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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  

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Chapitre III.

Route des Avanturiers vers la côte de
Costa Ricca, jusqu'au Cap Gracia
à Dios.

LOrs que Morgan sortit de la Riviere
de Chagre, le Vaisseau où j'étois
ne le put suivre à cause qu'il manquoit
de vivres, & qu'il faisoit eau de
tous costez; ce qui fit resoudre d'aller
dans une grande Baye à trente lieuës de
Chagre, nommée Bocca del Tauro,
l'on trouveroit des vivres, & de quoy
reparer le Vaisseau. Deux jours aprés
nostre départ nous arrivâmes à la pointe
de Saint Antoine, qui fait l'entrée
de cette Baye, & qui forme comme
une peninsule habitée par les In-

Indiens,
pourquoy appellez
Indios
Bravos?
Leur origine,
leur courage,
& leur adresse.

diens, que les Espagnols nomment Indios
Bravos,
parce qu'ils ne les ont jamais
pû reduire. L'opinion commune,
& qui est receuë en ce païs-là,
c'est qu'il y a eu autrefois parmi eux

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des Indiens extremément adroits, robustes
& courageux, & dont la maniere
d'attaquer & de se défendre estoit fort
singuliere.

Par exemple, ils disent qu'au moment
qu'on en venoit aux mains avec
eux, & qu'on croyoit les tenir, ils se
déroboient en un instant, & quand
on les estimoit bien éloignez, qu'ils paroissoient
tout à coup devant vous, &
vous assailloient; que d'une égale vitesse
ils fuyoient, & pour suivoient leurs
adversaires; & ce qui estoit plus extraordinaire,
& aussi plus dangereux,
c'est qu'ayant le visage tourné, ils tiroient
des sléches aussi droit à l'ennemy,
que s'ils avoient esté vis à vis de luy;
que si la necessité les contraignoit, ou
si l'occasion les invitoit à combattre de
prés, ils s'escrimoient d'estoc & de taille,
ayant attaché plusieurs petites feüilles
de métail aux manches de quelques
instrumens de fer, dont ils se servoient
comme d'épées, & que par le tintement
nombreux de ces petites feüilles
de métail, ils s'animoient au combat,
& d'une mpetuosaté inconcevable chargeoient
l'ennemy, ou comme on le
ent de dire, s'eschapoient en un instant;


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& lors qu'ils ne le pouvoient,
ayant fait soudain la tortuë, ils se cachoient
tout entiers sous de grandes
écailles de poisson qu'ils portoient en
forme d'écu; en sorte qu'ils ne laissoient
paroistre aucune partie de leur corps
par où on les pust blesser. Ils ajoûtent
encore, qu'au travers de toutes sortes
d'armes, & du feu mesme, on les a vû
se ruer en desesperez sur ceux qui les
pressoient de trop prés, & méprisant la
vie, l'oster bien-tost à leurs ennemis;
mais quoy que les Indiens de cette
contrée ayent beaucoup degeneré du
courage de leurs ancestres, ils ne laissent
pas de se faire craindre encore des Espagnols,
& d'estre toûjours à leur égard
Indios Bravos.

Je me souviens que Morgan avoit
plusieurs fois juré de leur faire perdre
la qualité d'Indios Bravos, & d'aller
chez eux avec tant de monde, qu'on
pût battre tout le païs, les relancer
comme des bestes sauvages jusques dans
leurs tanieres. Il ne pouvoit souffrir
que les Avanturiers trouvassent ces genslà
presque toûjours en leur chemin,
car soit qu'ils allassent en course, ou qu'ils
en revinssent, ils ne manquoient jamais


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de traverser leurs entreprises. Ce n'est
pas qu'il s'attendist à faire grand butin
dans cette expedition, mais c'estoit
beaucoup gagner disoit il, que d'exterminer
des peuples qui estoient si contraires
aux Avanturiers. Aujourd'huy
qu'il est accommodé, je m'imagine
qu'il ne songe gueres à ce dessein, &
qu'ille regarde comme l'entreprise d'un
Avanturier qui peut tout hazarder, parce
qu'il n'a rien à perdre.

Commerce
des Indiens
& des Avanturiers.

