Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes : contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ... |
HISTOIRE
DES
AVANTURIERS
QUI SE SONT SIGNALEZ
DANS LES INDES. |
I. |
II. |
III. |
IV. |
V. |
VI. |
VII. |
VIII. |
X. |
X. |
XI. |
XII. |
XIII. |
Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes : | ||
HISTOIRE
DES
AVANTURIERS
QUI SE SONT SIGNALEZ
DANS LES INDES.
Contenant ce qu'ils ont fait de plus
remarquable depuis vingt années.
Chapitre I.
Dèpart de l'Autheur. Incidens qui luy
sont arrivez sur Mer.
LEs Voyageurs aiment naturellement
à parler de ce qui
leur est arrivé, sur tout lors
qu'ils sont hors de danger,
& qu'ils croyent que ce qui leur est arrivé
merite d'estre sceu. C'est pourquoy
prens quelque plaisir à raconter ce qui
s'est passé dans mon voyage: peut-estre
mesme ne sera-t'on pas fâché de l'apprendre;
& sans doute tout iroit bien,
si la relation que j'en fais pouvoit estre
aussi agreable qu'elle est vraye.
Aprés nous estre embarquez le 2.
May 1666. & le mesme jour avoir levé
l'anchre de la rade du Havre de Grace,
nous fûmes moüiller sous le Cap
de Berfleur, à un lieu appellé la Hogue.
Nous estions dans le vaisseau nommé
S. Jean, qui appartenoit à Messieurs
de la Compagnie Occidentale, commandé
par le Capitaine Vincent Tillaye.
Nous allâmes joindre Monsieur
le Chevalier de Sourdis, qui commandoit
pour le Roy le navire dit l'Hermine,
monté de trente-six pieces de
canon, avec ordre d'escorter plusieurs
vaisseaux de la Compagnie dont j'ay
parlé, qui alloient en divers endroits,
les uns en Senegal en Afrique, & aux
Isles des Antilles de l'Amerique; les
autres vers la Terre neuve.
Tous ces vaisseaux s'estoient joints
aux nôtres, de peur d'estre attaquez par
quatre Fregates Angloises qu'on avoit
Quelques navires Hollandois qui craignoient
la mesme chose, parce qu'ils
estoient en guerre aussi bien que nous
avec cette Nation, en firent autant,
aprés que Monsieur de Sourdis leur en
cut accordé la permission, & sa protection
qu'ils luy avoient demandée. Ensuite
Monsieur de Sourdis fit sçavoir
ses ordres, & donna à nostre Capitaine
la Charge de Vice Commandeur de la
Flote, & au Capitaine du navire nommé
l'Esperance, appartenant à la même
Compagnie, celle de Contre-Commandeur.
Cela fait, nous fismes voiles
avec nostre Flote, qui estoit composée
environ de quarante vaisseaux, le long
de la coste de France, quoy qu'avec
assez de peine, pour les perils que l'on
y court, à cause de quantité de rochers
qui s'y rencontrent, & de l'allarme
que nous donnions aux François
qui demeurent le long de ces costes: ils
croyoient que nous fussions Anglois,
& que nous avions dessein de faire quelque
descente.
Peu de jours aprés nous passâmes le
Raz de Fonteneau, qui est à la sortie
de la Manche. Ce passage est fort perilleux,
traversent bien des rochers qui ne se
montrent qu'à fleur d'eau. Les François
nomment ce passage Raz, mot
Flamant, qui signifie une chose d'une
grande vîtesse. Fort souvent des navires
se perdent en ce lieu là; c'est pourquoy
les Mariniers de toutes sortes de
Nations font une ceremonie particuliere
lors qu'ils y passent. Voicy celle des
François.
Le Contre-Maistre du vaisseau s'habille
grotesquement avec une longue
robe, un bonnet sur sa teste, & une
fraize à son col, composée de poulie;
& de certaines boules de bois appellées
en termes maritimes Pommes de Raques.
Il paroist le visage noirci, tenant
d'une main un grand livre, & de l'autre
un morceau de bois representant un
sabre. Tous ceux qui n'ont jamais passé
par là, viennent s'agenoüiller devant ce
Contre-Maistre: aussi-tost il leur donne
de son sabre sur le col, & aprés on
leur jette de l'eau en abondance, s'ils
n'aiment mieux, pour s'épargner cette
peine, donner quelques bouteilles
de vin, ou d'eau de vie. Il n'y a personne
exempte de cette ceremonie, le
navire qu'il monte n'y a jamais passé,
il est obligé de payer quelque chose,
sinon les Matelots sieroient le devant,
qu'on appelle le Gallion, ou la Poulaine.
Aprés cette ceremonie on voit la
quantité de vin ou d'eau de vie que
l'on a amassée, on la distribuë également
à chacun des Matelots. Les François
observent la mesme chose non seulement
en ce lieu là, mais encore sous
les deux Tropics du Cancer & du Capricorne,
& sous la ligne Equinoxiale.
Les Hollandois sont aussi exacts à
font autrement. L'Ecrivain du vaisseau
apporte le rolle où est contenu tout l'équipage.
Cela fait, il les appelle tous
par nom & surnom, & les interroge,
s'ils ont passé par là, ou non: si on
doute que quelqu'un ne dise pas la verité,
on luy fait manger du pain & du
sel, ce qui est une espece de serment,
pour justifier qu'il y a passé. Ceux qui
sont convaincus du contraire, ont le
choix de payer quinze sols, ou d'estre
attachez à une corde, & guindez au
bout de la grande Vergue; ou d'estre
calez trois fois, c'est à dire plongez trois
de Vaisseau, tel qu'il soit, à payer
trente sols; si c'est un passager, ils en
tirent le plus qu'ils peuvent. Il y a des
Marchands dont ils exigent quelquefois
plus de cent écus; & quand il se trouve
de simples Soldats, leur Capitaine
est obligé de satisfaire pour eux. A l'égard
des garçons au dessous de quinze
ans, ils les mettent sous des manes d'ozier,
& leur jettent plusieurs seaux
d'eau sur le corps. Ils en font de mesme
à tous les animaux qui sont dans le navire,
à moins que le Capitaine ne paye
pour eux, & pour le navire mesme, s'il
n'y a jamais passé. L'argent qui provient
de cette ceremonie est mis entre
les mains du Contre-Maistre, qui doit
en acheter du vin au premier Port, &
aprés on le partage à tout l'équipage.
Les Hollandois ne font cette ceremonie
qu'au passage du Raz & des Barlingots
ou rochers qui sont devant la
riviere de Lisbonne en Portugal, & à
l'entrée de la mer Baltique, qu'ils nomment
le Zund. Quand on demande à
ces Nations pourquoy ils en usent ainsi,
ils répondent que c'est une vieille coûtume
de leurs ancestres.
Peut-estre que cette observation paroistra
peu considerable à ceux qui ne
sortent point de leur païs: mais les
gens qui en veulent sortir, ne la regarderont
pas de mesme. Aussi ne la fais je
que pour eux, comme beaucoup d'autres
plus importantes, qu'ils pourront
lire dans la suite: car je juge par moymesme,
que ceux qui voyagent, ou
qui ont dessein de voyager, sont bien
aises d'estre informez des choses par
avance, afin de sçavoir à quoy s'en tenir
quand elles arrivent, & de n'en
estre point surpris.
Aprés que nous eusmes passé le Raz
de Fonteneau, une partie de la Flote
nous quitta, & nous ne demeurâmes
que sept vaisseaux qui faisoient la même
route. En peu de jours nous fûmes
conduits par un vent favorable jusqu'au
Cap Finis terræ, où est la pointe Septentrionale
qui separe le Portugal d'avec
la Corogne.
Là nous fûmes surpris d'une furieuse
toute blanche d'écume, le ciel tout
rouge de feu. Nos navires furent enlevez
en haut sur des montagnes de flots,
& en mesme temps precipitez en bas
brisoient nos mats comme du verre,
& rompoient nos cables comme des filets.
Outre cela une affrcuse obscurité
ostoit l'usage des yeux aux Officiers qui
commandoient; & le bruit des vents,
l'usage des oreilles à ceux qui obeïssoient.
Nos vaisseaux secoüez sans cesse
par l'agitation de la mer, estoient en
danger de s'ouvrir & de se briser en
s'entrechoquant les uns contre les autres.
Dans cette extremité mortelle je
vis un effet sensible de ces paroles de S.
Paul, que pour apprendre à prier il
faut aller sur la mer: car alors chacun
avoit recours aux prieres, & je ne fus
pas des derniers. La pluspart estoient
si foibles & si abatus, que les vagues
les emportoient d'un bord du vaisseau
à l'autre, sans qu'ils fissent aucune resistance.
Tous presque renversez çà &
là languissoient entierement rendus &
demy morts. Il se passa bien d'autres
choses que je ne sçaurois dire: en effet
chacun estoit si occupé de son propre
mal, qu'il ne songeoit gueres à celuy
des autres.
Cette tempeste dura deux jours,
aprés quoy la mer se calma, le vent devint
route à toutes voiles. Les navires
qui estoient avec nous s'écarterent tellement
que nous restâmes seuls. Quand
nous fûmes à deux cent lieuës des Antilles,
nous recontrâmes un navire
Anglois, contre lequel nous nous battismes
quatre heures de temps, sans
nous rien faire l'un à l'autre: les Boucaniers
qui estoient dans nostre bord
le vouloient accrocher, mais nostre Capitaine
le défendit.
Nous estions pour lors en necessité
d'eau, & nous fûmes reduits à demiseptier
par jour. Peu de temps aprés
nous arrivâmes à la veuë des Antilles,
& la premiere Isle que nous vîmes fut
celle de Santa Lucia. Nous voulûmes
aller à la Martinique, mais comme
nous estions trop bas, le vent & le
Courant ne nous permirent pas d'y
aborder. De là nous fismes route par la
Guadeloupe, mais nous n'y pûmes
non plus aborder qu'à la Martinique;
ce qui nous obligea de ne point perdre
de temps, & de poursuivre nostre
route, à cause de la disette d'eau où
nous estions. Quatre jours aprés nous
arrivâmes à l'Isle Espagnole, que les
Domingue. Cela nous donna une grande
joye, car il n'y avoit personne qui
ne fust incommodé de la soif & des fatigues
de la mer. Le premier jour que
nous vîmes l'Isle, nous allâmes moüiller
à un lieu nommé le port Margot,
où Monsieur Ogeron, Gouverneur de
la Tortuë, avoit une belle habitation.
Aussi-tost que nous eusmes moüillé,
un Canot vint à nous, dans lequel il
y avoit six hommes, qui causerent assez
d'étonnement à la pluspart de nous
qui n'estions jamais sortis de France. Ils
n'avoient pour tous habillemens qu'une
petite casaque de toile, & un caleçon
qui ne venoit qu'à la moitié de la
cuisse. Il faloit les regarder de prés,
pour voir si ce vêtement estoit de toile,
ou non, parce qu'il estoit imbu du
sang qui degoute de la chair des animaux
qu'ils ont accoûtumé de porter.
Outre cela ils estoient bazannez; quelques-uns
avoient les cheveux herissez,
d'autres noüez; tous avoient la barbe
grande, & portoient à leur ceinture un
étuy de peau de Crocodile, dans le-
quel estoient quatre coûteaux avec une
bayonnette. Nous sceûmes de ceux qui
des Boucaniers. J'en feray dans
la suite une particuliere description,
parce que je l'ay esté aussi.
Ces Boucaniers nous apporterent
trois Sangliers, qui suffirent à tout
ce que nous estions sur le vaisseau,
quoy que nous eussions grand appetit,
n'ayant de long-temps mangé de
viande fraische: en recompense nous
les regalâmes d'eau de vie. Les habitans
vinrent aussi à nostre bord, & nous apporterent
de toutes sortes de fruits
pour nous rafraischir. Nostre Chaloupe
fut à terre querir de l'eau douce: tout
cela nous remit tellement, que dés ce
soir mesme nous cessâmes de faire des
reflexions sur les incommoditez que
nous avions souffertes pendant le
voyage.
Le lendemain matin à la pointe du
jour nous fismes voile pour l'Isle de la
Tortuë, d'où nous n'estions qu'à sept
lieuës. Nous y moüillâmes l'anchre sur
Aprés que nous eusmes salüé le Fort
avec sept coups de canon, & que nostre
navire fut en parage, nous descendîmes
tous à terre, & allâmes salüer Monsieur
au bord de la mer avec les principaux
habitans de son Isle. Il nous receut
fort bien, & je fus assez heureux
dés ce premier jour de recevoir des
marques toutes particulieres de la grande
bonté qu'il a continuée dans toutes
les occasions où il a pû me faire du
bien, comme je le feray voir dans la
suite. Tous ceux qui estoient engagez
dans la Compagnie, dont j'estois du
nombre, furent conduits au magazin
du Commis general, à qui le Capitaine
du vaisseau apporta les paquets qui
contenoient les ordres de Messieurs de
la Compagnie. On nous donna à tous
deux jours pour nous rafraischir, &
nous promener dans l'Isle, en attendant
qu'on eust resolu ce à quoy on
nous vouloit employer. Les paquets
furent ouverts, & on trouva que Messieurs
de la Compagnie déposoient le
sieur le Gris leur Commis general, &
qu'ils donnoient sa commission au sieur
de la Vie, qui pour lors estoit Lieutenant
General dans l'Isle, avec ordre de
vendre tout ce que Messieurs de la
Compagnie pourroient avoir dans ce
lieu, de faire payer tout ce qui leur
Gris en France pour rendre ses comptes.
Le temps qu'on nous avoit donné
estant expiré, on nous fit venir, & on
nous exposa en vente aux habitans.
Nous susmes mis chacun à trente écus,
que l'on donnoit pour nous à la Compagnie,
qui nous obligeoit à les servir
trois ans pour cette somme, où pendant
ce temps ils pouvoient disposer de
nous à leur gré, & nous employer à ce
qu'ils vouloient. Je ne dis rien de ce
qui a donné lieu à mon embarquement,
suivi d'un si fàcheux esclavage,
parce que cela seroit hors de propos,
& ne pourroit estre qu'ennuyeux. Monsieur
le Gouverneur avoit dessein de
m'acheter pour me renvoyer en France,
voyant bien à mon visage que si je
rencontrois un mauvais Maistre, je ne
resisterois jamais aux fatigues du païs;
mais le sieur de la Vie m'avoit déja retenu,
ils eurent quelque differend làdessus.
Enfin je demeuray à ce méchant
Maistre; je puis bien luy donner ce
nom aprés ce qu'il m'a fait souffrir. Je
rapporteray la maniere dont il en a agy
avec moy, quand je parleray du traitement
de faire à leurs serviteurs & à leurs
esclaves: cependant je donneray au chapitre
suivant la description de l'Isle de
la Tortuë, & je diray comme les François
y ont établi leur Colonie.
Chapitre II.
Description de l'Isle de la Tortuë,
& de ce qu'il y a de plus
remarquable.
L'Isle de la Tortuë est située sous le
20. degré 30. à 40. minutes au
Nord de la ligne Equinoxiale; elle est
au bord de la grande Isle Espagnole
que les François nomment S. Domingue,
à cause de la Ville Capitale qui
porte ce nom. Elle est nommée Tortuë,
parce qu'elle en a la figure: elle
peut avoir seize lieuës de tour, & n'est
accessible que du costé du Midy, par
le canal qui la separe d'avec l'Isle Espagnole,
où elle a un assez beau port.
Le fonds est un sable fort menu, &
on y est à l'abry de tous vents, qui ne
sont jamais violents dans ces quartiers.
puisse servir d'abry aux navires; elle est
toute entourée de grands rochers, que
les habitans nomment Costes de fer:
elle a quelques ances de sable aux quartiers
habitables des rivages, mais on
n'y peut aborder qu'avec des Chaloupes:
son havre est commandé par un
Fort tres-bon & avantageux. Au bord
de la mer on voit une batterie de canon
qui donne aussi dans le Havre. Il
n'y a qu'un petit Bourg qu'on nomme
la Basseterre, où sont les magazins des
habitans & des Gargotiers qui demeurent
devant le port.
Monsieur Blondel, Ingenieur du
Roy, estant en l'an 1667. aux Antilles,
descendit à la Tortuë, où il traça un
plan pour y faire un nouveau Fort;
mais il paroist qu'on n'a pas bien executé
son dessein, car on n'en a bâti que
la Tour, qui ressemble mieux à un
Coulombier qu'à la Tour d'une Forteresse.
Il y a dans cette Isle six quartiers
habitez, sçavoir la Basseterre,
Cayone, la Montagne, le Milplantage,
le Ringot, & la Pointe au Maçon. On
en pourroit encore habiter une septiéme,
qu'on nomme le Capsterre, la
trouve point d'eau, & il y en a peu
dans l'Isle. On y voit quelques sources,
où tous les habitans vont puiser,
& cela les oblige à ramasser les eaux de
la pluye; de quoy le P. du Tertre paroist
mal informé, lorsque décrivant
l'Isle de la Tortuë dans la premiere
Partie de son Histoire des Antilles, il
dit que cette Isle est arrosée de quantité
de rivieres.
Le terroir en est tres-bon & fertile
aux endroits où elle est habitée. Il s'y
trouve quatre sortes de terre, mélangée
de sable, de terre rouge & grise,
dequoy on feroit d'aussi beaux vases
que ceux qui viennent de Genes. Toutes
les montagnes sont purement de
roche, qui est aussi dure que le marbre,
& neanmoins elles produisent des
arbres aussi gros & aussi grands que les
plus beaux de nos Forests en Europe.
Les racines de ces arbres sont toutes
découvertes, & courent sur ces rochers,
& ne tiennent que dans des
trous qui sont dans l'inégalité des rochers.
Ces sortes d'arbres qui croissent
ainsi, sont extrémement secs de leur
naturel; car si-tost qu'ils sont coupez,
de sorte que ce bois n'est bon
qu'à brûler.
Cette Isle est tres-fertile en toutes
sortes de fruits que l'on trouve dans les
Antilles; quant aux marchandises, on
y fait d'excellent Tabac qui surpasse
en bonté celuy de toutes les autres Isles.
Les Cannes de sucre y viennent d'une
grosseur extraordinaire, & y sont
plus sucrées qu'ailleurs, c'est à dire,
qu'elles y sont moins aqueuses. Il y
croist plusieurs arbres & plantes medicinales,
il y a peu de chasse: quant
aux bestes à quatre pieds, on n'y void
que des Sangliers, qu'on y a apportez
de la grande Isle, ils y ont assez bien
peuplé; tellement que les habitans y
vont à la chasse. Monsieur d'Ogeron
qui en estoit Gouverneur de mon
temps, deffendit de chasser avec des
chiens, afin de ne pas faire une si grande
destruction de ces animaux, & que
dans la necessité les habitans s'en pussent
nourrir. Il permit seulement que
l'on allast à l'affust.
On ne trouve que des Ramiers, des
Tourterelles, & quelques autres petits
oyseaux pour tout gibier, qui ne valent
y viennent si abondamment pendant
une saison de l'année, que les habitans
en pourroient vivre sans manger
d'autre viande. J'en ay mesme tué
en trois ou quatre heures quatre-vingt
quinze, sans avoir fait cinquante pas
de chemin à la ronde. Ils viennent
par bandes s'abbattre sur les arbres,
dont ils mangent la graine, & quand
elle manque, ils vont sur d'autres arbres
qui portent aussi de cette graine,
mais ils deviennent si amers qu'on n'en
peut manger.
Un jour un Gentilhomme Gascon
nouvellement arrivé de France en ce
Païs, à qui on avoit fait present de ces
Ramiers sur la fin de la saison, se plaignit
dans le repas qu'ils estoient amers.
Un de ceux du Païs qui estoit à table,
luy dit en riant qu'on avoit oublié à
leur oster le fiel, Cap de bis bous
abez raison, & commença à prendre
un baston, à dessein de battre ses valets,
disant que de long-temps il n'avoit
mangé un morceau qui valust, &
qu'ils avoient gasté ce qu'on luy avoit
presenté de bon. Celuy qui avoit causé
cette émotion l'appaisa bien-tost, en
Païs avoient du fiel, & luy expliqua
au mesme temps, la cause pourquoy
ces Ramiers estoient ainsi amers.
Le Poisson est en abondance le long
de la coste de cette Isle, dans le canal,
car au Nord il n'y en a pas tant. J'en
nommeray les differentes especes, lors
que je feray la description de l'Isle Espagnole.
Entre autres sortes de poisson,
l'on y void beaucoup de Hommais
ou Ecrevisses de mer, qui sont
semblables aux nostres, excepté qu'ils
n'ont point de pinces. Il n'y a pas de
temps plus propre pour prendre ce
poisson que la nuit à la clarté du feu:
Les habitans se munissent de bois de
Santal jaune, qu'ils fendent par éclat,
& en font des flambeaux. Ce bois rend
verd; c'est pourquoy ils le nomment
bois de chandelle. Cette clarté leur sert
de pieges pour attraper ces Ecrevisses,
sans avoir besoin d'autres instrumens
que de leurs mains. Il y a diverses sortes
de poisson en coquillage, comme
Moules, Huitres, Bourgaux, ou Escargots
de mer, Lambics, Casques, Porcelaines,
& plusieurs autres especcs que
Quant aux Reptiles il y en a de plusieurs
sortes; les Tortuës que l'on y
void se nomment Carets; il y a aussi
quelques Lezards; qui ne sont pas en
si grande quantité que les Crabes ou
Cancres. On en void de deux sortes
fort communs, que les habitans nomment
Crabes Blanches, & les Espagnols
Cangreios. Et la deuxiesme sorte
ils l'appellent Crabes rouges, ou Tourlourous.
Ces deux sortes de Cancres
sont fort nuisibles aux habitans, parce
qu'ils font des trous en terre, & coupent
les racines de ce que l'on plante,
soit tabac, cannes de sucre ou autres.
Il n'y a point de serpens venimeux,
mais seulement quelques couleuvres qui
ne font point d'autre mal, que de manger
les poules & les pigeons. J'en ay
veu une qui paroissoit longue de cinq
quarts d'aune, qui venoit d'avaler sept
pigeons & une grosse poule; nous mangeasmes
ces pigeons fricassez, aprés les
avoir tirez de son corps, où ils n'avoient
pas esté trois heures, j'ay aussi
mangé de ces couleuvres: dans le besoin
on s'accommode de tout.
L'on voit certains petits Reptiles qui
ou Escargot, ayant le devant de mesme
qu'une Ecrevisse, & le reste du
corps semblable à l'Escargot. Ces Reptiles
nommez Soldats sont bons à
manger, & tres-nourrissans; Ils ont
encore une vertu medicinale que j'ay
éprouvée; mais il faut user d'industrie
pour les avoir, car leurs coquilles sont
si dures, que si on veut les casser, on
gaste cet animal: Il faut seulement les
approcher du seu, & ils sortent d'euxmesmes,
puis les mettre en telle quantité
que l'on veut dans un sac exposé au
Soleil; il en dégoute une huile rouge
qui est extremément bonne pour toutes
les douleurs froides, & racourcissemens
de nerfs. On trouve encore dans
ce païs des Cameleons, & un grand
nombre de petits Lezards qu'on nomme
Anolis & Gobemouches: ces differentes
especes d'animaux ne font aucun
dommage, ils vivent seulement d'insects,
que l'on trouve encore dans cette
Isle, comme fourmis & autres de
differentes especes, dont nous avons à
parler. Ils y sont assez importuns, car
si on laisse une heure de temps quelque
morceau de viande sur une table,
toute formée. Il y a des guespes, frelons,
mouches de diverses façons, &
des scorpions, des aragnées, des chenilles
& des verds. De toutes ces sortes d'animaux
on n'en voit aucun qui soit
venimeux, ny importun comme ces
deux derniers que l'on appelle Mousquites
& Maringoüins, dont je traiteray
dans la suite.
A la verité, si les Scorpions & les
Scolopendres, qu'on nomme bestes à
mille pieds, n'y sont aucunement venimeux,
les arbres & les plantes n'en
sont pas de mesmes. J'en décriray icy
trois seulement, sçavoir un Arbre, un
Arbrisseau & une Plante, dont j'ay
veu des experiences. L'Arbre venimeux
dont je veux parler croist haut
comme un Poirier, il a ses feüilles sem-
porte un fruit de mesme que des pommes
de reynettes qui en ont le goust &
l'odeur, c'est pourquoy les Espagnols
le nomment Arbos de Mançanillas,
qui signifie arbre portant petites pommes.
Ce fruit renferme un venin si
contagieux, que quand il tombe dans
la mer, il le communique aux poissons
sont deux poissons fort friands de
ces pommes. On connoist quand ils
en ont mangé à leurs dents, qui deviennent
de couleur livide ou noirastre. Cet
indice n'empescha pourtant pas qu'en
l'an 1667. la plus grande partie du
Bourg de la Basse-terre de cette Isle
pensa estre empoisonnée, pour avoir
mangé du Tazar, qu'un Pescheur Indien
estoit venu vendre. On prend
ordinairement pour contrepoison l'arreste
de ce poisson rostie, & mise
dans du vin; mais dans cette occasion,
je ne trouvay point de remede plus
seur, que de boire de l'huile d'olive.
Plusieurs en furent malades plus de
trois mois. Les Indiens adroits connoissent
quand ce poisson a mangé de
la Mançanilla, en goustant du cœur;
s'ils le trouvent picquant sur la langue,
ils n'en mangent point; mais au contraire
s'il est doux, ils usent de ce poisson
avec toute assurance. Les nouveaux
venus de l'Europe s'empoisonnent
fort souvent, car ce fruit est si
agreable à la veuë & à l'odorat, qu'on
ne peut se dispenser d'en gouster; &
lors que quelqu'un en a mangé, tout le
de l'empescher de boire l'espace de deux
ou trois jours: mais c'est un grand tourment,
car il crie sans cesse qu'il brusle.
Tout son corps devient rouge comme
du feu, & sa langue noire comme du
charbon. Si par malheur il en a trop
mangé, il n'y a guere moyen de le rechaper.
L'arbre qui porte la Mançanilla n'est
pas moins venimeux dans sa verdure
que son fruit & ses feüilles: Il jette
un suc laicteux comme le figuier, qui
est tout à fait caustique. Si quelqu'un
s'endort sous cet arbre, & qu'il en tombe
quelque goute d'eau sur sa chair, il
y vient aussi-tost de grosses loupes
rouges. J'y ay moy-mesme esté attrapé,
car en ayant pris une branche pour
chasser des moucherons qui m'incommodoient
au visage, il m'y survint
une Eresipelle, dont je fus trois jours
incommodé & sans voir.
Pour l'Arbrisseau venimeux, il est
semblable au Piment, qu'on appelle en
Europe Poivre d'Inde: & à la verité
il luy ressemble fort, sinon qu'il croist
plus haut: il porte un fruit gros comme
un pois, que les habitans appellent
le pilent & s'en frottent les yeux,
afin de voir, disent-ils, plus clair au
fond de l'eau, quand ils vont tirer du
poisson avec des fléches ou des harpons.
Un Espagnol m'a dit que la racine
de cet Arbrisseau estoit un grand
poison, dont il avoit veu l'experience,
& qu'il n'y avoit point d'autre contre-poison
que sa graine pilée & buë
dans du vin.
Il n'est pas icy hors de propos de
reciter une petite Histoire arrivée au
sujet de la plante venimeuse qui croist
dans ce lieu. Une Dame de l'Isle de la
Tortuë avoit une jeune Esclave noire
assez jolie, elle fut long-temps poursuivie
par un garçon du mesme païs
aussi Esclave; mais n'ayant point d'amitié
pour luy, elle le mal-traita de
paroles, & luy dit qu'elle s'en plaindroit:
il la quitta en la menaçant, &
aussi-tost elle en avertit sa Maistresse.
