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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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HISTOIRE DES AVANTURIERS QUI SE SONT SIGNALEZ DANS LES INDES.
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HISTOIRE
DES
AVANTURIERS
QUI SE SONT SIGNALEZ
DANS LES INDES.

Contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable
depuis vingt années.

SECONDE PARTIE.

Chapitre I.

L'Autheur s'embarque avec les Avanturiers.
Ce qui a donné lieu à leurs
entreprises.

APrés avoir esté quelque temps
avec le Chirurgien dont j'ay
parlé, je luy demanday permission
de me mettre sur un
vaisseau Avanturier qui estoit prest d'aller


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en course; ce qu'il m'accorda volontiers.
C'est ainsi que je me suis trouvé
parmy les Avanturiers, & je vais maintenant
décrire les plus memorables actions
que je leur ay veu faire, tant que
la necessité m'a reduit à demeurer parmy
eux.

Les François & les Anglois ne furent
pas long-temps à s'apercevoir combien
estoit avantageux aux Espagnols l'établissement
de la puissante colonie qu'ils
ont dans l'Amerique. C'est pourquoy
les François se glisserent parmy eux, entreprirent
divers voyages dans ces Isles
déja habitées; mais comme ils ne se
contentoient pas des profits qu'ils faisoient,
unis avec cette nation, ils resolurent
de s'en separer, dans le dessein
d'en chercher de plus grands par leur
propre industrie, & d'estre seuls à les
partager.

Ainsi chacun d'eux estant retourné
chez soy, ne manqua pas de proposer
son dessein aux Marchands, & de leur
donner des lumieres pour s'enrichir dans
ces païs. A cette fin les François, aussi
bien que les Anglois, équiperent quelques
vaisseaux, pour faire le mesme commerce
que les Espagnols: mais ceux-cy


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y estant les plus forts, les chasserent, &
prirent leurs vaisseaux; c'est pourquoy
ils furent obligez dés ce temps là de leur
declarer la guerre, qui depuis y a toûjours
duré, & y dure encore; ce qui
fait que les Espagnols défendent generalement
à tous les Etrangers l'entrée
de leurs ports, havres ou bayes.

Ces Nations s'estant donc declarées

Les François
& les Anglois,
à l'émulation
des
Espagnols, colonisent
dans
les Indes.
ennemies des Espagnols, voulurent coloniser
quelques Isles, & commencerent
par celle de S. Christophe dans les Antilles:
mais quoy que les François & les
Anglois se fussent joints ensemble, ils
ne se trouverent pas neanmoins assez
forts pour resister aux Espagnols, qui
les chasserent encore deux ou trois fois
de leurs colonies. Monsieur le Cardinal
de Richelieu, qui pour lors estoit tout
Soins du
Cardinal de
Richelieu
pour l'Amerique.

puissant en France, & qui ne tendoit
qu'à l'agrandissement de cette Couronne,
créa une Compagnie, avec ordre de
peupler ces Isles. Les Anglois de leur côté
en firent autant; si bien que les particuliers
qui avoient commencé à s'établir
dans ce païs à dessein d'y commercer,
quitterent tout, voyant qu'il n'y avoit
plus rien à faire pour eux de considerable,
& furent, ce qu'on appelle, courir

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le bon bord, cherchant par tout les Espagnols
pour les piller.

Pierre le
Grand, premier
Avanturier.

Le plus celebre des Avanturiers de
ce temps-là, fut un nommé Pierre le
Grand,
natif de Dieppe; lequel ayant
esté quelques mois en mer sans pouvoir
rien prendre, se trouva à la pointe Occidentale
de l'Isle Espagnole, nommée
le Cap Tibron, toutefois en fort mauvais
équipage; car son vaisseau, qui
estoit monté de quatre petites pieces de
canon, & de vingt-huit hommes, faisoit
eau de tous costez, manquoit de
vivres, & ne sçavoit où en prendre. Il
avoit découvert quelques Bâtimens Espagnols,
mais les voyant trop forts,
son Equipage n'avoit pû consentir à les
attaquer.

Course de
P. le Grand
Avanturier.
En cet état, lors qu'il tenoit conseil,
l'homme qui estoit tout au haut
du mats, pour découvrir en mer, cria
qu'il voyoit un navire, mais qu'il paroissoit
fort grand: Tant mieux, répondit
l'Equipage, il y en aura plus à
prendre. Aussi-tost le Conseil cessa, &
l'on ne songea plus qu'à faire voile à
toutes forces, pour donner la chasse à
ce Bâtiment, duquel ils s'approcherent
en sort peu de temps. En effet il leur

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parut si grand, qu'ils commencerent
tous à murmurer, oublians ce qu'ils
venoient de resoudre. Mais le Capitaine
les remit en leur disant, qu'il sçavoit
la maniere de prendre ce Bâtiment,
pourveu qu'on le voulust seconder; ce
qu'il se fit promettre par serment, &
leur en dit la maniere, qui estoit telle,
qu'il faloit tous sauter à bord, & que
ce Bâtiment ne se doutant pas qu'un si
petit le voulust attaquer, ne se seroit
aucunement précautionné; & par ce
moyen on se saisiroit de la chambre du
Capitaine, & des soutes aux poudres,
Resolution
hardie.
où il faloit mettre le feu, si on voyoit
qu'on ne pust s'en rendre maistre autrement.

Tous luy promirent qu'ils le suivroient,
& ne manqueroient nullement
à observer ses ordres avec exactitude.
Cependant il ne s'y fia pas
trop; car il concerta avec le Chirurgien
qui estoit son confident, ce qui suit,

Expedient
de Pierre le
Grand, pour
se rendre
maistre du
Vice-Admiral
des Galions
d'Espagne.

sçavoir, que luy Chirurgien resteroit
le dernier à monter à bord, & avant
d'y monter, creveroit la barque d'un
coup de pince de fer, afin d'obliger par
là ses gens de vaincre pour se sauver.

Lors qu'ils commencerent d'approcher


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ce Bâtiment, ils s'armerent tous de
deux bons pistolets, & d'un bon coutelas,
& peu de temps aprés ils aborderent
ce navire. Les Espagnols, au
lieu de leur défendre l'abordage, les regardorent
entrer indifferemment.

Aussi tost Pierre le Grand, suivi
de dix des siens, entra dans la chambre
du Capitaine, luy mit le pistolet
sous la gorge, & luy commanda de se
rendre. Cependant le reste se saisit de
la Sainte Barbe, & de toutes les munitions;
ils firent descendre les Espagnols
dans le fonds de calle, dont plus de la
moitié, qui ne sçavoient ce que c'étoit,
& qui voyant ces gens dans leur
navire, sans apercevoir d'autre navire
qui les eust amenez, parce que le leur
estoit déja coulé à fonds, les crurent
tombez des nuës, & dans leur surprise,
faisoient des signes de croix, se disant

Etonement
des Espagnols
les uns aux autres: Jesus son demonios
estos: ceux-cy sont des diables.

Ce n'est pas que pour prevenir ce
malheur, quelques Matelots qui remarquoient
que ce Bâtiment avançoit
toûjours, n'eussent averti le Capitaine
de ce qui pouvoit arriver: mais voyant
un si petit Bâtiment, il n'en tint aucun


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compte, ne croyant pas qu'il cust la
hardiesse de l'attaquer. Il retourna dans
sa chambre joüer aux cartes, comme si
de rien n'eust esté. On luy fut dire une
seconde fois que ce Bâtiment approchoit,
qu'il avoit l'apparence d'estre à
des Cotsaires; & on luy demanda s'il
ne vouloit pas du moins qu'on preparast
deux pieces de canon: Non, non,
Negligence
& rodomontade
du Capitaine
Espagnol.

dit-il, qu'on prepare seulement le palent,
& nous les guinderons. Ce palent
est une sorte de poulie, de quoy
on se sert dans les navires pour guinder
les marchandises à bord.

Ainsi ce Capitaine ne reconnut sa
faute que quand il se vit le pistolet sous
la gorge, & qu'il falut rendre son navire
à ce miserable qu'il pretendoit guinder
dans son bord. Le sieur le Grand
& tous ses compagnons de mer virent
en peu de temps leur fortune bien
changée: car au lieu d'une méchante
Barque qui couloit presque à fonds, &
manquoit de tout, ils se trouverent en
possession d'un navire de cinquantequatre
pieces de canon, dont la pluspart
estoient de bronze, avec quantité de
vivres, de rafraischissemens, & un nombre
immense de richesses. C'estoit le


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Vice-Admiral des Galions d'Espagne,
égaré de sa Flotte.

Aussi-tost que nos Avanturiers se
furent rendus maistres absolus de ce
vaisseau, ils mirent ceux qui le montoient,
sur l'Isle Espagnole, d'où ils
estoient fort proches, & garderent seulement
quelque nombre de Matelots,
qui leur estoient necessaires pour con-

Retour heureux
de Pierle
Grand en
Europe.
duire ce Bâtiment en Europe, où ils
arriverent peu de temps aprés, & où le
sieur le Grand est demeuré, sans se
soucier de retourner davantage à l'Amerique.

Cette belle & riche prise fit grand
bruit par tout, & donna occasion à plusieurs
particuliers d'équiper des vaisseaux
pour faire des courses en ce païslà.
D'autre costé les Espagnols eurent
plus de soin de se tenir sur leurs gardes;
ce qui fut cause que peu de ces Avanturiers
y gagnerent, plusieurs y perdirent,
& furent obligez, comme je l'ay
déja dit, de se reduire à la colonie,
parce que leurs Bâtimens devenans
vieux, estoient de trop grand entretien,
& ils n'en pouvoient faire venir
de France qu'avec une dépense excessive,
à quoy il leur estoit impossible de


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subvenir. D'autres qui ne pouvoient se
passer de cette vie, chercherent moyen
d'avoir des Bâtimens qui ne leur coutassent
rien.

Cela leur a si bien réüssi, leur nombre
& leur valeur ont tellement augmenté,
qu'ils font tous les jours des exploits
inoüis contre les Espagnols; en
sorte que les Roys de France & d'Angleterre
peuvent, quand ils le voudront,
conquerir les Indes du Roy d'Espagne,
sans avoir besoin d'autres forces que de

Forces des
Rois de France
& d'Angleterre
dans
l'Amerique.
celles qu'ils trouveroient sur les lieux: car
je mets en fait, pour l'avoir vû plus d'une
fois, qu'un seul de ces hommes vaut
mieux que dix des plus vaillans de l'Europe.
Comme ils sont braves, determinez
& intrepides, il n'y any fatigues, ny dangers
qui les arrestent dans leurs courses;
& dans les combats ils ne songent
qu'aux ennemis & à la victoire; tout
cela pourtant dans l'espoir du gain, &
Caractere
des Avanturiers
en general.

jamais en veuë de la gloire. Ils n'ont
point de païs certain, leur patrie est
par tout où ils trouvent dequoy s'enrichir;
leur valeur est leur heritage. Ils
sont tout à fait singuliers dans leur pieté;
car ils prient Dieu avec autant de
devotion, lors qu'ils vont ravir le bien

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d'autruy, que s'ils le prioient de conserver
le leur. Ce qu'il y a de plus precieux
dans le monde ne leur coûte qu'à
prendre, & quand ils l'ont pris, ils
pensent qu'il leur appartient legitimement,
& l'employent ensuite aussi mal
qu'ils l'ont acquis; puis qu'ils prennent
avec violence & répandent avec
profusion.

Le succés de leurs entreprises semble
justifier leur temerité, mais rien ne
peut excuser leur barbarie; & il seroit
à souhaiter qu'ils fussent aussi exacts à
garder les Loix qui reglent les autres
hommes, qu'ils sont fideles à observer
celles qu'ils font entr'eux. Cependant
ils ne se peuvent souffrir quand ils sont
miserables, & s'accommodent tres-bien
lors qu'ils sont heureux. Ils s'abandonnent
aussi volontiers au travail qu'aux
plaisirs, également endurcis à l'un &
sensibles à l'autre, passent en un moment
dans les conditions les plus opposées:
car on les voit tantost riches, tantost
pauvres, tantost maistres, tantost
esclaves, sans qu'ils se laissent abattre
par leurs malheurs, ny qu'ils sçachent
profiter de leur prosperité.

Voilà en general ce que l'on peut


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dire des Avanturiers; en particulier,
voicy comme ils se gouvernent, & la
maniere dont ils se sont servis, & se
servent encore aujourd'uy pour avoir
des bâtimens; ils s'associent quinze ou
vingt ensemble, tous bien armez d'un
fusil, de quatre pieds de canon, tirant
une balle de seize à la livre, & ordinairement
d'un pistolet ou deux à la
ceinture, tirant une balle de vingt à
vingt-quatre à la livre, avec cela ils
ont un bon sabre ou coutelas. Estant
ainsi associez, ils en choisissent un
d'entr'eux pour chef, & s'embarquent
Moyens que
les Avauturiers
trouvent
pour avoir
des vaisseaux
& des vivres.
sur un canot, qui est une petite nasselle
tout d'une piece, faite du tronc
d'un arbre, qu'ils acherent ensemble,
ou celuy qui est le chef l'achete luy
seul, à condition que le premier bâtiment
qu'ils prendront, sera à luy en
propre. Ils amassent quelques vivres
pour subsister de l'endroit d'où ils partent,
jusqu'au lieu où ils sçavent en
trouver, & ne portent pour toutes
hardes qu'une chemise & un calçon,
ou au plus deux chemises. Ils partent
donc dans cet équipage, & vont devant
quelque riviere ou port Espagnol,
d'où ils sçavent qu'il doit sortir des

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barques; & si-tôt qu'ils en découvrent
quelques-unes, ils sautent à bord, &
s'en rendent les maistres. Ils n'en prennent
gueres sans y trouver des vivres
& des marchandises que les Espagnols
negocient les uns entre les autres. Avec
cecy, ils s'accommodent, & ils se vétent.

Si la barque n'est pas bien en état de
naviger, ils la vont caréner sur quelque
petite Isle, qu'ils nomment Caye; &
cependant ils gardent les Espagnols de
la barque, pour leur ayder à ce faire:
car ils ne travaillent que le moins qu'ils
peuvent. Pendant que les Espagnols
sont occupez à racommoder la barque,
ils se réjoüissent de ce qu'ils ont trouvé
dedans, & en partagent les marchandises
également. Si-tôt que la barque
est en bon état, ils laissent aller les
Espagnols, & retiennent les Esclaves,
s'il y en a; & s'il n'y en a point, ils
retiennent un Espagnol pour faire la
cuisine; aprés ils assemblent leurs camarades,
afin de fournir leur équipage &
d'aller en course Quand ils se trouvent
au nombre qu'ils ont concerté de trente
à quarante selon la grandeur de leur
barque, il faut l'avitailler, & ils en


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viennent encore à bout, sans débourcer
d'argent. Pour cela ils vont en certains
lieux, où il y a des Espagnols, qui ont
des parcs pleins de porcs, qu'ils nomment
Coraux: ils les épient, les surprennent,
& les forcent à leur apporter
deux ou trois cens porcs gras, plus
ou moins selon qu'ils en ont affaire; &
s'ils le refusent ils les pendent, aprés
leur avoir fait souffrir mille cruautez.

Pendant que les uns salent & accommodent
ces porcs, les autres amassent
tout le bois & l'eau, qui leur est necessaire
pendant le voyage. Tout cela

Accord qu'ils
font entr'eux
& les conditions.

estant fait, on convient d'une commune
voix, devant quel Port on doit
aller pour faire quelque entreprise;
aprés qu'on est convenu, on fait un
accord, qu'ils nomment Chasse-partie,
où l'on regle ce qu'on doit donner au
Capitaine, au Chirurgien & aux estropiez,
chacun selon la grandeur de son
mal. L'équipage depute quatre ou cinq
des principaux avec le Chef ou Capitaine
pour faire cet accord, qui contient
les articles suivans.

En cas que le bâtiment soit commun
à tout l'équipage, on stipule si on le
trouve bon, qu'ils donneront au Capitaine


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le premier bâtiment qui sera
pris, & son lot comme aux autres; mais
si ce bâtiment appartient au Capitaine,
on specifie qu'il aura le premier qui
sera pris avec deux lots, & sera obligé
d'en brûler un des deux, sçavoir celuy
qu'il monte, s'il ne se trouve pas si bon
que celuy qu'on aura pris: & en
cas que le bâtiment qui appartient à
leur Chef soit perdu, l'Equipage sera
obligé de demeurer aussi long-temps
avec le Capitaine qu'il faudra pour en
avoir un autre. Voicy les conventions
de cet accord.

Le Chirurgien a deux cens écus pour
son coffre de medicamens, soit qu'on
fasse prise ou non: & outre cela, en
cas qu'on fasse prise, un lot comme
les autres. Si on ne le satisfait pas en
argent, on luy donne deux Esclaves.

Pour les autres Officiers, ils sont
tous également partagez, à moins que
quelqu'un ne se soit signalé: en ce cas
on luy donne d'un commun consentement
une recompence.

Celuy qui découvre la prise, qu'on
fait, a cent écus.

Pour la perte d'un œil, cent écus
ou un Esclave.


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Pour la perte des deux, six cens
écus ou six Esclaves.

Pour la perte de la main droite ou
du bras droit, deux cens écus ou deux
Esclaves.

Pour la perte des deux, six cens
écus ou six Esclaves.

Pour la perte d'un doigt ou d'un orteil,
cent écus ou un Esclave.

Pour la perte d'un pied ou d'une
jambe, deux cens écus ou deux Esclaves.

Pour la perte des deux, six cens
écus ou six Esclaves.

Lors que quelqu'un a une playe
dans le corps, qui l'oblige de porter
une canulle, on luy donne deux cens
écus ou deux Esclaves.

Si quelqu'un n'a pas perdu entierement
un membre, & qu'il soit simplement
privé de l'action, il ne laisse
pas d'estre recompensé, comme s'il l'avoit
perdu tout à fait; ajoûtez à cela,
que c'est au choix des estropiez de
prendre de l'argent ou des Esclaves,
pourveu qu'il y en ait.

Cette Chasse-partie estant ainsi faite,
elle est fignée des Capitaines & des
Deputez qui en sont convenus au nom
de l'Equipage: Aprés tous ceux de


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l'Equipage s'associent deux à deux, afin
de se solliciter l'un l'autre, en cas qu'ils
fussent blessez ou tombassent malades.
Leur maniere
de tester.

Pour cet effet, ils se passent un écrit
sous seing privé, en forme de testament,
ou s'il arrive que l'un des deux
meure, il laisse à l'autre pouvoir de
s'emparer de tout ce qu'il a. Quelquefois
ces accords durent toûjours entr'eux,
& quelquefois aussi ce n'est que
pour le voyage.

Tout estant ainsi disposé, nos Avan-

Côtes qu'ils
frequentent.
turiers partent: les Costes qu'ils frequentent
ordinairement sont celles de
Caraco, de Cartagene, de Nicarague
&c. lesquelles ont plusieurs Ports où
il vient souvent des navires Espagnols.
A Caraco, les Ports où ils attendent
l'occasion sont Comana, Comanagote,
Coro
& Macaraïbo. A Cartagene, la
Rancheria, sainte Marthe
& Portobello;
& à la Côte de Nicarague, l'entrée
du Lagon du mesme nom. A celle
de Campesche la ville du mesme nom.
Pour les Honduras, il n'y a qu'une
saison de l'année, où l'on vient attendre
la patache: mais comme cela est
peu seur, on n'y va que rarement. A
l'Isle de Cuba, la ville de saint Jago &

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celle de saint Christophe de Havana,
où il entre fort souvent des bâtimens.
Les plus riches prises qui se fassent en
ces endroits, sont les bâtimens qui
viennent de la neuve Espagne par Maracaïbo
où ils vont achepter du Cacao,
qui est la semence de quoy se fait le
Chocolat. Si on les prend en allant, ils
ont de l'argent; si en revenant ils sont
chargez de Cacao. On les épie à la
sortie du Cap de saint Antoine & de
celuy de Catoche, ou au Cap de Corientes,
qu'ils sont toûjours obligez de
venir reconnoistre.

Pour les prises qu'on fait à la côte
de Caraco, ce sont des bâtimens qui
viennent d'Espagne, chargez de toutes
sortes de dentelles & d'autres manufactures.

Ceux qu'on prend au sortir de
Havana sont des bâtimens chargez d'argent
& de marchandises pour l'Espagne,
comme cuirs, bois de Campesche,
Cacao & Tabac. Ceux qui
partent de Cartagene sont ordinairement
des vaisseaux qui vont negocier
en plusieurs petites places, où ceux de
la Flote d'Espagne ne touchent point.

Quand les Avanturiers sont en mer,


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Maniere
dont ils vivent
entr'cux.
ils vivent dans une grande amitié les
uns avec les autres. Tant qu'ils ont
dequoy boire & manger, ils ne s'appellent
que freres, chacun fait son devoir
sans murmurer, & sans dire j'en
fais plus que celuy-là. Le matin sur
les dix heures, le Cuisinier met la
chaudiere sur le feu pour cuire de la
viande salée, dans l'eau douce, & si
on en est court, dans l'eau de mer:
En mesme temps il fait boüillir du
gros mil battu qui devient épais, comme
du ris cuit, il leve la graisse de
dessus la chaudiere à la viande pour
mettre dans ce mil; & aprés que cela
est fait, il sert le tout dans des plats,
où l'Equipage s'assemble, au nombre
de sept à chaque plat. Le Capitaine &
le Cuisinier sont icy sujets au mesme
inconvenient, qui est, que s'il arrivoit
que lé Cuisinier eust fait son plat meilleur
que les autres, le premier venu le
prend, & met le sien qui est moindre
à la place. Il en est de mesme du Cuisinier;
malgré cela, un Capitaine
Avanturier sera mieux obeï qu'aucun
Capitaine de guerre, sur un navire du
Roy. On fait ordinairement deux repas
par jour sur ces vaisseaux, quand

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on a assez de vivres, & quand on n'en
a pas suffisamment, on n'en fait qu'un.
On y prie Dieu lors qu'on est prest à
faire le repas: les François comme
Catholiques chantent le Cantique de
Zacharie, le Magnificat & le Miserere.
Les Anglois comme Pretendus Reformez
lisent un Chapitre de la Bible ou
du nouveau Testament, & chantent
des Pseaumes.