Pourquoy
ompu?
Autrefois les Avanturiers traittoient
avec ces Indiens, qui les accommodoient
de tout ce qu'ils avoient besoin.
Et en échange, ces mesmes Avanturiers
leur donnoient des haches, des
serpes, des couteaux, & d'autres instrumens
de fer. Ce commerce a duré
long-temps, & les Indiens n'ont pas
esté les premiers à le rompre, & voicy
comme cela est arrivé.

Quelques Avanturiers s'estant un
jour rencontrez à la Baye de Boca del
Tauro,
dont je viens de parler, persuaderent
les Indiens d'amener leurs
femmes; ils se regalerent ensemble, &
les Avanturiers estant yvres, tuerent
quelques Indiens, & en suite enleverent
ces femmes; ce qui a fait que depuis


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les Indiens n'ont voulu, ny commerce,
ny reconciliation avec eux.

Cette Baye a vingt-cinq ou trente
lieuës de tour, & beaucoup de petites
Isles, l'une desquelles peut estre habitée,
à cause de l'eau qui y est tresbonne.
Dans ce lieu on trouve plusieurs
sortes d'Indiens qui se font la
guerre, & ont mesme divers langages;
les Espagnols n'ont jamais pû les assujettir
à cause de leur courage, & de la
fertilité de leur païs, dont la terre est
si excellente, qu'elle leur fournit de
quoy vivre, sans qu'ils soient obligez
de la cultiver.

En suite nous fûmes à la pointe à
Diego,
ainsi nommée à cause d'un Avanturier
Espagnol qui venoit là fort
souvent, & luy avoit donné ce nom.
Elle est arrosée d'une petite Riviere
d'eau douce, dans laquelle nos gens
croyoient pescher beaucoup de tortuë;
mais ils furent trompez, car il falut se
passer d'œufs de Crocodiles que nous
trouvâmes dans le sable. Ils estoient
fort excellens, & d'aussi bon goust que
les œufs d'oye.

De là nous fûmes du costé de l'Orient
de cette Baye, où nous rencontrâmes


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des Navires d'Avanturiers François,
qui se racommodoient aussi, &
qui avoient assez de peine à vivre; ce
qui nous obligea à ne rester pas là longtemps,
& à nous retirer du costé du Ponant
de cette Baye, où nous nous trouvâmes
mieux. Nous prenions tous les
jours autant de tortuë qu'il nous en
falloit pour vivre, & mesme assez pour
en saler.

Aprés quelque sejour l'eau nous
manqua, & nous fûmes pour en prendre
dans une Riviere qui n'estoit qu'à
deux lieuës de nous; mais comme
nous sçavions bien qu'il y avoit des
Indiens, l'on mit du monde à terre,
afin de voir s'il n'y avoit point de danger;
mais on ne découvrit rien, &
nos gens furent prendre de l'eau.

Indiens fondent
sur les.
Avanturiers.
Equipage de
leur Chef.
Peu de temps aprés quelques Indiens
fondirent sur eux sans leur faire de mal,
au contraire, les nostres en tuerent
deux, dont l'un portoit une barbe d'écaille
tortuë, & l'autre paroissoit quelque
homme de consideration, parce
qu'il avoit une escharpe qui couvroit sa
nudité, & une barbe d'or qui le distinguoit.
Cette barbe estoit une plaque
d'or battuë qui avoit trois doigts de

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large, & autant de long, elle pesoit une
once & demie.

Cela suffit pour persuader qu'on
trouve de l'or dans le païs de ces Indiens,
qui s'estend assez loin, & qu'on
pourroit facilement habiter, malgré les
Espagnols qui n'y ont aucun droit,
estant aussi bien permis à une autre Nation
qu'à la leur d'occuper ces terres.
Le terroir en est humide, à cause qu'il
y pleut trois mois de l'année, & ne laisse
pas d'estre merveilleusement bon;
ce qui se connoist à la façon de la terre,
qui est noire & produit de puissans
arbres.

