negres, la pluspart
devinrent malades, & moururent en si
grand nombre, que les Portugais ne
faisoient que les jetter à l'eau, & ces
corps estant poussez par la vague le
long de la coste, les Crocodiles les devoroient.
De maniere que depuis ce
temps ils sont devenus fort carnassiers,
& détruisent mesme tout le bestail que
les Espagnols ont mis sur cette Isle, qui
est tres-propre pour le nourrir, à cause
de l'abondance des pasturages. Ces
Crocodiles surprennent ces animaux
lors qu'ils vont boire, & mangent les
petits lors que les meres les mettent
bas.

Nos gens n'alloient point de jours à
la chasse, qu'ils n'en rencontrassent de
prodigieusement gros qu'ils tuoient;
bien que l'on courust de grands dangers
à cause de ces animaux.

Un des nostres, Portugais de Nation,
qui dés sa plus tendre jeunesse
avoit vécu avec les François, s'étant
fait Boucanier, & enfin Avanturier,


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voulut aller à la chasse, accompagné
seulement d'un Esclave nouveau venu
de Guinée, & encore demi Sauvage. Il
avança dans le Bois jusques à un lieu
assez écarté, pour chercher dequoy tirer;
& en passant un ruisseau, un Crocodile,
qui comme il nous l'a dit, avoit
plus de cinq pieds de long, le prit tout
d'un coup par une jambe, l'abbatit par
terre & se jetta sur luy. L'Avanturier
qui estoit fort vigoureux, commença à
Portugais attaqué
d'un
Crocodile.
se défendre, & à appeller son Esclave,
lequel à la veuë de ce terrible animal,
fuyoit, plus son Maistre l'appelloit,
sans se retourner à sa voix, ny songer à
le secourir.

Cependant le Crocodile avoit déja
presque emporté une jambe à l'Avanturier
qui perdoit beaucoup de sang, &
qui ne laissa pas malgré tout cela, de
donner tant de coups de cousteau à
cette furieuse beste, qu'il la mit hors
d'estat de luy faire plus de mal, & se
relevant de la tuer Mais comme il estoit
dans l'impuissance de pouvoir marcher;
tout ce qu'il pût faire, fut d'appeller
encore son Esclave, qui caché dans un
buisson n'osoit approcher.


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Ce pauvre garçon nous a avoüé depuis,
que dans sa frayeur, il n'avoit
pas pris garde où il s'estoit jetté, & que
bien qu'il fust alors presque nud dans
ce buisson, & percé de mille pointes

Plaisant aveu
d'un Esclave.
d'épines, il les souffroit plûtost que de
se resoudre à sortir, parce qu'il craignoit
encore davantage les morsures du Crocodile.
Ainsi son Maistre avoit beau
luy crier que le Crocodile estoit mort,
il ne se hastoit pas plus. C'est pourquoy
nostre Avanturier fut obligé de se traîner
le mieux qu'il pût jusqu'au lieu
où estoit l'Esclave, qui le chargea sur
ses épaules, & le porta deux grandes
lieuës dans le païs le plus iucommode
du monde, & par de si mauvais chemins,
qu'ils estoient tous deux extremément
fatiguez; le Maistre de la douleur
de ses blessures, & l'Esclave de la
pesanteur de son fardeau.

Destinée du
Portugais,
Le Soleil commençoit déja à baisser,
de sorte qu'ils se voyoient reduits
à demeurer tous deux dans le bois, à la
mercy de ces bestes carnassieres, & d'y
passer la nuit, & encore incertains s'ils
la passeroient en vie. L'Avanturier, qui
avoit de la vigueur, & de la presence
d'esprit, se fit porter sur une petite

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montagne, d'où il découvrit le bord
de la mer, qu'il montra à son Esclave,
& le chemin qu'il devoit tenir pour y
aller, afin de nous avertir de le venir
prendre: & avant qu'il le quittast, il
luy fit bander ses playes avec sa chemise
qu'il déchira, & mettre son fusil
& ses coûteaux auprés de luy pour se
défendre, en cas qu'il fust encore attaqué
par quelque Crocodile. L'Esclave
en peu de temps vint au bord de la mer,
& nous avertit de l'estat où estoit son
Maistre, que nous fûmes aussi-tost querir,
& l'aportâmes dans le Vaisseau,
où je le visitay, & trouvay que d'une
jambe, il ne luy estoit resté que les
muscles, & les nerfs qui pendoient tous
déchirez: il avoit encore plusieurs blessures
à la cuisse, & les parties, que la
pudeur défend de nommer, entierement
emportées.