Lors qu'on découvre quelque vais-

Ce qu'ils
font à la découverte
d'un
vaisseau.
seau, on luy donne aussi-tôt la chasse,
pour le reconnoistre: on dispose le canon,
chacun prepare ses armes & sa
poudre: car chacun, comme j'ay déja
dit, a ses armes & sa poudre, dont il
est le maistre & le gardien. Quant à
la poudre qui sert pour le canon, lors
qu'on est obligé d'en acheter, cela est
pris sur le commun, quelquefois le
Capitaine l'avance, & si on l'a prise
dans quelque vaisseau ennemy, l'Equipage
est exempt d'en rien payer. Lors
donc qu'on découvre quelque vaisseau,
s'il est Espagnol, aussi-tost on fait la
priere comme dans la plus juste guerre
du monde, & on demande à Dieu
avec ardeur d'avoir la victoire, & qu'il
se puisse trouver de l'argent dans ce

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vaisseau; aprés cela chacun se conche
le ventre sur le tillac, & il n'y a
que l'homme qui conduit le vaisseau
qui soit debout, & qui agisse avec
deux ou trois autres pour gouverner
les voiles; & de cette maniere on se
met à bord, du pauvre Espagnol, sans
se mettre en peine, s'il tire ou non,
de sorte qu'en moins d'une heure, on
voit un vaisseau changer de maistre.

Aprés que le navire est rendu, on
songe à solliciter les blessez qui sont
tant d'un costé que d'autre, à mettre
les ennemis à terre; & si le navire est
riche & qu'il vaille la peine, on vient
se rendre dans le lieu ordinaire de retraite,
qui est aux Anglois l'Isle de la
Jamaïque & aux François celle de la
Tortuë. On met sur le vaisseau pris
un tiers de l'Equipage, & personne n'a
le privilege de commander à qui que
ce soit d'y aller. On le peut encore
moins faire de son propre chef, mais
on tire au sort, & celuy sur lequel il
tombe, quand il repugneroit d'y aller,
il ne pourroit pas s'en dispenser à moins
que d'incommodité, auquel cas son
Matelot ou son camarade associé est
obligé de prendre sa place.


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Quand on est arrivé au lieu de re-

Comme ils
disposent de
leur butin.
traite, on paye les droits de la commission
au Gouverneur, & puis on separe
le reste, premierement on paye le
Chirurgien, les estropiez & le Capitaine,
s'il a debourcé quelque chose
pour l'Equipage. Tout cela estant fait,
avant de rien partager, on oblige tout
le monde de l'équipage d'apporter ce
qu'ils auroient pû serrer jusqu'à la valeur
de cinq sols, & pour cela, on leur
fait tous mettre la main sur le nouveau
Testament, & jurer de n'avoir
rien détourné. Si quelqu'un estoit surpris
en faisant un faux serment, il perdroit
son voyage, qui iroit au profit
des autres, ou à faire un don à quelque
Chapelle. Deplus on donne à chacun
sa part de l'argent monnoyé; &
pour celuy qui est fabriqué & les pierreries,
on les vend à l'encan au plus
offrant, & l'argent qui en provient est
encore partagé. On en fait autant à
l'égard des hardes & des marchandises;
puis on divise l'équipage de dix en dix,
ou de six en six, selon qu'il est plus
ou moins grand. Aprés on fait autant
de lots comme il y a de six ou de dix
hommes, & chaque six ou dix donnent

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leurs marques à une personne qui
ne les connoist point, qui les jette sur
chaque lot; ensuite chaque lot est
repartagé en autant de lots, comme il
y a d'hommes.

Le butin estant ainsi separé, le Capitaine
garde son navire, s'il veut. Personne
ne retourne que cela ne soit consumé,
ce qui ne dure que tres-peu de
temps: car parmy ces gens là, le jeu,
la bonne chere, & toutes les autres débauches
ne manquent point. J'ay veu de
mon temps un miserable Anglois qui
donna cinq cens écus contant à une
femme publique pour montrer ce que
la pudeur oblige de cacher. Les François
ne sont pas plus sages, car quelquefois
ils en font bien autant. Et ce
qui est extraordinaire, cet homme possedoit
pour lors quinze cens écus, &
trois mois aprés, il fut vendu pour
trois ans, pour quarante chelins qu'il
devoit dans un cabaret.

Avanturiers
Joüeurs.
Histoire à ce
sujet.
Il y a parmy eux de grands joüeurs.
J'en rapporteray icy une Histoire remarquable.
Un nommé Vent-en-panne
François de Nation, assez heureux
s'il avoit eu de la conduite, estoit tellement
adonné au jeu, qu'il avoit plusieurs

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fois joüé jusqu'à sa chemise: sitost
qu'il se voyoit trois ou quatre
mille écus, il n'en étoit plus le maître,
il joüoit sans regle ny raison: un
jour il perdit tout son voyage, qui valoit
environ cinq cens écus, & plus de
trois cens qu'il devoit à ses Camarades,
qui ne luy en vouloient plus prêter.
Il songea au moyen d'avoir de
l'argent pour joüer, il se mit à servir
les Joüeurs, à leur allumer des pipes,
à leur donner à boire, & en deux jours
de temps il gagna plus de cinquante
écus: En suite il recommença à joüer
avec cet argent, & gagna environ douze
mil écus. Ayant payé ses dettes il
resolut de ne plus joüer, & s'embarqua
sur un Navire Anglois qui alloit à
la Barbade, & de là passoit en Angleterre.
Estant arrivé à la Barbade il se
trouva avec un riche Juif, & ne pût
s'abstenir de joüer, luy gagna treize
cens écus en argent monnoyé cent mil
livres de sucre qui étoient déja embarquées
dans un Navire prest à faire voile
pour l'Angleterre. Outre cela il luy
gagna un Moulin à sucre, avec soixante
Esclaves. Aprés que le Juif eut fait
cette perte, il le pria de luy vouloir

220

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permettre d'aller querir encore quelque
argent, qu'il avoit chez un amy,
ce qu'il luy accorda, plus par envie de
joüer, que par generosité. Le Juif revint
aussi-tost avec quinze cens Jacobus
d'or, qui le tenterent, & luy firent
reperdre tout ce qu'il avoit gagné, qui
valoit bien cent mil écus; & de plus,
il perdit encore tout ce qu'il avoit,
jusqu à son habit, que le Juif luy rendit,
& de quoy le reconduire à l'Isle de
la Tortuë: car il perdit avec son argent
l'envie d'aller en Angleterre. Etant
de retour à la Tortuë, il retourna en
course, où il gagna 6 ou 7000 écus.
Monsieur d'Ogeron, qui pour lors y
étoit Gouverneur, luy prit son argent,
& l'envoya en France avec une
Lettre de Change pour le recouvrer-là.
Cet homme l'employa en Marchandises
& repassa aux Isles, où il fut tué
dans le voyage, leur vaisseau ayant esté
attaqué par deux Fregattes Oftendoises
de 24. à 30. pieces de Canon: Mais
la valeur de soixante, tant Avanturiers
que Boucaniers qui étoient dessus, les
empescha de s'en rendre maistre.

Voila de la maniere que les Avanturiers
passent leur vie; lors qu'ils n'ont


221

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plus d'argent ils retournent en course,
quelquefois à peine leur reste-t'il pour
achepter de la poudre & du plomb,
il y en a beaucoup qui demeurent redevables
aux Cabaretiers. Quand il
vient un Navire de France, & qu'ils y
trouvent le Vaisseau d'un Avanturier,
son voyage est profitable, à cause de
la dépense excessive de l'Avanturier, à
qui rien ne coûte, jusqu'à ce qu'il
n'ait plus d'argent, ny de credit; &
pour lors il se rembarque sans en avoir
aucun soucy, & delibere d'un lieu pour
aller donner Carene au bâtiment.

Les lieux qu'ils ont peur cela sont
à la bande du Zud de l'Isle de Cuba,
dans de petites Isles que l'on nomme
les Cayes de Sud. Ils mettentlà
le Bâtiment à la coste, se divertissent,
fe remettent de toutes leurs débauches,
& ne mangent que la chair
de Tortuë, qui est tres-bonne, & qui
leur fait sortir toutes les impuretez
qu'ils pourroient avoir dans le corps:
S'ils n'arrestent pas là, ils vont dans
les Honduras, où ils trouvent tout à souhait;
car ils ont des femmes Indiennes
tant qu'ils en veulent; ou bien ils
vont encore dans Boca del Tauro, à la


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Coste de Castilla del Oro, ou dans l'Isle
d'Or, à celle de Cartagene, de S.
Domingo,
à cent autres lieux trop
longs à nommer, qu'on verra dans la
Carte que j'ay faite, sur laquelle on
pourra seurement naviger.

Aprés s'estre donc bien divertis, &
avoir à loisir r?tably leur bastiment &
leur santé, ils se proposent un voyage
de la maniere que je l'ay déja exprimé.
Voilà ce qui se peut dire touchant
les mœurs & la conduite des
Avanturiers. Il ne reste plus qu'à parler
de leurs actions en particulier, ce
que je feray dans la suite le plus amplement
qu'il me sera possible.

Chapitre II.

Histoire de deux Avanturiers.

Pierre Franc

Deuxiéme Avanturier.

CEt Avanturier natif de Dunkerque,
ayant monté un petit
Brigantin avec vingr-six de ses Camarades,
fut croiser devant le Cap de la
Vella,
afin d'attendre quelques Navires


223

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Marchands qui devoient passer
par là, venant de Maracaïbo, & allant à
Campéche: Il y fut plus long-temps
qu'il ne s'étoit proposé, sans pouvoir
rien prendre; si bien que le peu de vivres
qu'il avoit, étoit presque consommé,
& son bastiment ruiné & incapable
de tenir la mer.

Se voyant dans cet état il fit une

Dessein de
Pierre Franc
Avanturier.
proposition assez resoluë à son Equipage,
qui étoit d'aller à la Riviere de
la Hache,
où il y a une pêcherie de
perles, nommée des Espagnols la Rancheria,
où tous les ans ils viennent de
Cartagene avec dix ou douze Barques
pour pêcher des perles: Ces Barques
sont accompagnées d'un Navire de
guerre Espagnol, nommé Armadilla,
qui porte ordinairement 24. pieces de
canon, & deux cens hommes. Cette
pêcherie de perles a accoûtumé de se
faire depuis le mois d'Octobre, jusqu'au
mois de Mars, à cause que pendant
ce temps, les vents du Nord qui
causent de grands courants, ne sont
pas si forts. Chaque Barque de pêcheurs
de perles a deux ou trois Esclaves
qui plongent, pour pêcher les huitres
où se trouvent les perles: ces Esclaves

224

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noirs ne durent que tres-peu,
pour le grand effort qu'ils font en
plongeant, & demeurant quelquefois
plus d'un quart-d'heure au fond de
l'eau: ce qui fait que la plus grande
pattie sont rompus, quoy qu'ils ayent
Barque per-
ere
des bandages pour les en garantir. Entre
toutes les Barques, il y en a une
qu'on nomme la Capitana, qui est superieure
à toutes les autres, qui sont
obligées de porter tous les soirs ce qu'elles
ont pêché de perles ce mesme jour,
afin qu'il ne se fasse point de tromperie.
Le Navire de guerre n'a autre
soin que de les garder des invasions des
Avanturiers: C'étoit ces Barques que
Pierre Franc avoit dessein d'attaquer,
& de se rendre maistre de la Capitana,
mesme de l'enlever à la veuë des autres;
ce qui luy reussit assez bien, quoy que
la fortune changeât bien-tost aprés.

Le matin il approcha de cette petite
Flotte, qui le voyant se mit sur ses
gardes, jugeant bien que c'étoit un
Escumeur de Mer: Mais comme il se
tenoit toû ours au large, ils crurent
qu'il n'osoit approcher. Cependant on
ne laissa pas d'envoyer de chaque Barque
trois hommes de renfort sur la


225

Page 225
Capitana, ce que nostre Avanturier
remarqua: si bien que quand la nuit
fut venuë, il l'alla attaquer, & dans
une demie-heure s'en rendit le Maistre,
avec perte de quatre hommes; aussitost
le Navire de guerre fut à la Capittane
luy donner secours, en cas qu'elle
en eût besoin.

Nostre Avanturier se voyoit bien

Pierre Frane
se rend Maitre
de la Capitane.

maistre de cette Barque, & de cinquante
hommes qui étoient dessus,
dont une partie étoient morts ou blessez;
son bâtiment qui ne valoit guere
étoit déja coulé bas, parce qu'ils ne
le tenoient dessus l'eau qu'à force de
pompes; Mais il ne voyoit gueres de
moyen de pouvoir disputer son bord
encore une fois à ce Navire de guerre
qui venoit sur luy. Il ne luy restoit
que 22. hommes dont il étoit du
nombre. Il s'avisa d'une feinte pour
tâcher d'échaper; la nuit estoit assez
obscure, & le vent tres-fort: Lors
qu'il vit que le Navire de guerre approchoit,
il fit mettre tous les Espagnols
à bas, & leur défendit de rien
dire sur peine de la vie, commença à
crier en Espagnol au Navire de guerre;
victoire, victoire, & qu'il avoit

226

Page 226
Comment il
s'échape d'un
Vaisseau de
guerre, & en
est pris à la
fin.
pris le Ladron qui l'avoit voulu prendre;
car c'est ainsi qu'ils nomment les
Avanturiers. Le Navire de guerre
entendant cette voix qui parloit fort
bon Espagnol, accompagnée d'un hurlement,
que nostre Avanturier fit faire
à ses gens, qui crioient en Espagnol,
Victoria, Victoria, crût veritablement
que la Barque perliere avoit pris le
Corsaire, se contenta de dire, que
dés qu'il seroit jour il envoyroit querir
ces Voleurs, & qu'il les falloit
bien garder toute la nuit. Nostre Avanturier
répondit qu'il n'avoit rien à
craindre, & que ces gens avoient esté
si braves, qu'ils avoient presque tout
tué.

Le Navire de guerre fut satisfait de
cela. Cependant nostre Avanturier travailla
toute la nuit à s'échaper, & mit
aussi-tost à la voile, le plus subtilement
qu'il luy fut possible, de peur d'estre
apperceu: Mais il ne fut pas à demie
lieuë de la Flotte que le vent cessa, &
qu'il fut pris du calme, qui le tint là
jusqu'au lendemain, qu'estant apperceu
des autres, ils mirent à la voile
pour aller aprés luy; mais comme le
calme estoit grand, ils ne pouvoient


227

Page 227
pas avancer non plus que luy; & il
étoit déja beaucoup éloigné d'eux. Sur
le soir le vent devint plus fort; nôtre
Avanturier commença à faire de
son mieux, & poussa à toutes voiles
pour échaper: le Navire de guerre le
poursuivit long-temps sans beaucoup
gagner sur luy; mais le vent redoublant,
le Navire de guerre commença
à mettre des voiles autant qu'il en pouvoit
porter. Nostre Avanturier laissa
toutes celles qu'il avoit, mais il n'en
pouvoit pas soûtenir tant que l'autre;
car son grand mats tomba & cassa
par la trop grande charge de son hunier.
Tout cela ne luy fit pas perdre
courage: Il avoit enfermé les Espagnols
dans le fonds de calle, & cloüé
les Escoutilles: Escoutille est une trape
qui ferme les ouvertures des ponts
d'un Navire. Il fit mettre ses gens en
défence, croyant échaper à la faveur de
la nuit; mais le grand Navire l'approcha
de si prés, qu'il fut contraint de
composer; ce qu'il fit, & ne se rendit
qu'à condition qu'on luy donneroit
quartier, à luy & à tous ses gens, &
qu'on ne leur feroit pas porter de pierre,
ny de chaux: car c'est la maniere

228

Page 228
des Espagnols, lors qu'ils prennent de
ces gens, de les tenir deux ou trois ans
dans des Forteresses qu'on bâtit, où
ils les font porter de la pierre ou de la
chaux. Tout ce que Pierre Franc demanda
luy fut accordé.

Si tost que les Espagnols furent maîtres
de nos Avanturiers, ils oublierent
ce qu'ils leur avoient promis, & les
vouloient tous passer au fil de l'épée;
mais il s'en trouva de raisonnables, qui
dirent que c'étoit déroger pour un Espagnol,
& faire affront à son Roy, de
ne pas tenir sa parole: si bien qu'on se
contenta de les lier, & de les mettre au
fond de calle, comme ils avoient mis
les Espagnols dans la Barque perliere.
Lors qu'ils furent arrivez à Cartagene,
on mena les Avanturiers devant le
Gouverneur, à qui quelques Espagnols
passionnez representerent qu'il faloit
pendre ces gens-là, & qu à la fin ils
se rendroient les Maistres des Indes du
Roy d'Espagne, & qu'ils avoient tué
un Alferez qui valoit mieux que toute
la France: Cependant le Gouverneur se
contenta de les faire travailler au Bastion
de S. Francisco de la ville de Cartagene
aux Isles d'Occident.


229

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Aprés que nos Avanturiers eurent

Quatre l'Avanturiers

menez devant
le Gouverneur
de
Cartagene,
servent deux
ans les Espagnols,
sont
envoyez en
Espagne, &
trouvent
moven de repasser
en
France.
servi deux ans aux Espagnols de Manœuvres,
sans en recevoir pour tout
payement qu'un peu de nourriture;
ils obtinrent enfin du Gouverneur,
qu'on les envoyeroit en Espagne, où
si-tost qu'ils furent arrivez, ils chercherent
l'occasion de repasser en France,
& delà dans l'Amerique, pour se
faire payer par les Espagnols de leur
salaire: ce qu'ils ont fait, font encore,
& feront toûjours.

Barthelemi III. Avanturier.

L'histoire que je vais rapporter n'est
pas moins tragique, ny moins digne
de remarque que les precedentes. Barthelemy,
Portugais de nation, arma
une petite Barque à l'Isle de la Jamaïque,
qu'il monta luy-mesme. Il avoit
trente hommes, & quatre petites pieces
de canon, tirant chacune trois livres de
balles. Estant sorti du port de la Jamaïque
avec un bon vent, & à dessein
d'aller croiser devant le Cap de Corientes,
qui est une pointe au Soroest de
l'Isle de Cuba, que les navires qui viennent
de Caraco ou de Cartagene, & qui


230

Page 230
veulent aller à Campesche, ou Neuve
Espagne, ou Havana, viennent ordinairement
reconnoistre. Il n'eut pas
esté là long-temps, qu'il découvrit un
Navire qui avoit assez belle apparence,
& mesme d'estre trop fort pour luy.
Barthelemi
découvre un
Vaisseau, &
luy donne la
chasse.
Il consulta son Equipage, pour sçavoir
ce qu'il y avoit à faire. Tous luy dirent
qu'ils étoient resolus de faire ce
qu'il voudroit, puis qu'il ne falloit
point perdre d'occasion, & qu'il étoit
impossible d'avoir quelque chose sans
beaucoup risquer: Là dessus ils se preparerent
tous, & donnerent la chasse à
ce Navire, qui n'en fut pas fort allarmé,
car il les attendoit.

Ordinairement quand les Navires
Espagnols viennent là, ils sont toûjours
sur leur garde, aussi bien que les
navires de l'Europe, lors qu'ils passent
le Cap S. Vincent, à cause des Turcs
qui sont là à croiser.

Nostre Avanturier ne fut pas plûtost
à la portée du canon de ce navire Espagnol,
qu'il essuya toute sa volée, qui
ne fit pas grand mal. Il n'y répondit
rien, mais fut tout d'un coup à bord.
Les Espagnols qui estoient forts, se défendirent
si bien, qu'il fallut se battre


231

Page 231
quelque temps. Mais commeles Avanturiers
sont extrémement adroits à tirer,
ils quitterent les costez du vaisseau,
se mirent derriere, & commancerent
à faire feu: ils ne tiroient jamais qu'ils
ne vissent & qu'ils ne tuassent du monde;
si bien que dans quatre ou cinq
heures ils rendirent l'Espagnol incapable
de resister.

Quand ils virent les Espagnols ainsi
affoiblis, ils tenterent une seconde fois
de monter à bord; ce qui leur reüssit,
& se rendirent maistres du navire avec
perte de dix hommes, & de quatre
blessez seulement; si bien qu'ils ne restoient
plus que quinze hommes & le
Chirurgien, pour gouverner ce navire
qu'ils trouverent monté de vingt pieces
de canon, & de soixante-dix hommes,
dont il n'en restoit plus que quarante
en vie, la plus grande partie estant
blessez & hors de combat. Ils jetterent
aussi-tost les morts dans la mer, & mirent
les Espagnols sains & blessez dans
leur Barque, qu'ils leur donnerent pour
aller chez eux; & aprés se mirent à
raccommoder les cordages & les voiles,
& à voir le butin qu'ils avoient fait. Ils
trouverent la valeur de soixante & quinze


232

Page 232
mille écus, & de cent vingt mille livres
de Cacao, qui pouvoient encore
valoir cinquante mille écus.

Aprés qu'ils eurent mis le navire en
état de naviger, ils firent route pour
l'Isle de la Jamaïque; mais un vent
contraire, qui rendit le Courant de même,
les obligea à relâcher au Cap de
S. Antoine, qui est la pointe Occidentale
de ladite Isle de Cuba, où ils prirent
de l'eau, dont ils avoient besoin. Le
mauvais temps passé, ils se remirent à
la voile pour faire route.

Barthelemy
rencontré par
trois vaisseaux.

Estant un peu écartez de la terre, ils
aperceurent trois navires qui leur donnoient
la chasse; mais le leur extrémement
chargé ne put pas les porter hors
du danger. Il se trouva que ces navires
estoient Espagnols, moitié armez en
guerre, & moitié en marchandise, à qui
il fallut que nostre Avanturier se rendist:
& fut fait prisonnier luy & tous
ses gens.

Comme il parloit naturellement Espagnol,
il s'adressa au Capitaine du
vaisseau sur lequel il estoit, dont il fut

Pris & mené
à Campéche,
& mis
en garde sur
un vaisseau.
fort bien traitté, & mené avec tout son
Equipage & son butin, en la ville de
S. Francisco de Campesche, qui est une

233

Page 233
Ville maritime de la Peninsule de Ju-
eatum.

Les Espagnols y estant arrivez, furent
bien receus & visitez des principaux de
la Ville, Marchands & autres. Chacun
felicita le Capitaine qui avoit fait cette
belle prise. Entre tous ceux qui venoient
visiter ce Capitaine, il y eut un
Marchand qui reconnut Barthelemy,
& qui le demanda au Capitaine dont il
estoit le prisonnier. Ce Capitaine répondit
qu'il ne le rendroit pas; l'autre
luy repliqua que ce prisonnier estoit le
plus grand scelerat du monde, ayant
fait luy-seul plus de mal aux Espagnols,
que tous les autres Avanturiers ensemble:
car il estoit si cruel, qu'il avoit
fait mourir martyrs plusieurs Espagnols.

Lorsque le Marchand Espagnol vit
que l'autre ne luy vouloit point donner
ce prisonnier, il fut vers le Gouverneur,
& luy dit que l'Avanturier qui
avoit tant fait de mal aux Espagnols,
estoit pris, mais que le Capitaine qui
l'avoit entre les mains ne le vouloit pas
donner. Le Gouverneur le demanda au
nom du Roy, & le Capitaine fut obligé
de livrer nostre Avanturier, qui fut


234

Page 234
mené devant le Gouverneur, où ce Capitaine
qui l'avoit pris, voulut prier
pour luy: mais cela n'empescha pas qu'on
ne le mît prisonnier; & ne le croyant
pas en seureté dans la Ville, à cause qu'il
estoit subtil, on l'envoya sur un navire,
les fers aux pieds & aux mains. Il fut
là quelque temps sans sçavoir ce qu'on
vouloit faire de luy: mais à la fin quelques
Espagnols luy dirent que le Gouverneur
avoit resolu de le faire pendre.
Ce qui l'effraya tellement, qu'il imagina
tous les moyens possibles pour
échaper.

