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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre II.

Description de l'Isle de la Tortuë,
& de ce qu'il y a de plus
remarquable.

L'Isle de la Tortuë est située sous le
20. degré 30. à 40. minutes au
Nord de la ligne Equinoxiale; elle est
au bord de la grande Isle Espagnole
que les François nomment S. Domingue,
à cause de la Ville Capitale qui
porte ce nom. Elle est nommée Tortuë,
parce qu'elle en a la figure: elle
peut avoir seize lieuës de tour, & n'est
accessible que du costé du Midy, par
le canal qui la separe d'avec l'Isle Espagnole,
où elle a un assez beau port.
Le fonds est un sable fort menu, &
on y est à l'abry de tous vents, qui ne
sont jamais violents dans ces quartiers.


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Elle n'a aucun port que celuy-là, qui
puisse servir d'abry aux navires; elle est
toute entourée de grands rochers, que
les habitans nomment Costes de fer:
elle a quelques ances de sable aux quartiers
habitables des rivages, mais on
n'y peut aborder qu'avec des Chaloupes:
son havre est commandé par un
Fort tres-bon & avantageux. Au bord
de la mer on voit une batterie de canon
qui donne aussi dans le Havre. Il
n'y a qu'un petit Bourg qu'on nomme
la Basseterre, où sont les magazins des
habitans & des Gargotiers qui demeurent
devant le port.

Monsieur Blondel, Ingenieur du
Roy, estant en l'an 1667. aux Antilles,
descendit à la Tortuë, où il traça un
plan pour y faire un nouveau Fort;
mais il paroist qu'on n'a pas bien executé
son dessein, car on n'en a bâti que
la Tour, qui ressemble mieux à un
Coulombier qu'à la Tour d'une Forteresse.
Il y a dans cette Isle six quartiers
habitez, sçavoir la Basseterre,
Cayone, la Montagne, le Milplantage,
le Ringot, & la Pointe au Maçon. On
en pourroit encore habiter une septiéme,
qu'on nomme le Capsterre, la


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terre y estant assez bonne: mais on n'y
trouve point d'eau, & il y en a peu
dans l'Isle. On y voit quelques sources,
où tous les habitans vont puiser,
& cela les oblige à ramasser les eaux de
la pluye; de quoy le P. du Tertre paroist
mal informé, lorsque décrivant
l'Isle de la Tortuë dans la premiere
Partie de son Histoire des Antilles, il
dit que cette Isle est arrosée de quantité
de rivieres.

Le terroir en est tres-bon & fertile
aux endroits où elle est habitée. Il s'y
trouve quatre sortes de terre, mélangée
de sable, de terre rouge & grise,
dequoy on feroit d'aussi beaux vases
que ceux qui viennent de Genes. Toutes
les montagnes sont purement de
roche, qui est aussi dure que le marbre,
& neanmoins elles produisent des
arbres aussi gros & aussi grands que les
plus beaux de nos Forests en Europe.
Les racines de ces arbres sont toutes
découvertes, & courent sur ces rochers,
& ne tiennent que dans des
trous qui sont dans l'inégalité des rochers.
Ces sortes d'arbres qui croissent
ainsi, sont extrémement secs de leur
naturel; car si-tost qu'ils sont coupez,


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ils se fendent au Soleil en plusieurs éclats,
de sorte que ce bois n'est bon
qu'à brûler.

Cette Isle est tres-fertile en toutes
sortes de fruits que l'on trouve dans les
Antilles; quant aux marchandises, on
y fait d'excellent Tabac qui surpasse
en bonté celuy de toutes les autres Isles.
Les Cannes de sucre y viennent d'une
grosseur extraordinaire, & y sont
plus sucrées qu'ailleurs, c'est à dire,
qu'elles y sont moins aqueuses. Il y
croist plusieurs arbres & plantes medicinales,
il y a peu de chasse: quant
aux bestes à quatre pieds, on n'y void
que des Sangliers, qu'on y a apportez
de la grande Isle, ils y ont assez bien
peuplé; tellement que les habitans y
vont à la chasse. Monsieur d'Ogeron
qui en estoit Gouverneur de mon
temps, deffendit de chasser avec des
chiens, afin de ne pas faire une si grande
destruction de ces animaux, & que
dans la necessité les habitans s'en pussent
nourrir. Il permit seulement que
l'on allast à l'affust.