Trois jours aprés ce garçon surprit la
jeune Esclave qui reposoit sur son lit
pendant la chaleur du jour, car comme
il n'y a rien de fermé, il estoit entré
où elle dormoit, & s'approchant
luy avoit mis des feüilles d'une herbe
Quelque temps aprés la Maistresse l'appella,
& voyant que cette fille ne venoit
pas, elle fut obligée de la chercher,
& l'ayant trouvée endormie, elle
la poussa fortement pour l'éveiller, mais
cette pauvre Esclave dormoit d'un sommeil
dont on ne réveille jamais. Sa Maistresse
voyant un accident si funeste
m'envoya querir, & me conta la chose
ainsi que je la viens de reciter, & qu'un
petit enfant qui avoit veu ce Noir mettre
l'herbe, luy avoit rapportée; je fis
l'ouverture du corps pour voir s'il n'étoit
point empoisonné, je n'en trouvay
aucune marque, je pris les feüilles qu'on
luy avoit trouvées entre les orteils pour
en faire l'experience sur un chien qui
dormoit, il en mourut de mesme; j'en
fis autant sur un chien éveillé, ce qui
ne luy causa aucun mal. A la verité les assistans & moy furent étonnez de
voir la force du poison de cette plante.
Aprés avoir fait la description de la
Tortuë & de ce qu'elle produit, il faut
parler de ce qui s'est passé dans l'établissement
de la Colonie dont elle est
aujourd huy peuplée. Il est surprenant
combien de fois cette Isle a esté reprise
tantost par les François, qui
enfin en sont demeurez les maistres.
Les Avanturiers ont trop de part dans
toutes ces differentes conquestes, pour
n'en pas faire l'Histoire; & comme elle
est de mon sujet, il est necessaire de
la reprendre dés son commencement.
Je croy mesme, que le recit n'en sera
pas desagreable, ainsi que nous le verrons
dans ce qui suit.
Chapitre III.
Etablissement d'une Colonie Françoise
sur l'Isle de la Tortuë. Les François
chassez par les Espagnols y reviennent
plusieurs fois, & aprés divers
changemens ils en demeurent
les Maistres; le Gouverneur est assassiné
par les François mesme.
LEs François ayant étably une Colonie
sur l'Isle de Saint Christophe,
commençoient à fleurir, lors que
les Espagnols interrompirent leurs progrez
par plusieurs descentes qu'ils fitent,
en passant avec leurs Flotes, pour
la plus grande partie de cette Na-
tion à suivre les Zelandois, qui faisoient
des courses sur les Espagnols, &
qui en remportoient de riches prises.
Ils y réussirent si bien que le bruit en
vint en France, & cela fit que plusieurs
Avanturiers de Diepe équiperent à dessein
de venir y faire aussi des courses.
Voyant qu'ils estoient heureux dans
toutes leurs entreprises, & que les Isles
de Saint Christophe où ils amenoient
leur butin estoient trop éloignées,
car il leur falloit deux ou trois
mois pour y remonter, à cause des
vents & des courants qui sont toûjours
contraires, ils resolurent de chercher
un lieu plus commode, sans avoir au-
tre but que de s'y retirer. Dans cetre
veuë quelques-uns d'eux allerent en
l'Isle Espagnole, voir s'ils ne trouveroient
pas aux environs quelque petite te
Isle, où ils pussent se refugier en seureté.
Lors qu'ils y furent arrivez, ils
la trouverent tellement peuplée de betes
à cornes & d'autres animaux qu'ils
furent asseurez de venir à bout de leur
dessein, parce qu'ils y trouvoient encore
la facilité de ravitailler leurs bastimens,
plus qu'un azile pour se retirer, de
crainte d'estre chassez par les Espagnols.
Les Espagnols ayant consideré que
cette Isle pourroit un jour servir de retraite
à de telles gens, s'en étoient déja
emparez, & y avoient mis un Alferez
avec vingt cinq hommes qui en avoient
pris possession. Ces Avanturiers François
n'eurent pas grande peine à les faire
sortir de là, parce qu'ils estoient ennuyez
de se voir éloignez du passage
des Espagnols, qui n'avoient gueres de
soin de leur apporter leurs necessitez.
Les François s'estant rendus les maîtres
de cette Isle, délibererent entr'eux
de la maniere qu'ils s'y établiroient.
Comme les hommes ont diverses pen-
Dans l'incertitude où ces Avanturiers
estoient, quelques-uns d'eux voyant
déja des habitations commencées, &
la commodité qu'ils recevroient de la
grande Isle, d'où ils pourroient avoir
de la viande quand ils voudroient, ce
qui leur manquoit à Saint Christophe,
fit qu'ils resolurent de demeurer à l'Isle
de la Tortuë, & promirent à leurs
pas. La moitié de ceux-cy allerent
sur la grande Isle tuer des Bœufs
& des Porcs, pour en saler la viande,
afin de nourrir les autres qui travailloient
à rendre l'Isle habitable. On asseura
ceux qui alloient en mer, que
toutes les fois qu'ils reviendroient de
course, on leur fourniroit de la viande.
se divisent
en
trois bandes,
& se distinguent
chacune
par des
noms convenables
à leurs
fonctions.
ces Avanturiers fut divisé en trois bandes,
dont les uns s'appliquerent à la
chasse, & prirent le nom de Boucaniers,
les autres à faire des courses, &
prirent le nom de Flibustiers, du mot
Anglois Flibuster, qui signifie Corsaire;
les derniers s'adonnerent au travail
de la terre, & on les nomma Habitans.
Les habitans qui estoient en fort
petit nombre, ne laisserent pas de demeurer
possesseurs de cette Isle, sans
Anglois qui vinrent se retirer
avec eux y furent tres-bien reçus.
Quelque temps aprés il vint des Navires
de France sur cette Isle traiter avec
eux; les Avanturiers y apportoient un
Butin fort considerable, les Boucaniers
qui venoient y negocier trouvoient leur
compte, & remportoient non seulement
en cuirs la valeur de leur Cargaison,
ou charge de Marchandise; mais
encore en Tabac, en pieces de huit, &
en Argenterie.
Les Espagnols voyant que l'accroissement
de ces gens-là ne pouvoit estre
que tres mauvais pour eux, resolurent
de les détruire, & de se remettre en
possession de l'Isle de la Tortuë: cela
ne fut pas difficile, car ces Avanturiers
n'ayant esté tourmentez d'aucune
Nation, croyoient estre les souverains
Maistres de tout, & ne s'estoient point
precautionnez pour se défendre. Les
l'occasion que les Boucaniers étoient
à la chasse sur la grande Isle, &
les Avanturiers en mer; & comme il ne
restoit que tres-peu d'Habitans qui n'étoient
pas capables de grande resistance,
le General de la Flotte des Indes d'Espagne
vint avec quelques vaisseaux,
dans lesquels il avoit fait embarquer
bon nombre de Soldats. Ayant fait
descente il passa au fil de l'épée tous
ceux qu'il pût attraper; il fit mesme
qu'il fut en possession de l'Isle; ce qui
fut cause qu'une bonne partie se sauva
pendant la nuit dans des Canots. Ce
General Espagnol laissa l'lsle & retourna
à Saint Domingue, sans mettre de
garnison dans la Tortuë. Et comme il
sçavoit qu'il y avoit quantité de Boucaniers
dans l'Isle Espagnole qui détruisoient
tout le bestail, il ordonna
qu'on levast quelques Compagnies de
gens de guerre pour les détruire: Ces
Compagnies furent appellées cinquantaines;
& depuis les Espagnols les ont
entretenuës jusqu'aujourd'huy.
La Flotte d'Espagne estant partie,
les fugitifs de cette Isle serassemblerent,
& se remirent en possession de l'Isle
sous la conduite d'un Capitaine Anglois
nommé Villis. Peu de temps
aprés un Avanturier François y arriva;
le changement qu'il trouva ne luy plût
pas sort, & il voyoit à regret que les
Anglois estoient maistres de cette Isle.
Il prévoyoit bien qu'ils feroient là comme
à Saint Christophe, d'où ils voulurent
chasser les François, quand ils se
sentirent les plus forts. Cet Avanturier
partit de la Tortuë sans rien dire, &
sieur le Chevalier de Poincy qui y
commandoit en qualité de General au
nom de l'Ordre de Malthe: Il luy
donna avis de ce qui se passoit à la
Tortuë, & luy fit connoistre les avantages
qu'il tireroit de cette Isle, s'il en
chassoit les Anglois. De plus, il l'afsura
que leur Chef estoit sans aveu, &
que les François lassez d'estre sous la
domination Angloise, ne manqueroient
pas de prendre les armes en sa
faveur, en cas que cette Nation voulust
faire resistance.
Monsieur de Poincy recent cet avis
comme il devoit, & en fit l'ouverture
à Monsieur le Vasseur nouvellement
arrivé de France, n'en ayant point dans
son Isle de plus capable que luy d'une
telle entreprise, parce qu'il estoit non
seulement bon Capitaine & bon Ingenieur,
mais il avoit encore une connoissance
toute particuliere des Isles de
l'Amerique. Monsieur le Vasseur dont
l'esprit estoit penetrant, reconnut que
cette occasion luy seroit avantageuse,
c'est pourquoy il se disposa promptement
à partir pour executer la proposition
de Monsieur de Poincy. Ils con-
vinrent donc ensemble, que Monsieur
le Vasseur iroit prendre possession de
l'Isle de la Tortuë, & en seroit Gouverneur
au nom de Monsieur de Poincy,
& que pour cela ils payeroient
chacun par moitié les dépenses necessaires.
Monsieur de Poincy luy promit
d'en faire les avances, & de ne le
laisser manquer de rien: L'accord étant
fait, Monsieur le Vasseur amassa quarante
hommes de la Religion protestante
comme luy, les fit embarquer;
Ayant pris des vivres autant qu'il en
avoit besoin, il partit de S. Christophe
pour l'Isle Espagnole, où en peu
de jours il vint moüiller l'ancre au
port Margot, dont j'ay désia parlé, au
costé du Nord de ladite Isle, environ
à sept lieuës de la Tortuë. Aussi-tost
qu'il fut arrivé, il s'informa en quel
estat estoit la Tortuë, & amassa environ
40. Boucaniers François, à qui
il découvrit son dessein, leur demandant
si ils vouloient estre de la partie,
ce qu'ils ne refuserent point; au contraire,
ils luy promirent de le bien seconder.
Aprés avoir pris ses mesures,
& s'estre assuré de ses Boucaniers, il
descendit à l'Isle de la Tortuë, vers
Dés qu'il fut à terre, il fit dire au
pour venger l'affront que sa Nation
avoit fait aux François, & que si dans
vingt-quatre heures il ne sortoit avec
tout son monde, il mettroit tout à
feu & à sang. Les Anglois ne furent
pas long-temps à resoudre ce qu'ils avoient
à faire, car voyant que la partie
n'estoit pas tenable pour eux, ils
jugerent qu'il valoit mieux quitter. A
l'heure mesme ils s'embarquerent avec
precipitation, & mesme assez confusément
dans un vaisseau qui estoit à la
Rade, & ils partirent de là sans oser
rien entreprendre pour la défense de
l'Isle. A la verité quand ils l'auroient
voulu, ils n'auroient pas pû, car dés le
moment que les François qui estoient
avec eux virent arriver Monsieur le
Vasseur, ils prirent les armes contre les
Anglois, & mirent d'abord tout au pillage,
ce qui les obligea de partir sans
avoir le temps de capituler.
Voilà comme Monsieur le Vasseur
se vit en peu de temps vainqueur des
Anglois, & maistre de l'Isle de la Tortuë,
sans répandre une goute de sang.
habitans, qui la receurent tres-bien. Il
visita l'Isle afin d'observer les lieux qui
avoient besoin de fortification, car il
avoit envie de se mieux garantir des attaques
des Espagnols, que ceux qui
avoient esté devant luy possesseurs de
cette Isle. Il remarqua qu'elle estoit
inaccessible de tous costez, excepté de
celuy du Zud, où il trouva bon d'y
bastir un Fort, en un lieu le plus commode
du monde, parce qu'il n'avoit
pas besoin de grande dépense, estant
fortifié naturellement. Ce lieu estoit
sur une montagne éloignée environ de
six cens pas de la Rade d'oùelle pouvoit
estre commandée. Sur cette montagne
il y avoit une Roche qui contenoit environ
25. ou 30. pas de grandeur en
quarré, & environ 4. à 5. toises de
hauteur, fort platte par dessus. Monsieur
le Vasseur fit bastir sur cette Roche
une maison pour y faire sa demeure,
on y montoit par dix ou douze
marches qu'il avoit fait tailler dans le
mesme Roc, & l'on achevoit d'y monter
avec une échelle de fer que l'on tiroit
en haut quand on y estoit monté;
il la munit de deux pieces de canon de
Roche, environ 10. à 12. pas, il sortoit
une source d'eau douce gros comme le
bras: Il fit outre cela entourer ce Roc
de murailles, & se trouva par ce moyen
en état de resister à toutes les forces
que les ennemis pourroient luy opposer,
parce que ce lieu estoit entouré de
halliers, de grands bois, & de precipices
qui le rendoient inaccessible, n'ayant
rien qu'une avenuë, où il ne pouvoit
passer plus de trois hommes de front.
On nomma ce Fort selon sa situation,
le Fort de la Roche, dont il porte encore
aujourd'huy le nom.
Les peuples qui étoient dans les Isles
avoit mis l'Isle de la Tortuë en
estat de se défendre contre toute sorte
d'ennemis, y vinrent avec plus de courage
que jamais. Ce fut alors que l'on
vit cette Isle abonder en Avanturiers,
en Boucaniers, & en habitans qui venoient
feliciter ce nouveau Gouverneur,
& demander sa protection, &
la faveur d'estre du nombre des siens;
ce qu'il leur accordoit volontiers, &
les recevoit tous avec beaucoup de
joye, leur promettant de les bien maintenir.
Les Espagnols ayant esté avertis de
cette seconde entreprise que les Etrangers
faisoient pour établir une Colonie
sur cette Isle, qui ne leur pouvoit estre
que pernicieuse, resolurent de les en
chasser une seconde fois, & dans ce
dessein équipperent à Saint Domingue
six, tant Navires que Barques, sur lesquelles
ils mirent cinq à six cent Soldats,
sous la conduite de Don B. D. M. pour
venir reprendre possession de l'Isle de
la Tortuë.
Les Espagnols vinrent avec cet équipage
moüiller l'ancre devant le Fort
de la Tortuë, ne sçachant pas toutefois
qu'il y en eust, mais ils ne tarderent
gueres sans en estre avertis par des
coups de canon, qui les obligerent de
lever aussi-tost l'ancre. Neanmoins ils
ne perdirent pas courage, car ils retournerent
moüiller à deux lieuës plus
bas, à un lieu nommé Cayonne, où ils
mirent leurs gens à terre, qui allerent
à dessein de prendre ce Fort; mais on
les reçut de telle sorte. qu'ils furent
contraints de se retirer sans aucun succez
de leur entreprise, outre qu'ils perdirent
plus de deux cens hommes; car
tous les habitans qui estoient retirez
& les repousserent jusques à leurs vaisseaux.
Monsieur le Vasseur estant resté
victorieux eut de grands applaudissemens
de tous ses habitans, qui s'estimoient
heureux d'estre sous la conduite
d'un homme comme luy, qui
les avoit mis à couvert des insultes de
leurs ennemis.
Le bruit de cette victoire fut jusques
aux oreilles de Monsieur de Poincy
qui estoit à Saint Christophe, il en
fut réjoüi, neanmoins il se meffioit de
Monsieur le Vasseur, & craignoit que
quand il seroit parvenu à tel point
qu'on ne pourroit luy rien faire dans
son Isle, il ne s'en rendist le maistre
absolu, & qu'il n'executast pas le contrat
passé entr'eux. Il se précautionna
en envoyant deux de ses parens pour
l'observer, sous pretexte de se réjoüir
avec luy de sa victoire, & d'y vouloir
faire une habitation. Monsieur le Vasseur
qui estoit fin & subtil, se douta
d'abord où cela tendoit: il reçut fort
bien ces deux Messieurs, & aprés beaucoup
d'offres de services, leur fit mille
amitiez, & sceut si bien les ménager,
qu'il les obligea adroitement de quitter
Monsieur le Vasseur se voyant bien
dans l'esprit de ses habitans, qui étoient
tout à fait à luy, crut que sa
fortune estoit parfaitement établie, &
qu'il en falloit profiter sans perdre de
temps. Ces reflexions changerent son
humeur, de doux qu'il avoit paru au
commencement, il devint severe, &
maltraita ses habitans, tirant plus de
tribut d'eux qu'ils n'en pouvoient payer;
il les faisoit punir pour la moindre faute;
il alla mesme jusques à leur empescher
l'exercice de la Religion Catholique,
fit brûler leurs Eglises, &
chasser un Prestre qu'ils avoient.
Monsieur de Poincy estant averty
du mauvais procedé de Monsieur le
Vasseur, tâcha de le retirer de là par
de belles promesses, & luy fit faire des
propositions avantageuses; mais il étoit
trop habile pour ne pas voir ces pieges,
& sceut toûjours les éviter, sans donner
sujet à Monsieur de Poincy de
se plaindre de luy. Pendant que le sieur
le Vasseur gouvernoit en Souverain, &
qu'il se plaisoit dans sa nouvelle grandeur,
deux de ses meilleurs amis conspiroient
taines qu'on disoit estre ses Compagnons
de fortune, quelques-uns ont
dit qu'ils étoient ses neveux: Enfin il
les aimoit tellement, que n'étant point
marié, il les fit ses heritiers. On croit
que le sujet de cette conspiration fut
une maistresse que Monsieur le Vasseur
leur avoit ravie. Enfin ils en vinrent à
l'execution, s'imaginant que les habitans
leur seroient bien obligez de les
avoir délivrez d'un Tyran, & qu'aprés
cet assassinat, ils possederoient ses biens,
& gouverneroient paisiblement dans
l'Isle. Un jour le sieur le Vasseur descendant
de la Roche pour venir au bord
de la mer visiter un Magazin qu'il avoit,
un de ces assassins luy tira un coup de
fulfil pensant le tuer, mais il n'en fut
que legerement blessé: L'autre s'en appercevant
entra & l'acheva à coups de
poignard. J'ay sceu qu'il demanda un
Prestre, disant qu'il vouloit mourir
Catholique.
Chapitre IV.
Le Chevalier de Fontenay vient prendre
possession du Gouvernement de
la Tortuë au nom du General des
Antilles: il en est chassé par les
Espagnols. Les Boucaniers la reprennent,
& établissent Monsieur
du Rossey leur Gouverneur. Sa mort.
Son neveu luy succeede.
PEndant que cette sanglante
Tragedie se joüoit dans l'Isle, Monsieur
le General de Poincy lassé de se
voir ainsi trompé par le sieur le Vasseur,
qui s'étoit servi de ses biens & de
son autorité pour se mettre en possession
de cette Isle, sans luy avoir jamais
rendu conte de rien, ny mesme témoigné
qu'il dépendist de luy, ne songeoit
plus qu'aux moyens de l'en déposseder
& de le tirer de là. Il n'en
trouva pas de meilleur pour y reussir,
que de se servir du Chevalier de Fontenay,
nouvellement arrivé de France
dans une petite Fregate, pour aller
faire des courses sur les Espagnols. Le
tout le secret possible, luy promettant
qu'il ne manqueroit, ny d'hommes,
ny de munitions necessaires pour
l'execution de cette entreprise. Le Chevalier
qui ne venoit que dans l'intention
de faire sa fortune par les armes,
n'eut pas de peine à suivre les sentimens
du General de Poincy, quoy que le
succez de cette entreprise fust assez
douteux; car si le sieur le Vasseur estant
encore vivant eust eu le moindre soupçon
de cette affaire, toutes les forces du
General de Poincy ne l'eussent pas tiré
de la Roche.
Pendant que Monsieur le General
de Poincy faisoit preparer en secret les
choses necessaires pour la prise de cette
Isle, & afin que personne ne soupçonnast
ce dessein, le Chevalier de Fontenay
partit avec son vaisseau pour aller
croiser devant Cartagene, ville Espagnole,
afin d'y faire quelque prise.
Cependant il avoit donné rendez-vous
au sieur de Treval neveu du General,
qui devoit commander un Bâtiment
chargé de munitions & de gens de
guerre.
Ces deux Gentils-hommes s'estant
le Port de Paix de l'Isle Espagnole, à
douze lieuës du Port de la Tortuë,
eurent nouvelle de la mort du sieur le
Vasseur, & de la maniere dont il avoit
esté assassiné; ils ne laisserent pas de
conclure entr'eux qu'il falloit vaincre
ou mourir, plûtost que de retourner à
Saint Christophe. Ils allerent donc
moüiller l'ancre à la Rade de la Tortuë,
où on les reçut comme les Espagnols
l'avoient esté peu auparavant; si
bien qu'ils furent contraints de lever
l'ancre, & d'aller moüiller à Cayonne
à deux lieuës de là; y estant artivez
ils mirent bien 500. hommes à terre,
sous la faveur du canon, en cas que les
habitans eussent voulu faire resistance,
ce qu'ils ne firent en aucune maniere.
Les deux Assassins étoient resolus de
resister, si les habitans avoient voulu
tenir leur party, mais ne les ayant pû
disposer à cela, ils capitulerent avec ces
deux Messieurs de Fontenay & Treval,
de leur rendre l'Isle entre les mains, à
condition qu'on ne les inquieteroit
point de la mort du sieur le Vasseur,
qu'on les laisseroit en possession
des biens qu'il leur avoit donnez par
mort. Tout ce qu'ils demanderent leur
fut accordé; par ce moyen le Chevalier
de Fontenay demeura maistre de l'Isle
& de la Forteresse. La Commission
que le General de Poincy luy avoit
donnée fut luë publiquement avec
grande satisfaction des habitans qui receurent
le Chevalier avec bien de la
joye.
Si-tost que le Chevalier fut en possession
de cette Isle, il la remit en son
état florissant; La Religion Catholique
& le negoce y furent rétablis, comme
aussi le Fort, qui par negligence
estoit tombé en ruine; il y ajoûta deux
bons bastions, fit faire une plate-forme,
& mettre six pieces de canon en baterie
qui défendoient l'abord des ennemis à
la rade. Les Avanturiers revinrent à la
Tortuë plus que jamais, car le Chevalier
estant luy-mesme Avanturier les
traita bien. Il équipoit des bastimens
qu'il envoyoit en course, les Boucaniers
y venoient aussi; tellement que
la Tortuë se vit plus peuplée qu'elle ne
I'avoit encore esté. Les Espagnols s'en
leur devintent si importuns, qu'il ne
dans leurs Ports sans estre pris.
Un Marchand Espagnol de Cartagene
m'a dit qu'il a perdu en ce temps-là
dans une année trois cens mille écus,
tant en bastimens qu'en marchandises.
Le Chevalier se voyant ainsi bien
étably dans son Isle, crût que toutes
les forces Espagnoles ne seroient pas
capables de l'en faire sortir: il ne fit
point de difficulté de laisser depeupler
l'Isle, permettant à tous d'aller en course.
Il y fut neanmoins trompé: car les
Espagnols, s'estant servis de l'occasion,
resolurent d'y revenir avec un armement
considerable; & de fait, ils y revinrent,
& se précautionnerent mieux
qu'ils n'avoient fait autrefois, car ils ne
moüillerent point à la Rade, mais ils
mirent leur monde à terre, voyant que
personne ne leur resistoit. Le Chevalier
n'ayant que tres-peu d'habitans se
retira avec eux dans le Fort de la Roche;
les Espagnols y furent l'attaquer,
mais ils n'y purent rien gagner. Ayant
la liberté de faire ce qu'ils vouloient
dans l'Isle, ils tenoient les François assiegez
dans le Fort. Ils chercherent les
moyens de trouver une place d'où l'on
montagne plus haute que la Roche où
estoit scitué le Fort des François; mais
on n'y pouvoit monter à cause des précipices.
Comme les Espagnols ont beaucoup
de flegme, ils y tracerent peu à
peu un chemin, & rencontrerent un
petit passage pour aller sur cette montagne.
Ce passage estoit entre deux rochers,
& on y montoit par un trou,
comme si on passoit par une trape; il
n'y avoit plus que la difficulté d'y monter
du canon, car c'estoit une chose impossible
avec des chevaux. Voicy l'in-
vention dont ils se servirent: ils attacherent
deux pieces de bois ensemble,
& mirent dessus une piece de canon
qu'ils firent porter par un nombre d'Esclaves
sur leurs épaules; & par ce moyen
ils en monterent quatre pieces qu'ils
mirent en batterie vis à-vis le Fort des
François. Monsieur le Chevalier avoit
fait abattre les bois qui estoient au tour
de son Fort, afin de n'estre point surpris
par les ennemis; ce fut ce qui causa
sa perte, parce que ces arbres estant
d'une grandeur & d'une grosseur prodigieuse
couvroient le Fort, & auroient
empesché l'effet de la batterie des Espagnols,
découvrir. Aussi-tost que les habitans
virent la batterie des ennemis joüer sur
leur Fort qui les incommodoit extrémement,
ils proposerent au Chevalier
de se rendre à composition, luy representant
que les Espagnols estoient cruels,
& que si on attendoit qu'on fût reduit
à l'extremité, peut-estre on ne pourroit
rien obtenir d'eux. Le Chevalier n'y
voulut point entendre; mais à la fin son
party estant le plus foible, il y fut contraint;
si bien qu'on convint avec les
Espagnols que tous les François sortiroient
tambour battant, méche allumée,
avec armes & bagage, & qu'ils
rendroient le Fort avec le canon & toutes
les munitions de guerre. Les Espagnols
donnerent aux François quarante-huit
heures pour se retirer. Il y
avoit à la rade deux bastimens coulez
à fonds qu'ils tâcherent de remettre à
flot. Les François ayant mis ces deux
bastimens en estat, & estant prests à
s'embarquer; le General des Espagnols
fit reflexion, que les François munis encore
de toutes leurs armes se pourroient
joindre à quelques-uns de leurs Avanturiers
& l'attendre quand il s'en retourneroit.
des ostages jusques à ce qu'il fust
arrivé à S. Domingue, ville capitale de
l'Isle Espagnole; il contraignit M. le
Chevalier à luy donner un frere qu'il
avoit avec luy, nommé le sieur de
Hotman. Le Chevalier s'embarqua
dans un des bastimens, & les deux auteurs
de la mort du sieur le Vasseur
dans l'autre. Ces deux hommes adonnez
à faire des cruautez, ne se purent
empécher d'en commettre encore
icy une assez grande: ils se détacherent
de la compagnie du Chevalier & mirent
toutes les femmes & les enfans sur une
petite Isle deserte, & s'en allerent courir
le bon bord, & depuis on n'en a
jamais entendu parler.
On a sceu qu'un vaisseau Holandois
ce qui arrive
aux femmes
que les deux
assassins de
Monsieur le
Vasseur laisserent
dans
une Isle deserte.
jetté par la tempeste contre cette Isle
deserte, avoit sauvé quelques-unes de
ces femmes. J'ay veu mesme une Relation
qui couroit alors de ce qui leur
estoit arrivé dans ce desert, écrite par
l'une d'elles, Espagnole de nation, &
qui dans la maniere de s'exprimer marquoit
avoir beaucoup d'esprit. Une
personne qui n'en a pas moins, a bien
voulu la traduire en nostre Langue, &
qu'elle est, fait connoistre à peu prés la
misere de ces infortunées, & qu'elle
contient un évenement singulier, j'ay
crû qu'on seroit bien aise de la vor;
c'est pourquoy je l'ay mise icy telle
qu'elle m'est venuë dans les mains.