Il trouve le
secret de rompre
ses chaînes,
& de se
fauver.
Il trouva le secret de rompre ses fers,
& prit deux gerres, qu'on nomme potiches,
les boucha bien, & les attacha
avec deux cordes à ses costez: de cette
sorte il se laissa doucement couler à l'eau,
aprés avoir tué la Sentinelle qui le gardoit:
& comme la nuit estoit fort obscure,
il eut le temps de nager jusques
à terre, où estant arrivé il s'alla cacher
dans le bois. Il eut assez de prudence
pour ne pas marcher dés qu'il fut à
terre, de peur d'estre découvert: au
contraire il monta une Riviere qui
estoit bordée de haliers fort obscurs, &
se cacha dans l'eau trois jours & trois

235

Page 235
nuits durant, de peur que si on venoit
à le chasser avec des chiens, selon la
coûtume des Espagnols, ils n'eussent
point de frais.

Comme il crût qu'il n'y avoit plus
de danger, il alla un soir vers le bord

Incid de
sa suite
de la Mer, marcha toute la nuit pour
arriver à un lieu, dont il n'étoit qu'à
trente lieuës, nommé le Golphe de
Triste,
où toute l'année il se rencon tre
des Avanturiers: cependant il ne pouvoit
faire ce chemin par terre sans un
grand peril, à cause qu'il faloit passer
plusieurs rivieres à la nage, pleines de
Crocodiles & de Requiems. Il estoit
aussi en danger d'estre attaqué des bêtes
sauvages. Quand il venoit pour passer
une riviere, comme je viens de le
dire, qui estoit perilleuse, il jettoit auparavant
quantité de pierres, afin d'épouvanter
ces animaux, & aprés il passoit.
Il en passa plusieurs de cette maniere
sans estre attaqué de ces monstres.
Dans le milieu de son chemin il fut
obligé de faire cinq ou six lieuës sur
des arbres, sans mettre pied à terre. J'ay
déja parlé de ces arbres, qui se nomment
Mangles. Enfin il parvint en
douze jours au Golfe de Triste, pen-

236

Page 236
Sch arrivée
à Triste, & la
rencótre qu'il
y fait.
dant lequel temps il ne mangea que des
coquillages tout crus, qu'il rencontroit
au bord de la mer. Il fut encore assez
heureux, qu'arrivant à Triste il trouva
des Avanturiers de sa connoissance,
François & Anglois, à qui il conta tout
ce qui luy estoit arrivé, & leur proposa
que s'ils vouloient ils pourroient
avoir un navire pour se monter & aller
en course: car alors ils n'avoient point
d'autres bâtimens que des Canots.

Il les exhorta donc de l'aider, &
leur dit que pour cela il faloit aller dix
à douze hommes dans un de leurs Canots,
& de nuit le long de la coste,
sans se faire découvrir, quoy qu'il n'y
eust pas grand danger, parce que quand
on verroit un Canot, on ne s'en étonneroit
pas, veu qu'il y en avoit assez le
long de la coste, qui peschoient; mais
qu'il faloit bien prendre son temps pour
ne pas manquer le coup, sur tout à present
qu'il n'y avoit pas grand monde.
Ce qui fut exactement observé de ceux
à qui il sit cette proposition, lesquels
pour cet effet se soûmirent & s'abandonnerent
volontiers à sa conduite. Ils
estoient treize en tout, en comptant
nostre Avanturier, pour executer cette
entreprise.


237

Page 237

Ils vinrent environ au milieu de la

Il tente &c
nouveau le
fortune.
nuit aborder ce vaisseau, d'où la Sentinelle
demanda, qui va là? Nostre
Avanturier qui parloit fort bon Espagnol,
répondit qu'ils estoient des leurs,
venans de terre avec quelques marchandises
qu'on leur avoit données à porter
à bord, pour ne point payer de doüane.
La Sentinelle, dans l'esperance d'avoir
sa part du butin, ne fit point de
bruit, & en laissa entrer trois ou qua-
Il prend un
vaisseau que
perit.
tre, qui la tuerent aussi-tost, & coururent
à l'instant aux autres en faire autant,
couperent le cable, & s'enfuirent
avec le navire, où avant qu'il fust jour,
ils estoient hors de la veuë de Campeche.
Ils furent querir le reste de leurs
camarades, qui estoient demeurez à
Triste; & aprés se mirent en devoir de
gagner la Jamaïque, afin d'armer ce
vaisseau.

Mais il semble que plus la fortune
nous est contraire, plus elle se plaist à
l'estre: car ces pauvres gens fe rencontrerent
à la bande du Zud de l'Isle de
Cuba, où ils furent pris d'un mauvais
temps qui les jetta sur des Recifs, qu'on
nomme les Iardins de l'Isle de Pin,
leur Bâtiment fut perdu sans pouvoir


238

Page 238
rien sauver. Cela leur causa une grande
perte, car il-estoit plus d'à moitié chargé
de Cacao. Ce qu'ils purent faire fut
de se sauver avec leurs Canots, & de
gagner l'Isle de la Jamaïque, où aprés
chacun chercha fortune. On envoya
en Espagne ceux qui furent pris avec
Barthelemy, accompagnez des mêmes
gens qui les avoient arrestez, d'où on
les vit bien-tost de retour à la Jamaïque.

Voilà quelle fut l'avanture de Barthelemy
dans ce voyage. Il en eut depuis
beaucoup d'autres, qui pourroient
passer pour un Roman, si je les racontois.
Enfin je l'ay vû mourir miserable
avant de passer en Europe, comme je
le feray voir dans la suite.

Chapitre III.

La vie & les Actions du Capitaine Roe
quatriéme Avanturier.

ROC, surnommé le Bresillian, est
n? à Groningue ville tres-celebre
de la Frize Orientale, & faisant partie
des Etats Generaux des Provinces


239

Page 239
Unies des Pays-Bas: ses parens estoient
Marchands de profession. Les Hollandois
ayant pris le Bresil sur les Portugais,
& s'en estant rendus paisibles possesseurs,
les parens de Roc vendirent ce
qu'ils avoient à leur païs, pour s'établir
au Bresil, & y mener toute leur famille,
dont Roc estoit du nombre,
qui ne fut pas plûtost dans ce païs,
qu'il s'applique à en apprendre les
mœurs, & particulierement les langues,
tant Indiennes que Portugaises, qu'il
parle comme si elles luy estoient naturelles.

Lorsque les Portugais ont repris le
Bresil sur les Hollandois, plusieurs familles
craignant que le gouvernement
des Portugais ne fust plus rude à supporter
que celuy de leur Nation, resolurent
de tout quitter; & Roc qui
estoit déja un homme fait, ses parens
estant morts, fut de ceux qui abandonnerent
le Bresil, & vinrent se retirer
parmy les François dans les Isles Antilles,
qui leur appartiennent, où les Hollandois
trafiquoient beaucoup alors.

Il n'y fut pas long temps qu'il parla
la langue Françoise comme la sienne propre;
mais ne s'accommodant pas si bien


240

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avec les François qu'il se l'estoit imaginé,
il resolut de chercher ailleurs un
lieu & une Nation qui luy fussent plus
agreables.

Il passa de là à la Jamaïque avec les
Anglois, dont la langue ne luy fut pas
plus difficile à apprendre que l'avoient
esté les autres. Il voulut éprouver la vie
d'Avanturier, & s'embarqua à cette fin
sur un vaisseau de ces gens là, dont il
fut fort bien receu. Les Anglois vi-

Roc se fait
Avanturier,
prend un vaisseau
Espagnol,

voient en fort bonne intelligence avec
luy, & luy avec eux: si bien qu'il n'eut
pas fait trois voyages comme simple
compagnon de fortune, qu'un Equipage
s'estant revolté contre son Capitaine,
le prit pour chef, & luy donna
une Barque ou Brigantin qu'il avoit.

Roc eut le bonheur dans peu de
jours de prendre un navire Espagnol
assez riche, qu'il amena à la Jamaïque,
où il fut receu & traité comme Capitaine:
depuis il a toûjours demeuré dans
ce lieu là, & y demeure encore.

Il est si terrible, que les Espagnols
ne le peuvent entendre nommer sans

Portrait de
Roc,
trembler. Il a l'air mâle, & le corps
vigoureux, la taille mediocre, mais ferme
& droite, le visage plus large que

241

Page 241
long, les sourcils & les yeux assez grands,
le regard fier, & toutefois riant Il est
adroit à manier toutes les armes dont
se servent les Indiens & les Catholiques;
aussi habile à la chasse qu'à la
pesche; aussi bon Pilote que rave Soldat,
& terriblement emporté dans la
débauche Il marche toûjours avec un
sabre nud sur le bras; & si par malheur
quelqu'un luy conteste la moindre
chose, il ne fait point de difficulté de
le couper à moitié, ou de luy abattre
la teste; c'est pourquoy il est redoutable
à toute la Jamaïque: & cependant
l'on peut dire qu'on l'aime autant quand
il est à jeun, qu'on le craint quand il
a bû.

Il a une fort grande aversion pour

Roc redoutable
& cruel
aux Espagnols.

les Espagnols; aussi leur est-il si cruel,
que quand il en prend, & qu'ils ne
veulent pas dire où est leur argent, ou
ce qu'il leur demande, il les tourmente
de telle sorte, qu'ils en meurent.
Beaucoup d'eux croyent qu'il est Espagnol,
à cause qu'il parle fort bien leur
langue. Ils disent que c'est un scelerat,
qui s'est sauvé d'Espagne, & qui veut
mal à la Nation. Lors qu'il équipe un
vaisseau pour aller en course, il va ordinairement

242

Page 242
dans les parcs où sont les
Sangliers que les Espagnols y entretiennent;
& quand il prend des Espagnols
qui ne veulent pas dire où ils sont, il
les fait mourir martyrs. Il a eu mesme
la barbarie d'en attacher à un bâton, de
les mettre sur deux fourches, & de les
faire tourner devant le feu, comme la
viande que l'on mange rotie.

Un jour qu'il estoit au rivage de Cam-

Il fait naufrage.

pesche, pour faire quelque prise sur
les Espagnols, il fut agité d'une tempeste
qui jetta son Bâtiment à la
coste, & le mit en pieces. Il eut le
temps neanmoins de se sauver avec tout
son monde, les armes, les munitions,
& de se resugier à terre, desolé d'estre
en païs ennemy, sans avoir aucun lieu
d'en sortir. Cependant comme il n'estoit
pas homme à se laisser abattre aux revers
de la fortune, qui sont assez ordinaires
aux Avanturiers, il encouragea
ses gens, leur promit de les retirer de là,
& leur commanda de mettre toutes
leurs armes en état, & de marcher vers
le golse de Triste, où il esperoit de
trouver quelques-uns de ses camarades.
Ensuite Roc marchant à leur teste, ils
ne firent point de difficulté de prendre

243

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le grand chemin, comme s'ils avoient
esté des gens à ne rien craindre; &
qu'ils eussent reduit tout le païs. Cependant
quelques Indiens les ayant apperceus
en avertirent les Espagnols, qui
vinrent aprés eux au nombre de cent,
tous bien montez & bien armez.

Quand Roc les vit, au lieu d'apre-

Comhat &
intrepidité de
Roc.
hender, il commença à se réjoüir, &
dit à ceux qui l'accompagnoient, courage
mes freres, nous avons faim: mais
nous ferons bien-tost un bon repas;
vous n'avez qu'à me suivre. Bien loin
d'attendre les Espagnols, ou de les fuir,
il alla au devant d'eux & les défit entierement,
sans avoir perdu que deux de
ses gens tuez & deux de blessez.

Nos Avanturiers prirent assez de
chevaux pour se monter, & achever
le chemin qu'ils avoient à faire; ils
trouverent mesme des vivres, du vin
& de l'eau de vie que les Espagnols
avoient apporté avec eux, ce qui les
remit tout à fait, & leur donna assez
de courage, pour se batre tout de nouveau,
contre deux fois autant de monde,
s'ils y avoient esté contraints.

Aprés donc s'estre bien rafraîchis,
ils monterent à cheval & continuerent


244

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leur route. Ayant ainsi marché deux
jours, ils apperceurent d'assez loin une
barque, proche du bord de la mer,
elle appartenoit aux Espagnols qui
estoient venus là couper du bois de
Campesche, qui sert à la teinture.
Nostre Avanturier fit cacher son monde,
& fut luy sixiéme à pied, proche
de la barque, pour la prendre; à
cette fin il se cacha dans un haslier,
où il passa la nuit, & le lendemain à
la pointe du jour, lors que les Espagnols
descendoient à terre dans leur canot
pour aller couper du bois, nostre
Avanturier les receut fort bien: mais
non pas à leur souhait. Il s'empara in-
Il s'empare
d'une barque.

continent de la barque, & fit venir ses
gens. Il trouva dans cette barque fort
peu de vivres; mais un paquet de sel
d'environ deux cens livres pezant, dont
il fit saler une partie des meilleurs chevaux
aprés qu'on les eut tuez, en atte
dant qu'on trouvast d'autres vivres.
Il donna encore aux Espagnols de la
barque les chevaux qui luy restoient,
leur disant. Allez, je ne vous fais point
de tort, car ces chevaux valent mieux
que vostre barque, outre que vous ne
courez point risque d'estre noyez.


245

Page 245

Nostre Avanturier estant remonté
de bâtiment ne songea plus qu'à faire
capture. Il avoit encore vingt-six hommes
sains, il alla devant la ville de
Campesche, voir s'il n'y pourroit rien
prendre. Quand il y fut, il laissa son
bâtiment au large & descendit avec
huit hommes dans son canot, pour
tâcher d'enlever quelque bâtiment;
mais cela ne luy reussit pas: car il fut
pris des Espagnols, & mené aussi-tost
au Gouverneur avec ses camarades,
qui les voulut tous faire pendre.

Roc qui estoit aussi intrepide que

Roc pris &
l'invention
qu'il trouva
pour éviter la
mort,
subtil, s'avisa d'une feinte pour intimider
le Gouverneur, & empescher qu'il
ne luy joüast quelque mauvais tour.
Il y avoit fait connoissance avec un
Esclave, qu'il pria de luy rendre service,
luy promettant de le retirer d'esclavage.
Cet Esclave entendant parler
d'estre mis en liberté, luy promit tout
ce qu'il voulut. Le Gouverneur ne te
connoist point, luy dit Roc: dis luy
que tu as esté pris des Avanturiers
avec ton Maistre, qu'ils t'ont mis à
terre avec cettelettre pour luy apporter,
& que pour cela on t'a donné la liberté:
& aprés retourne t'en sans parler à
personne.


246

Page 246

Il avoit écrit cette lettre, comme si
elle venoit de quelque fameux Avanturier;
qui sceust que Roc estoit pris
& menaçoit le Gouverneur, que s'il
arrivoit mal à telle personne de leurs
camarades qui estoit entre ses mains,
il pouvoit s'assurer qu'autant d'Espagnols,
qu'il prendroit, il ne leur donneroit
point de quartier. A la verité
cela intimida ce Gouverneur, qui fit
reflexion sur ce que la ville de Campesche
avoit déja esté prise par une
troupe de ces gens là, & manqué une
seconde fois à l'estre. C'est pourquoy
il ne parla plus de pendre Roc, au
contraire il le fit mieux traiter, & par la
premiere occasion il l'envoya en Espagne,
sans se douter que nostre Avanturier
sceût la raison qui l'obligeoit à
luy faire tant de graces.

On le mene
en Espagne
sur les Galions
du Roy.
Roc fut donc ainsi embarqué sur la
flotte des Galions du Roy d'Espagne,
où il se fit aimer de tous les Espagnols.
Les Capitaines luy representerent, que
s'il vouloit servir le Roy d'Espagne,
ils luy feroient donner tel employ qu'il
souhaiteroit. Il dissimuloit sa pensée tant
qu'il pouvoit, afin d'estre bien traité:
& m'a dit luy-mesme qu'il gagna pendant

247

Page 247
le voyage à cinq cens écus à pescher:
car il est fort adroit à harponner
du poisson, ou à le tirer dans l'eau
avec des fleches; & comme les Espagnols
qui negocient aux Indes ont
beaucoup d'argent, & qu'ils sont délicats;
ils ne font pas difficulté de donner
vingt écus pour un poisson frais
dans des lieux comme cela.

Dés que le Capitaine Roc fut ar-

Il trouve le
moyen de repasser
à la
Jamaïque,
rivé en Espagne, il chercha d'abord
l'occasion d'aller en Angleterre, où
delà il repassa bien-tost à la Jamaïque,
& y revint en meilleur équipage, qu'il
n'en estoit party, hormis qu'il n'avoit
point de bâtiment. Ceux qui avoient
esté pris avec luy, furent aussi envoyez
en Espagne, & bien traitez pendant le
voyage à sa consideration, car il ne
les abandonna point. Si-tôt qu'il fut
de retour à la Jamaïque, il n'aspira
qu'à aller piller les Espagnols, sur lesquels
il a fait diverses captures, qui luy
ont fort bien reüssi, quoy que la derniere
ait esté assez malheureuse, mais
non pas pour luy.

Estant sorti de la Jamaïque avec un

Nouvelle
course de
Roc.
Corsaire, il se rencontra encore avec deux
François, dont le principal se nommoit

248

Page 248
Tributor, vieux Avanturier, & fort
experimenté dans les courses Ces deux
Avanturiers s'associerent ensemble pour
aller faire une descente sur la Peninsule
de Iucatum. Et pour prendre une
ville, nommée Merida, Roc y ayant
déja esté, servoit de guide, bien qu'ils
eussent quelques prisonniers Espagnols
Entreprise
de Roc découverte.

qui les y conduisoient aussi. Cependant
ils ne pûrent si bien prendre leurs
precautions qu'ils ne fussent découverts
avant de se mettre en chemin, par des
Indiens qui en avertirent les Espagnols,
& leur donnerent le temps de faire venir
du monde de plusieurs endroits,
afin de défendre la place. De sorte que
quand nos Avanturiers y arriverent,
on les receut d'une autre maniere qu'ils
n'avoient prévû: & lors qu'ils se virent
découverts, ils furent battus en
queuë par les Espagnols, qui les taillerent
presque tous en pieces, & en
firent beaucoup de prisonniers.

Le Capitaine Roc évita de l'estre,
quoy qu'il ne fust pas celuy qui s'exposast
le moins: car il tiendroit à la
plus grande lâcheté du monde, si un
autre avoit tiré ou donné un coup
avant luy: ou s'il n'avoit pas esté le


249

Page 249
dernier dans un combat où mesme il se
verroit le plus foible; estant toûjours
plûtost prest à se faire tuer qu'à ceder.
J'en puis parler certainement pour
m'estre trouvé avec luy dans l'occasion:
Enfin malgré tout cela, il s'est
tiré de ce méchant pas: & son camarade
Tributor qui estoit François, y est demeuré,
avec presque tous ces gens.
Voila ce qui s'est passé de plus memorable
jusqu'à present dans la vie du
Capitaine Roc.

Les Espagnols voyant d'une part
qu'il leur estoit impossible de resister
aux Avanturiers, dont ils recevoient
tous les jours de nouvelles insultes,
n'oserent presque plus naviger, & au
lieu qu'auparavant ils avoient accoûtumé
de mettre quatre navires en mer,
ils n'en mettoient plus qu'un. D'autre
part, les Avanturiers accoûtumez à
ne vivre que de butin: voyant qu'ils
ne prenoient plus tant de navires, com-

Avanturiers
s'associent
plusieurs ensemble,
&
pourquoy.
mencerent à s'ennuyer, à s'associer
plusieurs ensemble, à faire des descentes,
& enfin à prendre & piller des petites
villes & bourgades.

Le premier qui entreprit cela, fut
un nommé Loüis Scot, Anglois de


250

Page 250
nation, lequel avec ses associez prit la
ville de saint Francisco de Campesche,
la pilla, la mit à rançon; & aprés l'avoir
abandonnée, s'en retourna à la
Jamaïque. Luy party, Mansweld y
vint & fit plusieurs descentes qui luy
reüssirent. Un jour il équipa une flote
avec laquelle il tenta de passer par le
Royaume de la nouvelle Grenade, &
delà à la mer du Sud, & en passant de
piller la ville de Cartage dans le mesme
Royaume; mais il n'en pût venir à
bout à cause de la dissention qui se
mit entre ses gens, Anglois & François
de nation. Ils estoient toûjours
en contestation pour les vivres; quand
les uns en avoient, ils n'en vouloient
point donner aux autres.

Je ne parle point icy de ces fameux Avaturiers
qui ont esté autrefois dans l'Amerique,
& qui y ont fait des progrés
si surprenans, comme ce celebre Holandois,
lequel prit une riche flote sur
les Espagnols. L'on voit tout cela
dans les Histoires qu'ont écrit divers
Auteurs de l'Amerique. Je ne diray
rien icy que ce que j'ay veu moymesme,
& ce qui s'y est passé depuis
vingt ans, & en quel état se trouvent
presentement ces contrées.


251

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David V. Avanturier.

Jean David Holandois de nation,
s'estant refugié à la Jamaïque, a fait de
riches prises sur les Espagnols, & des
actions assez hardies; les places ordinaires
où il alloit croiser, estoient la côte
de Caraco, & celles de Cartagene, ou
Boca del Tauro, à dessein d'attendre
les navires qui passoient pour aller à
Nicarague.

Un jour ayant manqué son coup,

Coup hard
de David
quel en fut
le succés.
& long temps battu la mer, sans avoir
rien pris; il resolut d'entreprendre une
chose assez perilleuse avec son Equipage,
qui estoit en tout de quatre-vingt-dix
hommes: c'estoit d'aller dans le Lagon
de Nicarague,
& de piller la ville de
Grenada qui est sur le bord de ce Lagon.
Il avoit un Indien de ce pais qui
luy promettoit de l'y mener, sans estre
découvert; son équipage fut toûjours
prest à le suivre, & d'executer tout
ce qu'il pourroit entreprendre.