Peu aprés nous essayâmes de nous
mettre en mer pour faire route vers la
Jamaïque, mais le temps n'estoit pas
beaucoup meilleur que quand nous
fortîmes de la riviere de Chagre, nous
ne laissâmes pas de poursuivre nostre

Crainte dissipée.

chemin, & nous fûmes chassez d'un bâtiment
que nous croyons ennemy, parce
qu'il ne nous montroit point de pavillon,
& que la fabrique estoit Espagnole.
Nous fismes du mieux que
nous pûmes pour luy échaper; mais en
vain, & nous nous preparions déja à
nous battre jusqu'à l'extremité, plûtost

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que de nous rendre, quoy que la partie
fût inegale, lors qu'en nous approchant
il mit son pavillon qui nous tira
de peine. C'estoit un des Bastimens qui
avoient esté avec nous à Chagre & à
Panama. Il nous dit que les brises, qui
est un vent de Nordest qui y dure six
mois de l'année, l'avoient empesché de
doubler pour faire saroute, & de gagner
jusqu'à Cartagene.

Voyant que ce Vaisseau qui estoit
meilleur que le nostre n'avoit pû avancer,
nous resolûmes de relâcher vers la
Jamaïque par le Cap de Gracia à dios,
& pour ce sujet nous revinsmes dans
Boca del Tauro, où nous demeurâmes
encore quelque temps, afin de nous munir
de ce qui nous estoit plus necessaire.

Nous passâmes à Boca del Drago,
où nous esperions faire mieux, parce
qu'il y a beaucoup de Lamentin. Ce
lieu appellé Boca del Drago, a communication
avec Boca del Savoro, &
n'est clos que par une quantité de petites
Isles, dont il y en a qui sont habitées &
éloignées de la grande terre de deux petites
lieuës tout au plus.

On connoist qu'elles sont habitées,


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parce qu'on y voit des Indiens, & que
Isles que l'on
connoist habitées
à l'odeur
des
fruits.
quand on passe pardevant, on sent l'odeur
des fruits qui viennent sur les arbres
que l'on y plante. Jamais Chrétien
n'a pû avoir communication avec
ces Indiens, les Avanturiers mesmes
n'oseroient y prendre d'eau, ny approcher
de la terre de trop prés avec
leurs Canots. Un jour un Avanturier
envoya son Canot pour pescher, & allant
le long du rivage, ceux qui estoient
dedans furent surpris, de voir des Indiens
se laisser tomber du haut des arbres
dans l'eau, d'où sortant tout à
Indiens qui
tombent des
arbres, & emportent
les
hommes.
coup, ils chargerent un des leurs &
l'emporterent, sans qu'on en ait jamais
eu de nouvelles.

Le fameux Avanturier Louys Scot
Anglois, se trouvant dans cette Baye,
fit descente sur cette petite Isle, afin
d'en chercher les habitations; mais quoi
qu'il eût plus de cinq cent hommes
avec luy, il fut obligé de se retirer, car
à mesure qu'il avançoit dans le païs,
on luy tuoit son monde, sans qu'il pût
découvrir personne. Ces Indiens sont
encore extremément agiles à courir dans
les bois.

Un jour que j'estois dans cette Baye


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à la pesche de la tortuë, avec mes Camarades,
nous vismes de loin deux de
ces Indiens dans un Canot qui peschoient
avec des filets; nos gens tascherent
de les surprendre, & pour cela
ne faisoient point de bruit de leurs rames,
mais tiroient le Canot le long de
la terre avec leurs mains, en prenant les
branches des arbres. Ces Indiens qui
font toûjours bon guet les aperçurent,
& prirent aussi-tost leurs filets & leur
Canot, qu'ils porterent plus de vingt-
Leur agilité
& leur force.
cinq pas dans le bois, nos gens quin'étoient
qu'à dix-huit pas d'eux, sauterent
aussi-tost à terre avec leurs armes,
croyant les joindre; mais ils ne purent,
car lors qu'ils se virent pressez, ils abandonnerent
leur Canot avec leurs filets,
& leurs armes; & se sauvant, commencerent
à faire des hurlemens horribles.
Les Avanturiers qui estoient onze tresforts
& tres-vigoureux, eurent beaucoup
de peine à remettre ce Canot à
l'eau, que ces deux Indiens avoient
porté si loin: ce qui fait juger qu'ils
ont une extrême force.