Voicy donc comme s'explique cette
femme.
Aprés qu'on nous eut débarquées, &
enfin mal-heureusement abandonnées
dans cette Isle deserte, nous trouvâmes
d'abord quantité de bestes sauvages,
dequoy nous aurions pû nous
nourrir, mais nous craignions plûtost
d'en estre devorées & de devenir leur
pâture; & sans doute elles voyoient
bien à qui elles avoient affaire, c'est à
dire à des femmes foibles & desarmées,
à qui mesme les plus timides de ces
bestes se faisoient craindre. Il n'en estoit
pas ainsi, lors que des habitans du païs
circonvoisins, gens cruels & grands
voleurs descendoient dans cette Isle
pour les chasser: car ils en faisoient un
si prodigieux carnage que nous pouvions
vivre de celles qui se trouvoient
mortes, que ces Chasseurs oublioient
ou negligeoient peut-estre apres les avoir
cacher pour éviter également & ces
hommes & ces bestes. Cependant la
faim qui nous pressoit, nous obligeoit
souvent à sortir de nos retraites, &
nous donnoit mesme la hardiesse d'avancer
dans le païs: en sorte que nous
découvrismes un petit canton cultivé
seulement par la nature, & remply des
plus beaux arbres du monde, soit pour
le feüillage qui les couvroit, soit pour
les fruits dont ils estoient chargez: joint
que des oy seaux aussi beaux que tout
cela y voloient de toutes parts, & redoubloient
les charmes de ce lieu, à
cause que les feüilles, les fruits & les
oyseaux disputoient comme à l'envy',
en beauté & en diversité de couleurs.
Toutes ces choses à la verité contentoient
la veuë & non pas le goust, puis
que ces oyseaux mangeoint tous les fruits,
dont nous aurions pû nous nourrir;
c'est ce qui nous obligea de chercher
un autre lieu qui pust avoir le mesme
agrément, sans avoir la mesme incommodité:
car, disions-nous, il est à croire
que ce lieu n'est pas l'unique qui se trouve
icy. Animées de cette esperance nous
marchâmes long-temps par des endroits
qui se presentoient à chaque pas sans
apparence de chemin, que pour des
sommets de montagne aussi hauts que
les nuës, & des valées aussi profondes
que des abîmes qu'on y rencontroit à
toute heure. Pour éviter tous ces obstacles,
nous cherchions au loin des passages
plus bas, des montagnes & des
valées plus douces; mais par malheur
nous nous éloignions insensiblement de
la mer, & ainsi aprés avoit fait cent
tours & cent détours, nous nous égarions
de plus en plus, ne faisant autre
chose que de passer de precipice en precipice.
Alors une infinité de chemins
s'offroient à nous de toutes parts, hormis
celuy qui nous auroit conduites à
l'agreable lieu que nous avions quitté,
sans en trouver un semblable, & qui
nous auroit menées au bord de la mer,
que nous avions depuis long-temps
perdu de veuë, & d'où enfin nous aurions
pû découvrir quelque vaisseau
qui nous auroit tirées d'un lieu si dangereux.
Un jour que nous errions à
nostre ordinaire, une troupe des Chasseurs,
dont j'ay parlé, armez de perches
pointuës, vinrent tout d'un coup
facilement. Une seule d'entre nous
fit une vigoureuse resistance, de maniere
qu'elle se défendit long-temps des
pieds, des mains, & des autres armes que
la nature luy avoit données, & se défendit
plûtost pour exciter ces Barbares
à luy oster la vie, que pour conserver
ses habits qu'ils luy arracherent à la fin
aussi bien qu'à nous, nous ayant ensuite
quittées sans nous avoir fait d'autre
mal.
Cette femme confuse au dernier
poinct de se voir ainsi nuë, bien qu'elle
ne fust alors qu'avec des personnes do
son sexe, & trouvant en cet état la lumiere
du jour aussi affreuse que la plus
terrible mort, s'alla enterrer toute vive
dans le sable, & couvrit le reste qui paroissoit
de son corps de ses cheveux
épars. Toutes ses compagnes furent
surprises, & touchées en mesme-temps
de sa resolution; mais comme elles
vouloient l'en détourner & tâchoient
de la secourir, du moins autant qu'il
leur estoit possible dans l'extremité où
elles la voyoient, & dans celle où elles
estoient elles-mesmes: laissez-moy, ditelle
aux plus empressées; Dans ce dernier
de vos prieres qui me serviront beaucoup,
& de la mort qui finira toutes
mes miseres. Aprés ces paroles elle garda
un triste silence, & ne parlant plus
que par ses larmes, elle expira au milieu
de toutes les femmes qui l'entouroient.
N'en déplaise à ceux qui font tant
de cas de cette petite Relation; il me
semble, sans toutefois la mépriser, qu'elle
paroist un peu romanesque dans la description
du petit canton remply des
plus beaux fruits & des plus beaux
oyseaux du monde, dont elle ne marque
ny l'espece ny le nom. Deplus, si
elle paroist vray-semblable dans les faits
qu'elle rapporte, elle n'est gueres juste
à l'égard des lieux qu'elle specifie: car
je ne me souviens point d'en avoir veu
de pareils, pendant que j'ay demeuré
dans ce païs. On me repondra que je
n'ay pas tout veu, & qu'ainsi, il y en
peut avoir de semblables qui ne sont pas
venus à ma connoissance, cela peut-
estre; & quoy qu'il en soit, il est temps
de revenir à l'Isle de la Tortuë.
Le General Espagnol en fit reparer
le Fort, & y mit une garnison de soixante
hommes commandez par un Capitaine
de vivres & de munitions de guerre, pour
attendre qu'on leur en envoyast d'autres.
Si-tost qu'il sut arrivé à S. Domingue il
renvoya le sieur Hotman qui n'eut aucun
sujet de se plaindre de luy: car il l'avoit
fort bien traité, & mesme l'aimoit
jusques à luy offrir de l'employ, quoy
que cela fust directement contre les ordres
du Roy d'Espagne qui défendent
tres-expressément d'employer aucun
Etranger à son service dans les Indes
Occidentales.
Aprés que le sieur Hotman fut en
liberté, & eut selon la bien-séance re-
mercié le General Espagnol du bon
traitement qu'il avoit receu de luy, il
alla chercher son frere qu'il ne trouva,
dit-on, que six mois aprés. Le sieur
Hotman sçachant bien en quel état
estoit demeurée l'Isle de la Tortuë,
proposa à son frere de tenter la reprise:
le Chevalier y consentit, ils rassemblerent
quelques François Boucaniers &
habitans à qui ils firent sçavoir leur
dessein; cela fait, ils descendirent à la
Tortuë pour la reprendre, mais les Espagnols
s'y estoient tellement mis en
défense, qu'ils ne purent venir à bout
se rembarquer avec perte. On dit que
Monsieur le Chevalier de Fontenay demeura
toûjours avec son frere, & que
leur bastiment venant à tirer beaucoup
d'eau ils relâcherent aux Isles des Esores,
d'où ils repasserent en France.
Pendant que les Espagnols estoient
demeurez les maistres de l'Isle de la
mourut; ce qui causa du desordre &
du trouble, dans les Isles de saint
Christophe, & en d'autres encore que
les François occupoient. Un certain
Gentilhomme de Perigord, nommé
du Rossey qui avoit esté autrefois Boucanier,
aprés la mort de Monsieur le
General, voulut faire son premier exercice.
Il revint à saint Domingue, les
Boucaniers le receurent fort bien,
car ils l'aimoient passionnement, & ne
l'appelloient que leur pere; ils luy proposerent
d'aller reprendre la Tortuë, &
que s'il vouloit estre leur chef, ils le
feroient leur Gouverneur, & luy obeïroient
volontiers. Du Rossey qui connoissoit
la fidelité de ces gens-là, ne
refusa point leur offre; ils s'assemblerent
jusques au nombre de quatre à cinq
& habitans, qui avoient autrefois
demeurés à la Tortuë. Ayant
pris ensemble une ferme resolution d'y
retourner, ils jurerent les uns aux autres
de ne se point abandonner dans
une conqueste de cette importance.
Ils n'avoient point d'autres bastimens
que des canots, qui leur servirent pour
aller sur l'Isle Espagnole devant la
Tortuë, ils y tinrent conseil pour voir
de quelle maniere ils attaqueroient les
Espagnols: Aprés quoy ils convinrent
que cent hommes iroient descendre à
la bande du Nord de l'Isle, & qu'ils
viendroient surprendre leurs ennemis
par derriere sur le Fort de la montagne,
qui commandoit celuy de la Roche,
pendant que les autres iroient pour le
prendre. Enfin estant convenus tous
ensemble de ce qu'ils devoient faire,
ils attendirent la nuit pour executer
leur dessein. Ceux qui devoient descendre
à la bande du Nord, partirent devant,
& débusquerent dés le poinct du
jour les Espagnols, postez sur la grande
montagne, où ils n'estoient guere retranchez,
ne se défians pas qu'on pût jamais
venir les attaquer de ce costé-là. Les
Roche furent bien estonnez d'entendre
batre la Diane de si grand matin à
coups de canon, qui les ravageoit
d'une bonne maniere. Ils sortirent pour
voir ce que c'estoit, & n'apperceurent
aucun vestige des ennemis; mais leur
estonnement augmenta bien davantage,
lors qu'ils se virent environnez du gros
de cette troupe de Boucaniers, qui
les empescherent de rentrer dans leur
Fort, taillerent la pluspart en pieces,
& prirent les autres prisonniers. Voila
comme ce combat fut bien-tost terminé.
Les François se voyant encore une
fois possesseurs de l'Isle de la Tortuë
avec un succez si heureux, ne songeoient
plus desormais qu'à la bien garder.
Ils mirent tous les Espagnols qui
estoient restez en vie dans une barque,
& les envoyerent à l'Isle de Cuba qui
est éloignée environ de quatorze à
quinze lieuës de la Tortuë. Ils firent
du Rossey leur Gouverneur, & luy
jurerent tous le serment de fidelité &
d'obeïssance. Monsieur du Rossey se
voyant en possession de l'Isle, & en
état de la bien défendre contre les
qui luy envoyerent une Commission,
qui fut luë & bien receuë de tous les
habitans, Boucaniers & Avanturiers,
qui se soumirent à luy payer le dixiéme
de leurs prises selon l'ordre de l' Amirauté
de France. Aprés y avoir gouverné
plusieurs années avec bon succés
& dans la bienveillance de tous les
habitans, il retourna en France, &
laissa Monsieur de la Place son neveu
pour gouverner en son absence. Les
habitans avec qui il avoit toûjours bien
vêcu, ne luy refuserent rien de tout ce
qu'il leur demanda, au contraire ils receurent
fort agreablement Monsieur de
la Place, & promirent de luy obeïr,
comme ils avoient fait à luy-mesme.
Monsieur du Rossey ayant esté quelque
temps en France, y mourut, &
Monsieur de la Place son heritier presomptif
demeura Gouverneur, à la satisfaction
de tous les habitans, qui auroient
eu de la peine à en recevoir un
autre. Il y gouverna paisiblement jusques
en l'année 1664 que la Compagnie
des Indes Occidentales fut rétablie.
Messieurs de la Compagnie Occidentale
s'estant remis en possession des
se rendirent aussi les maistres de
la Tortuë, & y envoyerent un navire
en l'année 1664, avec un Lieutenant
& soixante Soldats de garnison, un
Commis General, avec trois Souscommis
& plusieurs engagez, pour travailler
à une habitation. Ils apporterent
en mesme temps une commission
à Monsieur d'Ogeron Gentilhomme
Angevin, de bonne conduite, fort
experimenté dans ces lieux-là, & qui
estoit bien dans l'esprit des habitans.
A l'arrivée de ce Vaisseau, Monsieur
de la Place eut ordre du Roy de se retirer
en France. Monsieur d'Ogeron luy
succeda en qualité de Gouverneur pour
le Roy, & pour Messieurs de la Compagnie.
On bastit un magazin, dans
lequel on déchargea toutes sortes de
marchandises necessaires pour les habitans,
que ce Vaisseau avoit apportées.
Chapitre. V.
La Compagnie Occidentale, qui avoit
pris possession de cette Isle, l'abandonne,
& donne permission aux
Marchands d'y negocier. Etat du
Gouvernement de Monsieur d'Ogeron
sur cette Isle jusques à present.
MOnsieur d'Ogeron estant en possession
de ce Gouvernement,
songea plus à l'accroissement de la Colonie,
que tous les autres n'avoient
fait. Il avoit un navire à luy, dans lequel
il estoit venu, par son ordre, beaucoup
de monde de France; il faisoit va-
leur donnoit à crédit, afin de les obliger
à rester, & à oublier les commoditez
de la France, trouvant là tout ce
qu'ils souhaitoient. Il ne laissa pas de
maintenir les Corsaires, les Avanturiers
& les Boucaniers, & tâchoit de les
attirer. En ce temps-là il y avoit guerre
entre les Espagnols & les Portuguais: il
leur faisoit donner des Commissions
Portuguaises, pour piller sur les Espagnols,
Tortuë. Il a fait habiter presque toute
la bande du Nord de l'Isle Espagnole,
depuis le port Margot, où il y avoit
une habitation, jusques aux trois Rivieres,
qui sont vis-à-vis la pointe du
Ponant de la Tortuë. Les habitations
du cul de sac de cette Isle ont esté presque
toutes faites pendant qu'il a gouverné;
ce qui a attiré beaucoup de monde
des Isles Antilles, & de France. Tous
les Quartiers estoient fournis d'Officiers,
que Monsieur Ogeron prenoit
parmy les habitans mesmes, afin de
garder une bonne discipline, & de faire
mieux executer ses ordres. Par ce moyen
il empeschoit les troubles, il accommodoit
les differends, si bien que chacun
vivoit content. Et afin d'engager de
plus en plus les habitans d'y demeurer,
il fit venir de France grand nombre de
femmes, maria la pluspart de ces habitans,
qui donnerent envie aux Boucaniers
& aux Avanturiers de faire de
mesme.
Messieurs de la Compagnie ne voyant
en deux années qu'ils avoient esté possesseurs
de la Tortuë, que fort peu ou
point de retour des marchandises qu'ils
payer ce qu'on leur devoit, & d'y
laisser aller les Marchands traiter avec
liberté. Ils envoyerent, comme j'ay déja
dit, cet ordre dans le navire nommé
le S. Jean, en l'année 1666. Monsieur
d'Ogeron se servit de cette occasion
pour y faire venir des navires Marchands,
où il estoit interessé, qui apportoient
assez de marchandises, & en
remportoient d'autres qui se faisoient
là, comme le Tabac & les Cuirs. L'année
suivante il fut luy mesme en France,
laissant Monsieur de Poincy son
neveu pour gouverner en sa place.
Estant arrivé en France, il fit con-
particuliers, & les pria de luy faire
renouveller sa Commission, & de s'associer
avec luy, & qu'il les feroit participer
aux grands profits que l'on pouvoit
tirer de ce païs. Ces particuliers
s'associerent avec Monsieur d'Ogeron,
à condition qu'ils envoyeroient tous les
ans douze navires qu'il feroit charger
là, qu'il fourniroit les habitans d'esclaves,
& qu'il détruiroit les Chiens
sauvages qui sont sur l'Isle Espagnole,
afin qu'elle pust se repeupler des bestes
L'année d'aprés Monsieur d'Ogeron
retourna à la Tortuë, où il fit signifier
sa Commission aux habitans, qui le receurent
fort bien. Il leur promit qu'ils
ne manqueroient de rien, qu'ils pourroient
envoyer leurs marchandises pour
leur compte, sans estre obligez de pren-
dre celles de la nouvelle Compagnie.
Les Marchands étrangers & François
n'osoient venir auparavant negocier à
la Tortuë, ny à la coste de S. Domingue:
Il n'y venoit que des Bâtimens de
cette Compagnie, qui estoient si petits,
que les habitans ne pouvoient y
embarquer leurs marchandises que par
faveur; & on préferoit les principaux,
à qui on donnoit des billets adressans
aux Capitaines des vaisseaux; si bien
que la marchandise des autres se pourrissoit
avant qu'ils la pussent embarquer.
On leur défendoit expressément de traiter
avec les Etrangers, tels qu'ils fussent.
Peu de temps aprés que Monsieur d'Ogeron
eut fait ces défenses, deux vaisseaux
Zelandois arriverent à la coste de
S. Domingue. Aussi-tost que les habitans
eurent veu leurs pavillons, ils s'embarquerent
dans leurs Canots, & furent
fort bien, & leur donnerent du
vin & de l'eau de vie, & tout ce qu'ils
voulurent. Ceux qui furent des premiers
à bord, les prierent de vouloir
rester à la coste, & leur dirent que les
habitans seroient bien aises de traiter
avec eux, & qu'il y avoit assez de Tabac
fait pour les charger. Ces gens qui
ne cherchoient point d'autre occasion,
& voyant qu'il n'y avoit aucun Fort,
& que ce païs ne dépendant point du
Roy de France, ils ne pourroient courir
aucun risque, se determinerent à le
faire.
Monsieur d'Ogeron en estant averty,
renouvella la défense aux habitans
de negocier avec les Etrangers; mais
voyant leur avantage, ils mépriserent
ses défenses, disant qu'ils estoient sur
une terre neutre, qu'ils n'appartenoient
à aucuns interessez du Roy de France,
& que par consequent on ne pourroit
rent avec les Zelandois, qui leur donnerent
les marchandises un tiers à meilleur
marché que Monsieur d'Ogeron.
Ils embarquerent aussi des marchandises
pour leur compte, & firent promettre
l'année suivante.
Peu de temps aprés que les Zelandois
furent partis, Monsieur d'Ogeron arriva
en ce lieu avec deux Bastimens qui
estoient venus de France chargez de
marchandises pour ces gens. Ils se liguerent
tous ensemble, & resolurent de
ne point recevoir Monsieur d'Ogeron,
ses Chaloupes qui vouloient descendre
à terre; si bien qu'il fut contraint de se
refugier à la Tortuë, craignant un plus
grand mal. Si tost qu'il y fut arrivé, il
dépescha un vaisseau pour la France,
& un autre pour les Isles des Antilles,
afin d'avoir du secours pour reduire ces
rebelles, lesquels se voyant pressez, allerent
par toute la coste où il y avoit
des François, leur faire prendre les armes,
& menacer ceux qui refusoient
de le faire, de les massacrer, ou de brûler
leurs habitations. Ils furent mesme
dans le dessein de se saisir de la Tortuë,
& d'en chasser Monsieur d'Ogeron,
disant que quand ils seroient les maîtres,
ils auroient assez de secours des
Hollandois, qui ne demandoient pas
mieux que de traiter avec eux. Quelques
Monsieur d'Ogeron receut du secours
de la part de Monsieur le Chevalier de
Sourdis, qui pour lors estoit dans les Isles
avec quelques navires de guerre, qui mirent
du monde à terre. D'abord ils firent
arrester deux ou trois de ces mutins,
dont on en pendit un: l'on traita avec
les autres, & Monsieur d'Ogeron leur
promit qu'il ne les laisseroit plus manquer
de navires ny de marchandises.
Les Zelandois qui estoient sur le
point de revenir, furent avertis de ce
qui s'estoit passé, & craignant qu'on
ne leur joüast un mauvais tour, n'oserent
y aborder. Quelque temps aprés
Monsieur d'Ogeron voyant que ses desseins
ne reüssissoient pas, permit à tous
les Marchands François d'y trafiquer en
payant cinq pour cent de sortie & d'entrée.
Il y en va aujourd huy un si grand
nombre qu'ils se nuisent les uns aux autres,
en sorte qu'il s'en trouve peu qui
ne retournent avec perte. Je ne dis pas
qu'il n'y ait du profit à faire, mais cela
est difficile sans la communication des
Etrangers.
Cette disgrace n'a pas empesch? que
augmenté cette Colonie; il y a fait venir
quantité de familles de Bretagne &
d'Anjou, qui presentement y sont bien
établies, & y vivent paisiblement. Les
Avanturiers & les Boucaniers n'y sont
plus en si grand nombre, parce qu'il n'y
a plus de chasse, toutes les bestes à corne
estant détruites par les deux Nations:
car les Espagnols voyant qu'ils ne pouvoient
empescher les François, qui détruisoient
presque toutes ces bestes, en
firent de mesme, croyant que quand
il n'y auroit plus rien, les François seroient
contraints de se retirer. Mais au
contraire ne trouvant plus le moyen de
chasser, ils ont fait des habitations, &
se sont rendus aussi puissans que les Espagnols,
excepté qu'ils n'ont pas des
Villes ny des Forteresses.
Depuis ce petit trouble, Monsieur
d'Ogeron a gouverné ces gens-là assez
tranquillement, & estant venu en France
il y est mort Monsieur de Poincy
son neveu, dont j'ay deja parlé, luy a
succedé. Tous les habitans sont tres satisfaits
de luy, & vivent aujourd'huy
fort contens sous son gouvernement.
Chapitre VI.
Description generale de l'Isle Espagnole
appellèe S. Domingue: le nombre
des Villes, des Forts, des Rivieres
& des Isles qui sont autour.
L'Isle Espagnole est située en sa longueur
du Levant au Ponant depuis
le dix-septiéme degré trente minutes de
latitude Septentrionale Elle peut avoir
trois cens lieuës de circuit, cent cinquante
de long, & cinquante à soixante
de large. Chacun sçait assez qu'en l'année
1492. Dom Fernando Roy d'Espagne
envoya Christophe Colomb aux
Indes de l'Amerique, lequel découvrit
cette Isle, & la nomma Hispagnuola,
dont elle a depuis retenu le
nom.
Le terroir en est admirable, ce qui
se voit par la quantité des grandes Forests
de toutes sortes de beaux arbres,
tant fruitiers qu'autres, qui y sont si
prés l'un de l'autre, qu'à peine on y
peut passer; outre qu'estant cultivé,
il produit en abondance toutes sortes
Cette Isle est remplie de tres-belles
prairies, que les Espagnols nomment
Savanas, arrousées d'un grand nombre
de tres-belles & grandes rivieres, dont
quelques unes sont capables de porter
batteau. On y trouve plusieurs mi-
nes d'or, d'argent & de fer. Il y a fort
peu de temps qu'un Espagnol foüissant
en terre, rencontra quantité de vif argent.
Ne sçachant ce que c'estoit, il le
voulut prendre pour le faire voir; mais
n'ayant pas de vaisseau propre à mettre
ce furet subtil, qui passe par les pores
les plus petits, il en mit quelque peu
dans sa poche, & quand il fut à la Ville
il ne put rien montrer, ayant perdu
son metal. Ce mesme Espagnol me l'a
dit. Pour de l'or qui croist là, j'en ay
vû; & il y a une montagne proche
une Ville nommée S. lago Cavallero,
vers l'Orient de cette Isle, où quand
il a bien plû, les eaux descendent en
abondance dans les Rivieres, & y apportent
de petits morceaux d'or, que
les Esclaves vont chercher quelque
temps aprés. On en trouve qui pezent
jusques à un demy écu d'or.
Les Espagnols, comme j'ay déja dit,
ont esté les premiers Chrestiens qui ont
découvert & habité cette Isle, aprés
avoir exterminé plusieurs Nations d'Indiens
qui y demeuroient; ce qui se voit
dans l'histoire de l'usurpation des Espagnols,
écrite par un Espagnol même.
On y trouve encore aujourd'huy
des cavernes voûtées sous des rochers,
qui sont toutes remplies des ossemens de
ces Indiens massacrez. Cela fait connoistre
qu'ils ont exercé de grandes
cruautez dans ces païs, & qu'ils n'en
sont pas demeurez maistres sans beaucoup
de peines.
En effet, quelques Autheurs dignes
de foy rapportent que les anciens habitans
de ces lieux estoient des hommes
aussi sauvages que barbares, qu'ils vivoient
brutalement, allant tout nuds,
se nourrissant de racines, dormant par
les montagnes, ou derriere les buissons.
Les femmes mesmes suivoient leurs maris
à la chasse, & laissoient leurs enfans
suspendus aux branches d'un arbre dans
un petit panier de jonc, lesquels se
passoient d estre allaictez jusqu'au retour
de leur mere. Ces peuples ne connoissoient
ni Dieu, ni Superieur, ni
de les reduire par adresse, encore
plus par la force: combattre avec eux,
estoit proprement chasser aux bestes
sauvages, qui se cachent aux lieux les
plus inaccessibles. Ces gens ayant une
fois perdu la crainte des chevaux & des
fuzils, qui d'abord les avoient fort
étonnez en les renversant; & s'apercevant
que les Espagnols tomboient aussibien
que les autres hommes d'un coup
de pierre ou de fleche, ils se hazardoient,
& penetroient dans leurs armes: jusques
là que l'un des Indiens dont je parle,
se trouvant un jour pressé dans un lieu
étroit, voyant un de ses compagnons
tué à son costé, & la pique d'un Espagnol
preste à luy donner dans le ventre,
sans hesiter il s'enferra luy-mesme, &
à travers cette pique qu'il avoit dans le
corps, courut furieux à son ennemy,
qu'il fendit d'un coup de sabre, qu'il
luy arracha lors qu'il y pensoit le moins;
en sorte qu'ils tomberent tous deux baignez
dans leur sang en mesme temps &
en mesme place.
Par là on peut juger du reste, & de
la difficulté qu'il y a eu à les vaincre, &
sur tout à les convertir à la Foy; parce
avant que de leur apprendre à estre
Chrestiens, & sans doute que l'un estoit
aussi difficile que l'autre. C'est pourquoy
les Espagnols les ont détruits autant
qu'ils ont pû; & aprés cette destruction
ils se sont établis dans l'Isle,
& l'ont aussi peuplée de beaucoup de
sortes d'animaux à quatre pieds, quin'y
estoient point auparavant, comme
Bœufs, Chevaux, Sangliers; & puis
ils y ont bâti des Villes, des Bourgs,
& de tres-belles habitations, dont on
ne voit plus aujourd'huy que les vestiges;
parce que les Hollandois en ont détruit
la plus grande partie: Et comme
les Espagnols faisoient tous les jours de
nouvelles découvertes dans cette partie
des Indes, plusieurs ont quitté cette Isle
pour aller en terre ferme, où ils ont
bâti des Villes aussi belles & aussi grandes
qu'il y en ait en Espagne.
Les François y estant venus, s'y sont
tellement accrus, qu'aujourd'huy ils
sont plus en état d'en chasser les Espagnols,
que les Espagnols d'en chasser
les François. Ils ont plus de la moitié
de cette Isle, qui contient un fonds de
terre le meilleur du monde, mais elle
La Ville Capitale de cette Isle se
nomme S. Domingue. Colomb y estant
descendu un jour de Dimanche, &
trouvant la place commode, y fit bâtir
cette Ville, qu'il nomma Santo Domingo,
qui veut dire Dimanche. Elle
est toute entourée de murailles, & il y
a un Fort qui deffend l'embouchure de
la riviere, sur le bord de laquelle elle est
bâtie. Elle est ornée tout au tour de
beaux jardinages & de riches habitations.
A l'égard de la police, elle est
gouvernée par un homme qui est Capitaine
General de toute l'Isle.