Les choses en cet état, il entra dans la
riviere avec son navire, où il monta
jusqu'à l'entrée du Lagon, qui peut
estre à trente lieuës du bord de la mer,


252

Page 252
là il cacha son navire à l'abry de grands
arbres qui sont sur le bord de l'eau,
& mit quatre-vingt de ses gens, dont
il estoit du nombre, dans trois canots,
& laissa dix hommes pour garder le
vaisseau. Il partit avec ces canots, pour
arriver à la ville; & sur le milieu de la
nuit, il esperoit de leur donner l'assaut,
ce qui luy reüssit. Car en approchant,
une sentinelle demanda qui c'estoit? il
répondit qu'ils estoient amis, & qu'ils
venoient à la pesche. Deux des siens
sauterent aussi-tost à terre, & couperent
la gorge à cette sentinelle; & comme
le guide qu'ils avoient, sçavoit
fort bien ce païs, il ne manqua pas de
les mener par un petit chemin couvert,
droit à la ville, pendant qu'un autre
Indien mena les canots à un lieu où ils
devoient se rassembler, & y porter le
butin qu'ils feroient.

Lors qu'ils arriverent dans la ville,
ils se separerent, l'Indien fut fraper à
la porte de quelques bourgeois, ausquels
on fit ouvrir; & les saisissant
d'abord à la gorge, on leur fit donner
tout ce qu'ils avoient pour conserver
leur vie: Ensuite, on fut éveiller aussi
les Sacristains des principales Eglises,


253

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ausquels on prit les clefs, & on pilla
toute l'argenterie qui estoit la plus portative.

Ce pillage sourd avoit déja bien
duré deux heures, lors que quelques
domestiques échappez des mains des
Avanturiers, commencerent à sonner
les cloches, à dire que l'ennemy estoit
dans la ville & à crier aux armes. Les
Avanturiers voyant cela porterent vîtement
le butin qu'ils avoient déja fait,
dans leurs canots, s'assemblerent & furent
contraints de se retirer, sans pouvoir
piller davantage: car les Espagnols
les presserent de prés, sans toutefois
leur avoir pû faire aucun mal; au contraire,
ils emmenerent encore quelques
prisonniers avec eux, s'en retournerent
de cette maniere à leur navire, &
forcerent les prisonniers qu'ils avoient
à leur apporter cinq cens vaches pour
les ravitailler, afin de s'en retourner
chez eux: ce que ces prisonniers firent,
pour estre délivrez de ces gens. Les
Espagnols les voulurent attaquer dans
leur navire; mais ils les contraignirent
de se retirer à grands coups de canon.

Nos Avanturiers ne furent que huit
jours dans ce voyage, dans lequel


254

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temps ils partagerent leur butin, qu'ils
trouverent se monter, tant en argent
monnoyé, que rompu & quelques
pierreries, à quarante mil écus, outre
quelques meubles qu'ils avoient jettez
dans leurs canots: car ils n'avoient pas
le temps de choisir, mais prenoient
tout ce qui se trouvoit sous leurs
mains.

C'estoit à la verité une action bien
hardie, d'aller si peu de monde quarante
lieuës sur terre attaquer une ville,
où il y avoit pour le moins huit cens
hommes tous armez & capables de se
défendre. Cet Avanturier ne tarda gueres
à estre à la Jamaïque, où le butin fut
bien-tôt consumé tant par le jeu que par
les femmes & la bonne chere.

Un peu aprés ce mesme Avanturier,
s'associa encore de deux ou trois autres,
qui avoient tous leur équipage, pour
aller croiser devant la ville de saint
Christophe de la Havana,
sur l'Isle de
Cuba,
afin d'y attendre la flote de
neuve Espagne & en prendre quelque
bon navire, mais elle entra sans qu'ils
l'apperceussent, & se déroba à leur
poursuite. Se voyant trompez dans
leur attente ils prirent une petite ville


255

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nommée Saint Augustin de la Florida:
cette ville estant gardée par un Chasteau
qui ne pût resister à leurs forces. Ils
n'y firent pas grand butin; car les habians
de ce lieu sont fort pauvres.

Chapitre IV.

Histoire de l'Olonois, quatriéme
Avanturier.

L'Olonois François de Nation, est

L'Olonois
habile Avanturier,
mais
malheureux.
de Poitou, d'un lieu nommé les
Sables d'Olone, dont il a retenu le nom,
sous lequel on le connoist dans toute
l'Amerique. Il quitta la France dés sa
jeunesse, & s'embarqua à la Rochelle,
où il s'engagea à un Habitant des Isles
de l'Amerique, qui l'y emmena, & le
fit servir trois ans en qualité d'Engagé.

Estant dans la servitude, il entendoit
parler souvent des Boucaniers de
la Coste de Saint Domingue. Cela le
toucha tellement, que dés qu'il fut
maistre de luy, il ne perdit pas la
premiere occasion qu'il pût trouver
pour y passer; où étant arrivé, il se


256

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mit à servir un Boucanier. Aprés
le devint luy-mesme, & des plus fameux.

Ayant mené cette vie quelque
temps, il s'en ennuya, & voulut aller
faire quelque course avec les Avanturiers
François, qui se retiroient à la
Tortuë. Il semble qu'il estoit destiné
pour ce mestier, parce que dés son
premier voyage il s'y monstra si adroit,
qu'il surpassoit tous les autres en agilité,
& en tout ce qui concernoit son occupation.

Il fit fort peu de voyages en qualité
de Compagnon; car ses Camarades le
prirent bien-tost pour Maistre, & luy
donnerent un Bâtiment, avec lequel il
fit quelques prises. Cependant il perdit
tout, & Monsieur de la Place, pour
lors Gouverneur de la Tortuë, luy
donna un Bâtiment, avec lequel il ne

Il est défait
par les Espagnols;
stratagême
dont
il se sert pour
échaper, &
pour prendre
un Vaisseau.
fut pas plus heureux: car aprés en
avoir fait quelques prises de peu de
valeur, il le perdit encore; & outre
cela eut le malheur d'estre pris des Espagnols,
qui tuerent presque tout son
monde, & le blesserent luy-mesme.

Pour sauver sa vie, il se barboüilla
dans le sang & se mit parmy les morts;


257

Page 257
il y en eût quelques uns d'épargnez
que l'on mena prisonniers à Campesche.
Aprés que les Espagnols furent
partis, l'Olonois se retira d'avec les
morts, & fut se laver à une Riviere,
prit l'habit d'un Espagnol qui estoit
mort, car ils s'étoient battus, & alla
proche la Ville, où il trouva moyen de
parler à quelques Esclaves, qu'il debaucha,
& leur promit de les mettre
en liberté, en cas qu'ils voulussent luy
obeïr; ce qu'ils accepterent.

Ils prirent donc le Canot de leur
Maistre, qu'ils amenerent en un lieu,
où l'Olonois les attendoit, afin de s'embarquer
& de se sauver. Cela leur réussit
si bien, qu'en peu de jours ils fuent
à la Tortuë. Cependant les Espagnols
croyoient l'avoir tué: car ils demanderent
à ses Camarades, où il estoit?
qui répondirent qu'il estoit mort, le
croyant ainsi: Les Espagnols en firent
un feu de joïe, tant ils étoient aises de
s'estre deffaits d'un homme qui les tourmentoit
sans cesse.

L'Olonois cependant avoit poursuivi
son chemin, & étoit arrivé à l'Isle
de la Tortuë, où il tint la promesse
qu'il avoit faite aux Esclaves de les mettre


258

Page 258
en liberté, quoy qu'il eust pû les
vendre, s'il eust esté de mauvaise foy.
Etant donc arrivé à la Tortuë, il ne
songea qu'à se venger de la cruauté
qu'il pretendoit que les Espagnols luy
Resolution
de l'Olonois
pour se vanger.

avoient faite, en massacrant des gens
qui se sauvoient d'un naufrage: outre
que le desir de faire fortune l'excitoit
encore à songer de quelle maniere il
pourroit avoir un autre bâtiment. Il
resolut d'aller à la coste du Nord de
l'Isle de Cuba avec son Canot, devant
un certain Port nommé la Boca de
Caravelas,
où il vient quantité de Barques
de la Havana, ville Capitale de
ladite Isle, pour y charger des cuirs,
sucre, viande & tabac, & les porter à ladite
Ville, afin d'avitailler les flotes qui
y sont, pour aller en Espagne.

Pour cela il chercha du monde qui
voulût estre de son party, il trouva au
nombre de vingt un hommes: & luy,
c'étoit vingt-deux avec un Chirurgien.
Ces gens ayant appresté leurs armes,
& pris des munitions autant
qu'ils croyoient en avoir besoin; ou
que la commodité le permettoit, s'embarquerent,
& se rendirent en peu de
jours à l'Isle de Cuba, quoy que ce ne


259

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fût pas avec tout le succez qu'ils en esperoient;
car ils furent bien-tost découverts
par quelques Canots de pêcheurs,
dont ils en prirent un qui leur
servit à s'élargir, dautant qu'ils étoient
trop pressez dans le premier. Si bien
qu'ils se mirent onze dans chaque, &
se retirerent avec ces deux Canots dans
des petites Isles qui sont le long de cette
Coste, qu'on nomme Bayes du
Nord.

Ils s'écarterent à quelque distance
l'un de l'autre, afin de faire plûtost
capture; car chacun d'eux étoit assez
fort pour se rendre maistre d'une de
ces Barques, qui ne porte ordinairement
que quinze ou seize hommes sans
armes. Ils furent là quelques mois, &
ne purent rien prendre, quoy que ce
fût dans le fort de la saison que ces Barques
navigent.

Ayant donc esté ainsi quelque temps,
ils prirent un Canot de pêcheurs, qui
leur dit qu'ils se metroient bien en peril
de demeurer à cette Coste, & que
l'on avoit connoissance d'eux, ce qui
estoit cause que pas une Barque n'osoit
sortir, ny entrer, & que les interessez
dans le commerce avoient esté se


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Page 260
plaindre au Gouverneur de la Havana,
& le prier de donner remede à cela,
en détruisant los Ladrones; car c'est
ainsi que les Espagnols les nomment.

Le Gouverneur
de la
Havana envoye
une Fregate
contre
l'Olonois.
Le Gouverneur à ces plaintes avoit
fait équiper une Armadilla, qui veut
dire Fregatte legere, armée de dix pieces
de canon, & de quatre-vingts hommes
de la plus belle jeunesse & des plus
vigoureux qui fussent à la Havana,
qui jurerent en partant de ne faire aucun
quartier. L'Olonois apprenant ces
nouvelles commença à se réjoüir; &
dit à ses Camarades, bon mes freres,
nous serons bien-tost montez, & dans
peu nous ferons capture. Ils furent bienaises,
se tinrent sur leurs gardes, & peu
de jours s'étoient passez qu'ils apperceurent
le bâtiment.

A sa veuë ils se cacherent, ne laissant
pas de l'observer. Il vint moüiller dans
une Riviere d'eau salée, que les Espagnols
nomment Efferra, & les François
Efferre. La nuit mesme nos Avanturiers
resolurent de l'attaquer: & à cet
effet ils ramerent fort doucement le
long de la terre à l'abry des arbres qui
bordoient cette Riviere, & qui les cachoient.
Le lendemain à la pointe du


261

Page 261
jour ils commencerent à charger les Es-
L'Olonois
attaque la
Fregate; évenement
du
combat.
pagnols des deux costez, à coups de fusil.
Eux qui faisoient bonne garde, leur
rendirent aussi-tost, quoy qu'ils ne les
vissent pas; car ils avoient rangé leurs
Canots à terre sous les arbres qui les
couvroient, & s'étoient retirez derriere
leurs Canots qui leur servoient de Gabions.
Les Espagnols tiroient à cartouches
des deux costez, & outre celafaisoient
de grandes décharges de mousqueterie,
sans toutefois tuer ny blesser
aucun des Avanturiers.

Ce combat dura environ jusqu'à midy,
sans que les Avanturiers receussent
aucun tort, & avoient au contraire,
presque tué & blessé tous les Espagnols
qui faisoient déja mine de se retirer de
là, n'en pouvant plus. Quand les Avanturiers
virent que leurs ennemis vouloient
se retirer, ils jugerent qu'ils
étoient bien affoiblis; car ils voyoient
couler le sang par les étancheres, qui
sont les égouts des Vaisseaux. Ils mirent
donc au plus viste les Canots à
l'eau, & furent tout d'un coup à bord,
où les Espagnols ne firent pas beaucoup
de resistance, & se rendirent.

On les fit aussi-tost descendre à bas,


262

Page 262
& l'on tua tous ceux qui étoient blessez
sur le tillac. Pendant ce carnage,
un Esclave vint se jetter aux pieds de
l'Olonois, & s'écria en Espagnol, Senor
Capitan, no mé. Mateis yo os dire
la verdad:
l'Olonois qui entendoit
parfaitement bien l'Espagnol, crut
qu'à ce mot de verdad il y avoit quelque
mistere: il l'interrogea, mais cet
Esclave tout tremblant ne luy pût jamais
répondre, qu'il ne luy eût absolument
promis quartier, ce qu'il fit, &
l'Esclave commença à parler, & à dire;
Senor Capitan, Monsieur le Gouverneur
de la Havana ne doutant pas que
cette Fregate armée comme elle l'étoit,
ne fût capable de vaincre le plus fort de
vos Vaisseaux, m'a mis dessus pour servir
de Bourreau, & pour pendre tous
les prisonniers que le Capitaine de ce
Vaisseau prendroit, afin d'intimider de
telle sorte vostre Nation, qu'elle n'ose
approcher de cette coste que de loin.

L'Olonois à ces mots de Boureau &
de pendre, devint comme furieux; &
ce fut un bon-heur pour l'Esclave, de
ce qu'il se donna le temps de luy dire:
Je te donne quartier: car je te l'ay
promis, & mesme la liberté;
& il fit


263

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ouvrir l'Ecoutille, par laquelle il commanda
aux Espagnols de monter un à
un: & à mesure qu'ils montoient, il
leur coupoit la teste avec son sabre. Il
Terrible execution.

fit cela seul & jusques au dernier, qu'il
garda en vie, & luy donna une lettre
pour rendre au Gouverneur de la Havana,
dans laquelle il luy mandoit,
qu'il avoit fait de ses gens ce qu'il avoit
ordonné qu'on fist de luy & des siens;
qu'il estoit fort aise que cet ordre vint
de sa part, & qu'ild pouvoit s'assurer
qu'autant d'Espagnols qu'il prendroit,
il leur feroit le mesme traitement, &
que peut-estre il l'éprouveroit luy-mesme;
que pour luy il estoit resolu de se
tuer plûtost dans le besoin, que de tomber
entre leurs mains.

Le Gouverneur surpris à cette nou-

Etonnement
du Gouverneur.

velle, le fut encore davantage, quand
il entendit dire que vingt-deux hommes
avec deux Canots avoient fait ce
coup. Cela l'irrita tellement, qu'il envoya
ordre dans ce moment par tous
les Ports des Indes, de pendre tous les
prisonniers François ou Anglois, au lieu
de les embarquer pour l'Espagne.
Tout le peuple ayant appris cette nouvelle,
députa quelqu'un pour representer

264

Page 264
au Gouverneur, que pour un
Anglois, ou un François que les Espagnols
prenoient, ces Nations en prenoient
tous les jours cent des leurs,
& qu'ils étoient obligez de naviger
pour gagner leur vie, qui leur estoit
plus chere que tout leur bien, à quoy
ces gens en vouloient seulement, puis
qu'ils leur donnoient quartier dans
toutes les occasions; que pour cette
raison ils supplioient Monsieur le Gouverneur
de ne pas executer en cela son
dessein. On a sceu depuis cecy par des
Espagnols que les Avanturiers ont pris.

L'Olonois se voyant remonté d'un
nouveau Bâtiment, ne songea plus qu'à
faire un bon équipage, & pour cet effet
se rendit avec sa prise à la Tortuë,
où il trouva un de ses Camarades, nommé
Michel le Basque, qui avoit aussi
fait une capture considerable sur les Espagnols,
entre lesquels il y avoit deux
François, qui ayant long-temps demeuré
avec les Espagnols, & mesme
estant mariez chez eux aux Indes, sçavoient
fort bien les routes de ces Côtes.
Comme ils se voyoient destituez
de tous leurs biens par la prise du Vaisseau
que le Basque avoit fait, ils resolurent


265

Page 265
de donner des avis aux Avanturiers,
pour faire une descente en terre
ferme, & surprendre par ce moyen
quelques Villes Espagnoles: Ils s'adresserent
pour cela à l'Olonois, qui les
écouta, & resolut l'entreprise avec le
Basque son ami qui y consentit. Aussitôt
ils conclurent ensemble que l'un,
sçavoir l'Olonois, seroit General de
l'armée de mer, & que le Basque le seroit
de celle de terre.

Chapitre V.

Descente de l'Olonois enterreferme.

L'Olonois & le Basque estant

L'Olonois
forme un
nouveau dessein
& une
nouvelle
flote.
ainsi convenus de ce qu'ils devoient
faire, ne songerent plus qu'à assembler
du monde; & pour cela, firent
sçavoir à tous les Avanturiers, qu'ils
avoient un dessein considerable avec
sureté d'un grand gain, & que ceux
qui voudroient estre de la partie eussent
à se rendre au plûtost à l'Isle de
la Tortuë, ou à Baya-ha, à la bande
du Nord de l'Isle Espagnole.

L'Olonois avoit choisi ce lieu pour


266

Page 266
donner carene à ses bâtimens, & les
fournir de vivres, à cause de la commodité
de la chasse, tant aux Sangliers,
qu'aux Taureaux. Dans peu il se vit
fortifié de quatre cens hommes, avec
lesquels il s'en alla à Baya-ha, attendre
encore quelques Avanturiers, &
ceux qui pourroient venir de la Tortuë
dans l'intention de se joindre à sa
flote. Ainsi le rendez-vous estoit à
Baya-ha, au Sud de l'Isle Espagnole.

Cette flote composée de cinq à six
petits bâtimens, dont le plus grand
estoit celuy de l'Olonois Admiral qui
portoit dix pieces de canon, mit à la
voile; & sans perdre de temps, fit
route pour doubler la pointe de l'Espada,
autrement dite el Cabo del Engano,
qui est la pointe Orientale de
l'Isle Espagnole. Il semble que la fortune
qui poussoit l'Olonois à cette en-

Il prend deux
bâtimens Espagnols.

treprise luy voulût donner dés ce moment
des marques de ses faveurs, par
deux bâtimens Espagnols qu'il prit,
dont l'un estoit richement chargé, &
tous deux plus grands que pas un des
siens. Le plus grand qui estoit chargé
de Cacao, fut envoyé par l'Olonois à
l'Isle de la Tortuë, pour y estre dechargé

267

Page 267
& revenir se joindre au plûtôt
à l'Isle de Saone, où il l'attendoit,
& où il avoit pris l'autre bâtiment
chargé de munitions de guerre pour
la ville de saint Domingue.

Monsieur d'Ogeron qui gouvernoit

Il envoye an
navire plein
de Cacao à la
Tortuë, qui
revient chargé
d'Avanturiers.

pour lors l'Isle de la Tortuë voyant
arriver cette riche prise qui valoit plus
de cent quatre-vingt mille livres, fut
fort joyeux, offrit d'abord ses magazins
aux Avanturiers, pour mettre cette
marchandise: & le navire qu'on
nomma depuis la Cacaoyere fut bientôt
prest à aller retrouver l'Olonois.
Plusieurs personnes qui venoient de
France dans le navire de M. d'Ogeron,
voyant cela, eurent envie de faire aussi
bien-tost leur fortune, & s'embarquerent
sur ce vaisseau.

Monsieur d'Ogeron mesme avoit deux
neveux jeunes, braves, & qui promettoient
beaucoup, ayant fait leurs exercices
en France, comme des gens de famille
font ordinairement, l'un desquels
est aujourdhuy Gouverneur de
la Tortuë. Ces deux jeunes hommes
voulurent aussi y aller; si bien que
ce bâtiment ainsi chargé de monde,
fut bien-tôt de retour auprés de l'Olonois,


268

Page 268
qui se réjoüit de voir l'augmentation
que recevoit sa flotte, au lieu
de quelques blessez qu'il avoit renvoyez
à la Tortuë; car ces bâtimens Espagnols
ne s'estoient pas rendus sans bien
disputer leur vie, avec les Avanturiers.

L'Olonois avant que de partir fit re-

L'Olonois
fait revuë de
sa flote, état cù
elle se trouve.
veue de sa flote, & resolut de declarer
son dessein à ses gens. Il monta la
fregate qu'ils avoient prise, portant
seize pieces de canon & six vingts
hommes, & donna la sienne à son
Vice-amiral nommé Moïse Vauclin,
montée de dix pieces de canon & de
quatre-vingt-dix hommes. Son Matelot
monta l'autre, qu'ils nommerent
la Poudriere, à cause de sa charge,
qui n'estoit que de poudre, de munitions
de guetre, & de quelque argent
pour payer la garnison. Ce bâtiment
portoit aussi dix pieces de canon &
quatre-vingt-dix hommes, monté par A.
du Puits qui estoit ce Matelot. Pierre le
Picard avoit un brigantin avec quarante
hommes. Moïse en montoit aussi un autre
qui en avoit autant, & deux petites
barques qui portoient chacun trente
hommes; si bien que toute cette flote
consistoit en sept vaisseaux & quatre

269

Page 269
cens quarante hommes, tous bien armez
chacun d'un bon fusil, de deux
pistolets & d'un bon sabre. Ajoûtez à
cela que le cœur ny l'adresse ne leur
manquoit pas: ce qui paroistra dans
l'entreprise que nos Avanturiers vont
faire.

La Recruë de cette flotte ainsi faite,
& les vaisseaux en état de naviger,
l'Olonois découvrit son dessein qui étoit
d'aller à la ville de Maracaibo, dans la
Province de Venezuëla scise sur le bord
du Lac du mesme nom, & de piller
tous les bourgs qui sont sur le bord de
ce Lac; & fit voir, qu'il estoit bien
fondé pour cette entreprise, en montrant
les deux guides François qu'il
avoit pour y reüssir, dont l'un estoit
Pilote de la Barre qui est à l'entrée du
Lac de Maracaibo. Il n'y eut personne
qui n'acceptât cette proposition,
& ne consentît d'abord de le suivre, ils
préterent mesme tous serment d'obeïr
ponctuellement à ses ordres, ou d'estre
privez, aprés le voyage, de leur part du
butin.

Aussi-tôt on fit un accord, qu'on
nomme, comme j'ay déja dit, parmy
ces gens là, Chasse partie; on marqua


270

Page 270
ce que les Capitaines, les blessez
& les guides, devoient avoir comme
les autres, outre leur part ordinaire.
Mais afin que le ecteur puisse mieux
suivre nos Avanturiers dans cette entreprise,
je donneray la description de
la Baye de Maracaibo, & de toutes
les places où elle a esté executée.

Description de la Baye & de la ville
de Maracaibo.

Description
des lieux oil
va l'Olonois.
Cette Baye commence depuis le
Cap de saint Romain, qui est entre le
neuf & le dixiéme degré de Latitude
Septentrionale, & finit au Cap de
Coquibacoa qui est au neuviéme degré
de la mesme Latitude. On le nomme
ordinairement Baya de Venezuela,
à cause de toute la Province qui est
ainsi nommée, petite Venize, parce
qu'elle est fort basse, & n'est garantie
de l'inondation, que par des dunes,
& par d'autres inventions de l'Art.

