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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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 I. 
Chapitre I.
 II. 
 III. 
 IV. 
 V. 
 VI. 
 VII. 
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Chapitre I.

Particularitez historiques sur la
perfidie de Morgan.

Bien qu'il y eust dèja quelque

Reflexion
des Avanturiers
sur la
conduite de
Morgan.
que temps que Morgan eust
quitrè les Avanturiers, ils
ressentoient aussi vivement
le dèplaisir qu'ils en avoient receu, que

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venoient de le recevoir, jusques là
qu'ils ne pouvoient penser à sa perfidie,
non pas mesme nommer son nom, sans
fremir d'horreur. Un jour entr'autres:
ce que je n'avois point encore vû de cette
maniere, ils se plaignirent à outrance,
& s'emporterent furieusement contre
luy. Il est vray que l'eau de vie qu'on
venoit de boire joüoit alors son jeu
dans chaque teste, donnoit de la force
à leurs plaintes, & de la vigueut à leurs
emportemens. Les uns transportez de
colere, tiroient leur sabre, avançant le
bras comme pour fraper le traistre Morgan,
de mesme que s'il eust esté present.
D'autres outrez de douleur montroient
tristement leurs blessures, dont le perside
emportoit la recompense. Tous generalement
regrettoient leurs camarades,
qui avoient exposé & mesme perdu
leur vie pour les enrichir; ou pour
mieux dire, ils regrettoient bien plus
les richesses dont Morgan les avoit privez.

Pour moy je m'affligeois à ma maniere,
& j'examinois avec mes camarades
la sceleraterie de Morgan, & les
circonstances odieuses dont elle estoit
accompagnée. Je leur faisois remarquer


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qu'il avoit esté beaucoup plus inquiet
aprés avoir executé l'entreprise, qu'avant
son execution; qu'il avoit toûjours
quelques conferences particulieres avec
trois ou quatre Avanturiers que nous
appellions ses confidens, qu'il ne pouvoit
même s'empescher de leur parler à
l'oreille, lors qu'on estoit obligé de
s'assembler; qu'enfin luy qui en toutes
rencontres avoit esté fort ouvert avec
nous, estoit devenu fort reservé, principalement
lors qu'on parloit de partager
le butin.

Toutes ces choses bien pesées, leur
disois-je, nous devoient faire entrer en
de grands soupçons, & toutefois nous
estions si persuadez qu'il estoit honneste
homme, que nous ne pensions à rien
moins qu'à ce qui est arrivé. Je me souviens
pourtant d'une chose que je luy
ay entendu dire, & d'une autre que je
luy ay vû faire, qui devoit m'ouvrir
les yeux.

Voicy ce que je luy ay entendu dire.
Un jour qu'il estoit auprés d'un de ses
confidens, que je pensois d'une playe
qui s'estoit r'ouverte: Courage, luy
dit-il en Anglois, croyant que je ne
l'entendois pas, courage, guerissez-vous


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promptement, vous m'avez aidé à
vaincre, il faut que vous m'aidiez encore
à profiter de la victoire. N'estoit-ce
pas dire en bon François, comme l'évenement
ne l'a que trop confirmé,
Vous m'avez aidé à faire un grand butin,
il faut que vous m'aidiez aussi à
l'emporter.

Voilà ce que je luy ay vû faire. Une
autre fois que j'estois allé chercher une
herbe dont j'avois besoin pour un remede,
j'aperceus Morgan seul dans un
Canot; il estoit baissé, & mettoit quelque
chose dans un coin que je ne pus
discerner, à cause de l'éloignement. Ce
qui me fit juger que c'estoit quelque
chose de consequence, c'est qu'il tournoit
souvent la teste, pour voir s'il n'étoit
point observé. Il m'aperceut, &
vint aussi tost à moy, assez interdit, à
ce qu'il me sembloit. Quelque temps
aprés il me demanda, mais avec une
indifference fort étudiée, ce que je faisois
en cet endroit, s'il y avoit longtemps
que j'y estois. Lors qu'il m'interrogeoit
ainsi, j'aperceus l'herbe que
je cherchois, & toute ma réponse fut
de la cueillir à ses yeux, & de luy en
dire les proprietez. En suite il recommença


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à me faire de nouvelles questions,
me tint plusieurs discours sans
suite, & me fit aussi mal à propos plusieurs
offres de service. Je reconnus
mesme que luy qui estoit le plus fier
de tous les hommes, & qui ne faisoit
comparaison avec personne, prit le chemin
que je tenois, quoy que ce ne fust
pas le sien. Par honnesteté je ne le voulus
pas souffrir: il s'aperceut de sa béveuë,
& me quitta.

Examinant depuis toutes les particularitez
de cette avanture, voilà, continuay-je,
ce qui m'est venu en pensée,
fondé sur ce que l'on apportoit à Morgan
toutes les pierres precieuses que l'on
avoit trouvées dans le pillage. J'ay
toûjours crû, comme je l'ay déja remarqué
ailleurs, que Morgan avoit retenu
les plus belles. En effet, on se ressouvenoit
fort bien de luy en avoir
mis entre les mains de considerables,
qui ne parurent point à la distribution
du butin. Il est à presumer que luy qui
avoit dessein, comme on a vû, de nous
faire tous foüiller, craignoit que nous,
qui n'estions pas de sa cabale, ne luy
fissions la mesme chose. C'est pour cette
raison qu'il n'avoit garde de porter


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sur luy les pierres qu'il nous déroboit,
encore moins de les mettre dans ses coffres
qu'on pouvoit foüiller comme luy.
Cela me fait croire qu'il avoit pris le
parti de les serrer dans une cachette
pratiquée au coin du Canot dont j'ay
parlé, & qu'effectivemeut il y en serroit
quelques-unes lorsque je le surpris.
Il falloit sans doute que cette cachette
fust pratiquée avec beaucoup d'adresse,
puisqu'ayant visité le canot par tout,
je ne pus découvrir la moindre apparence
de ce que je soupçonnois. Ce qui
me confirma encore dans mes soupçons,
c'est que Morgan estant en
voyage, avoit grand soin de ce Canot,
& ne le perdoit jamais de veuë.

C'est ainsi que chacun disoit librement
sa pensée sur l'infame conduite
de Morgan qui avoit tout emporté:
mais il nous auroit esté bien plus avantageux
de le faire dans le temps qu'on
pouvoit l'en empescher, que maintenant
qu'on ne le pouvoit plus: par
malheur personne n'osoit alors s'expliquer
sur ce chapitre, ne sçachant à qui
se confier, & craignant d'estre découvert
à Morgan, qui depuis sa victoire,
devenoit tous les jouts plus severe, &


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se rendoit redoutable par sa severité.

Ce qui redoubloit nostre desespoir,
c'est que pendant que nous faisions toutes
ces reflexions, aussi affligeantes qu'inutiles;
pendant que nous estions dans
un méchant vaisseau, agitez sans cesse,
miserables, dénuez de tout, & avec
quelques pauvres Esclaves aussi vieilles
que laides, car Morgan nous avoit ainsi
partagez; le mesme Morgan estoit en
repos à la Jamaïque, riche, heureux,
& le plus content du monde entre les
bras d'une belle & jeune épouse.