On ne trouve que des Ramiers, des
Tourterelles, & quelques autres petits
oyseaux pour tout gibier, qui ne valent


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pas la peine qu'on les tire. Les Ramiers
y viennent si abondamment pendant
une saison de l'année, que les habitans
en pourroient vivre sans manger
d'autre viande. J'en ay mesme tué
en trois ou quatre heures quatre-vingt
quinze, sans avoir fait cinquante pas
de chemin à la ronde. Ils viennent
par bandes s'abbattre sur les arbres,
dont ils mangent la graine, & quand
elle manque, ils vont sur d'autres arbres
qui portent aussi de cette graine,
mais ils deviennent si amers qu'on n'en
peut manger.

Recit plaisant
au sujet
des Ramiers
de la Tortuë.
Un jour un Gentilhomme Gascon
nouvellement arrivé de France en ce
Païs, à qui on avoit fait present de ces
Ramiers sur la fin de la saison, se plaignit
dans le repas qu'ils estoient amers.
Un de ceux du Païs qui estoit à table,
luy dit en riant qu'on avoit oublié à
leur oster le fiel, Cap de bis bous
abez raison,
& commença à prendre
un baston, à dessein de battre ses valets,
disant que de long-temps il n'avoit
mangé un morceau qui valust, &
qu'ils avoient gasté ce qu'on luy avoit
presenté de bon. Celuy qui avoit causé
cette émotion l'appaisa bien-tost, en

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luy demandant, si les Ramiers de son
Païs avoient du fiel, & luy expliqua
au mesme temps, la cause pourquoy
ces Ramiers estoient ainsi amers.

Le Poisson est en abondance le long
de la coste de cette Isle, dans le canal,
car au Nord il n'y en a pas tant. J'en
nommeray les differentes especes, lors
que je feray la description de l'Isle Espagnole.
Entre autres sortes de poisson,
l'on y void beaucoup de Hommais
ou Ecrevisses de mer, qui sont
semblables aux nostres, excepté qu'ils
n'ont point de pinces. Il n'y a pas de
temps plus propre pour prendre ce
poisson que la nuit à la clarté du feu:
Les habitans se munissent de bois de
Santal jaune, qu'ils fendent par éclat,
& en font des flambeaux. Ce bois rend

Manicre
dont on se
sert pour
prendre les
Ecrevisses.
une flamme fort claire, quoy qu'il soit
verd; c'est pourquoy ils le nomment
bois de chandelle. Cette clarté leur sert
de pieges pour attraper ces Ecrevisses,
sans avoir besoin d'autres instrumens
que de leurs mains. Il y a diverses sortes
de poisson en coquillage, comme
Moules, Huitres, Bourgaux, ou Escargots
de mer, Lambics, Casques, Porcelaines,
& plusieurs autres especcs que

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je n'ay jamais entendu nommer.

Quant aux Reptiles il y en a de plusieurs
sortes; les Tortuës que l'on y
void se nomment Carets; il y a aussi
quelques Lezards; qui ne sont pas en
si grande quantité que les Crabes ou
Cancres. On en void de deux sortes
fort communs, que les habitans nomment
Crabes Blanches, & les Espagnols
Cangreios. Et la deuxiesme sorte
ils l'appellent Crabes rouges, ou Tourlourous.
Ces deux sortes de Cancres
sont fort nuisibles aux habitans, parce
qu'ils font des trous en terre, & coupent
les racines de ce que l'on plante,
soit tabac, cannes de sucre ou autres.
Il n'y a point de serpens venimeux,
mais seulement quelques couleuvres qui
ne font point d'autre mal, que de manger
les poules & les pigeons. J'en ay
veu une qui paroissoit longue de cinq
quarts d'aune, qui venoit d'avaler sept
pigeons & une grosse poule; nous mangeasmes
ces pigeons fricassez, aprés les
avoir tirez de son corps, où ils n'avoient
pas esté trois heures, j'ay aussi
mangé de ces couleuvres: dans le besoin
on s'accommode de tout.