Cette Baye est ordinairement nommée
des Avanturiers, la Baye de Maracaibe:
car ils corrompent aussi le
nom propre de Macaraibo, en celuy
de Marecaye. A dix ou douze lieuës au



No Page Number
[ILLUSTRATION]


No Page Number

271

Page 271
large vis à vis de cette baye, sont les
Isles d'Oruba & las Monges: cette
Isle d'Oruba est peuplée d'Indiens,
qui parlent fort bien Espagnol, & en
estoient autrefois dépendans Mais depuis
que les Etats Generaux des Provinces
unies, se sont emparez des Isles
de Caracao, Boudere & Oruba, ils se
sont rendus maistres de ces Indiens, &
ont mis des Gouverneurs sur chacune
de ces Isles, leur laissant neanmoins
la liberté de faire venir des Ecclesiastiques
de Coro, ville voisine, pour leur
administrer les Sacremens, deux ou
trois fois l'année.

Ces Isles ne sont point fertiles & ne
rapportent que quelque méchans pâturages,
qui servent à nourir des chevres
& des chevaux, que ces Indiens
ont en grand nombre, dont ils vendent
les peaux pour s'entretenir. Les Holandois
conservent ces Isles, seulement à
cause qu'elles leur sont utiles pour le
commerce des Esclaves, qu'ils font avec
les Espagnols; & de peur que quelquesuns
ne s'en emparent, ils y entretiennent
garnison.

La baye de Venezuela, peut done
avoir depuis son embouchûre jusqu'


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Page 272
son fonds, douze à quatorze lieuës.
Dans ce fonds, on y rencontre deux
petites Isles, chacune d'une lieuë de
tour, entre lesquelles passe le grand
Lac de Macaraibo, pour se décharger
dans la mer: le courant duquel fait
un canal entre ces Isles, de la profondeur
d'environ vingt-quatre à vingtcinq
palmes; & s'affoiblissant peu à
peu, il entre dans la mer, où il forme
un banc de sable, que les Espagnols
nomment la Barre. Il y a toûjours
des Pilotes pour faire entrer les vaisseaux
par dessus cette Barre.

Sur une de ces petites Isles on voit
une vigie élevée, dont elle retient le
nom, & sur l'autre il y a un Fort; on
nomme cela l'Isle des Ramiers; ce
Fort est sur le bord du Canal par où
les navires entrent, sans oser en approcher
que de la portée d'un pistolet.
L'entrée de ce Lac est comme une
gorge qui s'élargit beaucoup; car il a
plus de trente lieuës de largeur, & plus
de soixante de longueur. Il est composé
de plus de soixante & dix rivieres,
dont quelques-unes peuvent porter
vaisseau. Tout le costé du Levant de
ce Lac, est terre basse, & presque toûjours


273

Page 273
noyée, & qui cependant est fort
fertile, mais mal-saine, à cause de l'humidité.

De ce mesme costé, fort prés de
son embouchûre, il y a un lieu nommé
Pointe de la Brite, où l'on voit
quantité de Ramiers, & plusieurs habitations.
Environ à vingt lieuës delà,
est un lieu nommé Barbacoa, où l'on
trouve des Indiens qui pêchent, qui
ont leurs maisons sur des arbres, à
cause que le païs est presque toûjours
inondé, & que les moucherons nommez
Mosquitos incommodent trop.

A quelques lieuës delà, il y a un beau
bourg nommé Gil-bratar bâti sur le
bord du Lac: proche de ce bourg,
sont quantité de belles habitations où
l'on fait le tabac tant estimé en Espagne,
qu'on nomme tabac de Macaraibo.
L'on y fait aussi quantité de cacao,
c'est le meilleur & le plus excellent, qui
croisse aux Indes du Roy d'Espagne.
Il s'y fait aussi assez de sucre pour entretenir
le païs, où il s'en consume une
grande quantité. Ce bourg a communication
avec plusieurs villes, qui sont
au delà de tres-grandes montagnes toûjours
couvertes de neiges, qu'on nomme


274

Page 274
Montes de Gilbratar. La ville
qui a le plus de commerce avec ce
bourg, est Merida, dont le Gouverneur
commande aussi à ce bourg. On
y met un Lieutenant.

Tout le païs d'autour est plat
& arrousé de tres-belles rivieres. Ce
terroir produit les plus beaux arbres
du monde. J'y ay veu des Cedres,
que les Sauvages des Indes nomment

Arbres du
tronc desquels
on peut
faire des
vaisseaux tout
d'unc piece.
Acajoux, du tronc desquels on a fait
des vaisseaux tout d'une piece, qui
pourroient porter en mer vingt-cinq à
trente tonneaux: Et ce qui est de plus
beau & de plus commode, c'est que
ces arbres ne sont pas rares en ce païslà.
Il y a de toutes les especes d'arbres
qu'on trouve dans les Indes; & les
Espagnols ayant soin de les cultiver,
ils fournissent toute l'année de diverses
sortes de fruits, & autant qu'ils
en ont besoin. Le poisson & la viande
n'y manquent non plus que toutes
les autres choses que la terre produit, &
qui sont necessaires à la vie des hommes.
Tout ce qui est de plus incommode
dans ce païs, c'est, qu'au temps
des pluyes, l'air est mal-sain & fiévreux;
aussi n'y reste-t'il que les gens

275

Page 275
de travail propres à cultiver la terre.
Tous les Marchands se retirent ou à
Merida, ou à Maracaibo.

A six lieuës de ce bourg, il y a
une fort belle riviere, nommée la Riviere
des Espines,
qui peut porter des
vaisseaux de cinquante tonneaux, plus
de six lieuës avant dans les terres. Le
païs d'autour n'est point different de
celuy de Gilbratar: on y fait grande
quantité de tabac; les lieux plus éloignez
sont noyez & pleins de tres grandes
forests. Je n'y ay jamais esté; mais
un vieil Espagnol naturel du païs m'a
raconté qu'il y avoit veu de certaines
gens, dont on n'avoit jamais entendu
parler, qui montoient aux arbres com-

Gens qui
grimpent aux
arbres comme
des chats.
me des chats, n'ayant aucun poil,
mais une peau d'un brun jaunastre;
& que lors qu'on leur tiroit un coup
de lance, ils sçavoient se ramasser de
telle sorte, qu'on ne les pouvoit percer.
Deplus, cet Espagnol disoit qu'ils
estoient de forme humaine, & fort
aspres à violer les femmes, quand ils
pouvoient en attraper, & que quand
ils tiennent des hommes, soit blancs
ou noirs, ils les portent sur les arbres,
& puis ils les jettent de haut en bas

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Page 276
pour les tuer. Il me rapporta beaucoup
d'autres particularitez qui me parurent
si peu de choses, que je ne veux
pas les reciter. Je me figure que ce sont
de gros singes, & tout ce qui s'est dit
cy-dessus me confirme dans cette pensée:
& de plus, c'est que j'en ay beaucoup
veu dans ce païs, mais aucuns
de cette façon ny de si gros.

En faisant le tour de ce Lac, on
trouve en sa partie plus que Meridionale,
comme qui diroit au Sudest,
dudit Lac, une nation d'Indiens qui
ne sont point encore reduits, & que
pour cet effet les Espagnols nomment
Indios bravos: ce qui fait que les
Espagnols n'ont aucun accez en ce païs,
& ne le peuvent pas si bien découvrir.
En venant vers l'Occident, on trouve
une contrée fort seche & aride, qui ne
produit que de petits arbres, lesquels
à faute de nourriture ne croissent pas
plus de dix à douze pieds de haut.
Ce païs rapporte aussi quantité de figuiers
d'Inde, qu'on nomme des
Raquettes & Torches qui sont tresdangereux
à traverser, parce qu'ils ont
des épines si subtiles, qu'elles percent
au travers des habits qui ne sont en ce


277

Page 277
païs que de toile ou de soye. Cependant
les Espagnols ne laissent pas de
s'accommoder à ce païs, qui est un
pâturage propre pour des cabrits, moutons,
bœufs & vaches, dont ils ont
un tres-grand nombre. On y voit des
hatos ou maisons de campagne, où ils
nourrissent mille bestes à cornes, deux
ou trois fois autant de cabrits & de
moutons. Ils ne profitent que des
cuirs & du suif de ces animaux: car
de la viande, on n'en tient aucun conte,
à cause qu'il n'y a pas assez de monde
pour la consumer, quoy qu'elle ne s'y
perde pas: car il y a une sorte d'oyseaux
qui la mangent, qu'on nomme
Marchands. Ces oyseaux ont la figure
Oyseaux appellez
Marchands.

d'une de nos poulles d'Inde, & ne
sont pas si gros.

Me rencontrant dans ce païs, je fus
le plus trompé du monde, j'en tuay six
que j'apportay à nos gens, & croyois
avoir fait grande capture, & que c'étoit
des poullets d'Indes; mais je fus
mocqué, parce qu'on me fit remarquer
qu'ils ne valoient rien & qu'ils
sentoient la charogne, ne vivant d'autre
chose que des bestes que les Espagnols
tuënt, dont ils laissent la viande.


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Page 278
Ils sont si carnaciers qu'ils mangeroient
un bœuf assez puissant en un
jour à quatre ou cinq; à mesure qu'ils
mangent ils rejettent par derriere, ce
qui fait connoistre qu'ils ont l'estomac
fort chaud. S'ils sçavent bien manger,
aussi sçavent-ils bien jeûner: car ils
demeureront huit jours perchez sur un
arbre sans en bouger, & sans rien prendre.
Ils sont si craintifs, que le
moindre oyseau gros comme un moineau
les fait fuïr & changer de place:
c'est pourquoy les Espagnols les ont
nommez Gallinaces, donnant le nom
de poulle à tout ce qui est craintif. Ces
oyseaux se rencontrent dans toutes les
villes de la terre ferme de l'Amerique
& qui y font grand bien, nettoyans
les fumiers de toute charogne & immondices
capables de corrompre l'air.

Ville de Ma-
raibo bâtie
à la moderne.
Du mesme costé, à six lieuës de l'embouchûre
de ce Lac, on trouve la petite
ville de Maracaibo, qui est tresbien
bâtie à la moderne, sur le bord
de l'eau, où il y a quantité de belles
maisons fort regulieres, & ornées de
tres-beaux balcons qui regardent sur ce
Lac, qui paroît une mer, à cause de
sa vaste étenduë. Cette ville peut avoir

279

Page 279
quatre mille habitans, & huit cens hommes
capables de porter les armes. Il y a
un Gouverneur dependant de Caraco.
On y voit une grande Eglise Paroissiale,
un Hospital, & quatre Convents
tant d'hommes que de femmes, dont
le plus beau est celuy des Cordeliers. Il
y a là quantité de Barques de vingtcinq
à trente tonneaux, qui vont ramasser
toutes les marchandises qui se
font aux environs de ce Lac, & les apportent
en cette Ville, afin de les charger
sur les navires qui viennent d'Espagne
pour les acheter.

Cetre Ville est remplie de fameux
Marchands & de Bourgeois tres-riches,
qui ont leurs terres à Gilbratar, & ne
se retirent là qu'à cause que ce lieu est
plus sain que l'autre. Les Espagnols y
bâtissent aussi des navires, qu'ils font
negocier par toutes les Indes, & mesme
en Espagne, la commodité du port y
estant la meilleure du monde.

Voilà la description de Marecaye, où
tendent nos Avanturiers, voyons maintenant
ce qu'ils y vont faire.

L'Olonois d'accord avec ses gens,

L'Olonois
arrive à l'Isle
de Cuba.
mit à la voile, & fut suivi de sa Flotte.
Peu de jours aprés il arriva à l'Isle

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Page 280
d'Aruba, où il descendit à terre, &
prit quelques rafraischissemens. Il en
usa ainsi, à cause qu'il ne vouloit pas
arriver devant la barre du lac qu'à la
pointe du jour, afin que n'estant point
obligé à rester là long-temps, les Espagnols
n'eussent pas le loisir de se preparer.
Le soir il leva l'ancre de l'Isle d'Aruba,
fit voile toute la nuit, & approcha
à la sonde jusques devant la Barra,
où il fut aperceu de la Vigie, qui fit
aussi-tost un signal au Fort, d'où l'on
tira du canon pour avertir ceux de la
Ville, que les ennemis estoient proche.

L'Olonois ne perdit point de temps,
fit au plus viste descendre son monde
à terre, & Michel le Basque se mit à la
teste pour les commander. L'Olonois
qui ne manquoit point de courage, &
qui vouloit partager le peril, y alla
aussi, & sans prendre d'autres mesures,
ils attaquerent ce Fort, qui n'estoit

Attaque du
Eort.
que de bons gabions faits de pieux &
de terre, derriere lesquels les Espagnols
avoient quatorze pieces de canon, &
estoient deux cens cinquante hommes.
Le combat fut rude, les deux partis
estant fort opiniâtrez: mais comme les
Avanturiers tiroient plus juste que les

281

Page 281
Espagnols, ils les avoient tellement affoiblis,
qu'ils ne les purent empescher
de gagner les embrasures, d'entrer dans
le Fort, d'en massacrer une partie, &
de faire l'autre prisonniere.

Aussi-tost que ces gabions furent gagnez,
l'Olonois les fit abattre, & encloüer
le canon, & fut à Maracaibo
sans perdre de temps; mais auparavant
qu'il y arrivast, quoy qu'il n'y eust que
six lieuës, les Espagnols sçachant que
leur Fort n'estoit pas capable de resister,
avoient, au premier coup de canon
qu'ils oüirent, embarqué le meilleur de
leurs hardes, leur or & leur argent, &
s'estoient sauvez à Gilbratar, ne croyant

Espagnols
se sauvent à
Gilbratar.
pas que les Avanturiers les poursuivroient
jusques là; ou s'imaginant du
moins qu'ils s'arresteroient à piller ce
qui restoit dans la Ville: ce qui arriva,
car l'Olonois estant venu à Marecaye,
& n'y trouvant que des magazins pleins
de marchandises, & des caves remplies
de toutes sortes de bons vins, il s'amusa
à faire bonne chere luy & tous ses
gens, & à aller en party autour de la
Ville: mais il ne fit pas grand butin,
il ne prit que quantité de pauvres gens
qui n'avoient pas eu moyen de se sauver

282

Page 282
sur l'eau, & qui leur dirent que les
riches estoient à Gilbratar.

L'Olonois
les poursuit.
L'Olonois demeura quinze jours à
Marecaye, & voyant qu'il ne faisoit
pas grand butin, il resolut d'aller à Gilbratar; il avoit des prisonniers qui
sçavoient bien la route, & qui luy promettoient
de l'y mener: mais ils l'avertirent
que les Espagnols se seroient fortifiez:
N'importe, dit-il, il y aura plus
à prendre. Trois jours aprés son départ
de Marecaye il arriva devant Gilbratar,
où il y a un petit Fort en façon de terrasse,
sur lequel on peut mettre six pieces
en batterie de front: mais les Espagnols
avoient fait des gabions le long du
rivage, & s'estoient retranchez derriere;
si bien qu'ils se moquoient des Avanturiers,
montroient seulement leurs pavillons
de soye, & tiroient du canon.

Nonobstant tout cela, l'Olonois mit
son monde à terre, & chercha le moyen
d'aller dans les bois, pour surprendre
les Espagnols par derriere: mais ils y
avoient remedié, ayant prévû tout ce
qui leur pouvoit estre dangereux, &
abattu quantité de tres grands arbres
qui bouchoient toutes les avenuës; outre
que tous les pays estoient presque


283

Page 283
noyez, en sorte qu'on n'y pouvoit
marcher, à moins que d'avoir de la
bouë jusqu'aux genoux.

Quand l'Olonois vit qu'il n'y avoit
pas d'autre moyen de passer que par un
chemin que les Espagnols leur avoient

Brave resolution
de l'Olonois
& des
siens.
laissé, où ils pouvoient aller environ six
de front: Courage, mes freres, dit-il,
il faut avoir ces gens-là, ou perir; suivezmoy,
& si j'y succombe, ne vous raletissez
pas pour cela. A ces mots il fondit
teste baissée sur les Espagnols, suivi de
tous ses gens, qui étoient aussi braves que
luy. Quand ils furent environ à la portée
du pistolet du retranchement des Espagnols,
ils enfoncerent jusqu'au genoüil
dans la vase, & les Espagnols commencerent
à tirer sur eux une batterie de
vingt pieces de canon chargées à cartouches.
A la verité il en tomba beaucoup,
mais les dernieres paroles de ceux qui
tomboient, c'estoit, Courage, ne vous
épouvantez pas, vous aurez la victoire.

Ils poursuivirent toûjours avec la même
vigueur, & franchirent enfin le retranchement
des Espagnols. J'oubliois
à dire que pour le franchir plus facilement,
ils avoient coupé des branches
d'arbres, dont ils comblerent le chemin;


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Page 284
& de cette maniere applanissant
la voye, ils se firent un passage. Ayant
forcé les Espagnols dans leur premier
retranchement, ils les pousserent encore
jusques dans un autre, où ils les re-
Défaire des
Espagnols.
duisirent à demander quartier. De six
cens qu'ils estoient, il en demeura quatre
cens de tuez sur la place, & cent de
blessez. Les Avanturiers perdirent de
leur costé cent hommes, tant tuez que
blessez. Les Officiers Espagnols perirent
presque tous dans cette occasion; mais
le plus signalé d'entr'eux fut le Gouverneur
de Merida, grand Capitaine, qui
avoit bien servi le Roy Catholique dans
la Flandre. L'Olonois & le Basque eurent
le bonheur de n'estre point blessez,
mais ils curent le chagrin de perdre
plusieurs braves compagnons: ce qui
fut cause que pour venger leur mort,
ils firent un plus grand carnage des Espagnols
qu'ils n'auroient fait.

Aprés que l'Olonois se vit ainsi victorieux,
& eut donné ordre à tout, il
ne songea plus qu'à faire amasser ce qui
provenoit du pillage. Il se faisoit des

L'Olonois
envoye ses
gens en parti,
met Gilbratar
& les prison-
niers a rançon.

partis qui alloient aux environs de Gilbratar
chercher l'or & l'argent que les
Espagnols avoient caché dans les bois.

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Page 285
Quand on prenoit des prisonniers, on
leur donnoit la gehenne pour leur faire
confesser où estoient leurs tresors. L'Olonois
n'estant pas encore content de
cet avantage, eut dessein d'aller jusqu'à
Merida, qui est à quarante lieuës de
là par terre; mais comme il vit que ses
gens n'estoient pas de son avis, il n'insista
point davantage.

Les Avanturiers ayant demeuré là environ
six semaines, & voyant qu'ils ne
trouvoient plus rien à piller, resolurent
de se retirer; ce qu'ils auroient esté obligez
de faire tost ou tard, parce que la
maladie commençoit à se mesler parmi
eux, à cause du mauvais air qu'exhaloient
le sang répandu, & tous les corps
morts, qui n'estoient qu'à demi enterrez;
encore n'avoient-ils pris ce soin
que pour ceux qui estoient trop prés
d'eux, ayant laissé les autres en proye
aux oyseaux & aux mouches.

Les soldats qui n'estoient pas bien
gueris commencerent à avoir des fiévres,
leurs playes se r'ouvrirent, &
mouroient ainsi subitement. Cela determina
l'Olonois à s'en aller plûtost;
mais auparavant il fit sçavoir aux principaux
prisonniers qu'il avoit, qu'ils


286

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eussent à luy payer rançon pour ce
Bourg, ou autrement qu'il alloit le reduire
en cendres. Les Espagnols consulterent
là-dessus, quelques-uns opinerent
qu'il ne faloit rien payer, parce
que cela accoûtumeroit ces gens à leur
faire tous les jours de nouvelles hostili-
tez; les autres estoient d'un sentiment
contraire. Pendant qu'ils contestoient
ainsi entr'eux, l'Olonois fit embarquer
ses gens & tout le butin, & aprés demanda
la rançon du Bourg: mais voyant
Il fait brûler
Gilbratar.
que les Espagnols n'avoient encore rien
resolu, il fit mettre le feu aux quatre
coins du Bourg, & en moins de six
heures il fut consumé. Ensuite il dit aux
prisonniers, que s'ils ne faisoient venir
au plûtost leur rançon où il les alloit mener,
qu'ils devoient s'attendre à recevoir
un pareil traitement. Alors ils le
prierent de laisser aller l'un d'eux pour
traiter de cette affaire, & que cependant
les autres demeureroient en ôtage
auprés de luy; ce qu'il leur accorda facilement.

Peu de jours aprés l'Olonois rentra
dans Marecaye, où il fit commandement
à ses prisonniers de luy faire apporter
cinq cens Vaches grasses, afin de


287

Page 287
ravitailler ses vaisseaux: ce que les Espagnols
firent promptement, croyant
en estre quittes pour cela: mais ce fut
bien autre chose, quand il leur demanda
encore la rançon de la Ville, & qu'il
ne leur donna que huit jours pour la
luy payer, à faute de quoy faire il jura
de la reduire en cendres, comme il
avoit fait Gilbratar.

Pendant que les Espagnols tâchoient
d'amasser la rançon que l'Olonois demandoit
pour leur Ville, les Avantu-

Fait démolir
les Eglises
de Marecaye,
& emporter
ce qu'il y avoit
de plus
beau à la Tortuë.

riers démolissoient les Eglises, & en
embarquoient les ornemens, les tableaux,
les images, toutes les sculptures,
les cloches, jusqu'aux croix qui
estoient sur les Clochers, pour porter
sur l'Isle de la Tortuë, afin d'y bâtir
une Chapelle. Le temps que l'Olonois
avoit donné aux Espagnols pour la rançon,
n'estoit pas expiré, qu'ils l'apporterent,
tant ils estoient ennuyez de
voir ces gens-là chez eux.

La rançon de la Ville estant receuë,
& les Avanturiers ne sçachant plus que
prendre, que piller & que rompre, resolurent
enfin de sortir & de s'en retourner:
ce qu'ils firent, & dans peu
de jours ils se rendirent à l'Isle de la


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Vache, où ils parlerent de separer leur
butin: mais comme tous n'en estoient
pas d'accord, ils determinerent de le
venir separer aux Gonayves sur l'Isle Espagnole.

Les Avanturiers
partagent
leur butin.

Alors chacun s'assembla, l'Olonois
& les Capitaines firent serment, selon la
coûtume, qu'ils n'avoient rien détourné,
mais au contraire qu'ils apportoient
tout sans reserve, afin d'estre partagé
aux Avanturiers qui avoient également
risqué leur vie pour cela. Le reste de la
Flotte, jusqu'aux garçons de quinze
ans, furent obligez d'en faire de mesme.