Je le pensay, & la fiévre qui depuis
peu l'avoit quitté, le reprit. Deux jours
aprés, la cangréne se mit à sa jambe,
en sorte que je fus obligé de la luy couper;
depuis ses playes allerent fort bien,
& nous parlions déja de luy faire une
jambe de bois, lors qu'en une nuit il
luy vint un eresipele à la jambe saine,


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Page 310
depuis la hanche jusqu'au talon. Je le
seignay, le purgeay doucement, & tâchay
d'appaiser l'inflammation avec, des
remedes convenables; cela n'empescha
pas sa jambe de tomber en pourriture,
& quoy que je pusse faire, il mourut.
Je fus curieux d'ouvrir toute la jambe
depuis la hanche, d'où il disoit que son
mal provenoit; je trouvay que le Perioste,
qui est une petite peau qui couvre
l'os, estoit mangé par une matiere
sereuse & noire, d'une puanteur inconcevable.

Je ne puis pourtant pas attribuer sa
mort au venin du Crocodile; car j'en
ay vû plusieurs qui en ont esté mordus,
& gueris de leurs playes sans aucune
mauvaise suite. Je croy seulement que
cela est venu de ce que cet homme estoit
tres-mal sain, & outre cela d'une humeur
fort sombre & melancolique.

Voilà quelle fut la malheureuse destinée
de ce pauvre Portugais, pour
n'avoir pas voulu croire ceux qui l'avertissoient
de n'aller point seul dans ce
bois: mais, comme je l'ay déja dit, il
estoit d'une humeur chagrine, & si opiniâtre,
qu'il ne déferoit à rien.

En suite nostre vaisseau se trouva


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prest; nous le rechargeâmes, & partî-
Départ &
bonne disposition
des
Avanturiers.
mes gros & gras, en sorte qu'il ne paroissoit
pas que nous eussions fait un
voyage si penible. Nous ne songions
plus qu'à retourner à la Jamaïque, pour
trouver un autre vaisseau, afin d'aller
en course, car le nostre ne valoit plus
rien. Nous prîmes nostre route le long
de la coste de Cuba, au travers de petites
Isles, où nous fûmes pris d'un
calme si grand, qui dura prés de quinze
jours, & nous reduisit à une telle
necessité d'eau, que nous fûmes obligez
de nous passer d'un demi setier par
jour, parce que nous ne pouvions aborder
à aucun lieu pour en prendre.

Aprés avoir esté quelques jours dans
cette disette, & mesme sans boire, enfin
nous arrivâmes dans le golfe de
Xagua, que les Avanturiers nomment
Grand Port, où nous trouvâmes deux
Navires Hollandois d'Amsterdam, qui
estoient ceux que nostre Flotte avoit
vûs quand elle partit de l'Isle Espagnole
pour aller à Panama.

Ces Navires avoient esté obligez de
relâcher en ce lieu pour se racommoder:
car l'un d'eux avoit esté démasté
de son grand masts par un coup de tonnerre,


312

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qui avoit mesme tué beaucoup
Occasion
que trouve
l'Autheur de
quitter les
Avanturiers.
de ses gens. Je m'embarquay sur ces
vaisseaux pour repasser en Europe, remerciant
Dieu de m'avoir retiré de
cette miserable vie, estant la premiere
occasion de la quitter que j'eusse rencontré
depuis cinq années.

Outre cela j'ay fait encore trois autres
voyages dans l'Amerique, tant
avec les Hollandois qu'avec les Espagnols,
où j'ay eu le temps de me confirmer
dans toutes les choses que j'ay
remarquées la premiere fois dans ces
païs; sur quoy j'ay fait la carte que l'on
trouvera au commencement de ce Livre,
qui est aussi exacte qu'on en puisse
voir.

Cependant les Avanturiers, qui
avoient toûjours sur le cœur le tort
que Morgan leur avoit fait, & qui ne
perdoient point l'envie de s'en venger,
crurent à la fin en avoir trouvé un
moyen infaillible. Ils apprirent que
Morgan se preparoit à aller prendre
possession de l'Isle de Sainte Catherine,
soit qu'il ne se crust pas en assurance
à la Jamaïque, qu'il se méfiast du Gouverneur,
& qu'il voulust s'assurer de
tout, parce qu'il craignoit tout, aprés


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Page 313
l'action qu'il avoit faite; soit qu'il regardast
cette Isle comme un lieu également
fortifié par l'art & par la nature,
où il pourroit vivre en repos, & estre
à couvert contre toutes les entreprises
de ses ennemis. C'est pourquoy
comme il se disposoit d'y aller au plûtost,
les Avanturiers resolurent de l'attendre
sur le passage, & de l'enlever
luy, sa femme, & tous les siens, de le
mettre en lieu de seureté, & de l'y
retenir jusqu'à ce qu'il eust fait raison
de ce qu'il leur avoit emporté; encore
estoit-ce là le moindre mal qu'ils
projettoient de luy faire, lors qu'ils en
furent empeschez par un incident qu'ils
n'avoient pas prévû, & qui rompit toutes
leurs mesures. C'est qu'un Navire
du Roy de la Grand' Bretagne arriva
à la Jamaïque avec un nouveau Gou-
Particularitez
qui regardent
Morgan.
verneur, & un ordre exprés à Morgan
d'aller en Angleterre, pour répondre
sur les plaintes du Roy d'Espagne &
de ses Sujets.