L'on voit certains petits Reptiles qui


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ont une coquille comme un Vignot
ou Escargot, ayant le devant de mesme
qu'une Ecrevisse, & le reste du
corps semblable à l'Escargot. Ces Reptiles
nommez Soldats sont bons à
manger, & tres-nourrissans; Ils ont
encore une vertu medicinale que j'ay
éprouvée; mais il faut user d'industrie
pour les avoir, car leurs coquilles sont
si dures, que si on veut les casser, on
gaste cet animal: Il faut seulement les
approcher du seu, & ils sortent d'euxmesmes,
puis les mettre en telle quantité
que l'on veut dans un sac exposé au
Vertu madicinale
de
l'huile tirée
de certains
Reptiles.
Soleil; il en dégoute une huile rouge
qui est extremément bonne pour toutes
les douleurs froides, & racourcissemens
de nerfs. On trouve encore dans
ce païs des Cameleons, & un grand
nombre de petits Lezards qu'on nomme
Anolis & Gobemouches: ces differentes
especes d'animaux ne font aucun
dommage, ils vivent seulement d'insects,
que l'on trouve encore dans cette
Isle, comme fourmis & autres de
differentes especes, dont nous avons à
parler. Ils y sont assez importuns, car
si on laisse une heure de temps quelque
morceau de viande sur une table,

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on n'y void plus qu'une fourmiliere
toute formée. Il y a des guespes, frelons,
mouches de diverses façons, &
des scorpions, des aragnées, des chenilles
& des verds. De toutes ces sortes d'animaux
on n'en voit aucun qui soit
venimeux, ny importun comme ces
deux derniers que l'on appelle Mousquites
& Maringoüins, dont je traiteray
dans la suite.

A la verité, si les Scorpions & les
Scolopendres, qu'on nomme bestes à
mille pieds, n'y sont aucunement venimeux,
les arbres & les plantes n'en
sont pas de mesmes. J'en décriray icy
trois seulement, sçavoir un Arbre, un
Arbrisseau & une Plante, dont j'ay
veu des experiences. L'Arbre venimeux
dont je veux parler croist haut
comme un Poirier, il a ses feüilles sem-

Description
de l'arbre qui
produit le
Mançanilla.
blables à celles du Laurier sauvage, &
porte un fruit de mesme que des pommes
de reynettes qui en ont le goust &
l'odeur, c'est pourquoy les Espagnols
le nomment Arbos de Mançanillas,
qui signifie arbre portant petites pommes.
Ce fruit renferme un venin si
contagieux, que quand il tombe dans
la mer, il le communique aux poissons

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qui en mangent: Le Tazar & la Bequne
sont deux poissons fort friands de
ces pommes. On connoist quand ils
en ont mangé à leurs dents, qui deviennent
de couleur livide ou noirastre. Cet
indice n'empescha pourtant pas qu'en
l'an 1667. la plus grande partie du
Bourg de la Basse-terre de cette Isle
pensa estre empoisonnée, pour avoir
mangé du Tazar, qu'un Pescheur Indien
estoit venu vendre. On prend
ordinairement pour contrepoison l'arreste
de ce poisson rostie, & mise
dans du vin; mais dans cette occasion,
je ne trouvay point de remede plus
seur, que de boire de l'huile d'olive.
Plusieurs en furent malades plus de
trois mois. Les Indiens adroits connoissent
quand ce poisson a mangé de
la Mançanilla, en goustant du cœur;
s'ils le trouvent picquant sur la langue,
ils n'en mangent point; mais au contraire
s'il est doux, ils usent de ce poisson
avec toute assurance. Les nouveaux
venus de l'Europe s'empoisonnent
fort souvent, car ce fruit est si
agreable à la veuë & à l'odorat, qu'on
ne peut se dispenser d'en gouster; &
lors que quelqu'un en a mangé, tout le

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Remede
contre le venin
de la
Mançanilla.
remede qu'on luy fait, est de le lier, &
de l'empescher de boire l'espace de deux
ou trois jours: mais c'est un grand tourment,
car il crie sans cesse qu'il brusle.
Tout son corps devient rouge comme
du feu, & sa langue noire comme du
charbon. Si par malheur il en a trop
mangé, il n'y a guere moyen de le rechaper.