Pour ce qui dépend des Espagnols,
il y a Presidial, grande Audience, &
Chancellerie Royale; & quant à l'Etat
Ecclesiastique, il y a un Archevesque
qui possede plusieurs Eveschez & Abbayes
Suffragans, comme je le feray
voir plus particulierement au Traité
des Etats du Roy d'Espagne dans les
Indes de l'Amerique. Il y a aussi une
Université, plusieurs Convents de Religieux
de divers Ordres, comme Cordeliers,
Jacobins & Augustins.
Le port de cette Ville est fort beau,
& peut contenir des Flotes considerables,
vent du Zud. C'est icy le seul port de
toute cette Isle, où les Espagnols negocient:
il y en a beaucoup d'autres, mais
ils n'en sont pas les maistres, & ils n'oseroient
y entrer, à cause des Avanturiers.
Cette Ville fournit les places que
les Espagnols ont dans cette Isle, de
toutes sortes de marchandises, & des
choses necessaires à la vie; & les habitans
des autres Villes y apportent leurs
marchandises, afin de les vendre sur le
lieu, ou de les embarquer pour estre
transportées en Espagne ou ailleurs.
A vingt lieuës de cette Ville de Santo
Domingo, vers l'Orient de l'Isle, il y
a encore une petite Ville nommée S.
Iago Cavallero. Cette Ville est champestre,
& n'est aucunement fortifiée.
Ses habitans sont quelques Marchands,
& le reste tous Chasseurs. Ils ne font
autre commerce que de cuirs de Bœuf,
& de Suif, qu'ils portent vendre à S.
Domingue. On voit plusieurs prairies
autour de cette Ville, où il y a quantité
de bestail. Vers son Midy, au bord
de la mer, on trouve un gros Bourg
nommé le Cotui, qui est rempli de
maisons, & d'habitans qui ne font autre
du Cacao, de quoy on fait le Chocolat.
Ces habitans navigent de là à une
petite Isle nommée Sarna, qui n'en
est éloignée que de cinq à six lieuës.
Cette Isle est couverte d'arbres, &
toute deserte. Le terrain en est plat,
sablonneux, & ne produit point d'autre
bois que du Gayac. Il n'y a point
d'eau, & quand les Espagnols y vont,
ils sont obligez de faire des puits pour en
avoir. Ils l'avoient autrefois peuplée de
bestes à cornes; mais les Avanturiers y
estant venus, les ont entierement détruites.
C'est ce qui fait que les Espagnols
I'ont abandonnée, & n'y viennent
qu'en passant pour y pescher.
Du costé du Ponant de S. Domingo,
au Midy de l'Isle, s'ouvre une grande
baye nommée la baye d'Ocoa, qui
peut contenir quantité de vaisseaux Sur
cetre baye est situé un gros Bourg qu'on
nomme le Bourg d'Asso. Ceux qui
y demeurent ne font point d'autre trafic
que de Cuirs & de Tabac. L'on y
Espagnol une maison de campagne, où
se retirent les Chasseurs, & où l'on
nourrit quantité de bestes privées. Ces
qui y laissent leurs Esclaves pour les garder.
Proche ce Bourg d'Asso il y en a
un autre nommé S. Jean de Goave, lequel
est bâti au bord d'une grande prairie,
que les Espagnols nomment La Savana
grande de S. Iuan, & les François,
le Grand Fonds. Ces deux Nations
se sont souvent escarmouchées
dans cette grande prairie, comme je le
feray voir au Chapitre de la vie des
Boucaniers. Le Bourg de S. Jean de
Goave n'est habité que de Mulatos,
qui signifient gens do sang meslé. Il faut
expliquer ce que c'est que Mulatos, &
de combien il y en a de sortes.
Lors qu'un homme blanc se mêle
avec une femme noire, les enfans qui
en proviennent sont demy noirs, &
sont nommez Mulatos par les Espagnols,
& par les François Mulatres.
Quand un homme blanc se mêle avec
une femme Mulatre, les enfans qui en
proviennent sont nommez Quarteronnes
par les Espagnols, & par les François
Mulates. Ils ont le fond des yeux
jaune, sont hideux à voir, de mauvaise
humeur, traistres, & capables des plus
grands crimes. L'on void aujourd'huy
qui ne sont peuplez que de ces genslà,
que les Espagnols & les Portugais
ont produits, parce qu'ils sont fort
adonnez aux femmes noires Indiennes.
Ce n'est pas que les François &
les autres peuples n'y soient aussi adonnez;
mais on n'en voit pas tant de leur
espece, à cause qu'ils n'y sont pas en si
grand nombre.
Le Bourg de S. Jean de Goave n'est
donc peuplé que de ces gens qui sont
la pluspart esclaves des Marchands de
S. Domingue. Voilà tout ce qui appartient
aux Espagnols dans cette Isle. Il
ne reste plus qu'à décrire ce que les
François y possedent.
Les François tiennent sous leur domination
depuis le Cap de Lobos, ou le
de cette Isle vers le Ponant, jusqu'au
Cap de Samana, qui est au Nord
de ladite Isle, vers le Levant. Il est vray
que ces lieux ne sont pas peuplez par
tout, parce que le païs dont je viens
de parler, pourroit contenir dans son
étenduë autant de monde que les deux
principales Provinces de France.
Les endroits que les François habitent
Lobos, qui est au Midy de l'Isle, jusqu'au
Cap de Tibron, qui est la pointe
du Ponant de cette Isle. On n'y voit
que des Chasseurs. Il y a eu autrefois
quelques habitans; mais comme aucuns
navires Marchands ne vouloient se donner
la peine d'aller charger chez eux, à
cause que ce lieu estoit trop éloigné,
ils ont quitté leurs habitations, quoy
qu'elles fussent assez belles.
Depuis le Cap de Lobos jusqu'au
Cap de Tibron, il y a de fort beaux
havres, dont le fonds est de bonne tenuë,
& où l'on met facilement des
Flotes à l'abri de tous les vents, où enfin
l'on ne peut rien souhaiter pour la
seureté des vaisseaux, que la nature
n'ait fait; outre que tous ces ports sont
embellis de grandes Rivieres poissonneuses.
Les noms de ces ports sont Iaquemel,
où les Espagnols ont eu autrefois
un Fort; Jaquin, l'Abbaye S.
Georges, l'Abbaye aux Haments, le
Port Congon, qui est entouré de plufieurs
Isles, entre lesquelles il y en a
une nommée par les Espagnols Ybaca,
& par les François, Isle à Vache. Cette
Isle est située le long de la grande Isle,
long, & huit de circuit. Le terroir en
est fort bon, & consiste en beaucoup
de prairies. Les Espagnols y ont mis des
Bœufs & des Vaches, que les Boucaniers
ont détruites. La terre est basse en
divers endroits, & il s'y trouve quelques
marécages pleins de Crocodiles,
qu'on nomme en ce païs Cayamans,
qui ont aussi détruit une partie de ces
animaux. Je parleray de la subtilité de
ces Crocodiles dans le chapitre des Reptiles.
On ne peut pas bien demeurer sur
cette Isle, à cause de la quantité de certains
petits Moucherons qui sont fort
incommodes, comme on le verra au
chapitre des Insectes. La grande Isle
contient de fort belles plaines vis-à-vis,
qui sont arrousées de grandes rivieres:
si bien qu'on y pourroit faire de tresbelles
Sucreries à fort peu de frais, veu
qu'on a déja l'experience que le Sucre
que les Espagnols ont autrefois fait au
mesme costé de cette Isle, estoit tresbon.
De là jusqu'au Cap de Tibron, il
n'y a point de ports, mais une coste
agreable & fort unie, d'où sortent plusieurs
Rivieres.
Le Cap Tibron contient une grande
Rade, dont le fonds est bon, & qui
ne manque pas de Rivieres tres-belles,
Avanturiers, tant Anglois que François,
viennent là souvent pour prendre de
l'eau & du bois. Vers ce Cap il s'éleve
une haute montagne, de dessus laquelle
on découvre celle de Santa Martha,
qui est en terre ferme, éloignée de cent
vingt lieuës de celle-cy: & l'on void
encore les Isles de Cuba, & Jamaïca.
De l'autre costé de ce Cap, qui est le
Septentrion de l'Isle, on monte vers
l'Orient environ vingt lieuës: l'on
trouve le Cap Dona Maria, enrichi
d'un beau port, de grandes Rivieres,
& de vastes Plaines que l'on peut cultiver.
De là suivant la mesme route, l'on
trouve la grande Ance, qui est un lieu
fort agreable habité par les François,
dont les maisons sont situées sur le bord
d'une tres-belle Riviere. Fort prés de
là, vers l'Orient, paroissent plusieurs
petites Isles nommées Cayemittes: les
Espagnols les ont ainsi appellées, parce
qu'elles ressemblent à un fruit qui porte
ce nom. Les habitans vont à ces Isles
pour y pescher des Tortuës, qui servent
le long de la coste, on trouve en-
core deux quartiers où les François habitent,
qu'on nomme la Riviere de Nipes,
& le Rochelois, à cause qu'un Rochelois
en a esté le premier habitant.
De là on va aux trois plus celebres Contrées
que les François ayent sur cette
Isle; qui sont le petit Goave, le grand
Goave, & Leau-ganne. Ce mot est dérivé
du nom Espagnol Liguana, qui
signifie en François Lezart, parce que
cette Contrée a une pointe de terre fort
basse, qui ressemble fort bien à un bec
de Lezart. Ce furent les habitans de ces
lieux qui se revolterent contre M. d'Ogeron.
Au sortir de cet endroit on va au
fond d'une grande Baye, dont l'embouchure
a bien cinquante lieuës de large.
Devant cette Baye il y a une Isle qui a
plus de sept à huit lieuës de tour, qu'on
nomme Gonave, qui n'est nullement
habitée, & qui ne merite pas de l'estre.
Du fonds de cette Baye, que les François
nomment Cul de Sac, on vient
le long de la coste, au Septentrion, jusqu'au
Cap S. Nicolas, formant une
pointe qui avance au Nord; où il y a
un grand nombre de vaisseaux. En
suite on monte le long de la coste vers
l'Orient, on y trouve le port de Moustiques,
que les François occupent encore,
avec les deux Ports de Paix, grand
& petit, baignez de trois Rivieres, qui
sortent par trois divers canaux. Ces Rivieres
sont quelquefois si grosses, qu'elles
donnent de l'eau douce à deux
lieuës de leur embouchure en pleine
mer. De là, le long de la mesme coste,
on rencontre encore plusieurs lieux où
les François se sont étendus, & ces
lieux se nomment l'Orterie, le Massacre,
ainsi appellé, à cause que les Espagnols,
par surprise, y ont autrefois
massacré quelques François qui venoient
de la Tortuë, pour y tuer des
Sangliers. Du Massacre on passe la petite
Riviere qui est au port Margot,
dont j'ay déja parlé.
Il y a encore plusieurs autres endroits
que les François habitent, mais ils n'y
font point de commerce que celuy du
Tabac; c'est pour cela que toutes leurs
demeures sont situées sur le bord de la
mer, ou du moins le plus prés qu'ils
en peuvent estre, afin de n'avoir pas tant
& aussi à cause qu'ils ont besoin
d'eau de la mer pour le tordre.
Il y a dans cette Isle de tres-belles
Salines, qui sans estre cultivées, donnent
du sel aussi blanc que la neige, &
estant cultivées en pourroient fournir
davantage que toutes les Salines de
France, de Portugal & d'Espagne. Il
se rencontre de ces Salines au Midy,
dans la Baye d'Ocoa, dans le cul de
sac à un lieu nommé Coridon, au
Septentrion de I'Isle vers l'Orient; à
Caracol, à Limonade, à Montecristo.
Il y en a encore en plusieurs autres
lieux, & ce ne sont icy que les principales.
Outre ces Salines marines, l'on
trouve des mines de sel dans les montagnes,
qu'on appelle icy sel Gemmé,
qui est aussi beau & aussi bon, que le
sel marin. Je l'ay moy-mesme éprouvé,
& l'ay trouvé beaucoup meilleur que le
premier.
Voila ce me semble ce qui se peut
dire en general de cette Isle; il ne reste
plus qu'à parler de ce que la nature y
fait croistre sans cultiver, pour la subsistance
des habitans du païs.
Chapitre VII.
Des Arbres fruitiers les plus rares.
J'Ay déja remarqué que le fonds de
terre de l'Isle de S. Domingue estoit
tres-bon, & qu'il produisoit plus luy
seul, que tous les autres de l'Amerique
ensemble: car les arbres y croissent
avec plus de force & de vigueur
qu'en pas aucun autre lieu, & les fruits
en sont beaucoup meilleurs.
Parmy le grand nombre d'arbres &
de fruits qui viennent dans l'Amerique,
je ne veux parler que de quelques-uns
des plus rares: car si je parlois
de tous, je pourrois estre ennuyeux.
On trouve dans cette Isle quantité
d'Orangers & de Citronniers que la
nature y produit d'elle-mesme. Les
fruits n'en sont pas agreables, comme
ceux que l'on cultive en Europe; au
contraire ils sont fort aigres, petits, &
toutefois pleins de suc, n'ayant pas l'écorce
épaisse. Ces citrons & ces orangers
sont semblables à ceux que l'on
void ordinairement. Les Espagnols &
cette Isle d'y planter des arbres fruitiers,
& de la peupler d'animaux qu'on
n'y voyoit point.
Quand un Espagnol se trouve dans
une forest, & qu'il y rencontre quelque
arbre fruitier, il a soin de planter
la semence du fruit qu'il mange. C'est
pour ce sujet que les terres qu'ils ont
habitées sont plus remplies de toutes
sortes d'arbres fruitiers, que celles que
les autres Nations habitent. Aussi voiton
dans l'Isle Espagnole de grandes
plaines, qui ne sont couvertes que d'orangers,
produisant des oranges aussi
douces que celles qui viennent de Portugal,
dont les Portugais ont apporté
l'espece de la Chine en Europe.
Un vieil Espagnol qui avoit une parfaite
connoissance des proprietez de
l'Amerique, m'a dit que dans une
orange aigre, il avoit remarqué un certain
grain parmy les autres, qui planté
en terre produisoit un arbre portant des
oranges douces, ce qu'il avoit éprouvé
plusieurs fois.
Les Bannaniers sont certains arbrisseaux,
qu'on pourroit plûtost nommer
plante, parce qu'ils n'ont aucun
mol, plein de suc, & que l'on peut
couper avec un couteau. Il croist jusqu'à
douze à quinze pieds de hauteur.
Du milieu de sa tige sort une fleur de
couleur de pourpre, de la grosseur d'un
artichaut. Le fruit qui en provient peut
nourrir l'homme en diverses manieres,
tantost il luy sert de pain, preparé d'une
certaine façon, tantost de vin, preparé
d'une autre, parce que l'on en tire un
suc qui est aussi fort que cette liqueur.
On le fait secher comme les figues.
Lors qu'il est bien meur en l'exposant
au Soleil, aprés en avoir osté l'écorce;
il se candit comme si on l'avoit parsemé
de sucre. J'en ay gardé comme cela
qui se sont trouvez fort bons.
Les feüilles de cet arbre sont douces
estant sechées, de sorte que les habitans
de ces lieux en font des lits aussi
bons que nos lits de plume. Quelques
feüilles, que la Sainte Vierge mit reposer
le Sauveur du monde, aprés qu'il
fut né. Cela pourroit bien estre, car
j'ay veu de ces arbres dans la Palestine.
Il n'y a pas long-temps que j'en ay
veu un dans le jardin de Medecine de
mais il estoit encore fort jeune; & à ce
sujet, je croy qu'il est necessaire d'avertir
le public que cet arbre est fort
utile à la medecine: car si on prend
un certain noyau qui sort de ce fruit
avant qu'il soit meur, il est admirable
pour manger la chair corrompuë des
ulceres, & les guerit mesme entierement.
L'abricotier est un arbre plus haut
que les plus grands chaînes de l'Europe,
il a les feüilles semblables au laurier
sauvage, l'écorce comme celle du
poirier, la chair de son fruit ressemble
à celle de nos abricots, quoy que la
figure en soit fort difference, en ce que
ils sont fort gros, couverts d'une peau
dure & assez épaisse, ils ont le goust
meilleur & l'odeur plus agreable que
nos abricots: le noyau n'est point dur:
les Espagnols cultivent ces arbres &
font des confitures de leur fruit. Il n'y
a qu'un lieu dans ces Isles où il s'en
rencontre, les Sangliers s'en nourrissent
dans la saison, c'est ce qui fait que
leur viande est bien plus excellente que
dans un autre.
Cet abricot est parfaitement bon lors
Sanglier, & estant mangé crû, il
est tres-dur à digerer; & il y a autant
à manger à un seul de ces fruits qu'aux
plus gros de nos melons.
Le Papayer est un arbre qui croist
de hauteur environ vingt à vingt-cinq
pieds, qui n'a qu'un tronc sans branches,
& au sommet duquel il y a
quinze ou vingt feüilles extraordinairement
larges, & dont la queuë est
longue comme la moitié du bras; dessus
ces feüilles, sont les fruits que l'on
voit attachez au tronc de l'arbre; il
porte fruit continuellement, il y en a
toûjours en fleur, d'autres qui ne font
que noüer, d'autres à demy meurs,
& d'autres meurs: Il y a de ces fruits
qui sont gros comme des grenades, &
environ de cette figure, & d'autres
beaucoup plus gros.
Le Cacaoyer est l'arbre qui produit
la semence que les Espagnols nomment
Cacao, dequoy l'on fait le cho-
& mesme ne vient pas plus
haut: son fruit est une certaine gousse
qui croist en son tronc de la grosseur
d'un concombre, & tout de mesme,
pointe, le dedans de cette gousse est
épaisse d'un demy doigt, forme un
tissu de fibres blancs & fort succulents,
un peu acide, fort bon à étancher la
soif. Les fibres contiennent dans leur
milieu dix à douze, & jusques à quatorze
grains de couleur violette, qui
sont gros comme le pouce, & secs
comme un gland de chesne. Ce grain
est couvert d'une petite écorce, estant
ouvert, il ne se separe pas seulement
en deux comme les amendes ou les
noix, mais en cinq ou six petites pieces
qui sont inégalement jointes ensemble;
au milieu desquelles est un petit
pignon qui a le germe fort tendre &
difficile à conserver: c'est de cette semence
que les Espagnols font la cele-
bre boisson du chocolat. Lors qu'ils
eurent conquis ce païs, les Indiens
leur firent boire de cette liqueur qu'ils
trouverent si bonne & si utile pour la
santé, qu'ils l'ont mise en usage entr'eux,
non seulement dans l'Amerique,
mais aussi en Europe, où elle est
assez commune, & mesme aux autres
Nations qui l'habitent, quoy que les
Espagnols se soient toûjours reservez
quelque part que ce soit, on ne sçauroit
boire de bon chocolat, s'il ne
vient d'Espagne, qui surpasse en bonté
le Thé des Chinois, le Caphé des Perses
& des Turcs. En sorte que cette
boisson nourrit tellement le corps & le
tient dans un si grand embonpoint, que
l'on en pourroit vivre sans avoir besoin
de prendre autre chose.
Si les Espagnols ont le secret de preparer
cette boisson, ils ont pareillement
celuy de cultiver les arbres qui produisent
la semence dequoy elle se fait:
car de toutes les Nations qui habitent
dans l'Amerique, il n'y a qu'eux qui
sçavent cultiver cet arbre, & qui fassent
commerce de sa semence; par lequel
quelques-uns d'entr'eux se sont
tellement enrichis, qu'ils tirent ordinairement
plus de vingt mille écus de
rente par an, tous frais faits, d'un seul
jardin planté de ces arbres.
M'estant trouvé parmy les Espagnols
j'ay eu la curiosité de sçavoir la maniere
de cultiver ces arbres, & comment
ils preparent la semence pour en
faire la boisson dont on a parlé. J'en
vais donner la description, que le public
a jusqu'à present ignorée.
Chapitre VIII.
Maniere de faire le Chocolat, &
de cultiver l'abre qui produit la
graine dont on le fait.
LOrs qu'ils veulent avoir de la semence
pour produire ces arbres,
Ils laissent parfaitement meurir & secher
les gousses qui la contiennent; aprés
ils ostent la semence de ces gousses,
qu'ils font soigneusement secher à l'ombre,
cela fait ils preparent un quarreau
de terre, qu'ils entourent & couvrent
de feüilles de Palmistes, & y
plantent les grains de Cacao à quelque
distance l'un de l'autre, ils couvrent
ces quarreaux de terre durant le jour à
cause de l'ardeur du Soleil, & les découvrent
pendant la nuit, afin que la
rosée humecte la terre, & en usent ainsi
jusqu'à ce que cette semence ait produit
de perits arbres de la hauteur de
deux pieds. Pendant que cette pepiniere
croist, on prepare un autre lieu
pour y transplanter les arbres, & ce
lieu doit estre au bord d'une riviere
faut sur tout que la terre en soit bonne
& un peu meslée de sable. Cette place
ainsi preparée, on y plante des rangées
de Bannaniers, dont nous avons déja
parlé, aussi prests l'un de l'autre que
l'on veut que les arbres de Cacao le
soient. Lors que ces Bannaniers ont
pris racine on plante au pied de chacun
d'eux un Cacaoyer, & cela afin que
l'ardeur du Soleil ne nuise point à ces
petits arbres, qui sont trop delicats
pour en pouvoir souffrir l'ardeur, &
qui en sont preservez par l'ombre que
forme les bannaniers. On les entretient
de cetre sorte, jusqu'à ce qu'ils soient
gros comme le bras, ce qui arrive en un
an & demi ou deux ans de temps, aprés
on arrache tous les bannaniers, & on
laisse les cacaoyers seuls, lesquels rapportent
du fruit ordinairement deux
fois l'année, la premiere au mois de
Mars, la seconde au mois de Septembre.
Il ne faut pas oublier qu'on est toûjours
obligé de les tenir humides, &
empêcher qu'il ne croisse des herbes
à l'entour; & toutefois cela n'occupe
point tant que deux ou trois Esclaves
ne soient capables d'entretenir un jardin
ces arbres.
La recolte du fruit qui vient de
ces arbres se fait ainsi. Lors que les
gousses qui sont vertes en croissant deviennent
jaûnes en meurissant, on les
coupe & on les ouvre. On en tire les
grains qu'il faut prendre soin de nettoyer
des fibres succulentes qui les envelopent,
on les met ensuite secher au
Soleil sur de grandes tables, pour en
tirer cette semence dont les Espagnols
font un tres-grand commerce, tant
chez eux que chez les étrangers, mais
particulierement chez eux; je puis assurer
comme une chose vraye qu'il s'en
negocie tous les ans pour plus de dix
millions; & elle est si precieuse qu'il
où l'on s'en sert au lieu de monnoye,
on en donne douze à quatorze
grains pour une reale d'Espagne.
Le Païs où l'on en fait plus de commerce,
sont les Isles de la Trinité, du
Perou, & autres lieux. De là les Juifs
la transportent dans tous les Royaumes,
comme en France, en Angleterre,
en Hollande, en Suede, en Dannemark
& en Italie, où il s'en consomme
la plus grande partie des Nations de
l'Europe l'achetent plûtost pour sa grande
reputation, que pour l'utilité qu'ils
en tirent, parce qu'ils y sont ordinairement
trompez.
En effet, l'avarice & l'avidité de ceux
que pour gagner beaucoup, ils donnent
du laict à boire, dans lequel ils
meslent des choses qui ne sont rien
moins que le Chocolat; & l'on peut
dire avec verité, comme je l'ay déja
remarqué cy-dessus, qu'il n'y a que les
Espagnols qui le sçavent bien preparer.
Or voicy comme je l'ay veu faire par
eux-mesmes aux Indes de l'Amerique.
Chapitre X.
Maniere de preparer le Chocolat,
& d'en user.
LEs Espagnols prennent les grains
du Cacao, les font rostir dans une
poële percée, comme on fait les marrons
en Europe; aprés ils en ostent la
petite peau qui est dessus, les mettent
à ce qu'ils soient reduits en paste, à laquelle
ils ajoûtent deux fois autant de
sucre, avec du poivre & de la Banil-
le, du Musc, de l'Ambre-gris. Aprés
qu'ils ont bien meslé toutes ces choses
avec cette paste, ils en font des Rouleaux,
ou de petits pains qu'ils gardent;
& quand ils s'en veulent servir, ils rapent
de ces rouleux comme on fait de
la muscade; en suite ils mettent de
l'eau chauffer dedans des pots de cuivre
ou d'argent qu'ils ont exprés. Cela
fait ils la versent dans des tasses de
Fayance, de Porcelaine, ou de Coco, qui
ne servent qu'à cet usage. Ils ont un
petit morceau de biscuit tout prest
qu'ils trempent dedans. Voila de la
maniere qu'ils le preparent, & qu'ils en
usent.
Mais afin que le Lecteur n'ignore,
& n'ait rien à desirer pour la parfaite
preparation de cette liqueur; je diray
encore ce que c'est que la Banilla, qui
entre dans la composition du Chocolat,
& qui est la principale chose qui
sert à luy donner du goust & de la
force.
La Banilla est une petite gousse qui
petites feüilles. Ces gousses sont longues,
étroites, & remplies d'un suc
mielleux & de tres bonne odeur, elles
sont pleines d'une petite semence presque
imperceptible, & qui ne sert qu'au
Chocolat. Sa proprieté naturelle est
d'échauffer & de fortifier l'estomach,
ce qui augmente la vertu du Chocolat,
qui est plus froid que chaud.
A proprement dire, il est anodin,
douleurs d'entrailles. Je me suis une
fois guery d'une dissenterie assez vehemente
avec les seuls grains de Cacao
mangez cruds: ce fut un Indien qui
m'enseigna ce remede. On en tire encore
une huile qui est aussi douce, &
qui se compose tout de mesme que celle
d'amende. Cette huile est merveilleuse
pour la brûlure. Les Espagnols
s'en servent pour cela, & fort efficacement.
L'Orme de ce païs-là n'est dissemblable
des nostres, qu'en ce qu'il est
plus petit, qu'il a les feüilles beaucoup
bien differente; elle tombe de
l'arbre quand elle est seche, & est faite
Estant maschée, elle laisse un admirable
goust dans la bouche. Quantité
d'oyes sauvages viennent dans cette
Isle; lors que la graine tombe de l'Orme
elles la mangent, & en deviennent
si grosses, qu'elles sont obligées de demeurer
plus d'un mois aprés que cette
graine leur a manqué; à cause qu'elles
ne peuvent voller, tant elles sont
grasses & pesantes. J'en ay plusieurs
fois assommé à coups de baston qui
ne pouvoient marcher, encore moins
s'élever de terre.