Tout ayant esté ainsi ramassé, on
trouva qu'en comptant les joyaux, l'argent
rompu, prisé à dix écus la livre,
il y avoit deux cens soixante mille écus,
sans le pillage, qui en valoir bien encore
cent mille, outre le degast, qui
montoit à plus d'un million d'écus, tant
en Eglises ruinées, que meubles rompus,
navires brûlez, & un autre chargé
de Tabac, qu'ils avoient pris & emmené
avec eux, que l'Olonois montoit,
& qui valoit pour le moins cent mille
livres.

Tout ce butin fut donc ainsi partagé,
ayant pris auparavant sur le total


289

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les recompenses promises aux blessez,
aux estropiez, & aux Chirurgiens. Les
esclaves qui avoient esté pris, furent
vendus à l'encan, & l'argent qui en
provint fut encore partagé entre chaque
équipage.

Aprés que l'Olonois eut donné ordre
à tout, & qu'il vit qu'on estoit content,
il fit voile & arriva à la Tortuë.
Tant que cet argent dura, nos Avan-

Réjoüissance
des Avanturiers.

turiers firent bonne chere; on ne voyoit
parmy eux que danses, que festins, que
réjoüissances, que protestations mutuelles
d'amitié. Quelques-uns heureux
au jeu, gagnerent encore de l'argent
outre celuy qu'ils avoient, & furent
en France, dans le dessein d'acheter
quelques marchandises, afin de revenir
negocier en ce pays, comme plusieurs
qu'ils avoient vû beaucoup profiter sur
leurs camarades, en leur vendant du
vin & de l'eau de vie, que ces gens
aiment passionnément, & pour quoy
ils donneroient ce qu'ils ont de plus
cher: si bien que les Cabaretiers & les
femmes, par le travail de leurs mains,
en eurent la meilleure part. Monsieur le
Gouverneur en eut aussi la sienne, parce
qu'il acheta la charge de Cacao, & le

290

Page 290
vaisseau mesme que l'Olonois avoit
pris, & le fit recharger de la mesme
marchandise, qu'il envoya en France,
sur quoy il gagna cent vingt mille livres,
tous frais faits; & sans doute ce
gain luy estoit mieux dû qu'à pas-un autre,
à cause qu'il avoit risqué tout son
bien pour maintenir cette Colonie; &
fait des pertes considerables. D'ailleurs
il aimoit les honnestes gens, les obligeoit
sans cesse, & ne les laissoit jamais
manquer de rien.

Chapitre VI.

Nouvean dessein de l'Olonois; son
voyage aux Honduras; &
sa mort.

L'Olonois avoit fait un si grand butin,
qu'il devoit estre satisfait, &
enfin se retirer: cependant comme il
estoit obligé de faire sans cesse une forte
dépense, qu'il ne possedoit aucun
fonds, & que depuis long-temps il n'avoit
point fait de prise, il se trouva redevable
de plusieurs sommes si considerables,
que tout l'argent mesme qu'il


291

Page 291
avoit apporté de Marecaye n'avoit pas
suffi pour les payer. Afin de remedier
à ce malheur, il resolut une nouvelle
entreprise, où il se flatoit de faire quelque
chose de plus avantageux qu'il n'avoit
encore fait.

Il se declara à plusieurs de ses cama-

Nouveau
projet de l'Olonois,

rades, à qui il tardoit déja qu'il ne se
presentast une occasion pour retourner,
leur argent estant manqué, & se voyant
reduits à l'ordinaire d'un habitant, qui
est peu de chose, ce qui n'accommodoit
pas ces sortes de gens-là accoûtumez
à l'argent & à la bonne chere. Ils
loüerent fort l'Olonois & son dessein,
& ne manquerent pas de le publier par
tout. Cet argent qui estoit venu de Marecaye,
avoit fait ouvrir les yeux à plusieurs,
de sorte qu'un grand nombre
d'habitans, qui n'avoient jamais planté
que du Tabac, jetterent là le piquet,
pour aller en course.

Ainsi l'Olonois trouva beaucoup plus
de monde qu'il n'avoit de Bâtimens. Il
fit accommoder une grande Flûte qu'il
avoit amenée de Marecaye, sur laquelle
il monta avec trois cens hommes,
& encore trois cens qu'il mit dans cinq
petits vaisseaux. Avec cet équipage il


292

Page 292
fit voile à Baya-ha, lieu commode
pour donner carene aux Bâtimens, &
les ravitailler. L'Olonois ne fut là que
tres peu de temps, & l'on vit aussi-tost
sa Flotte en étar d'executer son dessein.

Il communique
son
dessein à sa
Flotte.
Il le communiqua à tous ses gens, &
leur montra un Indien né dans le lac de
Nicaragua, où il vouloit aller & piller
les Villes des environs. Il assura encore
qu'on y trouveroit des richesses immenses,
à cause que les Avanturiers
n'y avoient jamais fait de grandes descentes;
& ajoûta qu'ayant un bon guide,
il ne manqueroit jamais à surprendre
les Espagnols, & à trouver toutes
leurs richesses, parce qu'il ne leur donneroit
pas le temps de les emporter.

Tout le monde fut content de ce que
l'Olonois avoit proposé, & on luy
promit de luy obeïr & de le seconder
dans toutes les occasions. Aprés on fit
à l'ordinaire la Chasse-partie, dont tout
le monde demeura d'accord. Ensuite
l'Olonois mit à la voile avec toute sa
Flotte, à qui il avoit donné rendezvous,
en cas que quelqu'un s'écartast,
à Mata-mano, qui est à la bande du
Zud de l'Isle de Cuba. L'Olonois avoit
donné ce rendez-vous, à cause qu'en


293

Page 293
ce lieu il y a quantité d'Espagnols qui
peschent de la Tortuë. On nomme ces
gens là Vareurs chez les François, &
chez les Espagnols Variadores. L'Olonois
alloit donc là pour prendre des
Canots, à dessein d'y mettre son monde
quand il seroit à l'embouchûre de
la Riviere qui conduit au Lac de Nicaragua,
afin de monter où les Bâtimens
ne peuvent aller faute d'eau. Estant arrivé
à Mata-mano, il vint fort aisément
à bout de son dessein; il prit tous les
Canots de ces pauvres Pescheurs, qu'il
mit dans ses vaisseaux, & de là fit route
pour le Cap Gracia-dios en terre ferme.
Le Lecteur peut voir ce trajet dans
la Carte que j'en ay faite, qui est fort
exacte. En faisant cours pour le Cap,
ils furent pris du calme, & le Courant
qui coule toûjours à l'Oüest, les fit dériver
dans le Golfe des Honduras,
estant une fois, ils ne s'en purent retirer,
quoy qu'ils fissent leur possible.
Les petits Bâtimens estant maniables,
bons voiliers, & pouvant mieux tenir
le vent que celuy de l'Olonois, se seroient
pû retirer: mais comme le Bâtiment
de l'Olonois estoit le principal, ils
furent obligez de l'attendre, parce qu'ils

294

Page 294
ne pouvoient rien faire sans luy.

Ils furent ainsi prés d'un mois à vouloir
remonter, mais ce fut inutilement:
car ce qu'ils gagnoient en deux jours,
ils le reperdoient en une heure; & comme
leurs Bâtimens n'estoient pas des
mieux ravitaillez, ils furent contraints
de relâcher dans le premier port, afin
de chercher des vivres. Ils envoyerent
leurs Canots avec quelques personnes
qui avoient autrefois esté à cette coste.
Ils monterent dans une Riviere, sur le
Bord de laquelle demeurent quelques
Indiens, que les Avanturiers nomment
Grandes oreilles, à cause qu'ils les ont
extraordinaires.

Indiens à
grandes oreilles,
comment
on traite avec
eux.
Ces Indiens sont reduits par les Espagnols,
à qui ils obeïssent comme tributaires,
quoy qu'ils soient éloignez
les uns des autres: cependant ceux-cy
viennent tous les ans pour tirer le tribut
de ces Indiens, & amenent un Prestre
qui leur vient administrer les Sacremens.
Ils payent en Cacao, Poules,
Pite, ou Maïs, enfin en ce qu'ils ont qui
accommode les Espagnols, car ils ne
possedent point d'argent. Il y a quelquefois
des Espagnols qui viennent
traiter avec eux. Ils leur apportent des

295

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Bracelers de Rassade, des Coûreaux,
des Miroirs, des Eguilles, des Epingles,
& changent toutes ces choses contre
du Cacao.

Nos Avanturiers ne cherchoient
qu'à manger, & à cet effet pillerent
toutes les habitations des Indiens, &
prirent leur Maïs, qui est ce gros Millet
qu'on nomme Blé de Turquie, toutes
leurs Volailles; non contens de cela,
ils firent ravage, & chargerent
leurs Canots de tout ce qu'ils purent
prendre, & en suite joignirent leurs Bâtimens,
où leurs Camarades les attendoient
avec impatience.

Cecy ne suffisoit pas pour tant de
monde, cependant on le partagea à tous
les Vaisseaux selon le quantité des personnes
qui étoient dedans. Ils tinrent

Les Avanturiers
tiennent
conseil de
guerre, &
prennent un
Vaisseau.
conseil ensemble, sçavoir s'ils devoient
encore suivre leur chemin avec ce peu
de vivre qu'ils avoient. Les plus experimentez
trouverent à propos qu'on
laisseroit passer cette saison, quine dure
ordinairement que trois ou quatre
mois, & que cependant il falloit pilier
tous les Villages & petites Villes qui
êtoient dans le Golfe des Honduras,
apparrenant aux Espagnols: chacun fut

296

Page 296
de cet avis, on quitta la Riviere de
Zague, & on fit voile le long de la
Coste jusqu'à Puerto Cavallo, où cette
Flotte arriva en peu de jours: ils
trouverent-là un Navire Espagnol qui
avoit 24. pieces de canon, & douze
Berges qu'ils prirent; mais les marchandises
en étoient la pluspart déchargées,
& enlevées dans les terres; si
bien qu'ils n'en trouverent dedans que
quelques-unes qui devoient rester au
bord de la mer, pour traiter avec les
Indiens de ce païs.

Le Puerto Cavallo, est un lieu où
les Navires Espagnols qui negocient
dans les Honduras viennent ordinairement
moüiller; & il y a des Magazins
dans lesquels on met les marchandises
qui descendent de la Province de
Guatimala: comme de la Cochenille de
l'Indigot, des Cuirs, de la Salsepareille,
du Jalape & Mecoachan. L'Olonois
avec son monde descendit à terre;
mais il n'y trouva aucune resistance,
& les Magazins estoient sans mar-

L'Olonois
brûle les Magazins
Espagnols.

chandises; il les brûla, prit quelques
Espagnols à qui il fit donner la gêne,
pour les faire confesser où étoit
leur argent, ou celuy des autres, ou

297

Page 297
bien pour luy enseigner le chemin, &
où il y avoit du monde. Lors qu'ils
ne répondoient rien à ce qu'il vouloit,
il les tuoit miserablement, les fendant
avec son sabre. Il fit souffrir à un Mulatre
les plus cruels tourmens qui se
puissent imaginer, & aprés le fit jetter
pieds & mains liées, tout en vie dans la
mer, afin de donner de la terreur à
deux de ses Camarades qui étoient
presens, ausquels il jura qu'il en feroit
autant & davantage, s'ils ne luy montroient
le chemin à San Pedro, petite
Ville que l'Olonois vouloit prendre.
Ces deux miserables voyant leurs Camarades
ainsi traitez, dirent qu'ils l'y
meneroient. Il fit choix de monde
pour venir avec luy, & envoya cependant
quelques-uns de ses Bâtimens croiser,
afin de voir s'ils ne prendroient
rien. Il emmena environ 300. hommes
avec luy, à qui il dit resolument qu'en
quelque occasion que ce fût, il marcheroit
à leur teste, mais que le premier
qui reculeroit, il le tueroit luymesme.

Il s'achemina donc avec ses gens &
ses deux guides: mais il n'eut pas fait
trois lieuës de chemin qu'il rencontra


298

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Il recontre
une embuscade.

une embuscade d'Espagnols retranchez
detriere quelques gabions qu'ils avoient
fait dans l'embouchûre du chemin,
qu'il estoit impossible d'éviter, à cause
qu'on ne pouvoit passer dans les bois
pour l'épaisseur des arbres, halliers &
des épines: cependant l'Olonois ne s'épouventa
pas, il tua premierement ses
deux guides, & aprés donna luy &
ses gens sur les Espagnols avec tant
d'impetuosité & de force, qu'il les
contraignit de prendre la fuite, non pas
sans laisser la plus grande partie de leurs
gens sur la place.

L'Olonois en fit beaucoup de prisonniers,
sans les blessez qu'il fit achever
de tuer: Les prisonniers eurent la
mesme destinée aprés avoir esté interrogez,
& qu'ils eurent dit que les Espagnols
ayant sceu par quelques Esclaves
qui s'étoient sauvez, la descente des
Avanturiers, avoient aussi tost jugé
qu'on les viendroit attaquer à Saint
Pierre, & que pour ce sujet ils s'étoient
mis en défense, & ajoûterent qu'outre
cette embuscade il y en avoit encore
deux autres plus fortes à passer, avant
d'arriver à la Ville: Il les interrogea
tous separément, & trouva qu'ils disoient


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la mesme chose; ce qui l'obligea
à s'en deffaire & à les massacrer, n'en
gardant que deux ou trois, à qui il demanda
s'il n'y avoit point moyen d'éviter
ce chemin & d'en prendre un autre?
Ils répondirent que non. Il en fit
Cruauté de
l'Olonois.
attacher un à un arbre, à qui il ouvrit
le ventre, & dit aux autres qu'il leur
en feroit autant, s'ils ne luy enseignoient
un autre chemin: Mais quand
il vit qu'il n'y en avoit point, il resolut
avec sa troupe de le suivre, & de se
donner de garde de ces embuscades, autant
qu'il seroit possible.

Ces miserables prisonniers cherchant
à sauver leur vie, voulurent neantmoins
luy enseigner un autre chemin; mais il
étoit si mauvais, qu'à peine y pouvoiton
passer, si bien qu'il resolut plûtost
de prendre le grand chemin, où sur le
soir il rencontra une autre embuscade,
qui ne put non plus tenir que l'autre,
& qui fut aussi bien traitée. Et les Espagnols
voyant qu'ils ne pouvoient
rien gagner, jugerent qu'il valoit bien
mieux joindre le gros, que de se faire
tuer par des gens déterminez, comme

Fuite & retranchement

des Espagnols.

ces Avanturiers; C'est pourquoy ils
lâcherent pied, & furent se retrancher

300

Page 300
dans la derniere embuscade, environ à
deux lieuës de la Ville.

L'Olonois & tout son monde, fatiguez
du chemin, de la faim & de la soif
qu'ils souffroient, ne pouvoient pas bien
marcher, & furent obligez de coucher
dans le bois, où ils firent bonne garde
toute la nuit. Le lendemain matin ils
poursuivirent leur chemin, & marcherent
jusques à dix heures sans rencontrer
la derniere embuscade, qui leur
donna plus de peine à passer que les
autres: Mais neantmoins ils s'en rendirent
maistres, & tuerent la plus grande
partie des Espagnols qui y étoient;
ce qui donna courage à l'Olonois, qui
dit à ses gens, point de quartier, point
de quartier, plus nous en tuerons icy,
moins nous en trouverons à la Ville.

Peu de temps aprés ils commencerent
à en approcher, se reposerent un
peu, mirent leurs armes bien en état,
& preparerent leurs munitions: si bien
qu'ils marcherent genereusement dans
le dessein de l'emporter, ou d'y perir.
Quand ils en furent proches, ils chercherent
les moyens de passer par un autre
lieu, que par le chemin où les Espagnols
bien retranchez les attendoient,


301

Page 301
mais il n'y en avoit aucun: car toute la
ville estoit entourée de Raquettes &
de Torches épineuses, en sorte qu'il
estoit impossible d'y passer, particulierement
pour des gens qui étoient nuds
pieds, & qui n'avoient qu'une chemise
& un calçon. Ces épines sont plus
dangereuses à passer, que les plus petites
pointes dont on se sert à l'armée
pour gâter les pieds des chevaux, ou
pour empescher les Soldats de monter
à l'assaut.

L'Olonois se vit donc reduit avec

L'Olonois
attaque, force
& deffait les
Espagnols
dans leurs
derniers retranchemens.

ses gens à forcer les Espagnols, s'il
vouloit estre maistre de la Ville, ou
bien à s'en retourner sans rien entreprendre:
ce qu'il n'avoit garde de faire.
Il anima ses gens, & se mit à leur
teste, dans le dessein de vaincre ou de
perir. Si tost que les Espagnols bien
retranchez derriere des gabions remplis
de terre, où ils avoient du canon,
virent ces gens, ils commencerent à le
tirer sur eux, chargé à cartouches; &
aprés les avoir ainsi saluez; ils rechargerent
à la faveur de leurs mousquets
qu'ils tirerent aussi. L'Olonois & ses
gens à cet abord se coucherent tous sur
le ventre, si bien qu'ils virent faire

302

Page 302
cette décharge sur eux sans qu'ils en
receussent aucune incommodité: Et
dans le moment qu'elle fut faite, ils
commencerent la leur sur les Espagnols
qu'on ne pouvoit presque découvrir:
Mais aussi les Avanturiers qui n'avoient
pas beaucoup de poudre, ne tiroient
point qu'ils ne vissent quelqu'un.

Ce Combat dura environ quatre
heures, & fut fort opiniastre, tant d'un
costé que d'autre; à la fin les Avanturiers
se lasserent, & se resolurent à risquer
& à donner sur les Espagnols, qui
voyant cette grande resolution, furent
épouvantez & lâcherent pied, où une
grande quantité d'eux furent tuez.
L'Olonois y perdit environ trente
hommes, & en eut bien vingt deblessez.
Cependant victorieux, il ne s'étonna
point, au contraire il entreprit
encore davantage; car ayant esté environ
quinze jours dans cette petite Ville,
il proposa à ses gens d'aller querir
du renfort au bord de la mer, & d'attaquer
la ville de Guatimale: mais
tous regarderent cela comme une temerité,
vû qu'ils n'étoient en tout que
500. hommes; & que cette Ville avoit


303

Page 303
plus de quatre mille combattans, outre
la longueur du chemin qu'il y avoit à
faire.

L'Olonois voyant donc que person-

L'Olonois
prend & pille
une Ville.
ne n'étoit de son avis, se contenta de
piller cette petite Ville de S. Pedro;
mais il n'y fit pas grand butin, car les
Habitans ne sont que de pauvres gens
qui font de l'Indigot, qui est tout le
commerce de ce païs. Si l'Olonois
avoit voulu faire apporter cet Indigot,
il y en avoit pour plus de quarante
mille écus, mais il ne cherchoit que de
l'argent. Ces gens ne voulant autre
Ce que les
Avanturiers
recherchent
dans le pillage.

chose, ou des hardes à leur usage: car
je les ay veu laisser quantité de Marchandises
dont ils ne tenoient aucun
compte, & qui leur auroient valu beaucoup.
Cela vient de leur paresse, & de
la repugnance qu'ils ont à rien faire les
uns pour les autres. D'ailleurs, quand
ils ont apporté de la Marchandise dans
leur païs, on ne leur en veut pas donner
ce qu'elle vaut; ce qui fait qu'ils
negligent d'en apporter, & qu'il arrive,
comme je l'ay veu plusieurs fois, que
quand ils prennent un Bâtiment où il y
en a, & dont ils ne se peuvent pas servir,
ils la jettent & la gâtent, plûtost

304

Page 304
que de la porter où ils la pourroient
vendre. Voila pourquoy ils ne profitent
pas tant qu'ils pourroient faire.

Principal
soin des Espagnols
quand
on les attaque.

L'Olonois resta long-temps dans
cette petite Ville, où il ne fit pat
grande chose, car les Espagnols ont
toûjours la prévoyance de cacher ce
qu'ils possedent de plus précieux, avant
que de songer à se défendre, comme
s'ils estoient assurez d'estre vaincus &
de perdre. Quand l'Olonois fut prest
à partir, il demanda aux prisonniers
qui estoient entre ses mains, s'ils vouloient
payer rançon pour leur Ville,
qu'autrement il la brûleroit: Ils répondirent
resolument qu'on leur avoit
tout osté, qu'ainsi ils n'avoient plus
rien à donner, qu'il pouvoit faire tout
ce qu'il luy plairoit, mais que pour
eux ils n'étoient capables de rien. L'Olonois
à cette réponse fit mettre le feu
à la Ville, la laissa brûler, & se retira
avec ses gens au bord de la mer; où
étant de retour, ceux qu'il avoit laissez
ayant pris quelques lndiens, sceurent
d'eux qu'on attendoit dans la
grande Riviere de Guatimale une
Hourque; c'est un Navire de 7. à 800.
tonneaux, qui vient ordinairement

305

Page 305
tous les ans d'Espagne aux Honduras,
pour apporter tout ce que la Province
de Guatimale a besoin; cette Province
n'ayant que tres-peu de communication
avec les Gallions du Roy Catholique:
Et pour cela quelques Marchands
particuliers d'Espagne, ont obtenu
du Roy & de la Maison des Indes,
d'y pouvoir envoyer tous les ans
un Bâtiment. Les Marchandises qui se
portent-là, sont, du Fer, de l'Acier,
du Papier pour Imprimer ou Ecrire,
du Vin, des Toiles, Draps fins, Soyries,
du Saffran, & de l'Huille. Le retour
est ordinairement, des Cuirs, de
la Salseparcille, de l'Indigot, de la Cochenille,
du Jalape, & du Mecoachan.

L'Olonois ayant appris cette nouvelle,
alla se retirer sur de petites Isles
qui sont au fond du Golfe, & laissa
deux Canots à l'embouchûre de la
Riviere de Guatimale, pour épier
quand ce Bâtiment viendroit, & chaque
Equipage devoit y venir à son
tour.

Lors que la Flotte de l'Olonois fut

Dessein de
l'Olonois sur
un avis qu'on
luy donne.
arrivée à ces petites Isles, chaque Equipage
se posta sur la sienne, à qui chacun
donna un nom tel qu'il voulut,

306

Page 306
comme ils ont accoûtumé de faire en
pareille occasion; en suite ayant desagrée,
c'est à dire, osté tout l'appareil
de leurs Vaisseaux pour les racommoder,
une partie s'occupa à faire des filets
pour pêcher. Il y a en ce lieu une
grande quantité de Tortuës, que ces
gens sçavent prendre avec des filets,
qu'ils nomment folles. Ils les font avec
l'écorce d'un arbre qu'on appelle Mahot.
Cette écorce est aussi maniable
que le chanvre, & on en feroit des
cordages aussi bons que ceux de chanvre,
s'ils étoient travaillez de mesme.

Occupation
des Avanturiers
en attendant
fortune.