Nous demeurâmes-là encore quelque
temps, afin d'en pouvoir surprendre,
& de voir s'il n'y auroit point


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moyen de negocier avec eux; mais
aprés y avoir resté environ un quartd'heure,
& mis nostre Canot à l'eau,
nous entendismes redoubler leurs hurlemens,
& faire un bruit si effroyable,
que nous n'osasmes pas arrester là davantage,
& que nous retournâmes à
bord au plus viste, emmenant avec
nous le Canot que nous leur avions
pris, dans lequel estoient leurs filets, do
la mesme façon que les nostres, excepté
qu'ils avoient environ deux pieds
de hauteur, & quatre ou cinq brasses
Description
d'un filet, &
d'un Canot
pris sur les
Indiens.
de longueur, des cailloux au lieu de
plomb, & du bois leger au lieu de liege.
On y voyoit aussi quatre bastons
de Palmiste de la grosseur du poulce, &
longs environ de six pieds. Un des
bouts estoit pointu & fort dur, l'autre
l'estoit aussi, & avoit à chaque costé
trois crocs en forme de fléche; la pointe
de ces bastons estoit tellement endurcie
au feu, qu'ils auroient percé une
planche comme le meilleur instrument
de fer: on en peut voir la façon par cette
figure; leur Canot estoit de bois de
Cedre sauvage, sans forme, & estant mal
vuidé, plus épais d'un costé que de
l'autre. Ce qui nous fit prefumer que

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ces Indiens n'ont aucuns outils de fer
propres à travailler. Ils sont en fort petit
nombre, car les Isles qu'ils habitent
sont de peu d'étenduë, puisque
la plus grande n'a pas plus de trois ou
quatre lieuës de tour.

Pourquoy les
Indiens se
font la guerre.

Un Indien que nous avions avec
nous, dit que ces Nations n'ont aucune
habitude avec ceux de la terre ferme,
& que mesme ils ne s'entendent
point, & se font sans cesse la guerre.
Il sçavoit cela, parce qu'il estoit venu
autrefois dans ce païs avec ceux de sa
Nation. Voicy la raison qu'il nous en
donna, qui est, que les Espagnols voulant
reduire ces Indiens, ils en tourmenterent
une partied une maniere étrange;
l'autre s'étant sauvée, s'étoit accoustumée
à vivre de la pesche, & des fruits
qui croissent naturellement dans ce païs,
où ils sont errants & vagabonds,
n'osant avoir de lieu fixe, ny de commerce
avec d'autres Indiens, dont plusieurs
s'estant soúmis aux Espagnols,
aydent à détruire ceux qui ne le sont
pas, c'est pourquoy ils se font encore
aujourd'huy la guerre, & s'épargnent
aussi peu que s'ils n'estoient pas de la
mesme Nation.


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Sur quoy l'on peut dire que c'est

Antipatie de
quelques Nations,
décre
& déplorée
par l'Autheur.

une chose estrange & déplorable en mesme
temps, de voir les inimitiez reci
proques de certains peuples de l'Europe;
inimitiez fondées sur mille rapports
desavantageux, & sur autant de faux
préjugez. Par malheur, comme ils
ignorent les Langues differentes des
uns & des autres, cette ignorance est
cause qu'ils ne s'entendent point, qu'ainsi
il leur est impossible, ny de s'éclaircir,
ny de se détromper, & ne font que
se haïr, sans sçavoir pourquoy, & se
haïr fortement que s'ils le sçavoient.

Les peres prévenus de ces haines implacables
les inspirent à leurs enfans:
de sorte qu'elles passent de generations
en generations, qui n'aspirent qu'à en
venir aux mains, qu'à répandre leur
sang, & à porter les choses à des extremitez
si cruelles, qu'elles les reduisent
au dernier affoiblissement.

S'ils se fortifient dans la suite, c'est
pour s'affoiblir tout de nouveau, par
des guerres encore plus sanglantes,
qui ne sont pas plûtost finies qu'elles
recommencent. De maniere que ces
Nations éternellement ennemies, ne se


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connoissent que pour se haïr & se craindre,
que pour se nuire & enfin s'exterminer.
Il y auroit beaucoup de reflexions
à faire sur ce sujet, mais je laisse
cela à de plus habiles que moy, & ne
me méleray que d'écrire mon voyage,
qui ne tend qu'à faire connoitre à
ceux de l'Europe, ce qui se passe dans
certaines contrées de l'Amerique, dont
ils n'ont point encore de relations.