Le Palmiste franc est un arbre de
130. pieds de hauts ou environ, les
queuës de ses feüilles sont d'une substance
maniable, couverte d'une peau
blanche comme neige, mince comme
du papier & douce comme de la soye,
sur laquelle on peut aussi bien & mieux
écrire que sur l'écorce du Tillier, dont
les Anciens se servoient avant l'inven-
Boucaniers autrefois n'ayant ny papier,
ny ancre, ny plume, faisoient des
plumes de certains petits roseaux, comme
font les Turcs encore aujourd'huy,
& se servoient du suc de Genipas au
peau qui leur servoit de papier, & par
ce moyen s'envoyoient des lettres les
uns aux autres, & entretenoient correspondance,
Le Palmiste épiné est ainsi nommé,
à cause que depuis le pied jusqu'au
sommet il est garny d'épines, qui sont
longues de quatre doigts, de figure
platte, extremément subtiles, dures &
penetrantes. On les voit autour de cet
arbre par cordons, à quelque distance
de la terte ferme de l'Amerique
Meridionale nommez Aruargues, qui
se servent de ces épines pour tourmenter
leurs ennemis quand ils les ont faits
prisonniers de guerre. Voicy la maniere:
Ils attachent le prisonnier à un
arbre, & le lardent de ces épines si
prés à prés, qu'on ne peut mettre un
pouce entre deux. Ces épines ont un
grand bout dehors, environné de cotton
trempé d'huile de Palme, étant
ainsi accommodées ils y mettent le feu,
& malgré ce tourment, le miserable
qui le souffre ne laisse pas de chanter
encore. Un Espagnol m'a raconté cette
petite histoire, que j'ay bien voulu mettre
ce que je luy demandois pourquoi ceux
qui souffroient ce tourment chantoient,
il ne m'en pût rendre d'autre
raison que l'experience; peutestre
aussi, ajoûtoit-il, que ces Barbares
croyent que ces mal-heureux chantent,
lors qu'ils se plaignent fortement;
mais il se trompoit, car j'ay
sceu depuis, & c'est une verité constante,
que la coûtume de ces sortes d'Indiens,
lors qu'ils ont fait quelques prisonniers
de guerre, & qu'ils les font
mourir par les plus cruels tourmens,
est de les contraindre de chanter, &
voila sans doute pourquoy le miserable
dont je parle chantoit. J'ay nommé
ces arbres Palmistes, à cause que les
habitans les nomment ainsi, quoy que
l'on doive dire Palmiers.
L'Acaiou est un arbre qui croist
extremément haut & gros, les François
l'appellent ainsi, du nom que les
Sauvages luy donnent, & les Espagnols
Cedro. J'en ay veu deux tables
chez les RR. PP. Chartreux de Xeres
en Andalousie Province d'Espagne,
qui estoient chacune tout d'une
piece, & avoient quatre-vingt dix pouces
Ces deux tables leur avoient esté apportées
de Saint Domingue, qui est la
ville capitale de l'Isle dont nous parlons.
Ce bois est beaucoup en usage
dans l'Amerique: on en fait de fort
belles sculptures, c'est à quoy il est le
plus propre; car outre qu'il est tresbeau
de couleur, & de tres-agreable
odeur, il n'est nullement cassant, &
c'est ce qui le fait estimer le plus de ceux
qui le travaillent.
Le Mangle est de trois especes differentes,
mais je ne parle que d'une seule,
qui est celle qui croist dans les lieux
que la mer inonde. Ces arbres ont leur
plus que de branches; si bien
que le tronc de l'arbre est entre les
branches & les racines. Ils sont tellement
entrelassez par leurs racines les
uns dans les autres, que l'on pourroit
faire quelquefois plus de dix lieuës
sur ces arbres, sans mettre pied à terre.
Il y a des Indiens dans certains endroits
de l'Amerique qui bâtissent des
maisons dessus. Oa voit souvent des
branches de ces arbres si avancées dans
la mer, qu'il s'y amasse des rochers
lieu aux Voyageurs de dire qu'ils
ont veu croistre, aussi bien des huitres
aux arbres, que de certains ont assuré
avoir veu des Oyes provenir de quelques
arbres dans l'Ecosse & dans l'Irlande.
Il y a une sorte d'arbre que les Boucaniers
François nomment Gommier,
& la gomme, qu'il jette, gomme de
cochon, à cause que les Sangliers s'étant
mordus les uns les autres, vont
avec leurs crocs donner des chocs à
cet arbre, & le dépoüillent entierement
de son écorce; aussi-tost il jette
une gomme, tout de mesme que la
vigne au printemps rend de l'eau, lors
qu'on la coupe. Les Sangliers se frottent
contre cet arbre, aux endroits où
il jette sa gomme, afin d'en faire entrer
dans leurs playes, & se guerissent
parfaitement. Elle est aussi admirable
pour guerir toute sorte de playes; &
les Sauvages s'en servent communément
dans leurs plus grandes blessures.
Le bois à enyvrer, est ainsi nommé,
à cause de l'effet qu'il produit; lors
qu'estant pris, ou son écorce battuë
dans un sac, & mise dans de l'eau dormante,
sont en la place, où on l'a jettée, & les
fait venir, en sorte qu'on les prend à
la main. Cet arbre croist environ haut
comme le poirier, & a les feüilles presque
semblables à un treffe.
Le Quinquina qu'on nous apporte
mesme cesser pour quelque temps les
fiévres, n'est autre chose que l'écorce
de cet arbre. Les Espagnols l'apportent
de S. Francisco de Quinto, Province
du Perou, & disent qu'elle ne croist
que là.
Le Copal est un grand arbre, sem-
parlé. Quelques Indiens idolatres se
servent de cette gomme, pour brûler
sur leurs Autels, comme nous nous
servons de l'encens.
Le Manioc croist de la hauteur d'un
homme, ses feüilles sont partagées en
cinq branches sur une mesme queuë,
comme les cinq doigts de la main, &
pas plus larges. Ces branches s'écartent
dés le pied de l'arbre. Il produit
deux ou trois racines grosses comme la
cuisse, & pezent bien souvent jusques
à soixante ou soixante-dix livres. C'est
Indiens font du pain de cette maniere.
Aprés qu'ils ont arraché ces racines,
ils les grattent avec des rapes de
cuivre ou de fer blanc, semblables à
celles dont on se sert pour le sucre,
mais grandes de deux pieds de long &
d'un pied de large; quand il est ainsi
rapé, ils le mettent dans des sacs de
toile forte & claire, & ensuite sous une
presse, afin d'en tirer le suc, qui est
un dangereux poison: car si un animal
en boit, ou mange de ces racines
vertes, il meurt aussi-tost. Ce suc est
fort corrosif, je l'ay reconnu, en lavant
de certains ulceres, qui sont devenus
fort beaux, & de facile gueri-
son. Le plus grand remede contre ce
venin, c'est de faire avaler de l'huile
aux personnes, ou aux animaux quien
ont pris. Bien que ce soit un grand
poison, il ne laisse pas d'estre utile:
car quand on l'expose au Soleil dans
des vaisseaux avec du piment, il aigrit,
& est aussi bon aux sauces que le vinaigre.
Je n'en ay veu que chez les
Espagnols. Ce suc ainsi pressé, il reste
dans le sac une matiere qui ressemble
à de la farine, & on la laisse secher au
quand on veut, & pour la transporter
sans qu'elle se gâte; les autres la
mettent d'abord sur de grandes platines
de fer, qui viennent de Suede, dont
les Chapeliers se servent à faire leurs
chapeaux. On y fait un feu assez moderé,
& cela se cuit comme une tourte,
dont les habitans vivent.
Les Sauvages le font de la mê-
lieu de rape, ils se servent d'une piece
de bois, dans laquelle ils enchassent
de petites pierres dures & pointuës.
Au lieu de sacs de toile, ils usent d'écorce
d'arbre, dont ils sont un tissu
fort propre: & pour des platines de
fer, il en ont de terre qu'ils font euxmesmes.
Cette racine est aussi utile en Ame-
fait une boisson, qui vaut bien nostre
biere. Cet arbrisseau ne vient point
de semence comme les autres: on
coupe de ces branches par pieces, environ
d'un pied de long: on fait des
trous environ de demi pied avant dans
la terre, où on enfoüit ces branches
coupées, ayant soin de mettre certains
ils ne produiroient rien.
La Nanna est une plante qui produit
un des meilleurs fruits, & des
plus delicats qui croissent dans toute
l'étenduë de l'Amerique. Ce fruit est
semblable à un artichaut, sa substance
ressemble à celle d'une poire fort suc-
agreable, & subtil en un point, que
quand on en mange un peu trop, il
ouvre toutes les petites veines & arteres
qui sont dans la bouche: de maniere
que l'on saigne beaucoup, sans pourtant
en ressentir aucune incommodité.
Il n'est pas besoin que je donne icy
la description du Tabac: car il est si
connu par toute l'Europe, qu'il n'y a
aucune nation qui ne s'en serve, n'en
connoisse les proprietez, & ne l'ayme
avec passion; jusques-là que les Turcs,
à qui l'Alcoran deffend expressement
d'en user, sur peine d'un grand peché,
ne laissent pas d'en prendre abondamment;
car dans le temps de leur
Carême appellé Ramazan, pendant lequel
ils ne mangent point de tout
le jour, ils ne cessent point de prendre
du tabac en fumée, avec cette
cette fumée, de peur que l'on ne
s'en apperçoive à l'odeur, ou autrement.
Voicy la maniere que se cultive
cette fameuse, plante dans l'Amerique.
On prepare un quarré de terre,
Cacao, où l'on plante de la semence.
On arrose tous les jours ce quarré,
& on le couvre pendant l'ardeur du
Soleil. Quand il ne fait point soleil
& qu'il ne pleut pas, il faut l'arroser
tout de mesme. Cette semence estant
levée hors de terre, elle forme une
petite tige comme la laittuë, on la
change de place, de mesme que cette
plante, & on la met à trois pieds de
distance l'une de l'autre; on n'y doit
point souffrir d'herbes étrangeres. Lors
que les feüilles sont devenuës grandes,
& qu'elles se cassent quand on y touche,
c'est une marque que le tabac est
meur: alors il faut le couper, & le
laisser deux ou trois heures au Soleil,
puis amasser toutes les plantes deux à
deux, pour les pendre à des perches,
jusques à cinq étages les unes sur les
autres, dans des loges qui sont seulement
couvertes, de peur que le tabac
toutes parts, afin que l'air y puisse
mieux entrer, & de crainte que le tabac
ne s'échauffe & ne pourrisse.
Avant le levé du Soleil on dépend
ces perches, afin de tenir les feüilles
du tabac souples, de peur qu'elles ne
se cassent & ne deviennent en poudre,
& on en tire toutes les jambes.
Quand il est sec, on met toutes les
feüilles ensemble en paquet, & avant
que de les tordre, on les laisse tremper
dans l'eau de la mer, & on les
tord aprés qu'elles y ont trempé. Il
est le meilleur de tous, que les
femmes le fument aussi-bien que les
hommes, & que c'est une chose aussi
surprenante en ce païs de voir des femmes
qui ne fument point, que d'en
voir en France qui fumeroient.
Quoyque le tabac soit si celebre
par toute la terre, & dans un si grand
usage, je n'en ay jamais bien compris
la raison: & toutefois je puis dire
que la medecine que j'exerce depuis
si long-temps, m'a donné quelque
connoissance de ce qui peut estre utile
ou contraire à la santé.
Chapitre X.
Des Animaux à quatre pieds.
LOrs que les Espagnols décou-
trouverent aucuns animaux à quatre
pieds; les Indiens qui l'habitoient ne
vivant que de volaille & de poisson,
de fruits & de legumes, que la terre
leur produisoit; mais si-tost qu'ils s'en
furent rendus les maistres, ils peuplerent
cette Isle de Taureaux, de Vaches,
de Chevaux & de Porcs: lesquels
en cent ans se sont fort multipliez, en
sorte que les François y venant, en
trouverent une si grande quantité qu'ils
ne se donnoient pas la peine de les aller
chercher dans les bois, mais les attendoient
au bord de la merpour les tuer, &
encore en tuer autant qu'ils vouloient.
Les Taureaux y sont fort puissans,
ont les jambes courtes & menuës, &
courent fort viste. La nuit ils paissent
dans les prairies, & le jour ils se retirent
dans les bois à cause de l'ardeur du
Soleil. Lors qu'ils sont blessez sans
de se sauver au plûtost sur un arbre:
car le Taureau le vient chercher, & le
tient quelquefois trois ou quatre heures
assiegé. Ces animaux blessent souvent
les Chasseurs, & les tuënt aussibien
que leurs chiens.
Il y a encore un grand nombre de
Chevaux; on en voit quelquefois des
troupes de plus de cinq cens ensemble,
qui courent: Et lors qu'ils voyent un
homme ils s'arrestent tous. Un d'eux
se détache, approche la personne, &
lors qu'il en est à une portée de pistolet,
il se met à souffler des nazeaux &
à courir, & à l'instant tous les autres
le suivent. Je ne sçay si ces Chevaux
ont degeneré, estant devenus sauvages:
car ils ne sont pas si beaux que ceux
d'Espagne, quoy qu'ils viennent de
cette race: ils ont la teste fort grosse,
aussi-bien que les jambes, qui sont même
raboteuses, les oreilles & le col
long. Ils sont tres-bons pour travailler
les Chasseurs en prennent pour porter
leurs cuirs. Voicy comme ils les prennent:
ils tendent des lacs de corde assez
forte, sur de certaines routes par où
ils ne manquent point de s'y prendre,
& quelquefois aussi de s'étrangler,
lors qu'ils se prennent par le col.
Estant pris, on les attache à un arbre,
on les y laisse deux jours sans manger
ny boire, ensuite on leur donne à boire
& à manger, & ils deviennent aussi
doux que s'ils n'avoient jamais esté sauvages.
Il y a eu mesme des Boucaniers
qui s'en estant long-temps servis, &
n'ayant pas la commodité de les garder
ny de les nourrir, les ont laissé aller;
& deux mois aprés les rencontrant, ils
les venoient flatter & se laissoient reprendre.
On en tuë souvent pour en
avoir la graisse, qu'on leve de la criniere
& du ventre. On la fait fondre,
pour s'en servir au lieu d'huile à
brûler.
Les Sangliers y sont aussi en grand
nombre, & se défendent tres-bien contre
les Chasseurs & leurs chiens. Ils ne
vont que par bandes au nombre de
vingt-cinq ou trente, & lors qu'une
meute vient les attaquer, tous les masles
se mettent devant & toutes les femelles
avec leurs petits derriere: & comme
il y a des arbres qui contiennent
circuit, ils se mettent contre un arbre
pour les garantir. Quand ils sont dans
quelque lieu où il n'y a point d'arbre,
les mâles se mettent tout autour & les
femelles avec leurs petits au milieu;
lors qu'ils voyent approcher les chiens,
ils font sonner leurs dents l'une contre
l'autre, comme pour donner de la
terreur à leurs ennemis. En effet leurs
crocs sont si tranchans, qu'ils ont bientost
déchiré un chien quand ils l'attrapent.
Il semble áussi que les chiens
connoissent les masles, & qu'ils ne
s'attaquent qu'aux femelles qui n'ont
point de défenses. Il y a des Sangliers
qui vont seuls & qui toutefois ne laissent
pas de se défendre contre une
meute de vingt-cinq à trente chiens,
quand ils peuvent attraper un arbre &
garantir leurs testicules: car quand un
chien les prend par là, ils sont à bas &
leurs forces perduës, & s'il y a quelque
chien assez hardy pour les prendre
à la gorge, il est bien-tost en
pieces.
On y voit des chiens sauvages qui
ont beaucoup multiplié dans l'Isle, par
la negligence des Chasseurs Espagnols
dans les bois. Leur multitude est
incroyable, & ils ressemblent à nos
levriers. Ils sont fort carnassiers, & ils
n'ont pas l'assurance ny la force d'attaquer
les chevaux, mais ils mangent les
poulains & les veaux. Les sangliers ne
leur font pas peur, car quelquefois ils
se trouvent ensemble, plus de quatre
ou cinq cens.
Un Boucanier François me fit voir
Une troupe d'environ vingt-cinq ou
trente chiens poursuivoient un gros
sanglier, enfin ils l'atteignirent, & le
mirent bas dans une petite place en forme
de pré, où il n'y avoit aucun bois:
cependant nous estions sur un arbre
d'où nous vîmes ce combat, qui dura
prés de deux heures. Ces chiens déchirerent
la gorge au sanglier; quand il
fut mort, ils se retirerent tous à quartier,
& l'un d'eux se détacha qui fut
manger seul, & aprés qu'il eut mangé
quelque temps, les autres allerent pour
faire la mesme chose, mais nous tirâmes
chacun un coup de fusil sur eux,
qui les fit tous fuïr, excepté deux
qui demeurerent sur la place, & nous
gorge & les testicules mangées.
Le Boucanier m'expliqua pourquoy
ce Chien avoit ainsi mangé seul; c'est
que dans toutes les troupes de Chiens il
y a un Brac qui trouve le Sanglier, &
quand il est pris, les autres Chiens ont
accoûtumé de le laisser manger le premier.
Il me jura qu'il avoit toûjours
observé la mesme chose, que depuis j'ay
remarquée aussi plus de vingt fois.
Il est vray que dans les meutes que
les Boucaniers ont, il y a un Brac qui
va toûjours devant; & si-tost qu'il
a trouvé le Sanglier, il ne donne que
deux ou trois coups d'aboy; à l'instant
les autres chiens partent, poursuivent le
Sanglier, & luy les regarde faire. Si tost
que le Sanglier est mort, le Chasseur
luy donne un morceau, qu'il mange
seul, sans qu'on donnerien aux autres,
que quand ils sont revenus de la chasse.
Il y a de l'apparence que comme les
Chiens sauvages sont venus de meutes
entieres oubliées dans les bois par les
Chasseurs, ils ont pû retenir le mesme
ordre de chasser.
Une chose assez particuliere, c'est
qu'on peut apprivoiser des Sangliers, &
Je l'ay moy-mesme experimenté. Un
jour nous trouvâmes une femelle qui
avoit des petits qui estoient encore fort
jeunes; nous les prîmes & les apportâ-
mes à nostre demeure; nous leur hachions
de la viande bien menuë qu'ils
mangeoient: il en mourut quelquesuns,
mais nous en échapâmes quatre,
qui nous suivoient, & jouoient avec
nous comme des Chiens; & quand ils
trouvoient une bande de Sangliers, ils
se mêloient avec eux, & les amenoient
vers nous. L'un d'eux un jour s'écarta,
& nous croyïons qu'il estoit allé
avec les autres, & qu'il ne reviendroit
plus; mais trois jours aprés il revint
avec une bande de Sangliers, nous en
tuâmes quatre.
Il se trouve aussi dans cette Isle beaucoup
d'oyseaux; mais comme presque
tous ressemblent à ceux que nous avons
en Europe, je ne parleray que de quel-
ques uns qui ne leur ressemblent pas.
Les Perroquets y sont en grande
quantité. Quoy que ces oyseaux portent
le mesme nom, ils different neanmoins
beaucoup entr'eux. On ne rencontre
jamais ces oyseaux seuls, ils volent
semence comme les Ramiers. Ils font
leurs nids dans de certains trous d'arbres,
où l'année precedente l'oyseau
nommé Charpentier a fait son nid, &
il semble que la nature ait commis ces
petits oyseaux pour rendre ce service
aux Perroquets. Leurs petits dans ces
trous ne sont jamais moüillez; ils les font
en nombre impair, sçavoir trois, cinq &
sept. Le premier nombre est plus ordinaire,
& le dernier plus rare. Quand
on veut les élever & les apprivoiser, il
faut les dénicher pendant qu'ils sont jeu-
nes: car quand ils sont grands, & qu'on
les prend avec des apas, ils demeurent
toûjours sauvages, & ne parlent jamais.
Pour avoir les jeunes, il faut couper
par le pied l'arbre où ils ont fait leur
nid, car on n'y sçauroit monter; & il
arrive souvent que l'arbre en tombant
les tuë, si bien que de deux ou trois
nichées on ne sauve que deux ou trois
oyseaux.
Le Charpentier est un oyseau qui n'est
pas plus gros qu'une Aloüette. Il a le
bec long environ d'un bon pouce, pointu
& si dur, que dans un jour de temps
il perce un Palmiste jusqu'au cœur, qui
que le bois de cet arbre est si dur, que
les meilleurs instrumens de fer rebroussent
dessus.
Les Foux sont certains oyseaux ainsi
appellez, à cause qu'ils se laissent prendre
à la main. Le jour ils sont sur des rochers,
d'où ils ne sortent que pour aller
pescher. Le soir ils viennent se reti-
fois perchez, quand on y mettroit le
feu, je croy qu'ils ne s'en iroient point,
à moins qu'ils ne le sentissent; c'est
pourquoy on les peut prendre jusqu'au
dernier, sans qu'ils branlent. Ils se défendent
pourtant le mieux qu'ils peuvent
avec leur bec, mais ils ne sçauroient
faire de mal. Pour moy j'ay toûjours
conjecturé qu'ils ne voyent point
la nuit, autrement un oyseau sauvage
ne se laisseroit jamais prendre, joint
qu'ils ne se laissent point approcher durant
le jour. Ces oyseaux sont comme
les Canards, pour ce qui regarde la grosseur,
les pieds & le plumage; leur bec
est different, & comme celuy d'une
Gruë, est tres-piquant par le bout, fait
en scie par les costez, afin que le poisson
ne leur échape point quand ils l'ont
pris.
Il y a une autre sorte d'oyseaux qu'on
nomme Fregates, à cause de leur vol,
qui est extrémement subtil. Ils volent
en l'air sans qu'on leur voye remuer
aucune chose, & ne laissent pas d'avancer
plus viste qu'aucun oyseau. C'est
nom, à cause qu'ils vont mieux à la
voile qu'aucun autre navire, qu'elles
ont l'avantage, aussi bien que de certains
vaisseaux, de pouvoir également
attaquer, se retirer, combattre, & se
dégager sans rien risquer.
Ces oyseaux nommez Fregates donnent
la chasse aux oyseaux appellez Foux.
rochers où ils sont perchez, & lors qu'ils
sont en vol, ces mesmes Fregates les
battent en volant avec le bout de leurs
aisles; les Foux, qui ne le sont pas trop
dans ce rencontre, pour mieux s'échaper
de leurs ennemis, & comme s'ils
les vouloient amuser, vomissent tout le
poisson qu'ils ont pesché. Les Fregates
qui ne cherchent autre chose, le reçoivent
à mesure que les autres le jettent,
avant qu'il tombe dans l'eau. C'est à la
verité la chose la plus divertissante qu'on
puisse voir, & que j'aye veu dans l'Amerique.
Voilà approchant ce que je puis écrire
des oyseaux qui se rencontrent sur
cette Isle; mais quand je parleray des
autres Isles de la terre ferme, je traitteray
de quelques oyseaux, & d'autres
animaux à quatre pieds, dont on n'a
point encore oüi parler: car depuis que
les Espagnols habitent dans l'Amerique,
nous n'avons que des memoires fort
imparfaits, pour ne rien dire de plus:
c'est pourquoy je puis assurer que jamais
personne n'en aura écrit avec plus
de fidelité & d'exactitude que moy,
parce que j'ay tout vû & tout éprouvé
moy-mesme.
Chapitre XI.
Des Reptiles de l'Isle Espagnole.
IL se rencontre dans l'Ocean des Indes
une si grande multitude de Reptiles
& de poissons, qu'il n'y a que celuy
qui les a créez qui en puisse connoistre
le nombre, l'espece, & les proprietez;
& comme plusieurs en ont
écrit, il suffira de parler de ce qu'il y a
de plus particulier à cet égard, & de
moins connu.
Le premier c'est la Tortuë. Elle 'a
point de langue, ny aucun organe pour
oüir; mais elle a la veuë tres-subtile.
On ne luy trouve point de cervelle,
son foye est comme celuy d'un Veau,
& de substance comme celuy d'un
homme. Elle est prodigieusement pleine
dœufs de toute sorte de grosseur;
les plus gros sont comme nos œufs de
Poule, sans coquille, semblables à ceux
que les Poules font trop tost. Elles ont
le sang toûjours liquide, sans qu'on y
puisse remarquer ni froideur, ni chaleur,
puisqu'il ne fige jamais. Quand
on le cuit, il ne laisse pas de se congeler
comme celuy de Porc. Je n'ay jamais
pû remarquer de circulation de sang
dans ces animaux, & tous leurs vaisseaux
sont semblables; on ne peut pas
dire s'ils sont veines ou arteres: neanmoins
quand on les a tuées le cœur palpite
fort long-temps; j'en ay gardé qui
ont palpité jusqu'à dix-huit heures de
temps, toute la chair en fait de mesme,
mais pas si long-temps que le cœur. La
chair est composée de gros fibres qui
con tiennent beaucoup de suc. Les muscles
sont fort longs & plats; la graisse
est verte comme de l'herbe, où l'on remarque
Elles ont leur graisse aux costez, sur le
ventre, & proche des aisles. La graisse
de leur boyau est jaune comme saffran,
& leur sert de nourriture: car
j'ay remarqué qu'on peut laisser une
Tortuë trois semaines sans manger,
avant qu'elle meure, & en l'ouvrant
on trouve les lieux vuides où cette
graisse a accoûtumé d'estre, & il n'y
reste que des membranes, & des fibres
gluants, où elle est ordinairement attachée:
je dis cette graisse, à cause que
quand elle est fonduë elle demeure comme
de l'huile; & estant en son entier,
elle est aussi ferme que la graisse de
Porc. Elles ont quatre pattes en forme
d'aislerons, avec des ongles. Les os y
sont dans le mesme ordre qu'aux animaux
parfaits Celles de devant sont
composées de l'Omoplate & de l'Humerus,
qui sont rensermées sous l'écaille,
qu'on nomme Carapace; & en
dehors sont le Radius & le Cubitus, &
les osselets du Carpe & Metacarpe, &
doigts des animaux parfaits A celles
de derriere on y remarque les Iles, l'os
femur, qui sont aussi sous la Carapace,
& les deux fibres, & les osselets du
en dehors, qui composent les pattes de
derriere. La queuë finit par vertebres,
comme le col, mais ils ne vont pas tout
du long; ils sont attachez à la Carapace,
à certaines demi vertebres qui suivent
le long de la Carapace depuis le col jusqu'à
la queuë. Le dessus de leur écaille
se nomme par les François, comme
j'ay déja dit, Carapace, & le dessous
Plastron. Le dessus est fait comme le
dôme d'une maison, & le dessous est
plat; les Espagnols les nomment Carapache
& Plastron. Cette Carapace &
Plastron sont composées d'une substance
osseuse & cartilagineuse. Quand on
les ouvre, on les met sur le dos, & on
coupe le plastron tout autour, & on le
leve ainsi.
Une de ces Tortuës peut fournir
plus de deux cens livres de viande, sans
compter la graisse, que l'on fond, dont
les habitans Espagnols & François se
servent pour manger des legumes. On
trouve de ces Tortuës, lors qu'elles
sont grasses, qui fournissent plus de
trente pintes d'huile. J'oubliois à dire
que les Tortuës franches n'ont sur leur
Carapace qu'une petite écaille fort tendre,
à des Lanternes. La chair de ces Tortuës
est de fort bon goust, & assez
nourrissante; & la graisse qu'on mange
avec la viande, est si penetrante, qu'on
la suë comme on la mange: car le linge
qu'on porte se pourrit, si on le garde
trop long-temps. On peut dire aussi
qu'elle purifie la masse du sang: car si
quelqu'un est mal sain, aprés qu'il a
mangé de cette viande deux ou trois
mois de temps, sans manger autre chose,
il devient fort sain; & s'il a quelque
impureté du mal Venerien, en mangeant
de cette viande, le corps luy vient
tout plein de galle & de salleté, & aprés
il devient plus sain qu'avec les meilleurs
remedes de l'Europe. Les Avanturiers
sont quelquefois deux ou trois mois sur
l'Isle à manger de cette viande pour se
regaler.