L'Olonois & les siens s'étant ainsi
retirez sur ces Isles, y passoient le
temps assez doucement, en attendant
qu'ils eussent l'occasion de remonter,
c'est à dire, de sortir du Golfe, où le
courant estoit pour lors si fort, qu'ils
étoient obligez d'y demeurer: Cependant
tout leur employ estoit de pêcher
de la Tortuë, qui leur servoit de nourriture.
J'ay assez expliqué ce que c'est
que Tortuë; j'entens icy la franche,
parce qu'on ne mange des autres que
par grande necessité, à cause qu'elles
font de mauvais goust, que les franches
sont excellentes, fort saines, penetrant

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tout le corps & n'y souffrant aucune
impureté. De sorte que si quelqu'un
estoit infecté du mal venerien,
Souverain
remede au
plus grand
mal.
cela le purifieroit mieux que le Mercure.
On en void quantité dans ces
petites Isles, parce qu'il y a de grands
fonds d'herbes, dont ces animaux vivent,
& aussi à cause que le courant
les y transporte, comme beaucoup d'autres
choses qui n'ont point de vie. On
trouve quelquefois sur le rivage de ces
Isles, des choses que la mer y apporte
de plus de quatre ou cinq cens lieuës,
comme des Canots de la façon des Sauvages,
nommez Aroagues, qui sont fort
éloignez de là.

Nos Avanturiers n'estant pas toû-

Industrie de
quelques Indiens
a pêcher
& à trouver
l'ambre.
jours occupez, s'alloient quelquefois
promener dans leurs canots vers les petites
Isles de Sambales, qui tiennent
presque à la peninsule de Jucatum,
sur lesquelles on trouve de l'ambre gris
aussi bon que celuy qu'on nous apporte
d'Orient. Quelques Indiens tributaires
des Espagnols l'y viennent pêcher
pour leur revendre; & la maniere dont
ils le pêchent, est telle: quand la mer a
esté agitée d'une tempeste, c'est alors
que l'ambre gris est jetté sur le rivage

308

Page 308
par l'agitation des vagues. Ces Indiens
y viennent aussi-tôt que la tourmente
commence, afin de prevenir les
oyseaux, qui dés que le vent est appaisé,
ne manquent pas de chercher
aussi l'ambre & de le manger.

Ces gens vont contre le vent, jusqu'à
ce qu'ils ayent l'odeur de l'ambre,
lequel estant encore recent en exhale
beaucoup; quand ils ont l'odeur
ils ne courent plus si fort, mais ils vont
doucement jusqu'à ce qu'ils l'ayent
perduë, & aprés retournent sur leurs
pas. Ayant marqué l'endroit, ils cherchent
par tout dans le sable; quelquefois
mesme les oyseaux leur enseignent
en picquant où il est; aprés
qu'ils l'ont trouvé, ils l'amassent, l'emportent
& se retirent sur la peninsule
de Jucatum, qui est leur païs naturel,
où ils ont leurs habitations.

Le Lecteur sera peut-estre bien-aise
de voir la description de cette Peninsule,
d'autant plus que j'en ay une entiere
connoissance, parce que j'y ay
séjourné assez de temps pour y remarquer
ce qu'il y a de plus curieux.

La Peninsule de Iucatum est scituée
depuis le seiziéme degré de latitude


309

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Septentrionale jusqu'au vingt-deux,
Description
d'une peninsule
où arrestent
les
Avanturiers.
depuis le golfe de Ganajos jusqu'au
golfe de Triste, ayant sa situation
Nordest & Sudoüest, duquel costé elle
est attachée au Continent, & son autre
pointe qui est au Nordest nommée
le cap Catoche, où autrefois les
Indiens ont eu de beaux édifices, comme
il paroist encore par les ruines qu'on
voit sur une petite Isle, qui est proche,
nommée Caya de Muieres. Du
côté de l'Oüest ou Ponant, les Espagnols
y ont une belle ville nommée Saint
Francisco de Campesche,
& au milieu
une autre nommée Merida, où il se
fait un grand commerce avec les Indiens:
& Campesche estant un Port de
mer en a bien plus. Il y a eu beaucoup
d'autres villes & bourgs sur cette
Peninsule; mais depuis que les Etrangers
ont fait la guerre aux Espagnols
dans ce païs, ils ont esté dépeuplez &
sont venus à rien. Les Espagnols occupent
la partie Occidentale, & les Indiens
l'Orientale qui est du costé des
Honduras.

J'oubliois à dire l'étimologie de Jucatum,
qui merite bien d'estre sceuë. La
premiere fois que les Espagnols aborderent


310

Page 310
en cette Peninsule, ils demanderent
aux Indiens le nom du païs; les Indiens
qui ne les entendoient pas, leur répondirent,
Jucatum qui signifie en leur
langue, Que dites-vous? ce qui fit que
les Espagnols l'appellerent Jucatum, soit
que ne sçachant pas le langage de cette
contrée, ils creussent que c'estoit son
veritable nom, ou qu'en effet ils luy
ayent laissé ce mesme nom en memoire
de ce qui s'estoit passé.

Gouvernement
des Espagnols
dans
cette peninsule.

Cette Peninsule est tres fertile en tout
ce que l'Amerique produit, & autrefois
elle a esté fort peuplée d'Indiens:
mais les Espagnols les ont tellement
détruits, qu'il n'y en a aujourd'huy
que tres-peu qui sont leurs tributaires,
ou pour mieux dire leurs esclaves: je
dis leurs esclaves, parce qu'ils n'ont
aucune liberté. Ceux qui sont voisins
des Espagnols les servent presque pour
rien. Ceux de l'autre bord sont obligez
de recevoir certains temps de l'année
un Ecclesiastique Espagnol qui est
envoyé pour les convertir. Si-tost qu il
y arrive, le Casicq, c'est ainsi qu'ils
nomment leurs Chefs qui sont comme
leurs Gouverneurs, est obligé de
donner azile à ce Prestre, ou de luy en

311

Page 311
chercher parmy ses gens qui doivent
apporter de tout ce qu'ils ont pour
payer le tribut. Tant que le Prestre est
Habitans
idolatres,
genre de leur
idolatrie.
en ce lieu, ils n'oseroient exercer leur
Religion, car ces peuples sont idolatres;
mais si-tost qu'il est party, ils
recommencent comme auparavant: j'en
diray icy quelque chose, selon ce que
j'en ay appris de ceux de la nation qui
parloient Espagnol. Chacun d'eux a
son Dieu particulier: ils ont pourtant
des lieux où ils s'assemblent pour adorer
leurs Dieux, & qui leur servent
d'Eglise, quand les Prestres Espagnols
y sont. Lors qu'un enfant vient d'ê-
Ceremonies
de leurs Baptêmes
& de
leurs mariages.

tre né, ils vont dans cette Eglise &
parsément une petite place de cendres
passée dans un tamis fait d'écorce d'arbre,
& aprés posent l'enfant au milieu
tout nud & le laissent là passer la nuit.
Le lendemain ils y vont voir, & ils
remarquent les vestiges de l'animal qui
a esté ou qui a approché de l'enfant,
s'il y en a eu deux, ils les prennent
tous deux pour patrons; s'il n'y en a
qu'un ils ne prennent que celuy-là;
ensuite ils élevent cet enfant jusques à
ce qu'il aye connoissance de leur religion;
& quand il la connoist & qu'il

312

Page 312
nerre, qui avoit mesme tué beaucoup
de ses gens. Je m'embarquay sur ces
Occasion
que trouve
l'Autheur de
quitter les
Avanturiers.
vaisseaux pour repasser en Europe, remerciant
Dieu de m'avoir retiré de
cette miserable vie, estant la premiere
occasion de la quitter que j'eusse rencontré
depuis cinq années.

Outre cela j'ay fait encore trois autres
voyages dans l'Amerique, tant
avec les Hollandois qu'avec les Espagnols,
où j'ay eu le temps de me confirmer
dans toutes les choses que j'ay
remarquées la premiere fois dans ces
païs; sur quoy j'ay fait la carte que l'on
trouvera au commencement de ce Livre,
qui est aussi exacte qu'on en puisse
voir.

Cependant les Avanturiers, qui
avoient toûjours sur le cœur le tort
que Morgan leur avoit fait, & qui ne
perdoient point l'envie de s'en venger,
crurent à la fin en avoir trouvé un
moyen infaillible. Ils apprirent que
Morgan se preparoit à aller prendre
possession de l'Isle de Sainte Catherine,
soit qu'il ne se crust pas en assurance
à la Jamaïque, qu'il se méfiast du Gouverneur,
& qu'il voulust s'assurer de
tout, parce qu'il craignoit tout, aprés


313

Page 313
veut marier, il convient avec le pere
& la mere de la fille, ensuite on s'assemble,
on se réjoüit, & le lendemain
des noces la fille vient se presenter devant
sa mere, se jette par terre & rompt
un petit chapeau de verdure, que les
vierges portent ordinairement, & fait
plusieurs gemissemens, pour faire voir
le regret qu'elle a d'avoir perdu sa virginité.

Ces Indiens sont fort laborieux &

Habileté de
ces gens à faire
plusieurs
sortes d'ouvrages.

éloignez de la paresse des autres. Leur
genie paroist à faire mille petits ouvrages
jolis, mais peu utiles. Il se trouve
dans leur païs quantité de bois qui
leur fournit de tres-belles teintures:
celuy dont nous nous servons pour le
noir & le violet vient delà, c'est pourquoy
on l'appelle bois de Campesche.
Leurs habitations sont tres belles, & ils
n'y plantent que des choses necessaires
à la vie. Les femmes filent du coton,
dont ils font des hamacs qui sont une
maniere de lits tres-beaux. On ne les
voit jamais en guerre avec les autres
Indiens, parce qu'ils en sont fort éloignez,
les Espagnols estant seulement
leurs voisins. Leur plus grand voyage
est sur les Isles qui sont au Golfe

314

Page 314
des Honduras, où ils demeurent
quelquefois, mais pour l'ordinaiire,
ils retournent toûjours en terre ferme.

Aprés cette petite disgression, je reviens
à nos Avanturiers que nous avons
laissez sur les petites Isles. Quand ils y
eurent séjourné environ trois mois, l'O-

L'Olonois
aprend la venuë
du vaisseau
qu'il attendoit,
&
fait preparer
ses gens,
lonois eut nouvelle que la Hourque dont
nous avons parlé, qui devoit venir,
approchoit. Aussi-tost il donna ordre
qu'on eût à appareiller les vaisseaux en
diligence, de peur qu'elle n'eût le
temps de se décharger. D'autres opinerent
au contraire, & dirent qu'il valoit
mieux attendre son retour, parce
qu'elle auroit de l'argent, que de la
prendre ainsi, lors qu'elle n'avoit que
des marchandises. Ce dernier avis fut
bien receu de tous; ils ne laisserent
pas d'envoyer des Canots pour observer
ce vaisseau: mais ceux qui le montoient,
ayant apris que les Avantuturiers
estoient à cette côte, se contenterent
de débarquer les marchandises,
& ne precipiterent point leur retour.

L'Olonois & ses gens ennuyez d'attendre,
eurent quelque soupçon que
ce vaisseau leur pourroit échapper,


315

Page 315
c'est pourquoy ils resolurent de l'aller
attaquer, ne sçachant pas si à mesure
qu'on en déchargeoit les marchandises,
on en embarquoit de nouvelles.

Dans cette incertitude, ils ne per-

Il attaque
le vasseau,
succez du
combat,
dirent point de temps, & furent à son
bord; mais les Espagnols qui avoient
esté avertis, s'étoient déja précautionnez,
ayant preparé leur canon & débâclé
leur navire, c'est à dire osté tout
ce qui leur pourroit nuire pour le
combat, leur canon estoit en batterie
au nombre de cinquante-six pieces,
outre beaucoup de feux d'artifices qu'ils
avoient, comme grenades, pots à feu,
torches, saucissons, coffres à feu, le
tout sur les Chasteaux d'Avant &
d'Ariere.

Quand nos Avanturiers approcherent,
ils s'apperceurent bien qu'ils estoient
découverts & attendus: cependant ils
ne laisserent pas de l'attaquer. Les Espagnols
se mitent en deffense, & embarasserent
les Avanturiers, quoy qu'ils
fussenten plus grand nombre. Mais aprés
avoir combatu presque un jour entier,
les Espagnols qui n'estoient gueres
plus de soixante hommes se lasserent;
& les Avanturiers voyant que leur feu


316

Page 316
diminuoit, les aborderent & se rendirent
maistres du bâtiment.

Aussi-tost l'Olonois envoya de ces
petits bâtimens dans la riviere, afin de
pouvoir prendre la Patache, que les
Espagnols disoient venir, chargée de
cochenille, d'indigot & d'argent. Mais
ayant sceu la prise de la Hourque, ils
ne firent pas descendre la patache, & se
retrancherent si bien sur la riviere que
les Avanturiers n'oserent rien entreprendre.

Faute & imprudence
des
Avanturiers.
L'Olonois n'avoit pas fait si grand
butin en prenant ce bâtiment, comme
il s'estoit imaginé, parce qu'il avoit
esté découvert; mais s'il l'eust pris
d'abord qu'il arriva, il auroit eu toute
sa charge, qui valoit plus d'un million;
ce qu'il devoit faire, pouvant
bien juger, que découvert comme il
l'estoit ayant demeuré prés de six mois
à cette coste, ce bâtiment ne chargeroit
jamais à sa vuë.

On ne trouva dans cette Hourque
qu'environ vingt mille rames de papier,
& cent tonneaux de fer en barre
qui servoit de latte au Vaisseau. On
y trouva aussi quelques ballots de Marchandises,
mais de peu de valeur, ce


317

Page 317
n'estoient que des Toiles, Sarges,
Draps & Ruban de Fil en grande
quantité. Tout cela ne laissoit pas de
valoir de l'argent; & cependant ces
gens n'en profiterent presque point;
car ayant partagé ce qui pouvoit estre à
leur usage, ils perdirent le reste, comme
le papier dont ils se servoient en
maniere de Serviettes, & à faire mille
autres bagatelles: Quelques huiles d'Olives
& d'Amandes furent consumées
inutilement.

Beaucoup de ces Avanturiers nou-

La pluspart
des Avanturiers
abandonnent
l'Olonois,
ce qui
leur arrive.
veaux venus de France, qui n'entreprirent
ce voyage avec l'Olonois, qu'à
cause qu'ils l'avoient veu revenir de
Marecaye comblé de biens; ennuyez
de cette miserable vie, commencerent à
murmurer, & à dire qu'ils vouloient
retourner à l'Isle de la Tortuë. Les
vieux Avanturiers accoûtumez à cela,
se mocquerent d'eux, disant qu'ils aimoient
mieux perir, que de retourner à
la Tortuë sans argent. Enfin ils se liguerent
les uns contre les autres: Les
plus experimentez de ces Avanturiers,
voyant que le voyage de Nicarague ne
reussissoit point, s'embarquerent la
pluspart en secret sur le Bâtiment que

318

Page 318
montoit Moyse Vauclin, qu'on avoit
pris au Port de Cavallo, & qui alloit
fort bien à la voile.

Tous ces gens étant de concert, resolurent
de quitter l'Olonois, & de
s'en aller à la Tortuë racommoder
leur Bâtiment, & en suite retourner
en course, ce qu'ils firent; mais lors
qu'ils voulurent sortir ils échoüerent
sur un Ressif, & par là leur dessein fut
arresté. Si ce Bâtiment n'avoit pas peri
de cette sorte, il auroit bien fait du
mal aux Espagnols, car c'étoit le meilleur
Voilier qu'on cust vû depuis cinquante
ans dans l'Amerique.

Cependant Moyse Vauclin se voyant
sans Vaisseau, chercha l'occasion d'en
r'avoir un autre, & la dessus il trouva
le Chevalier du Plessis fort à propos
qui venoit de France, exprés pour
croiser sur les Espagnols: Et comme
Vauclin connoissoit tres-bien le païs, &
les lieux où les Espagnols se rencontrent,
il fut bien reçu du Chevalier,
qui luy promit la premiere prise qu'il
feroit, en cas qu'il se retirast en France;
mais il ne pût accomplir sa promesse,
car en combattant contre un Navire
Espagnol de trente-six pieces de Canon,


319

Page 319
il fut tué, & Moyse declaré Capitaine
de son Vaisseau, avec lequel il
fit une prise devant la Havana chargée
de Cacao, qui valoit plus de cent cinquante
mille livres.

L'Olonois qui estoit dans les Honduras
eut tant de dépit contre Moyse
qui l'avoit ainsi quitté, qu'il jura de
s'en venger, si jamais il le rencontroit.
Un nommé le Picard l'abandonna aussi;
mais au lieu de retourner à la Tor-

L'Olonois
abandonné
ne laisle pas
d'entreprendre.

tuë, il fut le long de la coste de Costarica,
où il croisa devant la Riviere de
Chagre, afin de prendre le premier
Bâtiment qui viendroit. Ennuyé d'être
là sans rien faire, il resolut avec
son Equipage d'environ quatre-vingts
hommes, de descendre dans la Riviere
de Veragua, & de piller le Bourg de
mesme nom, qui est sur cette Riviere.
Il executa son entreprise, car il le
pilla assez facilement, & sans trouver
grande resistance, ny beaucoup de
choses, à cause qu'il ne demeure dans
ce Bourg que des Esclaves qui vont
foüiller la terre sur de certaines montagnes
prés de là.

Ils mettent cette terre dans des sacs,
& la vont laver, aprés ils y trouuen


320

Page 320
de petits morceaux d'or tres-pur &
tres-fin. Ces Esclaves appartiennent à
des Bourgeois & à des Marchands de
Ia Ville de Nata, située sur la mer du
Sud à vingt lieuës de ce Bourg, qui
n'est basty sur cette Riviere que pour
y occuper des Esclaves, & quelques
Bandits Espagnols qui s'y sont venus
refugier.

Le Picard n'eut pas là demeuré longtemps,
que les Espagnols, qui s'étoient
amassez, & qui venus de Nata,
& de Penonome, le contraignirent de
décamper au plus vîte; ce qu'il ne pût
faire sans se battre, mais ce fut en retraite
du mieux qu'il pût, & non pas
sans laisser quelques-uns des siens, tant
morts que blessez, & des prisonniers
qui estoient demeurez derriere dans un
petit Canot. Ils n'eurent pas mesme
le loisir de prendre tout leur butin, &
n'emporterent qu'environ trois ou quatre
livres d'or qu'ils trouverent dans
des flacons; si bien que le Picard fut
courir le bon bord pour trouver une
meilleure fortune.

Inquietude,
course &
naufrage de
l'Olonois,
L'Olonois se voyant avec si peu de
monde, estoit fort en peine, ayant un
grand Vaisseau équipé de 300. hommes,

321

Page 321
& sans vivres, si bien qu'il estoit
contraint d'aller tous les jours à terre
pour en avoir. Ils tuoient tout ce qu'ils
rencontroient, & le plus souvent des
oyseaux & des singes: Voilà ce qu'ils
faisoient de jour; & de nuit avec le
vent de terre, ils taschoient à sortir & à
avancer chemin autant qu'ils pouvoient.
Aprés beaucoup de peine ils gagnerent
le Cap Gracia à dios, & furent jusques
aux Isles de Las Perlas, & de Carneland.

L'Olonois avoit encore quelque esperance
de faire descente à Nicaragua,
à dessein d'y laisser son Navire, & de
gagner la Riviere de Saint Iean avec
les Canots qu'il avoit. C'estoit par
cette Riviere qu'il devoit entrer dans
le Lac de Nicaragua: En effet, il y laissa
son Navire, mais non pas comme il
le croyoit; car ce Vaisseau tirant beaucoup
d'eau, il le voulut approcher de
la coste; & le mit sur un Ressif, d'où
il ne le pût jamais retirer, quoy qu'il
mit d'abord tous ses Canots à terre, &
déchargeast le canon, tout cela ne luy
servit de rien: Comme il n'y avoit aucun
remede, tous ces gens furent à terre,
où ils firent des ajoupas, qui sont


322

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de petites Loges semblables à une Baraque,
en attendant qu'il passast quelque
Bâtiment pour les retirer de là.

Cependant l'Olonois accoûtumé aux
traverses, ne se donna point de chagrin
de tout cecy, au moins ne le fit-il
point paroistre, & conjura ses gens de
ne point perdre courage, leur disant
qu'il avoit trouvé le moyen de sortir de
ce lieu, & de faire encore fortune avant
que de retourner à l'Isle de la Tortuë.

Expedient
de l'Olonois
aprés son naufrage.

Il occupa une partie de ses gens à planter
des vivres sur cette Isle, c'est à dire
des pois, qui dans six semaines viennent
bons à manger; les uns à aller à la
chasse & à la pesche, & les autres à dépecer
le Bâtiment, & en tirer autant
de bois & de clou qu'ils pourroient,
afin d'en faire une Barque longue, &
avec leurs Canots ils esperoient encore
entrer dans le Lac de Nicaragua. Pendant
que nos Avanturiers feront leur
Barque, je donneray icy une petite
description des Isles de Carneland.

Ces Isles sont proche de quantité
d'autres situées sous le douziéme degré,
cinquante minutes de latitude Septentrionale,
environ à quarante lieuës du
Cap de Gracia à dios. Elles sont habitées


323

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par une sorte d'Indiens de terre ferme,
qui y viennent quelquefois passer
une partie de l'année. L'une de ces Isles
est plus grande que l'autre, & la plus
grande peut avoir quatre à cinq lieuës
de tour; & l'autre trois. Le terroir en
est tres-bon & fort fertile; il rapporte
de grands bois, si bien qu'on y pourroit
demeurer: le plus grand mal est
qu'il n'y a d'eau que par le moyen des
puits qu'on y fait, qui donnent de l'eau
moitié douce & moitié salée.

Les Avanturiers viennent souvent à

Mauvais Indiens
de terre
ferme.
ces Isles, à cause qu'ils n'oseroient aller
en terre ferme, parce que les Indiens
sont méchants, & ne veulent souffrir
aucune Nation, estant sans demeure,
& toûjours errants dans les bois.
Jamais les Avanturiers n'avoient pû découvrir
ces Indiens qui viennent sur les
Isles, que lors que l'Olonois y fut: car
ceux qui furent destinez pour la chasse,
en trouverent trois, qui n'eurent point
le temps de se refugier sans estre pris:
on les poursuivit si vivement, qu'on
Les Avanturiers
en
prennent trois
à la chasse.
les vit entrer dans une taniere sous terre;
où sans rien craindre on les suivit,
on les prit, & on les amena au quartier
de l'Olonois, sans leur faire aucun

324

Page 324
mal. Ils estoient trois, sçavoir deux
femmes & un homme.