L'arbre qui porte la Mançanilla n'est
pas moins venimeux dans sa verdure

Suc venimeux
que
jette l'arbre
de Mançanilla.

que son fruit & ses feüilles: Il jette
un suc laicteux comme le figuier, qui
est tout à fait caustique. Si quelqu'un
s'endort sous cet arbre, & qu'il en tombe
quelque goute d'eau sur sa chair, il
y vient aussi-tost de grosses loupes
rouges. J'y ay moy-mesme esté attrapé,
car en ayant pris une branche pour
chasser des moucherons qui m'incommodoient
au visage, il m'y survint
une Eresipelle, dont je fus trois jours
incommodé & sans voir.

Pour l'Arbrisseau venimeux, il est
semblable au Piment, qu'on appelle en
Europe Poivre d'Inde: & à la verité
il luy ressemble fort, sinon qu'il croist
plus haut: il porte un fruit gros comme
un pois, que les habitans appellent


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Piment à l'œil, à cause que les Indiens
le pilent & s'en frottent les yeux,
afin de voir, disent-ils, plus clair au
fond de l'eau, quand ils vont tirer du
poisson avec des fléches ou des harpons.
Un Espagnol m'a dit que la racine
de cet Arbrisseau estoit un grand
poison, dont il avoit veu l'experience,
& qu'il n'y avoit point d'autre contre-poison
que sa graine pilée & buë
dans du vin.

Il n'est pas icy hors de propos de

Histoire arrivée
au sujet
de l'arbre
de Mançanilla,

reciter une petite Histoire arrivée au
sujet de la plante venimeuse qui croist
dans ce lieu. Une Dame de l'Isle de la
Tortuë avoit une jeune Esclave noire
assez jolie, elle fut long-temps poursuivie
par un garçon du mesme païs
aussi Esclave; mais n'ayant point d'amitié
pour luy, elle le mal-traita de
paroles, & luy dit qu'elle s'en plaindroit:
il la quitta en la menaçant, &
aussi-tost elle en avertit sa Maistresse.
Trois jours aprés ce garçon surprit la
jeune Esclave qui reposoit sur son lit
pendant la chaleur du jour, car comme
il n'y a rien de fermé, il estoit entré
où elle dormoit, & s'approchant
luy avoit mis des feüilles d'une herbe

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entre les deux gros orteils des pieds.
Quelque temps aprés la Maistresse l'appella,
& voyant que cette fille ne venoit
pas, elle fut obligée de la chercher,
& l'ayant trouvée endormie, elle
la poussa fortement pour l'éveiller, mais
cette pauvre Esclave dormoit d'un sommeil
dont on ne réveille jamais. Sa Maistresse
voyant un accident si funeste
m'envoya querir, & me conta la chose
ainsi que je la viens de reciter, & qu'un
petit enfant qui avoit veu ce Noir mettre
l'herbe, luy avoit rapportée; je fis
l'ouverture du corps pour voir s'il n'étoit
point empoisonné, je n'en trouvay
aucune marque, je pris les feüilles qu'on
luy avoit trouvées entre les orteils pour
en faire l'experience sur un chien qui
dormoit, il en mourut de mesme; j'en
fis autant sur un chien éveillé, ce qui
ne luy causa aucun mal. A la verité les assistans & moy furent étonnez de
voir la force du poison de cette plante.

Aprés avoir fait la description de la
Tortuë & de ce qu'elle produit, il faut
parler de ce qui s'est passé dans l'établissement
de la Colonie dont elle est
aujourd huy peuplée. Il est surprenant
combien de fois cette Isle a esté reprise


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& reperduë, tantost occupée par les Espagnols,
tantost par les François, qui
enfin en sont demeurez les maistres.
Les Avanturiers ont trop de part dans
toutes ces differentes conquestes, pour
n'en pas faire l'Histoire; & comme elle
est de mon sujet, il est necessaire de
la reprendre dés son commencement.
Je croy mesme, que le recit n'en sera
pas desagreable, ainsi que nous le verrons
dans ce qui suit.