La Tortuë se nourrit d'herbe, qu'elle
paist, comme les Vaches, sur certains
fonds qui sont le long des Isles de
l'Amerique, semblables à de grandes
prairies. Il y a sept à huit brasses d'eau;
& comme elle est fort claire quand la
mer est calme, on void le fonds verd
& beau; si bien que cela réjoüit la veuë.
pied, la feüille est unie & platte tout
de mesme d'un costé que de l'autre. Ce
sont là les prairies où les Tortuës vont
paistre. Aprés qu'elles ont bien mangé,
elles vont à l'embouchure des Rivieres,
pour boire de l'eau douce. Elles ne sçauroient
demeurer plus d'un quart d'heure
à ce fonds sans prendre l'air; elles
viennent souffler, & puis retournent
au fond; & quand elles ne mangent
point, elles ont toûjours la teste hors de
l'eau; dés la moindre chose qu'elles
voyent, elles s'enfoncent aussi tost de-
dans. Elles vont tous les ans à terre pour
pondre leurs œufs, & font des trous
dans le sable avec leurs pattes de devant,
puis se mettent là-dedans pour pondre;
ensuite elles les recouvrent, & s'en retournent.
Elles y reviennent quinze
jours aprés, & font la mesme chose
jusqu'à trois fois. Elles pondent à chaque
fois quatre-vingt, quatre-vingt dix
jusqu'à cent œufs: les œufs demeurent
dans le sable pendant vingt-quatre ou
vingt-cinq jours, dans lequel temps
l'on voit ces petites Tortuës sortir du
sable, qui courent à la mer, & ont
bien de la peine à y pouvoir entrer: car
toûjours à terre. D'autre costé les oyseaux
en mangent la plus grande partie
avant qu'elles soient échapées: car
elles sont neuf jours sans pouvoir couler
à fond; si bien que pendant ce temps
les oyseaux dont j'ay parlé, qui vivent
de poisson, les mangent presque toutes,
& l'on peut s'assurer que de cent
à peine en réchape t'il une. Il est vray
que s'il n'en perissoit point, les navires
ne pourroient pas voguer sans toucher
aux Tortuës, tant il y en auroit. Les
œufs de ces Tortuës sont tres-bons à
manger, & tres-nourrissans: ils ne se
gâtent jamais, car quand les petits commencent
à se former, ou qu'ils sont
tout à fait formez, ils se trouvent toûjours
bons; je ne l'aurois jamais crû,
si je n'en avois fait l'experience: il est
vray que l'on dit que la faim fait trouver
tout bon. Quand les gens de ce
païs, soit Espagnols, ou François, rencontrent
des œufs de Tortuë, ils les
font secher au Soleil, & le jaune se durcit,
& est tres-bon, se conservant longtemps:
mais quand ils sont vieux, ils
deviennent un peu acres à la gorge, à
cause qu'ils sont tres-huileux.
Les habitans de l'Amerique, tant
naturels du païs, que les Chrestiens
de trois manieres. La premiere avec de
certains rets qu'ils nomment Folbes,
qu'ils vont tendre sur ces fonds d'herbes,
où les Tortuës paissent ordinairement.
Ils tendent ces rets comme on
fait un tramail, & les Tortuës venant
à passer, se mettent les pattes dedans,
& y demeurent accrochées.
La seconde maniere est quand elles
viennent à terre pour pondre: les habitans
qui gardent ces lieux où elles doivent
venir, les renversent sur le dos,
& ainsi les empeschent de retourner à
l'eau. Ces Tortuës ont un certain instinct
de trouver les lieux commodes
pour venir pondre, & elles ne manquent
jamais d'y venir tous les ans.
L'invention que ces gens ont pour retourner
ces animaux, est assez bonne:
car tels les prendroient par le corps avec
les mains, & n'en viendroient jamais à
bout, elles échaperoient, quoy qu'ils
fissent. Or donc pour les tourner ils
se mettent deux qui tiennent un bâton
chacun par un bout, & le posent sur le
sable par où la Tortuë doit passer; &
passées par dessus ce bâton, ils la levent
& luy font faire le saut à la renverse,
ou sur le costé. Il arrive qu'un seul peut
faire cela, mais avec plus de peine.
La troisiéme maniere de prendre les
Tortuës, est avec les Harpons, qui ne
sont pas faits de mesme les Harpons
avec quoy on prend le poisson: ce ne
sont que des clous gros comme des
clous de charettes, sans teste, à quatre
quarres égales, fort pointus & trempez.
Ce clou est attaché au bout d'une
Ligne de cinquante à soixante brasses
de long, de la grosseur du petit doigt:
on met le bout du clou, qui est tout
rond, dans un bâton, au bout duquel
est une virolle de fer, dans quoy ce
clou s'enchasse. Ce bâton est ordinairement
long de deux brasses & demie,
& est attaché à la ligne avec une petite
ficelle coulante, afin qu'on la puisse
toûjours reprendre. Quand ils veulent
faire cette pesche, ils vont cinq ou six
dans un Canot, plus ou moins, selon
qu'il est grand. Un d'eux est sur le devant
tout debout, & tient à la main un
bâton, qu'on nomme Vara, du nom
Espagnol, qui veut dire gaule; & sur
quoy est attaché ce clou; lorsqu'il voit
une Tortuë au fond, il luy lance ce
clou sur le dos, dans la Carapace. La
Tortuë prend un si grand erre, qu'elle
traisne le Canot plus viste que s'il
alloit à la voile; mais comme j'ay déja
dit que ces animaux ne peuvent demeurer
long temps sous l'eau sans respirer,
le Harponeur se prepare à luy lancer
l'autre clou qui est à l'autre bout de
sa Ligne, & quand elle a ces deux clous,
on la tire dans le Canot, & on la met
sur le dos; estant ainsi, elle ne peut se
debattre. Le temps que ces gens-là
prennent pour pescher la Tortuë de
cette maniere, est le soir, le matin, &
la nuit, qui est le meilleur temps: car
elles ne mangent gueres que la nuit. Le
jour ils vont remarquer les lieux où il
y a beaucoup de ces bancs d'herbes,
dont j'ay déja parlé: ils observent aussi
lors qu'ils voyent bien de l'herbe sur
l'eau, c'est marque qu'il y vient de la
Tortuë paistre.
Cela semblera peut-estre étrange, de
ce que j'ay dit que la nuit estoit le
meilleur temps pour prendre les Tortuës
à la varre, à cause que de nuit on
nuit, lors mesme qu'elle est plus obscure,
c'est le mieux: car les Tortuës
en nageant remuënt l'eau, qui est fort
claire, & qui paroist comme quatre
feux allumez qui font un grand jour,
au mouvement des quatre nageoires,
ou pattes de la Tortuë: si bien qu'en
jettant la varre au milieu de ces quatre
lumieres, on ne manque jamais à l'attraper:
quand il fait clair de Lune,
encore aussi bien qu'alors qu'on ne voit
point de lumieres: car la Tortuë
paroist blanche comme de l'argent sur
le fond de l'herbe qui semble noir.
Les Indiens ont esté les premiers, comme
naturels du païs, à prendre la
Tortuë de cette maniere; mais les Espagnols
ont inventé cette varre, avec
le clou, & les Indiens se servent de
harpons: Ensin l'on peut dire que les
Espagnols sont les plus habiles à cette
pesche de toutes les Nations qui habitent
dans l'Amerique.
La seconde sorte de Tortuë ne differe
point de la premiere, sinon quelle
est plus petite; elle a la teste un peu
plus longue que cette premiere, son escaille
qui est sur le carapace est époisse.
pour faire les ouvrages d'Escaille
Tortuë: Les Espagnols nomment ces
Tortuës, Carey: & les François Caret.
Ces gens les péchent seulement
pour en avoir l'écaille, qu'ils vendent
bien: car pour la chair elle ne vaut
rien, à moins que d'avoir bien faim.
J'en ay quelquefois mangé faute d'autre
chose, mais je l'ay trouvée fort mauvaise.
Elles paissent comme les Tortuës
franches, mais dans des lieux pierreux
& pleins de mousse marine; elles
sont à l'égard des animaux terrestres,
comme les vaches & les moutons; les
unes veulent estre à bon fond, & les
autres se plaisent mieux aux montagnes.
Les Espagnols ont une maniere fort
subtile pour avoir l'écaille de ces Tortuës,
sans les tuer. Lors qu'ils les ont
prises, ils les mettent toutes vives sur
le feu, & l'écaille se leve. Un Espagnol
m'a dit qu'il en avoit un jour
marqué une, d'une maniere à pouvoit
la reconnoistre, qu'il avoit ainsi dépoüillée
de son écaille & l'avoit remise
à l'eau, & que trois ans aprés il la
reprit avec une aussi belle écaille que
mesme que les premieres: mais elles ne
font pas tant d'œufs, & ne sont pas si
communes. Leur graisse n'est pas si
verte que celle des premieres; elle est
admirable pour toutes douleurs froides,
estant fort penetrante; elles sont si
fortes par le bec, que ce qu'elles pincent,
elles le tiennent tellement, qu'il est
impossible de le leur arracher. Il y a une
subtilité à tuer les Tortuës de quelques
sortes qu'elles soient; car si on les frappe
sur la teste, on ne peut pas les assommer
avec un levier; & en les frappant
sur le nez qui est au dessus du
bec, en forme de deux petits trous,
par où elles prennent l'air, avec le manche
d'un cousteau, elles seignent en
abondance & meurent bien-tost aprés.
La troisiéme sorte de Tortuë est
plus large, plus longue en circuit, &
plus platte que les deux autres, & a une
fort grosse teste: c'est pour cette raison
que les Anglois les nomment Loger-het,
qui veut dire grosse teste, les
Espagnols Caivana, & les François Cahoanna.
Cette sorte de Tortuë n'est
jamais grasse, & a beaucoup plus mauvais
goust que le Caret, elle pond comme
bons: L'écaille de cette derniere est
comme celle de la Tortuë franche, &
ne sert à rien. On n'en mange que
comme du Caret au besoin.
La quatriesme sorte de Tortuë ne
differe point de la Cohanna, sinon
qu'elle est encore plus grosse & fort
grasse, & ne sert à rien qu'à faire de
l'huille pour brûler. Toute sa carapace
est cartilagineuse, & on la peut cou-
assez remarquable, que toutes ces
sortes de Tortuës ne se mêlent point
les unes avec les autres; mais toutes
chacune avec leur semblable; la Tortuë
franche, avec la franche; le Caret
avec le Caret; ainsi des autres. Je me
suis informé de cela à un vieux Varreur
Espagnol, qui faisoit ce mestier
depuis quarante ans; il m'a dit n'avoir
jamais veu une espece se mesler avec une
autre differente de la sienne.
Ces quatre sortes de Tortuës se tiennent
ordinairement dans la mer, & ne
viennent à terre que pour y pondre
leurs œufs: les deux autres sortes font
bien autrement, car l'une ne va point
à l'eau, & l'autre s'y tient toûjours,
ses œufs. La premiere de ces deux
que nous nommerons Tortuë de terre,
est longue environ de deux pieds,
& l'arge d'un. Ce sont là les plus grosses,
elles sont en ovalle, & ont le dos
ou le carapace en arcade, & fort dur.
On ne le peut casser avec les plus forts
instrumens, la Tortuë estant en vie.
Cette Tortuë est toute comme celle de
mer, excepté les pattes où elle a cinq
griffes qui luy servent à faire des trous
dans la terre où elle se retire; elle n'a
point d'écaille sur sa carapace; mais elle
est figurée de jaune & de noir. Les
Espagnols ont beaucoup de ces Tortuës
dans leurs Magazins, & les mangent.
La seconde qui demeure toûjours
dans l'eau douce, n'est differente de la
Tortuë de mer qu'en ce qu'elle est
plus petite, & a des griffes tout de
mesme que les Tortuës de l'Europe que
l'on voit dans les Estangs.
Il y en a encore une sorte de fort petites,
qui ne sont pas plus grandes que
la main, qui se retirent & se noutrissent
dans les rivieres. Un jour étant
en Natolie, j'en trouvay & j'en appor-
plaindre que l'on sentoit mauvais; &
cela dura long-temps sans qu'on sceût
ce que c'étoit: je proteste que jamais
je n'ay senti une si vilaine odeur, c'est
pourquoy je les nommeray Tortuës
puantes. Cette puanteur vient d'un limon
salineux & sulphuré dont ces animaux
se nourrissent.
Le Lamentin est le meilleur de tous
les animaux pour la nourriture de
l'homme; il a le corps fait comme une
Baleine jusqu'à la queuë, qui est platte
& ronde au contraire des autres pois-
les costes, & le Lamentin l'a toute unie
au ventre & au dos: sa teste est comme
celle d'une taupe; son museau ne
differe nullement de celuy d'une Vache;
ses yeux sont semblables à ceux
d'un porc, ses mâchoires à celles d'un
cheval; il n'a point de dents devant;
mais seulement une calosité dure comme
un os avec quoy il pince l'herbe:
il a trente-deux dents molaires aux côtez
des deux mâchoires, tout de mesme
qu'un cheval. On remarque que
cet animal ne peut pas bien voir à cause
de la petitesse de ses yeux, où il y a
& ses nerfs optiques son tres-petits; il
n'a que tres-peu de cervelle: On trouve
dans sa teste quelques osselets, que
les François & Espagnols disent estre
bons pour plusieurs maladies de teste:
comme Epilepsie, ou Malcaduc & vertiges:
mais je ne l'ay jamais veu, quoi
que je l'aye diverses fois éprouvé, &
n'ay jamais aussi pû appercevoir, que
la substance de ces osselets fût vomitive,
comme on a crû. On y remarque
aussi tous les organes necessaires à
l'oüye; & l'on peut dire que c'est l'animal
qui entend le mieux de tous,
car on croit qu'il entend du fond
de l'eau: Il y a des gens-là, qui par
de longues experiences ont reconnu,
que lors qu'un vaisseau arrive dans un
Port ou Baye, où il se trouve du Lamentin,
& qu'ils tirent quelques coups
de canon, tous ces animaux fuyent;
& on est long-temps sans en rencontrer.
Ceux qui vont à la péche de ce Reptile,
sont obligez de se servir d'autres
Rames qu'à l'ordinaire, afin de ne
point faire de bruit: Ils s'abstiennent
mesme de parler. Lors que les Avan-
leurs Bâtimens de ce Reptile:
ils ne vont pas droit avec le Vaisseau
aux lieux où ils sont; mais à deux ou
trois lieuës de là, ils prennent de petits
bâtimens, afin de ne point faire de bruit.
Ils salent la chair de cet animal, la font
fumer, & gardent aussi la graisse, dans
laquelle ils font cuir des legumes.
Cet animal n'a point de langue, sa
tracheartere & son olophage, sont
comme celles d'une Vache; le poulmon,
le cœur, le foye, la pance, les
boyaux, la ratte le diaphragme, le Mediastin,
le Pericarde, le Mesentere, & le
sang, sont comme dans la Tortuë; il
n'est ny chaud ny froid, & ne se fige
jamais. Quant aux parties genitales; je
ay trouvees tant internes qu'externes, &
tant du mâle que de la femelle, plus
semblables à l'homme & à la femme,
qu'à aucuns autres animaux: Les femelles
ont deux mammelles, qui ne
different nullement en scituation, en
grandeur, grosseur, figure & substance
de celles des femmes noires. J'ay
esté curieux de succer du laict de
je l'ay trouvé aussi bon que
le laict des animaux parfaits par la copulation.
Les femelles n'en ont qu'un
à la fois, aprés l'avoir produit elles le
portent toûjours avec elles, jusques à
ce qu'il ait la force de paistre, qui
peut estre dans un an: Elles n'ont que
deux aislerons, ou pattes qui sont au
lieu de pieds de devant des animaux, &
des bras des hommes; c'est avec quoi
les femelles tiennent toûjours leurs petits,
& j'ay remarqué que ces animaux
ont un si grand instinct d'amour,
les uns pour les autres, que
quand on trouve une femelle qui
porte un petit, si on la tuë, son petit
ne la quitte point; & si on tuë le petit,
la mere en fait tout de mesme,
si bien qu'on peut les prendre tous
deux.
Le Lamentin a depuis son col jusqu'à
la queuë une épine dorsalle, composée
de 52. Vertebres, qui sont semblables
à celles d'un cheval, & jointes
ensemble à celle d'un Balnau venant à
diminution par les deux bouts. Sa
chair est comme celle de veau ou de
porc, sa graisse a du rapport à celle du
nourrit comme la Tortuë, va boire dans
la riviere, ne va jamais à terre, & ne
peut marcher ny ramper, estant hors
de l'eau; il est gros comme un Bœuf.
On prend cet animal de mesme maniere
que la Tortuë, excepté que les
cloux sont dentelez, afin qu'ils puissent
tenir dans la peau. On voit un grand
nombre de ces animaux dans la riviere
des Amazones, qui est à la partie Meridionale
de l'Amerique.
Je ne diray que quelques particularitez
du Crocodile, parce que Pline en
a parlé amplement, & qu'on void par
tout sa figure. Il a l'instinct de remarquer
les rivieres, où les Bœufs viennent
boire, il se tient tout proche sans
animal, ou d'autres viennent boire, il les
prend par le muzeau, les tire au fonds
de l'eau, les tuë & les laisse pourrir,
jusqu à ce qu'il puisse les déchirer
avec ses dents. Il va aussi à terre dans
des lieux marécageux, se cache dans
les buissons; & lors qu'un Sanglier
passe, il le prend par derriere & le déchire,
pourveu qu'il ne soit pas trop
fort.
J'ay vû un jour un pateil combat
dans l'Isle de Cuba Il a encore l'adresse
d'aller prendre les cuits des Boucaniers,
lors qu'ils les mettent secher; il
les entraisne aussi dans l'eau, les laisse
au fonds couverts de pierre, jusqu'à ce
qu'ils soient pelez & presque pourris,
afin qu'il les puisse avaler.
Un Boucanier m'a dit qu'un jour en
levant sa tente prés d'une Riviere, il
vint un Crocodile qui la prit, & la tiroit
doucement d'entre ses mains, l'eau
érant fort claire, & la fosse peu profonde;
le Boucannier mit son coûteau
à sa bouche, & laissa faire le Crocodile,
qui entraisna le pavillon & luy aussi.
Quand le Boucanier fut au fonds
de l'eau, il commança à fouler aux
pieds le Crocodile, pour le faire noyer;
mais ne pouvant demeurer long-temps
sous l'eau, il luy ouvrit le ventre avec son
coûteau & se retira. Il dit que ce n'étoit
qu'un animal de 3. à quatre pieds
de long, & qui neanmoins avoit cette
force.
C'est une chose remarquable, que
les Crocodiles n'attaquent jamais les
hommes blancs, pourveu qu'il y en
ait de noirs avec eux. S'il y a vingt
qu'il n'y en ait que deux noirs dans
toute la bande, ils seront les premiers
pris.
Quelques-uns tiennent que c'est à
cause d'une certaine exhalaison tresforte
qui sort des Noirs; c'est pourquoy
ces animaux les sentent plûtost
que les autres hommes. Je me suis trouvé
beaucoup de fois avec des gens qui
pour cela d'un poulmon de cochon
ou de vache, qu'ils attachoient
à un croc de bois avec une corde; on
la jettoit dans l'eau où ces animaux
estoient, & ils venoient aussi-tost prendre
ce poumon, quand ils avoient
tout avalé, on les tiroit à terre, puis
on les assommoit à coups de levier.
Nous en avons quelquefois trouvé
qui avoient dans le ventre plus de cinquante
livres de cailloux pezant. Je
croy qu'ils faisoient cela afin de mieux
couler à fonds. Leurs œufs sont fort
bons à manger & fort nourrissans, &
n'en font que quarante ou cinquante
qu'ils les retournent d'un costé & d'autre
jusqu'à ce que leurs petits soient
viennent tous prendre & les avalent
pour les garantir des oyseaux, parce
que quand ils sortent de l'écaille, ils ne
peuvent couler à fonds.
Un Capitaine Avanturier me fit remarque
un jour ce que je vais dire.
Nous nous promenions le long du
bord de la mer, nous vîmes sur le sable
quinze ou vingt de ces petits Crocodiles
qui se promenoient au Soleil,
& si tost que leur mere qui estoit tout
proche, se chauffant comme eux au
Soleil nous eut apperceus, elle ouvrit
la gueule, & tous ces petits s'enfuirent
dedans, & aussi-tost elle sauta dans la
mer.
Les Lezards ressemblent au Crocodile.
Quand les Avanturiers se ren-
ces animaux, ils en prennent beaucoup,
& voicy la maniere. Ils mettent
au bout d'un baston long de deux
toises une petite corde en nœud coulant,
aprés ils se couchent par terre, & lors
qu'il vient un Lezard, ils luy chatoüillent
la gorge avec le bout du baston,
& cependant, ils luy passent le nœud
coulant, & le tirent tout d'un coup.
sorte, parce qu'ils croyent que c'est
quelque mouche ou quelqu'autre insecte
qui les chatoüillent, & qu'ils ont
accoûtumé de vivre de ces animaux.
On les prend aussi à la course, quand
le païs le permet; mais il faut se donner
de garde en les prenant, car ils
mordent bien fort: c'est pourquoy, il
les faut tenir par le gros de la queuë,
& par ce moyen ils ne peuvent remuer,
& n'ont point de force.
Les Couleuvres ne sont point venimeuses.
Un jour il en vint une dans
la maison où j'estois, qui entra dans la
cage d'un Perroquet, le tua & luy
sucça tout le sang, & puis se passa
moitié dans la cage entre deux barreaux,
& l'avala tout entier; mais
elle ne put se retirer aprés, & fit tomber
la cage en se debattant; nous accourûmes
au bruit & la tuâmes.
Les Couleuvres sont meilleures dans
les maisons que les Chats, car en peu
de temps quand elles seroient pleines
de rats & de souris, elles les détruiroient,
parce que ces animaux passent par tour,
où les rats se retirent, tellement que
pas un ne peut échaper.
Les Cameleons ont une creste qui
change de trois ou quatre couleurs,
comme de noir en blanc, & de rouge
en couleur de fer; mais ils ne se changent
pas en toutes sortes de couleurs,
comme plusieurs l'ont écrit, & comme
on le croit ordinairement.
Le Requiem ou Chien de mer, est
fort dangereux; car si un homme tombe
dans l'eau où il y ait de ces animaux,
il est seur qu'on ne le revoit
jamais qu'en pieces. Il se tient toûjours
à l'embouchure des rivieres, &
l'on voit à sa suite un petit poisson qui
ne le quitte jamais, & que l'on nomme
Pilote, à cause qu'il va par tout
devant luy; & lors qu'il fait mauvais
temps, ce petit poisson s'attache au chien
de mer, pour resister à l'agitation des
flots. Quelques-uns croyent que ce
poisson est le veritable Remora.
Le Negre est un poisson qu'on
nomme ainsi, à cause de sa couleur qui
est toute noire. Il a la figure d'une
tanche, se nourrit dans les rochers, a
tres-bon goust, & est fort nourrissant.
Il paroist que ce poisson vit fort longtemps,
car j'en ay veu un prodigieux.
Un jour que je peschois avec une
mordre à ma ligne qui n'estoit qu'un
simple fil d'archal; je retiray, & ne
sentis aucune resistance, & peu aprés
je ne pûs retirer ma ligne hors de l'eau.
Je la croyois accrochée à quelque rocher,
comme cela arrive fort souvent;
je regarday & je vis nn monstreux poisson
à fleur d'eau, qui ne remuoit nullement;
car s'il avoit fait le moindre
effort, il auroit bien-tost cassé la ligne.
J'en avertis ceux quim'accompagnoient,
& il nous donna le temps de luy attacher
une corde & de le guinder en
haut. Il avoit quatre pieds de long,
deux de large, & pezoit cent vingtdeux
livres. Beaucoup de gens qui
avoient esté dans ce païs plus de vingtcinq
ans, nous assurerent que de leur
vie ils n'en avoient veu un pareil.
On trouve sur cette Isle toute sorte
d'insectes, mais je n'en diray qu'un
mot, & je toucheray en passant quelques
particularitez qui les regardent.
Parmy tous ces insectes, il y a quantité
de moucherons fort incommodes,
principalement de certains qui sont
ronds. Les Chasseurs en sont les plus
incommodez, ils ne les tourmentent
est levé, on n'en voit pas un, & dés
qu'il est couché, ils remplissent tous
les bois. J'ay une fois esté contraint de
coucher huit jours dans l'eau au milieu
de la riviere. Je n'avois point de tente,
je me dépoüillois tout nud & me couchois
sur un banc de sable, où il n'y
avoit de l'eau que pour couvrir mon
corps. J'avois mis une grosse pierre sous
ma teste pour la tenir élevée hors de
l'eau; je la couvrois de feüillages, &
par là je trouvois le moyen de me garantir
de ces insectes, & de dormir en
repos.
On trouve encore dans cette Isle
une certaine sorte de mouches qui ont
deux taches aux deux costez de la teste,
qui sont luisantes comme ces petits
vermisseaux que l'on voit la nuit en
Europe. Quand ces mouches volent
quelqu'un porte du feu dans les bois.
Ces mouches jettent une telle lueur,
que deux estant renfermées dans un
certain espace, peuvent fournir assez
de lumiere, pour lire dans un livre,
elles ont la figure & la couleur d'un
hanneton.
Il y a aussi plusieurs sortes de Four-
du païs, que de voir l'industrie
de ces petits animaux à construire leurs
logemens. Ils sont composez de plusieurs
chambres, où l'on ne void que
deux ouvertures, l'une pour sortir, &
l'autre pour entrer. Ces logemens sont
assez hauts, ils les font de terre qu'ils
massonnent, avec une eau qui distile
de leur corps, & cela tient extraordinairement.
Ce qui est encore plus remarquable,
dés le pied de l'arbre, ils
font un chemin couvert en forme de
canal, pour aller & venir, comme
s'ils avoient peur d'estre veus; & je croy
qu'ils le font à cause de la pluye: car
ils haïssent tellement l'eau, qu'aussitost
que leurs logemens en sont penetrez,
ils les abandonnent.
Je pense avoir dit ce qu'il y a de
plus remarquable & de plus utile à sçavoir,
sur ce qui concerne les oyseaux
& les poissons, c'est pourquoy je n'en
parleray pas davantage, de peur de
lasser le Lecteur. Je me lasse moy-même
d'écrire si long-temps d'une mesme
chose; & pour diversifier, je passe aux
Boucaniers & aux Avanturiers, qui
je commence par les Boucaniers.
Chapitre XII.
Des Boucaniers Espagnols & François,
& de leur origine.
CErtains Indiens naturels des
accoûtumé lors qu'ils font des prisonniers
de guerre, de les couper en pieces,
& de les mettre sur des manieres
de clayes, sous lesquelles ils font du
feu; ils nomment ces clayes Barbacoa,
& le lieu où elles sont, Boucan, &
l'action, boucaner, pour dire, rôtir &
fumer tout ensemble. C'est delà que
nos Boucaniers ont pris leur nom,
avec cette difference que les uns font
aux animaux, ce que les autres font
aux homme Les premiers qui ont
commencé à se faire Boucaniers étoient
habitans de ces Isles, & avoient conversé
avec ces Sauvages. Ainsi par habitude,
lors qu'ils se sont établis pour
chasser, & qu'ils ont fait fumer de la
viande, ils ont dit boucaner de la viande,
les Acteurs Boucaniers, dont ils ont
aujourd'huy le nom. Les Espagnols
appellent les leurs, Matadores de Tores,
& le lieu, Materia, cela veut dire,
tueurs de Taureaux & tuërie. Ils les appellent
aussi, Monteros qui veut dire
Coureurs de bois. Les Anglois nomment
les leurs Coulierdiers, qui veut
dire tueurs de Vaches. Je ne repeteray
point icy de quelle maniere, ny
quand les François sont venus sur cette
Isle, puis que je l'ay déja dit dans la
description que j'ay donnée de l'Isle de
la Tortuë, au commencement de cette
premiere Partie.