Nos Avanturiers croyoient avoir
trouvé la pierre philosophale, d'avoir
ces gens; ils pensoient faire amitié avec
eux, afin de pouvoir entrer dans leur
païs: mais ils furent trompez, car aprés
leur avoir fait toutes les caresses du
monde, ils donnerent aux femmes
quantité de miroirs, & d'autres choses
de cette nature, qu'on presente ordinairement
aux femmes, & aux hommes
des haches, des coûteaux, & des
instrumens pour pescher: mais au lieu
que les autres Indiens estiment toutes

Presens que
les Indiens
méprisent.
ces choses, ceux-cy les mépriserent, en
sorte qu'ils ne daignerent pas les regarder.
Pendant qu'ils furent avec les
Avanturiers ils ne se parlerent jamais:
on leur presenta à manger des fruits,
& des choses qu'ils connoissoient bien,
ils en mangerent. Aprés on les mit en
liberté, & on leur fit signe de s'en aller
avec leurs camarades, & de leur porter
ces choses que les Avanturiers leur
avoient données; mais ils n'en voulurent
rien faire, seulement l'homme prit
quelques coûteaux, & aprés ils se sauverent,
sans que depuis on les ait pû revoir;

325

Page 325
& dés le lendemain un des Avanturiers
s'estant émancipé d'aller seul à la
chasse, il fut pris par eux, rôti & mangé, à
Destinée
d'un Avanturier
pris par
les Indiens.
ce qu'on a pû conjecturer, à cause que
trois jours aprés on trouva un pied &
une main de ce miserable, qui estoient
brûlez.

Un jour un Avanturier de la Jamaïque
vint moüiller à ces Isles la nuit, ils
vinrent sous l'eau, & luy emporterent
son ancre qui pouvoit peser six cens livres,
& attacherent le cable à un rocher.
Il y a le long de cette coste de
tres-méchans Indiens que les Espagnols
n'ont jamais pû dompter. Quand je
passeray à ma troisiéme Partie, je raconteray
encore quelques histoires assez
curieuses de ces Indiens.

L'Olonois vint enfin à bout de son
dessein, & dans l'espace de dix mois
qu'il fut sur ces Isles avec son monde,
il bâtit une Barque longue, capable de
porter la plus grande partie de ses gens,
qu'il mit dessus, & le reste dans ses Canots,
& fut en cet équipage dans la Ri-

L'Olonois
découvert par
les Indiens.
viere de S. Jean, nommée par les Espagnols
autrefois Desaguadera. Ayant
entré assez avant dans cette Riviere, il
fut découvert par des Indiens qui apartenoient

326

Page 326
aux Espagnols, qui les en
avertirent promptement; si bien que
les Espagnols envoyerent aussi-tost une
troupe d'Indiens au devant de l'Olonois,
qui l'empescherent de monter la
Riviere, & l'obligerent à se retirer avec
perte de beaucoup de ses gens.

Desolation
des Avanturiers.

Au sortir de la Riviere nos Avanturiers
estoient bien desolez de ne pouvoir
rien faire, ni retourner à l'Isle de
la Tortuë, à cause qu'ils n'avoient point
de vaisseaux; ce qui les obligea à se separer,
de peur de s'affamer les uns &
les autres, & chacun fut de son bord;
une partie vint au Cap de Gracia à dios,
où elle demeura avec une Nation
d'Indiens qui souffrent les Avanturiers
chez eux, & mesme les aiment. L'autre
partie vint dans un lieu nommé Boca
del Tauro,
où il arrive souvent des
Avanturiers, pour chercher de la Tortuë
pour ravitailler leurs vaisseaux.
Ceux-cy avoient en veuë que quand
il en viendroit quelques-uns, ils s'embarqueroient
avec eux.

Estant arrivez ils se mirent à terre en
un lieu nommé la Pointe à diegue, à
cause qu'il y avoit là de l'eau bonne à
boire. Ayant tiré leurs Canots à terre,


327

Page 327
ils firent un Fort, c'est à dire un retranchement
de pieux, afin de se garantir
des Indiens, qui y sont fort à craindre.
L'Olonois avec sa Barque fut pour croiser
devant Cartagene, & en passant les
Bayes Barou, qui sont proche du Golfe
L'Olonois
croisant devant
Cartagene,
est obligé
d'aller à terre.
Son malheur.

del Darien, il fut obligé d'aller à terre,
afin de chercher à piller quelque
Bourgade, fussent des Indiens, ou des
Espagnols, pour avoir des vivres: mais
cela ne luy réüssit non plus que les autres
fois, au contraire bien moins; car
il fut pris par les Indiens sauvages que
les Espagnols appellent Indios brauos,
qui le hacherent par quartiers, le firent
rotir & le mangerent.

Voilà quelle fut la vie & la fin de
l'Olonois; ses camarades qui en échaperent,
vinrent à la Tortuë avec leur
Barque, n'ayant jamais fait course plus
funeste que celle-là. J'oubliois à dire
qu'une partie du monde de l'Olonois,
qui s'estoit retirée sur une Isle le long
de la coste de Cartagene, nommée l'Isle
forte,
trouverent des Anglois Avanturiers,
qui avoient dessein de faire aussi
quelque descente en terre ferme, ces
gens furent bien aises d'avoir cette occasion,
afin de se delivrer, dans l'esperance


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de faire encore quelque butin. Ils
dirent à ces Avanturiers Anglois, qu'ils
avoient encore de leurs camarades en
beaucoup de lieux le long de la coste.
Les Anglois réjoüis d'apprendre cette
nouvelle, les chercherent, & les prirent
dans leurs vaisseaux. Le dessein des Anglois
estoit de monter sur la Riviere de
Moustique, qui est au Cap de Gracia
à dios,
& là de trouver quelque Ville Espagnole,
pour la piller, à cause que personne
n'y avoit jamais esté; & de plus,
un des leurs les avoit assurez qu'il y
avoit communication de cette Riviere
dans le Lac de Nicaragua: si bien que
sous cette esperance les Avanturiers
s'embarquerent au nombre de cinq cens
dans des Canots pour monter cette Riviere:
mais aprés l'avoir tenté quinze
jours durant, sans rien trouver que des
petits lieux où les Indiens se retiroient,
tout dénuez de vivres, à cause qu'ils
avoient brûlé ce qu'ils n'avoient pû
emporter; chercherent divers moyens
pour se tirer de cet embarras.

Enfin ces Avanturiers voyant qu'ils
ne gagnoient rien, furent au travers
des bois voir s'ils ne trouveroient point
de chemin; & aprés avoir esté quelques


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jours à courir d'un costé & d'autre, ils
ne purent découvrir aucune route, ni
prendre de prisonnier qui leur servist
de guide. Ils s'en retournerent donc
Extremirez
où sont reduits
les gens
de l'Olonois.
sans avoir rien fait. La faim qui les
pressoit extrémement, precipitoit encore
leur retour; & faute de vivres ils
devenoient si foibles qu'ils ne pouvoient
plus avancer, & resolurent de tuer des
Indiens pour manger, s'ils en trouvoient:
cependant ils estoient contraints
de manger de l'herbe & des
feüilles d'arbres. Ils ne laisserent pourtant
pas de regagner peu à peu le bord
de la mer, où ils trouverent les Indiens
du Cap de Gracia à dios, qui
leur donnerent des vivres; & ils demeurerent
quelque temps dans ce lieu avant
de se rembarquer: ils auroient mesme
entrepris encore quelque chose, mais
la necessité fut cause que la dissention
se mit entr'eux: toutefois ils se separerent
sans autre disgrace que la faim qu'ils
avoient endurée.

Lorsque je fais reflexion à ce que

Reflexion
de l'Autheur
sur quelques
évenemens de
son Histoire.
j'ay déja dit des Avanturiers, & à ce
qui me reste à dire, je ne doute point
que parmi ceux qui verront leur histoire,
il ne s'en trouve quelques-uns de

330

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creance soupçonneuse, & qui lisant
quelque chose un peu hors du commun,
ne le prennent aussi-tost pour un
Roman. Je ne conseille pas à ces Messieurs
de lire la vie de ces gens-là, où
tout est extraordinaire.

En effet, comme ils sont presque
toûjours sur mer, & que cet element
est sans cesse agité de furieuses tempestes,
ils font souvent naufrage, & ces naufrages
les jettent en des perils aussi surprenans
que fâcheux. Comme ils forment
des entreprises hardies & difficiles, l'execution
de ces entreprises les expose à
tout moment à des avantures également
étonnantes & incroyables.

Ainsi que peut-on penser quand on
voit Pierre le Grand avec un petit vaisseau
monté de quatre petites pieces de
canon, & de vingt hommes, se rendre
maistre presque en un instant du ViceAmiral
des Galions du Roy d'Espagne,
& s'en retourner en Europe riche à jamais?

Que peut-on s'imaginer lors qu'on
apprend que Roc, aprés son naufrage,
marche en victorieux dans un pays ennemi;
qu'il défait, en chemin faisant, les
Espagnols, s'empare de leurs chevaux,


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se saisit d'une Barque, & se tire enfin
d'un grand peril, sans avoir eu que
deux de ses gens blessez, & deux de
tuez?

Que peut-on croire enfin en lisant
que l'Olonois découvert par les ennemis,
accompagné de peu des siens, ait
attaqué & pris une Fregate armée de
dix pieces de canon & de quatre-vingts
hommes de la plus belle & de la plus
vigoureuse jeunesse de Havana; & qu'il
ait fait ensuite tout ce que nous avons
veu?

Certainement ces choses sont extraordinaires;
mais aussi pour peu qu'on
soit de bon sens & sans prévention, il
est aisé de voir qu'elles sont accompagnées
de circonstances si originales & si
naturelles, qu'il est mal-aisé d'en douter,
puis qu'enfin elles respirent par tout
la verité. D'ailleurs, toutes extraordinaires
qu'elles sont, je puis bien assurer
que je les ay veuës moy mesme; & si
mon témoignage ne suffit pas pour les
faire croire, je puis le confirmer par
celuy de quantité de gens de considera-

Témoignages
pour la
verité de cette
Histoire.
tion, qui sont encore pleins de vie,
que je nommerois volontiers, n'estoit
qu'ils sont maintenant dans des postes

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avantageux, & qu'ils seroient peutestre
fàchez qu'on sceust qu'ils ayent
esté Avanturiers; bien qu'en cette qualité
ils ayent fait mille belles actions, qui
meriteroient d'estre rapportées. Je pense
toutefois qu'ils ne se soucient gueres
qu'on les rapporte, puisqu'ils en ont
fait depuis d'aussi belles, mais plus glorieuses
pour eux, & plus utiles pour
leur patrie, les ayant faites pour le service
de leur Prince.

Pour revenir à ceux qui prennent
pour Roman tout ce qu'ils lisent
avec surprise, que diroient-ils, si on

Alexandre
surnommé le
Bras de fer.
leur rapportoit les expeditions d'Alexandre
surnommé le Bras de fer, à
cause de la force de son poignet. On
peut dire que ce nouvel Alexandre a
autant signalé son nom entre les Avanturiers,
que l'ancien Alexandre a distin-
Alexandre
le Grand
Avanturier.
gué le sien entre les Conquerans. On ne
doit pas trouver la comparaison étrange,
car enfin Alexandre, tout Alexandre
qu'il estoit, estoit-il autre chose qu'un
Avanturier, mais un Avanturier de condition,
comme estoit aussi le nostre?

Il estoit beau de visage, vigoureux
de corps; j'en puis parler pour l'avoir
vû de prés, parce que je l'ay pensé &


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gueri d'une blessure considerable. Ma
fortune estoit faite aprés cette cure, s'il
avoit esté aussi liberal qu'Alexandre,
mais par malheur il ne l'estoit pas. Il
avoit beaucoup de teste quand il s'agissoit
d'entreprendre, & bien du courage
quand il faloit executer. Il montoit
un vaisseau nommé le Phenix, ainsi
appellé, à cause qu'il estoit unique dans
sa structure, comme l'oyseau dont il
portoit le nom, supposé qu'il soit au
monde, est unique dans son espece.

Bien different des autres Avanturiers,
qui vont en course avec des Flottes entieres,
il n'y alloit jamais qu'avec ce
seul vaisseau tout rempli de gens d'élite
& de resolution comme luy. Je ne
diray qu'un seul incident de sa vie, qu'il
m'a recité luy-mesme en Espagnol, &
que je rapporte icy en François.

Une fois qu'il estoit en mer pour l'execution
d'un dessein de consequence,
qu'il est inutile de dire, puisqu'il ne
reüssit pas, aprés un long calme il fut
tout à coup surpris d'un grand orage
accompagné de vents & de tonnerres fu-

Naufrage
d'Alexandre
Avanturier.
Comme il se
sauve avec ses
gens.
rieux. Les vents luy briserent tous ses
mats, & le tonnerre mit le feu à la soute
aux poudres, qui firent sauter toute la

334

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partie du vaisseau, qu'elles occupoient,
& tous ceux qui estoient dessus, qui furent
tuez avant que d'estre dans l'eau.
Ceux de l'autre partie du vaisseau se
trouverent tout à coup dans la mer;
comme ils estoient fort prés de terre, il
s'en sauva pour le moins trente ou quarante
à la nage, & nostre Alexandre
qui estoit tres-vigoureux, ne fut pas des
derniers. Ils aborderent à quelques Isles
aux environs de Boca del Drago, habitées
par des Indiens qu'on n'a pû encore
reduire, dont je ne dis rien icy, parce
que j'en parleray ailleurs.

Ils parcoururent quelque temps les
bords de la mer, pour recueillir ce qu'ils
pourroient du debris de leur naufrage.
Ils trouverent assez de fuzils pour s'armer,
& d'autres munitions de guerre
que le flot avoit apportées. Ils songerent
à se garantir des insultes des Indiens,
qui sont terribles dans ces contrées,
à reconnoistre les lieux, de
peur de surprise; & enfin à observer
quand il viendroit quelque Bâtiment,
pour les tirer de cet endroit: c'est pourquoy
ils ne quittoient gueres le bord
de la mer.

Un jour qu'ils regardoient à leus


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ordinaire, ils apperceurent d'assez loin
un vaisseau en mer, qui tiroit droit où
ils estoient: ils se cacherent, se doutant
Il découvre
un vaisseau en
mer.
bien que le vaisseau n'approcheroit pas,
s'ils se montroient. Les uns estoient d'avis
qu'on priast les Chefs de ce vaisseau
de les prendre dans leur bord: les autres
au contraire opinoient à se défendre,
craignant qu'on ne leur ostast la
liberté, & qu'on ne leur fist peut estre
pis. Alexandre qui estoit vif à deliberer,
& encore plus prompt à se resoudre,
decida que bien loin de se défendre,
il falloit attaquer. Les Avanturiers
defererent tous à son sentiment, parce
qu'il avoit beaucoup d'ascendant sur
eux, & qu'ils se confioient entierement
à sa conduite & à sa valeur, qu'ils avoient
déja éprouvée en mille occasions.

Là-dessus le vaisseau aborda, attiré,
comme on a sceu depuis, par l'odeur
des fruits qui sont tres excellens sur ces
costes; & par la disette d'eau où ils
estoient, qu'on y trouve aussi tresbonne.
C'estoit un vaisseau Marchand
fort bien équipé en guerre. Les Capitaines
firent descendre d'abord leurs
meilleurs Soldats à terre, & se mirent
à leur teste, parce qu'ils sçavoient les


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perils que l'on couroit dans ce lieu, à
cause des Indiens dont j'ay parlé: car
ils ne songeoient gueres à nos gens qui
se tenoient toûjours cachez, & prests à
executer les choses que nous allons
voir.

Il est bon de remarquer que nos
Avanturiers avoient demeuré assez longtemps
dans ces lieux pour en sçavoir
tous les détours. Ils se glisserent donc
fort doucement le long des bois, qui
estoient touffus alors, défilerent ensui-

Grande entreprise,
&
son succés.
te par des routes secretes qu'ils connoissoient,
en sorte qu'en peu de temps
ils environnerent le grand chemin qui
coupoit ce bois, & que leurs ennemis
tenoient, de peur de surprise. Ils marchoient
tous en bon ordre. Nos Avanturiers
cependant se tenoient derriere
les arbres, parce que s'ils avoient combatu
à découvert, les ennemis, qui
estoient en plus grand nombre, n'auroient
pas manqué de les défaire. Nos
Avanturiers, dis-je, qui ne les perdoient
point de veuë, firent tout à
coup sur eux une décharge aussi meurtriere
qu'imprévuë. Aussi-tost les ennemis
firent face, & pourtant sans tirer,
parce qu'ils ne voyoient personne: mais

337

Page 337
comme ils voyoient tomber sans cesse
quelques-uns des leurs, & qu'ils n'apercevoient
point de fléches, ils connurent
aussi-tost qu'ils avoient affaire à
d'autres qu'à des Indiens; & pour rendre
inutile le feu des ennemis qui continuoient
toûjours, s'aviserent de se
mettre ventre à terre, & resolurent de
ne se point relever, ou que ce feu n'eût
cessé, ou qu'ils ne vissent quelques-uns
paroistre.

Les Avanturiers qui regardoient toûjours
par les ouvertures qu'ils avoient
faites dans l'épaisseur du feüillage, pour
eux & pour le passage de leurs fusils,
furent bien surpris de ne plus rien voir
tout d'un coup. En effet leurs enne-

Expedient
qui surprend
les Avanturiers.

mis se couchant à terre, avoient comme
disparu à leurs yeux; ils s'imaginerent
d'abord qu'ils pourroient s'etre retirez,
mais n'ayant point entendu de
bruit qui eust marqué leur retraite, ils
ne sçavoient ce qu'ils estoient devenus,
encore moins ce qu'ils devoient
faire.

Alexandre se trouvoit dans la mesme
peine; mais impatient de vaincre, il se
détermina bien viste, & sortit accompagné
de ceux qui étoient alors auprés


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de luy pour aller chercher les ennemis,
qui ne l'aperçurent pas plûtost, que
crier, se relever, & estre à luy, ne fut
qu'une mesme chose. Alexandre les
voyant venir avec tant d'impetuosité,
se mit à quartier avec les siens, & laissa
passer le torrent; en suite, il s'attacha à
celuy qui marchoit à leur teste, & luy
porta d'abord un coup de Sabre, qui
coula sans aucun effet, au long d'un
grand bonnet dont sa teste estoit couverte.
Il alloit redoubler, lors qu'une
racine d'arbre qui sortoit de terre, &
qu'il rencontra malheureusement sous
ses pieds, le fit tomber. A l'instant il
se releva à demy, ne pouvant mieux faire,
parce qu'il estoit étrangement pressé
par son adversaire: Il se leva, dis-je,
à demy de terre, soûtenu sur une main,
& du revers de l'autre, car il avoit le
poignet rude, fit sauter le Sabre de son
ennemi; ce qui luy donna le loisir de
se relever tout à fait, & de crier, à moy
Camarades, à moy, à dessein d'avertir
ceux qui étoient encore dans le bois, lesquels
sortant aussi-tost, qui d'un costé,
qui d'un autre & prenant les ennemis,
tantost à dos, tantost en flanc, puis en
queuë, en firent un grand carnage, &

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enfin se reünissant tous à un signal que
leur fit Alexandre, ils fondirent sur eux
le Sabre à la main, & les trouverent tellement
affoiblis, qu'il tuerent sans peine
jusqu'au dernier, ayant grand soin qu'il
n'en pût échaper un seul.

D'une part ceux qui estoient demeurez
dans le Vaisseau entendans le bruit
de la mousqueterie, crurent que leurs
gens avoient rencontré quelque embuscade,
ou quelque parti d'Indiens; mais
comme la troupe de Soldats qui estoit
sortie du Vaisseau, estoit brave & nombreuse,
ils crurent facilement qu'elle
avoit taillé en pieces ces Indiens, &
que ceux qui auroient pû se sauver, se
seroient sauvez tout tremblans dans
leurs Cavernes. C'est pourquoy ils se
contenterent de tirer tout le canon de
leur bord pour les esfrayer encore davantage.

D'autre part nos Avanturiers ne perdirent
point de temps: ils dépoüillerent
les morts, se vestirent de leurs habits,
s'accommoderent de leurs armes, & furent
chercher quantité de fléches dont
ils se chargerent; ils les avoient prises
sur les Indiens qu'ils avoient battus en
plusieurs rentontres. En cet état, &


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ayant le visage presque tout caché sous
de grands bonnets qu'ils avoient ostez
à leurs ennemis, poussant de grands cris,
pour marque de leur victoire, ils marcherent
vers le Vaisseau: Ceux qui
estoient dedans les voyant venir en cet
équipage, & chargez des dépoüilles de
leurs ennemis, le jugeant ainsi à cause
des fléches qu'ils portoient, furent aisément
persuadez que c'estoit leurs Camarades
qui revenoient vainqueurs, &
les reçurent dans leur bord. Aussi-tost
nos Avanturiers firent main-basse sur
tous ceux qu'ils rencontrerent, qui ne
s'attendant à rien moins, resisterent
peu, parce qu'il n'estoit resté dans le
Vaisseau que des Marchands, des Matelots
& fort peu de Milice. De maniere que
les Avanturiers s'en rendirent bien-tost
Maistres, & le trouverent chargé de toutes
sortes de Marchandises & de richesses,
dont je n'ay point sçû le détail.

J'ay feû d'Alexandre mesme plusieurs
autres entreprises que je n'écris
point. Car j'ay remarqué qu'en les recitant,
il passoit fort legerement sur ce
qui le regardoit, & appuyoit beaucoup
sur ce qui concernoit les autres, leur en
donnant presque toute la gloire: En


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sorte que si j'ay rapporté plusieurs circonstances,
ou pour mieux dire plusieurs
beaux exploits qu'il a faits dans
l'occasion que je viens de dire, je ne
les ay pas sceu de luy, mais de ces Camarades,
qui n'ont pas esté si genereux
pour luy, que luy pour eux; puisque
par envie ou par honte, ils ont caché
beaucoup de belles actions qu'il a faites
ailleurs. Au reste, si je l'ay comparay
au Grand Alexandre, je ne pretends pas
que la comparaison soit tout à fait juste;
car s'il y a quelque rapport, il y a encore
plus de difference. En effet Alexandre
estoit aussi brave que temeraire, &
luy estoit aussi brave que prudent.
Alexandre aymoit le vin, & luy l'eau
de vie: Ensin Alexandre fuyoit les femmes
par grandeur d'ame, & luy les cherchoit
par tendresse de cœur; & pour
preuve de ce que je dis, il s'en trouva
une assez belle dans le vaisseau dont j'ay
parlé, qu'il prefera à tout l'avantage du
Butin.

Je ne garantis pas cette expedition
d'Alexandre, parce que je n'y ay pas
esté present, & que je ne veux assurer
aucune chose dont je n'aye esté témoin.
Aussi n'ay-je raporté celle-cy,


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que pour détromper ceux qui ne peuvent
rien lire qui soit un peu singulier
dans une Relation, sans s'imaginer
qu'on leur en impose, & cela faute
d'experience; car pour moy, j'avoüeray
sans façon que l'évenement dont il
s'agit me paroist fort croyable; & j'ajoûteray
mesme, sans toutefois faire
l'esprit fort, qu'il ne m'étonne point du
tout, en ayant veu de plus surprenans
que je raconteray dans ce qui suit.

Fin de la seconde Partie.