Si en mesme temps on avoit voului
écouter celles des Avanturiers, on auroit
pû voir par ce qui s'est passé, qu'ils
auroient eu sujet d'en faire de grandes
contre luy. Morgan donc a esté obligé


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de faire ce voyage, & j'ay fait tout
mon possible pour sçavoir l'évenement
de cette affaire, mais je n'en ay pû rien
apprendre, & par consequent je n'en
sçaurois parler.

Nouveau
Gouverneur
de la Jamaïque
s'oppose
aux Avanturiers:
Ce qu'ils
entrepiennent
à sa yuë.
Le nouveau Gouverneur estant établi
dans la Jamaïque, songea à mieux
ménager les Espagnols, que n'avoit fait
son predecesseur: car il envoya le vaisseau
qui l'avoit apporté, & qui estoit
parfaitement bien équipé en guerredans
tous les principaux ports du Roy
d'Espagne, sous pretexte de renouveller
la paix avec eux, & d'estre en mer
de la part du Roy son Maistre, pour détruire
les Avanturiers, qui commettoient
toutes leurs hostilitez sans son
aveu. Cependant lorsque ce Navire
Hardiesse
des Avanturiers,
difficulré
de s'opposer
à leurs entreprises.

estoit en mer, & presque à sa veuë,
les Avanturiers ne laisserent pas de piller
une Ville appartenante aux Espagnols.

Il sera mal aisé, pour ne pas dire
impossible, de mettre aucun obstacle
aux desseins de ces gens là, qui animez
par le seul espoir du gain, sont capables
des plus grandes entreprises,
n'ayant rien à perdre, & tout à gagner.
Il est vrai qu'ils demeureroient courts


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dans ces entreprises, s'ils n'avoient ni
bâtimens, ni vivres, ni munitions de
guerre, ni Ports.

Pour des bâtimens, ils n'ont garde
d'en manquer; car on les voit souvent
s'embarquer sur la mer avec les moindres
vaisseaux, & avec eux prendre les
plus grands, qu'ils rencontrent presque
toûjours remplis de vivres, & de munitions
de guerre. Si par hazard ils n'en
trouvent pas, ils en vont chercher ailleurs,
& en trouvent autant qu'ils en
ont besoin.

A l'égard des Ports, ils n'en sçauroient
non plus manquer: comme tout
le monde fuit devant eux, ils y entrent
avec facilité, & s'en rendent maistres
aussi bien que des autres lieux, qu'ils
parcourent en victorieux, & où l'on
voit qu'ils agissent aussi tranquilement
que s'ils en estoient les possesseurs legitimes:
de sorte que l'on ne voit rien
qui puisse arrester leurs courses & leurs
progrez, qu'une vigoureuse resistance.

Par exemple, si l'on en croit les nou-

Ce qui s'espassé
depuis
peu à leur
égard.
velles apportées depuis peu à la Jamaïque
par des vaisseaux venus de Cartagene,
on a sceu que les Avanturiers
estant entrez dans la mer du Sud, n'ont

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pû executer le dessein qu'ils avoient
de se saisir de quelques postes avantageux,
pour troubler la navigation de
Lima à Panama, à cause que les Indiens
s'estant misen armes en plusieurs
endroits de la coste, les ont empeschez
de débarquer, & mesme de se pourvoir
d'eau & de vivres: De plus, que l'escadre
du Vice-Roy du Perou, qui croisoit
entre Lima & Panama, leur donnolt
la chasse, & avoit ouvert par ce
moyen le commerce entre ces deux
Places: Enfin que quelques Avanturiers
qui avoient débarqué dans la mer
du Sud, avoient esté désaits, & contraints
de se retirer.

De pareils efforts, & souvent reïterez
par les Espagnols, pourroient peutestre
à l'avenir faire perdre aux Avanturiers
la coûtume & l'envie de les attaquer.
Je dis peut-estre, car dans le
fond les Avanturiers sont de terribles
gens.

Fin de l'Histoire des Avanturiers.