Les Boucaniers ne font point d'autre
métier que de chasser. Il y en a
de deux sortes: les uns ne chassent
qu'aux bœufs pour en avoir les cuirs:
les autres aux Sangliers pour en avoir
la viande, qu'ils salent & vendent aux
habitans. Tous deux ont environ le
mesme équipage, & la mesme maniere
de vivre. Cependant, afin que les curieux
soient entierement informez de
toutes les particularitez qui les regardent,
j'en feray la description de chacun à part,
& de leur équipage, vie & actions.
Les Boucaniers qui chassent aux
bœufs, sont ceux qu'on nomme veritablement
Boucaniers, car ils se veulent
distinguer des autres qu'ils nomment
Chasseurs. Leur équipage est une
Meute de vingt-cinq à trente chiens,
dans laquelle ils ont un ou deux venteurs
qui découvrent l'animal. Le prix
des chiens est reglé entr'eux, ils se les
vendent les uns aux autres six pieces de
huit ou six écus. J'ay oüi dire à ces
gens qu'un jour, un Maistre de navire
de la Rochelle, ayant veu faire marchandise
de chiens entre-eux, pour cette
somme, crut, qu'il feroit un grand
gain, s'il en apportoit. En effet, quand
il revint, il en apporta grand nombre
dans son navire, croyant les vendre
aux Boucaniers, mais ils se mocquerent
de luy: ainsi, il fut contraint de
laisser aller ces chiens, & perdit l'argent
qu'ils luy avoient coûté, & la
nourriture qu'il leur avoit donnée. Cela
fit qu'on le nomma marchand de chiens.
Il en eut un si grand dépit, que depuis
il n'est pas revenu traiter avec les
Boucaniers: ils ont avec cette Meute
de bons fusils, qu'ils font faire exprés
en France. Un nommé Brachie à
les meilleurs ouvriers pour ces armes;
& ces fusils sont de quatre pieds &
demi de long, c'est à dire le canon.
La monture est autiement faite que
celle des fusils ordinaires de chasse,
dont on se sert en France. Cest pourquoy
on nomme ces armes fusils de
Boucanier. Ils sont tous d'un calibre,
tirant une balle de seize à la livre. Ces
gens portent ordinairement quinze ou
vingt livres de poudre; & la meilleure
vient de Cherbourg en basse
Normandie, qu'on appelle poudre de
Boucanier. Ils la mettent dans des
calebasses, bien bouchées avec de la
cire, de crainte qu'elle ne soit moüillée;
car ils n'ont aucun lieu pour la tenir
sechement.
Tous leurs habillemens, sont deux
chemises, un haut de chausse, une
casaque, le tout de grosse toille, & un
bonnet d'un cul de chapeau ou de
drap, où il y a un bord seulement devant
le visage, comme celuy d'un Carapoux.
Pour des souliers, ils en font
de peau de porc & de bœuf, ou de
vache. Ils ont avec cela une petite tente
de toile fine, afin qu'ils la puissent tordre
bandoliere: car quand ils sont dans les
bois, ils couchent où ils se trouvent.
Cette tente leur sert pour reposer dessous,
& empescher les moucherons
dont j'ay parlé, lesquels sont si incommodes,
que sans cela il leur seroit impossible
de dormir. Lors qu'ils sont ain-
si équipez, ils se joignent toûjours deux
ensemble, & se nomment l'un & l'autre
Matelot. Ils mettent tout ce qu'ils
possedent en communauté, & ont des
valets qu'ils font venir de France, dont
ils payent le passage, & les obligent de
les servir trois ans.
Quand ils partent de la Tortuë, où
ordinairement ils viennent apporter
leurs Cuirs, & querir ce qu'ils ont besoin,
ils s'associent dix ou douze ensemble,
avec chacun leurs valets, pour
aller chasser en un quartier, où estant
arrivez, ils se disent les uns aux autres
où ils vont, & en cas qu'il y ait du peril,
ils se mettent tous ensemble: il y
qu'ils nomment Engagez. Quand ils
arrivent dans un lieu pour y demeurer
quelque temps, ils bâtissent de petites
loges, qu'ils nomment Ajoupas, qui
ils les couvrent de ces queuës de Palmistes,
nommées Taches, dont j'ay
parlé: ils tendent leurs pavillons sous
ces Loges. Le matin ils se levent dés
que le jour commence à paroistre, &
font détendre les pavillons par leurs valets,
s'ils n'esperent pas revenir coucher
là; s'ils y reviennent, ils laissent un
homme pour les garder.
Le Maistre va devant, & les valets &
tous les chiens le suivent sans se détourner
d'un pas, excepté le Venteur ou
Brac qui va à la recherche du Taureau.
Quand il en trouve un, il donne trois
ou quatre coups d'aboy; si-tost que les
autres chiens l'entendent, ils courent
de leur mieux, le Maistre & les valets
en font de mesme jusqu'à ce qu'ils soient
venus à l'animal: alors ils s'approchent
tous chacun d'un arbre, pour se garantir
de sa furie, en cas que le Maistre
manquast de le tuer du premier coup:
car ces animaux sont extrémement furieux,
lors qu'ils se sentent blessez. Sitost
que le Taureau est bas, le plus proche
luy va promptement couper le jaret,
de peur qu'il ne se releve. Aprés
le Maistre en tire les quatre gros os,
chaude, cela luy sert de déjeuner; &
il donne un morceau de viande à son
Venteur, & laisse là un de ses gens
pour achever d'écorcher la beste, & en
porter le cuir au lieu où il luy marque,
ou quelquefois à l'endroit d'où ils sont
partis le matin, & aprés il poursuit la
chasse avec ses compagnons. Il empêche
les autres chiens de manger, à cause
qu'ils n'auroient plus de courage pour
la chasse, s'ils avoient mangé; c'est
pourquoy il ne leur donne de la viande
qu'à la derniere beste. Quand la premiere
qu'il tuë est une vache, il donne ordre
à celuy qui demeure pour l'écorcher,
de s'en aller le premier, & de
prendre de la viande pour faire cuire,
afin que les autres la trouvent preste à
leur retour. Ils ne prennent ordinairement
que les tetines des Vaches, &
laissent la chair de Bœuf & de Taureau,
parce qu'elle est trop dure.
Le Maistre poursuit donc la chasse
de mesme jusqu'à ce qu'il ait chargé
tous ses valets de chacun un cuir, &
que luy-mesme en ait aussi. S'il arrive
qu'estant tous chargez & s'en revenant,
leurs chiens rencontrent encore quelques
& s'ils la tuënt, ils l'écorchent, &
étendent le cuir, ou le mettent à un arbre,
de peur que les chiens sauvages ne
le prennent, & le lendemain ils le viennent
querir. Estant arrivez le soir au
lieu d'où ils sont partis le matin, qui est
celuy qu'ils appellent, comme j'ay dit,
Boucan, chacun va brocheter sur un
cuir, c'est à dire l'étendre sur la terre,
& l'attacher avec soixante & quatre chevilles
qu'ils chassent en terre tout autour
de ce cuir, qui le tiennent étendu, le
dedans de la peau en haut. Ils nomment
cela en termes propres brocheter un
cuir. Aprés que le cuir est ainsi étendu,
ils le frottent de cendres & de sel battus
ensemble, afin qu'il seche plûtost,
ce qui arrive dans peu de jours. Dés
que cela est fini, ils vont manger de la
viande que le premier venu a fait cuire.
L'aprest de cette viande n'est pas grand,
ils la font seulement cuire dans une
chaudiere qu'ils portent toûjours avec
eux, y mettant de l'eau & du sel. Estant
cuite, un d'eux la tire du pot au bout
d'un morceau de bois pointu, & la pose
sur une Tache, qui luy sert de plat; &
aprés avec une cuilliere de bois il ramasse
& ensuite il presse le jus de quelques
mons que l'un d'eux aura apporté,
y joignant un peu de Piment,
qui donne le goût & le nom à cette
sausse, qu'ils appellent Pimentade.
Cela estant fait, on met la Tache sur
laquelle est la viande, à une belle place,
& la calebasse où est la Pimentade, au
milieu: chacun s'arme de son coûteau
& d'une brochette de bois, au lieu de
fourchette, & s'assied tout autour de
cette Tache, & tous mangent de bon
appetit. Ce qui reste on le donne aux
chiens.
Aprés que ces gens ont ainsi soupé,
s'il y a encore du jour, les Maistres se
vont promener en fumant leurs pipes de
tabac: car c'est leur ordinaire, si-tost
qu'ils ont mangé, de fumer, & de voir
s'ils ne trouveroient point quelques
avenuës: c'est à dire des chemins tracez,
que les Taureaux font dans le
bois. Ils se divertissent encore à tirer au
blanc, pendant que leurs serviteurs hachent
du Tabac, ou étendent certaines
peaux des jambes des Taureaux, dont
ils se servent pour faire des souliers. Ils
se mettent souvent dans des places, où
quelqu'un qui soit proche de leur boucan,
ils tirent à balle seule à qui abbattra
des Oranges sans les toucher, en
coupant seulement la queuë avec la
balle seule. Ces gens tirent parfaitement
bien; ils font aussi exercer leurs valets,
lors qu'ils leur plaisent, & qu'ils les aiment,
car il y en a d'entr'eux qui les
maltraitent.
Ce mestier est à la verité un des plus
rudes qui se fassent dans la vie. Lorsque
le matin on donne un cuir, qui peze
pour le moins cent ou six-vingt livres,
à un homme, à porter quelquefois trois
ou quatre lieuës de chemin dans des
bois & des haliers pleins d'épines & de
ronces, que l'on est souvent plus de deux
heures à faire un quart de lieuë de chemin,
cela ne peut estre que fascheux
à un homme qui n'a jamais fait ce mêtier
là. On voit de ces Boucaniers qui
font si barbares, qu'ils assomment de
coups un garçon lors qu'il ne fait pas
à leur gré. Il s'en trouve à la verité
quelques-uns d'assez raisonnables, qui
ne chassent point le Dimanche, & qui
laissent reposer leurs valets; mais ils les
envoyent le matin tuer un Sanglier,
font rôtir tout entier, & le fendent auparavant,
pour en oster les entrailles,
& le mettent à une broche soûtenuë sur
deux petites fourches, puis ils font du
feu des deux costez.
Un de ces Boucaniers avoit coûtume
le Dimanche de faire porter ses cuirs
au bord de la mer par ses serviteurs, de
peur que les Espagnols ne les prissent &
ne les brûlassent: car lors qu'ils trouvent
leurs boucans, ils coupent les cuirs en
pieces, ou les brûlent. Un de ces va-
n'avoit pas raison de le faire travailler
le Dimanche, & que Dieu l'avoit étably
pour se reposer, disant: Tu travailleras
six jours, & le septième tu
te reposeras: Et moy, reprit le Boucanier,
je dis que six jours tu tuëras des
Taureaux, pour en avoir les cuirs, & le
septiéme tu les porteras au bord de la
mer; & en luy faisant ce cõmandement, il
le luy imprima sur le dos à grands coups
de bâton. Il faut endurer, car il n'y a
point là où se sauver; ce ne sont que des
bois & des montagnes, & si quelqu'un
s'échape & qu il encontre les Espagnols,
il n'est pas seur de sa vie, car n'entendant
qu'il se puisse expliquer, & leur dire
qu'il est esclave & fugitif.
Quand ils portent leurs cuirs au bord
de la mer, ils font des charges reglées
qui sont d'un Bœuf & de deux Vaches,
j'entens le cuir seulement, mais ce sont
leurs termes; ou bien trois cuirs de demi
Taureaux, c'est à dire qui sont encore
jeunes: ils les nomment Bouvarts,
ils mettent trois Bouvarts pour deux
Bœufs, & deux Vaches pour un Bœuf.
Ils plient ces cuirs en banette, afin que
cela ne les incommode point lors qu'ils
marchent dans les bois parmy les arbres.
Ils nomment, comme je l'ay déja
dit, ces charges banettes, & les vendent
aux Marchands six pieces de huit.
On ne compte là que par la monnoye
qui y court, qui sont les pieces de huit
Espagnoles; car il n'y a point de monnoye
Françoise. On voit des Boucaniers
si alegres, & qui courent avec tant de
vîtesse, qu'ils lassent souvent les Bœufs,
les attrapent à la course, & leur cou-
Vincent des Rosiers a esté le premier
de son temps pour cela: car on a remarqué
que de cent cuirs de Bœuf
avoit pas dix qui fussent percez de balles,
ce qui faisoit voir qu'il les avoit
attrapez à la course.
Les Boucaniers dont j'ay parlé, qui
équipage comme ceux-cy, leurs chiens,
armes, hardes, valets: Ils chassent de
la mesme maniere les Sangliers, que les
autres font les Bœufs, excepté qu'ils
accommodent la viande autrement qu'on
ne fait les cuirs. Lors qu'ils sont venus
le soir de la chasse, chacun écorche
le Sanglier qu'il a apporté, & en oste
tous les os; il ne laisse que la viande,
qu'il couppe par éguillettes longues d'une
brasse, ou plus, selon qu'elle se trouve,
ou de mesme que les femmes font
la pance des Cochons en France, pour
faire des Andoüilles. Quand cette vian-
de est ainsi coupée, ils la mettent sur
des Taches, & la soupoudrent de sel
battu fort menu, ils la laissent comme
cela jusqu'au lendemain, quelquefois
moins, selon qu'elle a tost pris sel, &
qu'elle jette sa saumure; aprés ils la
prennent & la mettent au boucan.
Or ce boucan est une loge couverte
de Taches, qui la ferment tout autour.
le poignet, & longs de sept à huit
pieds, rangez sur des travers, environ
à demy pied l'un de l'autre: on y met
la viande, & on fait force fumée dessous,
où pour cela ils brûlent toutes
les peaux des Sangliers qu'ils tuënt,
avec leurs ossemens tirez de la chair,
afin de faire une fumée plus épaisse. A
la verité cela vaut mieux que du bois
seul: car le sel volatil qui est contenu
dans la peau & dans les os de cette
viande, s'y vient attacher, ayant bien
plus de simpatie que non pas le sel volatil
du bois, qui monte avec la fumée.
Aussi cette viande a un goût si excellent,
qu'on la peut manger en sortant
de ce boucan, sans la faire cuire: &
quand mesme on n'en auroit jamais vû,
& qu'on ne sçauroit pas ce que c'est,
l'envie prendroit d'en manger en la
voyant, tant elle a bonne mine; car
elle est vermeille comme la Roze, & a
une odeur admirable: mais le plus
grand mal c'est qu'elle ne dure que
tres-peu de temps dans cet état. Lorsque
cette viande a demeuré comme cela six
mois aprés avoir esté boucanée ou fumée,
elle n'a plus de goût que de sel.
Quand ces gens ont amassé de cette
maniere certain nombre de viande, ils
la mettent en paquet, ou en balot, dans
ces taches qui servent à l'emballer: Ils
sont les pacquets ordinairement de
soixante livres de viande nette; outre
cela ils amassent le seing doux du Potcsanglier,
qu'ils fondent & mettent dans
des pots, pout les débiter ensuite aux
Habitans. Ils vendent chaque pacquet
de viande six pieces de huit, & chaque
Potiche de Manteque: car c'est ainsi
qu'ils nomment cette graisse, six pieces
de huit encore.
Le plus mal-habile de la troupe demeure
au lieu qu'on nomme Boucan,
pour apprester à manger aux autres, &
pour faire fumer la viande. Il y a des
habitans qui envoyent quelquefois en
ces lieux de leurs Engagez, lors qu'ils
sont malades, afin qu'en mangeant
quantité de viande fraîche, qui est une
tres-bonne nourriture, ils se puissent remettre
en santé.
Aprés que ces gens ont fait leur travail,
ils vont se divertir tout de mesme
que les autres Boucaniers: Cette vie
n'est pas la moitié si rude que celle des
premiers: aussi n'est-elle pas si prositable:
destruction de Sangliers: car ils ne
se servent pas de tous ceux qu'ils tirent;
mais ils les choisissent: c'est à dire, que
quand ils ont tué un Sanglier qui est
un peu maigre, ils n'en veulent point,
le laissent là, en vont chercher un autre,
& font toûjours de mesme, jusqu'à
ce qu'ils ayent fait leur charge, selon
qu'ils le souhaittent: si bien qu'ils
tuent quelquefois cent Sangliers pour
un jour, sans en rapporter plus de dix
ou douze d'un si grand nombre.
Ces Boucaniers ne sont pas plus
indulgens envers leurs serviteurs que
les autres. L'un d'entr'eux voyant un
jour que son Valet qui estoit nouveau
venu de France, ne le pouvoit suivre,
transporté de colere luy donna un coup
de la crosse de son fusil par la teste,
qui fit tomber ce pauvre garçon en
sincope; le Boucanier crût l'avoir tué
& le laissa là; & étant revenu, il dit
aux autres que ce garçon estoit Maron,
& que peut-estre il vouloit s'aller
rendre aux Espagnols. Maron est un
mot que ces gens ont entr'eux, pour
dire que leurs serviteurs ou leurs chiens
se sauvent: Ce mot est Espagnol, qui
Ce Maistre Boucanier n'estoit peutestre
pas encore loin que son Valet se
releva, & tâcha à le suivre; mais comme
il n'étoit pas bien accoustumé
dans ces bois, il ne pût jamais trouver
la trace de son Maistre, & y demeura
quelques jours sans se pouvoir reconnoistre,
ny mesme trouver le bord de
la mer. La faim commença à le presser,
qui l'obligea de manger de la viande
qu'il portoit toute cruë: car il n'avoit
rien pour battre du feu, ny mesme de
coûteau, que son Maistre luy avoit
osté, croyant qu'il fût mort, parce
qu'il ne vouloit pas perdre une guaine
qu'il luy avoit donnée, dans laquelle
étoient deux coûteaux, & une Bayonnette
que ces gens portent ordinairement
à leur ceinture, pour écorcher
les bestes qu'ils tuent. Tellement que
ce pauvre garçon estoit au desespoir,
n'ayant pas l'industrie qu'un autre accoûtumé
à ce païs auroit pû avoir. Il
avoit pour compagnie un des chiens de
son Maistre qui estoit resté avec luy,
& qui ne l'abandonnoit point.
Ce Garçon ne faisoit tous les jours
qu'aller & venir dans le bois, sans sçavoir
sur quelque Montagne quand il
en rencontroit, d'où il voyoit la mer:
Mais quand il estoit descendu & qu'il
pensoit la trouver, le moindre chemin
des bestes qui s'offroit à luy, estoit
cause qu'il perdoit sa route. En marchant
par les bois, son chien que la
faim pressoit aussi bien que luy, questoit
sans cesse. Quelquefois il rencontroit
des Truyes qui avoient des petits;
il se jettoit sur ces petits & en étrangloit
quelqu'un. Ce Garçon secondoit
son chien, il couroit aussi dessus,
& quand ils avoient pris quelque chose,
le Chien & le Maistre mangeoient
ensemble du mesme mets: Ayant ainsi
passé quelque temps', & s'estant fait
à manger de la viande cruë qui ne luy
manquoit plus: Accoûtumé à cette
chasse, il sçavoit les lieux où il devoit
aller pour attraper bien tost quelque
chose: Il trouva un jour de petits
Chiens sauvages qu'il éleva: il les apprit
à chasser, instruisit mesme des Sangliers
qu'il avoit pris en vie par divertissement.
Aprés avoir mené cette vie
prés d'une année, il se trouva inopinément
au bord de la mer; mais il n'y
les apparences, il y avoit déja quelque
temps qu'il étoit hors de là.
Ce Boucanier étant accoutumé à la
vie qu'il menoit, ne se donna plus de
chagrin, jugeant que tôt ou tard il rencontreroit
des gens, soit Espagnols,
ou François: En effet, au bout de
quatorze mois il se trouva parmi une
troupe de Boucaniers, avec lesquels il
se mit, & leur conta son histoire, comme
je la viens de reciter. Il leur causa
quelque frayeur, parce que son Maître
leur avoit dit qu'il s'étoit rendu
Sauvage; ils crurent par là qu'il estoit
peut-estre avec les Espagnols, quoy
que l'état où ils le voyoient, dust bien
leur faire connoistre qu'il n'en estoit
rien, puis qu'il n'avoit qu'un méchant
haillon, resté d'un calçon & d'une
chemise, de quoy il cachoit sa nudité,
avec un morceau de chair cruë penduë
à son costé, étant suivi de deux
Sangliers & de trois chiens, tellement
accoûtumez avec luy, & les uns avec
les autres, qu'ils ne voulurent jamais
le quitter. Il alla avec ces Boucaniers,
qui le mirent en liberté; c'est à dire,
hors du service de son Maistre, & luy
du plomb pour chasser comme eux;
en sorte qu'il est devenu un des plus
fameux Boucaniers qu'il y ait eu en cette
coste.
On a remarqué que ce garçon étant
revenu avec les Boucaniers, eut bien de
la peine à s'accoûtumer à la viande
cuite: Lors qu'il en mangeoit, outre
qu'elle ne luy sembloit pas bonne, elle
luy faisoit mal, en sorte qu'il se plaignoit
de l'estomac; si bien que quand
il écorcheoit un Sanglier, il ne pouvoit
s'empescher d'en manger quelquefois
un morceau tout crû.
La recompense que les Boucaniers
donnent à leurs Valets, lors qu'ils ont
servi trois ans; c'est un fusil, deux livres
de poudre, six livres de plomb,
deux chemises, deux calçons & un
bonnet: Et aprés qu'ils ont esté leurs
Valets, ils deviennent leurs Camarades,
vont aussi chasser avec eux, & deviennent
Boucaniers. Quand ils ont
certaine quantité de Cuirs, ils les envoyent
en France: Quelquefois ils y
vont eux-mesmes, & ramenent de là
des Valets, qu'ils n'épargnent non plus
qu'on les a épargnez.
Ces gens vivent fort librement les
uns avec les autres, & se gardent une
grande fidelité. Quand quelqu'un trouve
le coffre d'un autre, où est sa poudre,
son plomb, & sa toille, il ne fait
point de difficulté d'en prendre s'il en
a besoin: Et lors qu'il rencontre celui
à qui c'est, il luy dit ce qu'il a pris,
& luy rend quand il en a la commodité.
Ils se font cela les uns aux autres
sans façon.
Autrefois quand deux avoient dif-
& si cela ne se pouvoit, &
que les parties demeurassent trop opiniastres,
ils se faisoient raison eux-mesmes,
en vuidant leur differend à coups
de fusil. Ils premeditoient une certaine
distance, pour se mettre l'un contre
l'autre, & le sort decidoit qui tireroit
le premier. Si le premier manquoit son
coup; l'autre tiroit s'il vouloit. Quand
il y en avoit un de mort, on jugeoit
s'il avoit esté bien ou mal tué, s'il ne
s'y estoit point commis de lascheté, si
son arme estoit en ordre pour tirer, si
le coup estoit donné par devant. Le
Chirurgien en faisoit la visite pour voir
l'entrée de la balle; si on trouvoit que
costé, l'on imputoit cela à une persidie.
Aussi-tost l'on attachoit celui qui
avoit fait le coup à un arbre, où il avoit
la teste cassée d'un coup de fusil. C'est
ainsi qu'ils se faisoient justice les uns
aux autres: Mais depuis qu'ils ont eu
des Gouverneurs, ils n'en ont plus usé
de cette maniere, & quand ils ont quelque
differend, ils viennent devant eux,
& aussi tost ce differend est terminé.
Les Boucaniers Espagnols qui se
nomment entr'eux, Matadores, ou
Monteros, chassent d'une autre maniere
que les François. Ils ne se servent
point d'armes à feu, mais de Lances,
& de Croissans: Ils ont des meutes de
chiens comme les François quand ils
chassent, il y a deux ou trois Valets qui
suivent & animent les chiens: & quand
ils ont trouvé un Taureau, ils le poussent
dans une prairie, où le Boucanier,
ou Matadore, se trouve, monté
à cheval, qui court luy couper le jaret,
& aprés le tuë avec sa lance: Cette
chasse est tres-plaisante à voir, car
outre que ces gens y sont adroits, ils
font autant de ceremonies, & de détours,
que s'ils vouloient courir le Taureau
ces animaux estant en fougue crevent
des chevaux, blessent & mesme tuent
des hommes. Je les ay veu chasser
avec plaisir, sur cette Isle & sur celle
de Cuba, au deuxiesme voyage que
j'ay fait à l'Amerique en 1672. où j'aperceus
à Cuba un Espagnol, à qui
un Taureau creva trois chevaux, avant
qu'il l'eût pû tuer: aussi fit-il un vœu
à Nostre-Dame de la Gadeloupe, qui
l'avoit délivré de ce peril.
Les Chasseurs Espagnols font sei-
cher leurs cuirs comme les François:
mais ils n'ont pas tant de peine; car ils
ont des Chevaux pour les porter, &
les lieux dont ils se servent à cet effet,
sont beaucoup plus commodes. Ils preparent
leur manger avec plus de circonstance,
& ne mangent point leur
viande sans pain, ou Casave, outre
qu'ils ont avec eux plusieurs petits regals,
de vin, eau de vie, confitures.
Ils sont aussi dans leurs habits infiniment
plus propres, & fort curieux d'avoir
toûjours du linge blanc.
Ces deux Nations se font continuel-
lement la guerre: les Espagnols ont fait
leur possible pour chasser les François,
Compagnies de Soldats, qu'ils nomment
Lanceros, à cause que leurs armes,
ne sont que des lances. Ces cinq
Compagnies, sont chacune de cent
hommes. Il en doit toûjours aller la
moitié en campagne, pendant que
l'autre se repose: & quand il y a quelque
grande entreprise, tout le Corps
est obligé de marcher. Ils sont à cheval
& n'ont que quelques Mulatres à
pied, pour épier où sont les François,
qui les sçavent toûjours éviter. Cependant
ils n'ont pas laissé d'en massacrer
beaucoup par surprise: car lors qu'ils
sont sur leur garde, ils sçavent bien
s'en dessendre; outre qu'ils n'osent pas
les attaquer quand ils sont à découvert;
parce qu'ayant de bonnes armes à feu,
& estant fort adroits à tirer, jamais
les Espagnols ne leur peuvent rien
faire.
Je donneray icy quelques exemples
de la subtilité des Boucaniers François,
lors qu'ils se rencontrent avec ces Soldats
Espagnols, qu'ils nomment la Cinquantaine.
Quand ils sçavent que cette
Cinquantaine est en campagne, ils s'avertissent
tous, avec ordre, que le premier
aux autres, afin que s'il y a moyen
de les attaquer, on n'en perde point
l'occasion. Les Espagnols de leur costé
ne manquent pas de faire épier, où les
François ont leur boucan, afin, s'il est
possible, de les y surprendre de nuit
& en temps pluvieux, pour les massacrer,
sans qu'ils se puissent servir de
leurs armes.
Un jour un Boucanier François
pour aller chasser selon qu'il avoit accoûtumé,
se rencontra au milieu
d'une troupe d'Espagnols qui estoient à
cheval avec leurs lances. Ils avoient si
bien entouré ce Boucanier & son valet,
qu'il ne pouvoit en échaper; mais une
genereuse resolution le tira d'affaire: son
valet qui luy estoit fidele, n'en eut pas
moins que luy. Ils semirent tous deux
dos à dos, & répandirent chacun leur
poudre & leurs balles dans leur bonnet.
Ils attendoient les Espagnols dans
cette posture. Les Espagnols qui n'avoient
que des lances, les tenoient seulement
enfermez dans un rond qu'ils
avoient formé, sans approcher, leur
criant seulement de loin, qu'ils se rendissent,
quartier, puis qu'ils ne vouloient point
leur faire de mal, mais seulement executer
l'ordre de leur General. Ces deux
François leur répondirent, qu'ils ne se
rendroient jamais, & ne leur demandoient
point de quartier: mais que s'ils
approchoient, il leur en couteroit bien
cher. Aucun des Espagnols ne voulut hazarder;
en effet le premier qui auroit avancé,
auroit payé pour les autres, & pas un
ne voulut être le premier. Ainsi ils furent
contraints de laisser les deux Boucaniers
& de s'enfuir promptement, de peur
qu'ils ne leur joüassent mauvais party.
Un autre Boucanier estant un jour
seul à chasser, se trouva en pareille occasion,
lors qu'il traversoit une prairie
qu'on nomme la Savana. Il fut
surpris par une troupe d'Espagnols à
cheval, le Boucanier voyant qu'il avoit
beaucoup de chemin à faire, avant que
de pouvoir gagner le bois, & que les Espagnols
pouvoient estre à luy auparavant
qu'il y fût, s'avisa de cette ruse. Il
mit son arme en état, commença à courir
sur eux, & à crier à moy, à moy, comme
s'il avoit eu beaucoup de monde
avec luy, & qu'il eût cherché les Espagnols,
fuite à toute bride. Si-tost qu'il les
vit partis, il coupa dans le bois pour
s'échaper luy-mesme. Je pourrois faire
un volume entier de semblables rencontres
entre ces deux Nations, depuis
que les François sont sur cette
Isle: mais ces deux exemples & tout
ce que j'en ay dit, suffiront au Lecteur
pour pouvoir juger du reste.
Les Espagnols voyant qu'ils ne pou-
détruire les François, ny leur
faire abandonner l'Isle, ou du moins
la chasse, resolurent de détruire le
bétail, afin d'obliger par ce moyen les
Boucaniers François à tout quitter, lors
qu'ils ne trouveroient plus rien. Ils
mirent leur dessein en execution & détruisirent
tout le bétail, que les François
avoient accoûtumé de chasser. Ces
lieux, sont, Lamana, Monte Cristo,
Baya-ha, Ilabella, Limonada, Iaqsi,
Caracol, le trou Charles Morin, jusques
à l'Ancon de Loüise, aux Gonaittes,
dans le Cul de sac, à la bande du
Zud. Là ils ont toûjours esté libres:
car les François n'y sont jamais venus,
pendant que les Espagnols détruisoient,
qui empeschoit les François de
rien faire, & les contraignoit de ceder
à la force.
Cette destruction faite tant par les
Espagnols que par les François, & comme
j'ay déja dit, par les chiens sauvages,
est cause que presentement il y a
bien peu de bestes; & aussi n'y a-t'il
que tres peu de Boucaniers. Dés le
temps que j'en partis, le nombre commençoit
bien à diminuer. Les Espagnols
cependant n'y ont rien gagné:
car lors qu'il n'y a plus eu de chasse,
ils ont fait des habitations, où ils plantent
du tabac: Et le nombre des habitans
François, est aujourd'huy si grand
sur cette Isle, que le Roy de France,
sans employer d'autres forces, que celle
de ses Sujets, peut défaire tous les gens
d'armes qui y sont, & tous ceux que
l'Espagne y voudroit y envoyer.
Chapitre XIII.
Des habitans, leur maniere de bastir
& de vivre avec leurs serviteurs;
& ce qui est arrivé à l'Auteur sur
l'Isle de la Tortuë.
CEux qui ont commencé d'habiter
les premiers les Isles Espagnoles &
de la Tortuë, sont venus des Antilles;
& comme le nombre s'est toûjours accrû,
& que la Tortuë leur sembloit
trop petite, joint à cela qu'ils craignoient
que le terrain ne leur donnast
pas assez de profit; quelques-uns estant
las de la chasse, & ayant déja éprouvé
dans les Isles que la vie d'habitant estoit
plus douce que celle de Chasseur, resolurent
de faire des habitations sur l'Isle:
& pour cela ils chercherent un lieu
éloigné des Espagnols, afin qu'ils ne
les troublassent point. Ils furent done
se placer à la grande Ance qui est à
l'Occident de cette Isle, & éloigné de
plus de cent cinquante lieuës des Espagnols,
comme on le peut voir dans la
Carte.
Le nombre croissant tous les jours,
tant de ceux qui descendoient des
Isles à dessein d'habiter, que des Chasseurs
qui quittoient la chasse: ils sont
enfin montez jusqu'à l'Eaugane, dis-
tante de cette premiere place de vingt
à vingt-cinq lieuës. Ils ont esté environ
quinze à vingt ans sans entreprendre
d'habiter ailleurs; mais M. Ogeron
estant Gouverneur de la Tortuë, com
me je l'ay fait voir, a tellement étably
& augmenté la Colonie, qu'il a
fait peupler les lieux les plus voisins de
la Tortuë, ce qu'on nomme aujourd'huy
la grande Terre, depuis le port
de Paix jusqu'au port Margot, où il
commença luy-mesme d'y faire une
habitation. Depuis ce temps-là, ces
peuples se sont tellement multipliez,
qu'ils s'étendent jusques à l'Ancon de
Loüise, au port François, au trou
Charles Morin, & jusqu'à Limonada,
où ils ne craignent nullement les Espagnols.
Quand ils veulent commencer une
habitation, ils s'associent deux ensemble,
comme j'ay dit des Boucaniers,
& se nomment, Mattelots, ils font un
Contract entr'eux, par lequel ils mettent
en peuvent tous deux également disposer.
Si pendant la societé un des
deux venoit à mourir, l'autre demeure
possesseur de tout le bien, au prejudice
des heritiers qui pourroient venir
de l'Europe reclamer ses biens, ou par
procuration les faire reclamer. Ils rompent
cette societé quand bon leur semble,
& prennent aussi un troisiéme aux
mesmes conditions.
Estant ainsi associez, ils demandent
de la terre au Gouverneur, dans quel
quartier il luy plaira, ce qui ne leur
est jamais refusé. Le Gouverneur envoye
un Officier du quartier, qui leur
mesure une habitation, selon la grandeur
qu'ils demandent; s'ils sont deux,
l'ordinaire est de quatre cens pas Geometriques
de large & soixante de long,
s'ils sont trois, à proportion, afin que
quand ils viennent à partager leur habitation,
ce qui arrive quelquefois,
ils en puissent avoir chacun une de
deux cens pas de large, & de longueur
comme on a dit. L'habitation estant
ainsi bornée, ils choisissent dans cette
étenduë l'endroit qu'ils trouvent le
plus commode pour habiter: ce qui se
bord de la mer.
Quand toutes les habitations d'un
quartier qui sont au bord de la mer
sont prises, ceux qui en veulent plus
haut en peuvent prendre, tout de
mesme que les autres. On nomme ces
habitations du premier étage; & quand
ces quartiers sont bons, il s'en trouve jusqu'à
quatre; & ceux qui sont au bord de
la mer doivent donner passage par dessus
leurs fonds aux autres qui en sont plus
éloignez, & de mesme l'un à l'autre jusqu'à
la derniere. Les premieres habitations,
c'est à dire les plus proches de
la mer, sont les meilleures, estant plus
commodes, tant pour le transport des
marchandises que pour l'eau de la
mer, dont les habitans ont besoin pour
tordre leur tabac.
La premiere chose qu'ils font, quand
ils veulent découvrir un lieu, c'est
d'en chercher un qui soit commode
pour bâtir une loge, qu'ils nomment
dans ce commencement, Ajoupa; aprés
ils abattent tout le menu bois qu'ils
laissent fanner, ou secher à demy, ensuite
celuy de haute-futaye, c'est à
dire les grands arbres. A mesure qu'ils
jusqu'au tronc; ces branches sont
brûlées avec le menu bois, dont ils ont
déja bâti, ils choisissent ordinairement
des places, pour y porter tout ce
bois en monceau, & y mettent le feu,
le tronc & les souches demeurent sur
la terre; car les troncs sont trop gros
& couteroient trop de temps à debiter,
& les souches de mesmes; ils abattent
les arbres, en les coupant avec des haches
à deux ou trois pieds de terre, &
lors que ces troncs & ces souches sont
secs, ce qui arrive dans deux ou trois
ans, ils y mettent le feu, qui les consume,
sans qu'on ait la peine de les
transporter.
Les Sauvages font leurs habitations
de mesme: ils abattent tout d'un coup
les arbres, les laissant tomber péle
méle. Ces arbres ainsi abatus demeurent
cinq ou six mois sur la terre, &
lors qu'ils sont secs, on y met le feu, &
tout se consume en un instant.
Aprés que les habitans ont coupé
environ trente ou quarante pas de bois
en quarré, ils découvrent la terre,
c'est à dire, ils amassent toutes les feüilles,
& commencent à planter des vivres,
ils se nourrissent: ce qu'ils font d'abord,
c'est de semer des pois; aprés
des patattes, du manioc dequoy ils
font de la casave, des bananiers & des
figuiers, qui leur servent dans ces
commencemens de nourriture. Ils plantent
ces derniers dans les lieux les plus
bas & les plus humides, comme le
long des rivieres & autour des sources:
car il n'y a gueres d'habitans qui n'ait
sa demeure proche d'une riviere, ou
d'une source.
Aprés qu'ils ont planté leurs vivres,
ils bâtissent une plus grande loge,
qu'ils nomment à l'imitation des Espagnols,
Case, ils en sont les Charpentiers
& les Entrepreneurs euxmesmes,
ou leurs voisins, chacun y
donne son avis: La construction de
ce bâtiment, est des arbres coupez par
le tronc, en fourches, qu'ils plantent
en terre; ils y en enfoncent trois ou
quatre de quinze à seize pieds de haut,
sur les fourchons desquels ils mettent
une piece de bois, qui est le faîte, ils
en placent à six pieds delà, de chaque
costé huit de mesme qui n'ont
que six à sept pieds de hauteur, sur
pieces de bois, de mesme qu'ils ont
posé sur les premieres, qu'ils nomment
Filieres, & en mettent encore sur
chaque petite fourche, une, qu'ils
nomment des Travers. Aprés de deux
en deux pieds, ils mettent de plus
petites pieces de bois, qui s'accrochent
par le moyen d'une cheville sur le faîte,
& viennent tomber par l'autre bout
en descendant sur ces Filieres.
Quand cela est à ce point, ils amassent
quantité de feüilles de Palmiers, ou
de Roseaux ou Cannes de Sucre pour
les couvrir, & les voisins s'aydent les
uns aux autres; si bien qu'en un jour
ils couvrent cette Loge; aprés ils la
ferment tout autour, avec des roseaux
ou des planches, qui sont de palmiers,
qu'ils nomment pallissades. Ce bâtiment
en cet état, ils plantent quantiré
de petites fourches tout autour, à la
hauteur de deux ou trois pieds de terre,
sur lesquelles ils mettent des bâtons
rangez comme une maniere de
Claye; ils en font autant qu'ils sont
d'hommes à coucher dans cette Case:
Ils mettent là-dessus une paillasse remplie
des feüilles de Bananier, & dessus
nomment Pavillon, & appellent le tout
une Cabane, c'est là-dessus qu'ils couchent.
La Case ainsi construite, le Maistre
de l'habitation donne pour recompense
à ceux qui luy ont aydé quelques
flacons d'eau de vie, s'il y en a dans
le païs. Ils sont obligez, par societé,
de s'ayder les uns aux autres de cette
maniere, & cela ne se refuse jamais.
Outre cette Case, ils en font encore
quelque petite qui sert de Cuisine.
Lors que l'Habitant est ainsi accommodé,
il est au dessus de ses affaires:
il songe seulement que les vivres qu'il a
plantez croissent, & à abattre du bois
pour découvrir une place, afin de planter
du Tabac. Ils en abattent suivant
ce qu'ils sont de monde, c'est à dire,
pour mettre autant de deux mille plantes
de Tabac, qu'ils sont d'hòmmes,
veu que le lieu où se plante le Tabac,
veut estre net de toutes sortes d'ordures,
ou d'herbes étrangeres; & pour
cela, ils sont obligez de sercler tous les
huit jours. Si tost qu'ils ont une place
nette pour planter autant de Tabac
qu'ils le jugent à propos: ils en usent
qu'il croist, ils bâtissent des Cases
pour le mettre, une ou deux, selon
qu'ils auront de Tabac. Cela se fait
de mesme que la Case dont je viens de
parler. De plus, ils en bâtissent encore
une mediocre, où travaille ordinairement
celuy qui tord le Tabac, &
où on le serre, en attendant la commodité
de l'embarquer.
Dés qu'ils ont une certaine quantité
de Tabac, ils l'envoyent en France,
où ils l'échangent pour de la Marchandise,
qui consiste dans les choses necessaires
à cultiver leur habitation, comme,
haches, houës, grattoirs, couteaux,
toille propre à faire des sacs à
manioc, & à les habiller. Il ne faut
pas oublier la boisson, le vin & l'eau
de vie; car lors qu'il vient un bâtiment
de France, c'est la premiere chose
que ces gens-là songent à acheter; ils
se regalent pendant que cela dure, &
font des débauches extraordinaires.
Il y en a qui passent en France, lors
qu'ils ont gagné quelque chose; ils
achetent eux-mesmes des Marchandises,
& engagent des hommes qu'ils amenent
en ce païs pour les servir, ainsi
ils sont ordinairement deux Associez,
l'un demeure sur l'habitation, pendant
que l'autre voyage. Quand ils retournent
de France, ils amenent avec eux
cinq ou six, ou plus d'hommes, selon
qu'ils ont de moyens de payer leurs
passages, qui est de cinquante six livres
pour chacun homme.
Ils n'ont pas plûtost mis pied à terre,
qu'ils conduisent ces hommes à
l'habitation, & les font travailler. Ils
commercent de ces hommes les uns
avec les autres, & se les vendent pour
trois ans, pour la somme dont ils conviennent,
& les nomment Engagez. Si
un Habitant a plusieurs Engagez, il ne
travaille point; il a un Commandant
qui fait travailler ses gens, à qui on
donne deux mille livres de Tabac par
an, ou une part de ce qui se fait sur
l'habitation.
Or voicy de la maniere que ces miserables
Engagez sont traitez: Le matin
sitost que le jour commence à paroistre,
Monsieur le Commandant sifle, afin
que tous ses gens viennent au travail,
il permet à ceux qui fument d'allumer
leur pipe de Tabac, & les mene
du bois, ou à cultiver le Tabac. Il est
là avec un certain baston, qu'on nomme
une Lienne: si quelqu'un regarde
derriere luy, ou qu'il soit un moment-sans
agir, il frappe dessus, ny
plus ny moins qu'un Maistre de Galere
sur des Forçats; & malades ou
non, il faut qu'ils travaillent: j'en ay
vû battre à un point, qu'ils n'en sont
jamais relevez. On les met dans un
trou que l'on fait à un coin de l'habitation,
& on n'en parle point davantage.
J'ay connu un Habitant qui avoit
lever afin de tourner une meule, pour
repasser ou aiguiser sa hache; & ce pauvre
miserable ne tournant point à son
gré, car il n'en avoit pas la force; il
luy donna un coup de hache entre les
deux épaules, & le fit tomber sur le
nez. Ce malheureux commença à jetter
quantité de sang par la bouche, &
mourut deux heures aprés; & cependant
ces inhumains ne laissent pas de
passer pour fort indulgens, en comparaison
de ceux des Isles Antilles: car
ces Barbares ont tué une quantité predigieuse
Françoises y sont établies.
Un certain Habitant de Saint Christophe,
nommé Belle-teste, qui estoit
de Dieppe, faisoit gloire d'assommer
un Engagé qui ne travailloit pas à son
gré. J'ay entendu dire à un de ses
parens mesmes, que ce Belle-teste a
assommé plus de trois cens Engagez,
& disoit aprés qu'ils étoient morts de
paresse. Il leur faisoit frotter la bouche
de jaune d'œuf, pour faire croire
qu'il les avoit fait solliciter jusqu'à la
fin.
Un jour un Saint Religieux luy fut
remontrer, & luy reprocher sa cruauté;
sans avoir égard à la remonstrance,
il répondit brusquement, qu'il
avoit esté aussi bien engagé que ces
gens, & qu'on ne l'avoit pas mieux
traité, qu'il estoit venu aux Indes pour
gagner du bien, que pourveu qu'il en
gagnast, & que ses enfans allassent en
que le Diable l'emportât.
Il y avoit un autre Habitant de la
Guadeloupe, fort riche, dont le pere
estoit si pauvre, qu'il fut obligé de
s'engager pour aller aux Indes, & par
Marchand qui avoit receu de l'argent
de l'Habitant dont j'ay parlé, qui
estoit fils de ce bon homme, pour luy
acheter des gens. Ce bon homme engagé
partit, & étant arrivé crut stre
bien, que d'estre dans les mains de
son propre fils; mais il fut bien trompé
dans son attente, puisque ce fils dénaturé
l'envoya travailler avec les au-
tres; & comme il n'en faisoit pas aurant
qu'il vouloit, il n'osa pas le battre,
mais il le vendit à un autre Habitant,
qui le connoissant pour ce qu'il étoit,
en usa mieux, car il luy donna
de quoy vivre, aprés luy avoir rendu
la liberté.
Il n'est pas besoin que je cite icy
d'autre avanture que celle qui m'est
arrivée à moy mesme, pour faire voir
le peu de charité que ces gens ont pour
leurs semblables. J'ay déja dit que lors
que Messieurs de la Compagnie Occidentale
abandonnerent l'Isle de la
Tortuë, je fus exposé en vente par
leur Commis General qui m'acheta
pour luy-mesme. Dans la suite, au lieu
de m'employer à ce qui regardoit ma
profession, comme j'en estois convenu
m'occupoit qu'aux choses les plus serviles,
& ne me donnoit qu'à moitié
ce que j'avois besoin, soit pour ma
nourriture, ou pour mon vestement.
J'offris de luy payer tous les jours
deux écus, pourveu qu'il me permist
de travailler de ma profession: Loin
d'y consentir, il me disoit seulement
que c'étoit Monsieur le Gouverneur qui
me donnoit de tels conseils, quoy qu'il
n'y eût jamais songé.
Un an aprés mon arrivée, le mauvais
traitement que je recevois me fit
tomber malade. J'étois couché sous
une méchante loge, sans rien prendre
qu'un œuf par jour, qu'une pauvre Esclave
noire m'apportoit. Bien que je
fusse tres-foible, la grande alteration où
j'étois, causée par l'ardeur de ma fiévre,
m'obligeoit souvent de me lever,
& de me traisner le mieux qu'il m'étoit
possible, pour aller boire à une
Source à dix ou douze pas de là.
Enfin aprés avoir beaucoup souffert,
lors que je croyois mourir, une sueur
universelle & abondante me tira tout
d'un coup d'affaire; mais à peine fusje
délivré de ce mal, que j'en ressentis
C'étoit une faim pressante, & par malheur
je n'avois pas dequoy manger,
ny la permission d'en aller chercher:
En sorte que j'étois contraint de vivre
d'oranges fort ameres, & qui ne commençoient
qu'à noüer. En un mot, la
faim me reduisit à des extremitez que
j'aurois honte de dire, & pour comble
de maux, on retenoit toutes les lettres
que mes parens m'envoyoient.
Une fois je descendis du Fort de la
Roche, où demeuroit mon Maistre,
à la Basse terre, & j'y rencontray un
Secretaire de M. le Gouverneur, qui
me mena à sa maison, & me donna à
déjeuner avec deux ou trois verres de
vin, & une bouteille pleine, qu'il m'obligea
d'emporter. Mon Maistre qui
avoit vû tout ce qui s'estoit passé, avec
une Lunette d'approche, me fit oster
le vin que j'avois, & mettre dans une
basse-fosse, si-tost que je fus arrivé.
Cette basse-fosse estoit sous la roche,
remplie d'ordures, & sans lumiere,
disant qu'il me feroit perir dans ce lieu,
en dépit de M. le Gouverneur, qu'il
ne pouvoit souffrir, à cause qu'il m'avoit
témoigné de l'amitié à mon arrivée,
& que je luy reportasse toutes
ses actions, à quoy M. le Gouverneur
ny moy n'avions jamais pensé.
Je fus enfermé trois jours dans ce cachot,
les fers aux pieds, & l'on ne me
donnoit par jour qu'un petit morceau
de pain, & un peu d'eau, qu'on me
passoit par un trou sans ouvrir la porte.
Je couchois nud sur la terre; je me
souviens qu'une Couleuvre m'entoura
diverses fois, & me pressa mesme le
corps, ce qui me fit de la peine. Le
quatriéme jour on m'ouvrit la porte,
& on me voulut faire dire que M. le
Gouverneur m'avoit demandé ce que
faisoit M. de la Vie. Je dis que quand
je devrois rentrer & perir enfin dans le
lieu d'où l'on me tiroit, je ne conviendrois
jamais d'une telle chose, puis
qu'elle n'estoit pas vraye.
On me laissa toutefois aller, & pour
ma peine on me commanda de défricher
une terre qui estoit autour du Fort
de la Roche. J'y fus, & comme je me
vis seul, & que je n'estois point observé,
je quittay tout là, resolu d'aller me
plaindre à M. le Gouverneur; mais
avant que de le faire, je fus consulter
R. P. Marc d'Angers, qui me dit que
je ferois bien, & qu'il n'y avoit aucun
peril. Il fut touché de me voir, car
j'estois maigre, pâle, défait, & presque
nud.
L'état deplorable où j'estois, marquoit
assez les mauvais traittemens que j'avois
receus, sans que j'eusse besoin de les dire.
Il me mena sur le champ chez M. le
Gouverneur, qui eut aussi compassion
de moy; ce qu'il me témoigna par des
effets sensibles, car il ordonna sur l'heu-
re à celle qui avoit soin de sa maison,
de m'accommoder comme si je luy
avois appartenu. On me mit aussi-tost
dans un bon lit, où l'on ne me laissa
manquer de rien; si bien qu'en peu de
jours je fus remis, & il ne me restoit
plus d'autre mal que la crainte de retourner
chez mon Maistre; ce qui n'arriva
pas; car aprés m'estre entierement
rétabli, M le Gouverneur me mit avec
un Chirurgien celebre dans le païs, à
cause d'une infinité de belles cures qu'il
y avoit faites.
Monsieur le Gouverneur ne trouva
pas à propos de me retenir auprés
de luy, de peur qu'on ne l'accusast
autres, pour se les approprier; &
fit rendre par les mains du Chirurgien
à M. de la Vie tout l'argent qu'il
avoit donné pour m'acheter: si bien que
je demeuray avec le Chirurgien, qui
me fit autant de bien que M. de la Vie
m'avoit fait de mal.
C'est ainsi que je me suis échapé des
mains de ce méchant Maistre, qui depuis
est venu en France, & a ozé aller
chez mes parens leur dire qu'il m'avoit
fait tous les biens imaginables, dont ils
l'ont remercié avec beaucoup d'honnêteté
& de presens, qu'il a receus comme
s'il les avoit meritez. Le Lecteur
me pardonnera cette petite digression,
qu'il ne trouvera pas hors de propos,
puisque je l'ay faite au sujet des Engagez;
& je pourrois faire un gros volume,
si je rapportois toutes les cruautez
que ces gens exercent envers leurs
serviteurs; mais il est temps de retourner
à nostre Commandant qui fait travailler
ses Engagez.
Lors donc qu'ils vont le matin au
travail, un d'eux a le soin d'aller donner
à manger aux Porcs; car les habitans
nourissent là toute sorte de bestiaux.
en mesme temps en arrachent pour donner
à déjeuner à ceux qui sont au travail.
Quand ils les ont arrachées, ils les font
cuire de la maniere que j'ay montré, & y
font la sausse de mesme. Cela estant fait,
ils appellent leurs camarades qui sont au
travail, pour déjeuner; quand ils ont
mangé ces Patates avec la pimentade,
ils allument tous chacun leur pippe, &
retournent au travail.
Celuy qui a la charge de la cuisine,
épluche des pois, qu'il met cuire avec
de la viande, dans lesquels on met aussi
des Patates hachées en guise de Navets.
Aprés que son pot est au feu, il va travailler
avec les autres; & quand il est
temps de disner, il revient pour l'aprêter.
Si-tost qu'on a disné, on retourne
travailler jusqu'au soir, où on mange
de mesme qu'à disner: ensuite on les
employe jusqu'à minuit à éjamber du
Tabac. Dans le temps qu'on n'éjambe
point de Tabac, on fend du Mahot,
qui est une écorce d'arbre servant à lier
le Tabac, ou bien on fait des petits
liens pour pendre le Tabac; cela fait,
on donne la permission de s'aller coucher.
Les Festes & les Dimanches ils peuvent
aller se promener où ils veulent. Il y en
a beaucoup qui meurent de chagrin de
se voir ainsi maltraittez, outre que la
maladie du païs y contribuë beaucoup:
car si on n'a bien de la resolution, &
qu'on ne fasse quelque exercice, on demeure
comme insensé; il survient une
certaine insomnie & un tel assoupissement,
qu'on piqueroit un homme en
cet état, qu'il ne se sentiroit pas. Plusieurs
deviennent hydropiques, & ont
la courte haleine, qu'on nomme le mal
d'estomac, qui est proprement ce qu'on
appelle en France le scorbut, dont une
infinité meurent.
Les Anglois traittent leurs Engagez
encore plus mal que les François; ils les
retiennent pour sept ans, au bout desquels
ils leur presentent de l'argent pour
boire, & puis les revendent encore pour
sept ans: j'en ay vû qui avoient servi
jusqu'à vingt-huit ans. Cromwel a ven-
du plus de dix mille Escossois & Irlandois,
pour envoyer à la Barbade; il s'en
sauva un jour plein un navire, que le
courant apporta à S. Domingue, & les
vivres leur manquant, ne sçachant pas
où ils estoient, ils perirent tous par la
du Cap Tibron, en un lieu qu'on nomme
l'Anse aux Ibernois.
Si j'ay fait une ample description de
divers endroits de l'Amerique, de l'espece
de plusieurs fruits, des proprietez
de quelques animaux, on se sera sans
doute aperçû que c'estoit pour mieux
faire connoistre où les Avanturiers s'exercent,
où ils vont en course, & de
quoy ils se nourrissent; en sorte que
tout ce qui a esté dit jusqu'icy, n'a
esté dit que pour disposer le Lecteur à
mieux entendre ce qui concerne les
Avanturiers.
Par exemple, si j'ay parlé des Boucaniers,
ç'a esté pour montrer que les
plus celebres Avanturiers se forment &
sont pris chez eux: de maniere qu'on
peut dire qu'ils font leur apprentissage à
la campagne, dans les bois & sur les bêtes,
pour faire ensuite des coups de
maistre sur les mers, dans les Villes, &
contre les hommes.
Si pourtant quelqu'un s'étonne de ce
que tant d'Autheurs ont écrit de l'Amerique,
& que j'en écrive encore; il
cessera bien-tost de s'étonner, s'il vient
à lire cette Relation aprés avoir lû les
trouvera.
Ayant donc rapporté ce que j'ay connu
de plus singulier dans l'Amerique,
& comme habitant, & comme Boucanier,
je ne m'étendray pas davantage
sur ce sujet, estant persuadé que dans
un voyage il ne s'agit pas d'en dire
beaucoup, mais de dire vray.
Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes : | ||