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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Chapitre XIII.
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Chapitre XIII.

Des habitans, leur maniere de bastir
& de vivre avec leurs serviteurs;
& ce qui est arrivé à l'Auteur sur
l'Isle de la Tortuë.

CEux qui ont commencé d'habiter
les premiers les Isles Espagnoles &
de la Tortuë, sont venus des Antilles;
& comme le nombre s'est toûjours accrû,
& que la Tortuë leur sembloit
trop petite, joint à cela qu'ils craignoient
que le terrain ne leur donnast
pas assez de profit; quelques-uns estant
las de la chasse, & ayant déja éprouvé
dans les Isles que la vie d'habitant estoit
plus douce que celle de Chasseur, resolurent
de faire des habitations sur l'Isle:
& pour cela ils chercherent un lieu
éloigné des Espagnols, afin qu'ils ne
les troublassent point. Ils furent done
se placer à la grande Ance qui est à
l'Occident de cette Isle, & éloigné de
plus de cent cinquante lieuës des Espagnols,
comme on le peut voir dans la
Carte.


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Le nombre croissant tous les jours,
tant de ceux qui descendoient des
Isles à dessein d'habiter, que des Chasseurs
qui quittoient la chasse: ils sont
enfin montez jusqu'à l'Eaugane, dis-

Augmentation
des Colonies
Françoises.

tante de cette premiere place de vingt
à vingt-cinq lieuës. Ils ont esté environ
quinze à vingt ans sans entreprendre
d'habiter ailleurs; mais M. Ogeron
estant Gouverneur de la Tortuë, com
me je l'ay fait voir, a tellement étably
& augmenté la Colonie, qu'il a
fait peupler les lieux les plus voisins de
la Tortuë, ce qu'on nomme aujourd'huy
la grande Terre, depuis le port
de Paix jusqu'au port Margot, où il
commença luy-mesme d'y faire une
habitation. Depuis ce temps-là, ces
peuples se sont tellement multipliez,
qu'ils s'étendent jusques à l'Ancon de
Loüise,
au port François, au trou
Charles Morin,
& jusqu'à Limonada,
où ils ne craignent nullement les Espagnols.

Societé des
François pour
commencer
une habitation.

Quand ils veulent commencer une
habitation, ils s'associent deux ensemble,
comme j'ay dit des Boucaniers,
& se nomment, Mattelots, ils font un
Contract entr'eux, par lequel ils mettent

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en commun, tout ce qu'ils ont, &
en peuvent tous deux également disposer.
Si pendant la societé un des
deux venoit à mourir, l'autre demeure
Conditions
de leur societé.

possesseur de tout le bien, au prejudice
des heritiers qui pourroient venir
de l'Europe reclamer ses biens, ou par
procuration les faire reclamer. Ils rompent
cette societé quand bon leur semble,
& prennent aussi un troisiéme aux
mesmes conditions.

Estant ainsi associez, ils demandent
de la terre au Gouverneur, dans quel
quartier il luy plaira, ce qui ne leur
est jamais refusé. Le Gouverneur envoye
un Officier du quartier, qui leur
mesure une habitation, selon la grandeur
qu'ils demandent; s'ils sont deux,
l'ordinaire est de quatre cens pas Geometriques
de large & soixante de long,
s'ils sont trois, à proportion, afin que
quand ils viennent à partager leur habitation,
ce qui arrive quelquefois,
ils en puissent avoir chacun une de
deux cens pas de large, & de longueur
comme on a dit. L'habitation estant
ainsi bornée, ils choisissent dans cette
étenduë l'endroit qu'ils trouvent le
plus commode pour habiter: ce qui se


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fait ordinairement, en commençant au
bord de la mer.

Quand toutes les habitations d'un
quartier qui sont au bord de la mer
sont prises, ceux qui en veulent plus
haut en peuvent prendre, tout de
mesme que les autres. On nomme ces
habitations du premier étage; & quand
ces quartiers sont bons, il s'en trouve jusqu'à
quatre; & ceux qui sont au bord de
la mer doivent donner passage par dessus
leurs fonds aux autres qui en sont plus
éloignez, & de mesme l'un à l'autre jusqu'à
la derniere. Les premieres habitations,
c'est à dire les plus proches de
la mer, sont les meilleures, estant plus
commodes, tant pour le transport des
marchandises que pour l'eau de la
mer, dont les habitans ont besoin pour
tordre leur tabac.

La premiere chose qu'ils font, quand
ils veulent découvrir un lieu, c'est
d'en chercher un qui soit commode
pour bâtir une loge, qu'ils nomment

Disposition
du lieu, que
les François
choisissent
pour y bâtir
leur habitation.

dans ce commencement, Ajoupa; aprés
ils abattent tout le menu bois qu'ils
laissent fanner, ou secher à demy, ensuite
celuy de haute-futaye, c'est à
dire les grands arbres. A mesure qu'ils

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les abattent, ils en coupent les branches
jusqu'au tronc; ces branches sont
brûlées avec le menu bois, dont ils ont
déja bâti, ils choisissent ordinairement
des places, pour y porter tout ce
bois en monceau, & y mettent le feu,
le tronc & les souches demeurent sur
la terre; car les troncs sont trop gros
& couteroient trop de temps à debiter,
& les souches de mesmes; ils abattent
les arbres, en les coupant avec des haches
à deux ou trois pieds de terre, &
lors que ces troncs & ces souches sont
secs, ce qui arrive dans deux ou trois
ans, ils y mettent le feu, qui les consume,
sans qu'on ait la peine de les
transporter.

Les Sauvages font leurs habitations
de mesme: ils abattent tout d'un coup
les arbres, les laissant tomber péle
méle. Ces arbres ainsi abatus demeurent
cinq ou six mois sur la terre, &
lors qu'ils sont secs, on y met le feu, &
tout se consume en un instant.

Aprés que les habitans ont coupé
environ trente ou quarante pas de bois
en quarré, ils découvrent la terre,
c'est à dire, ils amassent toutes les feüilles,
& commencent à planter des vivres,


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qui sont des legumes, dequoy
ils se nourrissent: ce qu'ils font d'abord,
c'est de semer des pois; aprés
des patattes, du manioc dequoy ils
font de la casave, des bananiers & des
figuiers, qui leur servent dans ces
commencemens de nourriture. Ils plantent
ces derniers dans les lieux les plus
bas & les plus humides, comme le
long des rivieres & autour des sources:
car il n'y a gueres d'habitans qui n'ait
sa demeure proche d'une riviere, ou
d'une source.

Aprés qu'ils ont planté leurs vivres,
ils bâtissent une plus grande loge,
qu'ils nomment à l'imitation des Espagnols,
Case, ils en sont les Charpentiers
& les Entrepreneurs euxmesmes,
ou leurs voisins, chacun y
donne son avis: La construction de

Construction
de leurs bâtimens.

ce bâtiment, est des arbres coupez par
le tronc, en fourches, qu'ils plantent
en terre; ils y en enfoncent trois ou
quatre de quinze à seize pieds de haut,
sur les fourchons desquels ils mettent
une piece de bois, qui est le faîte, ils
en placent à six pieds delà, de chaque
costé huit de mesme qui n'ont
que six à sept pieds de hauteur, sur

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les fourchons desquels ils posent des
pieces de bois, de mesme qu'ils ont
posé sur les premieres, qu'ils nomment
Filieres, & en mettent encore sur
chaque petite fourche, une, qu'ils
nomment des Travers. Aprés de deux
en deux pieds, ils mettent de plus
petites pieces de bois, qui s'accrochent
par le moyen d'une cheville sur le faîte,
& viennent tomber par l'autre bout
en descendant sur ces Filieres.

Quand cela est à ce point, ils amassent
quantité de feüilles de Palmiers, ou
de Roseaux ou Cannes de Sucre pour
les couvrir, & les voisins s'aydent les
uns aux autres; si bien qu'en un jour
ils couvrent cette Loge; aprés ils la
ferment tout autour, avec des roseaux
ou des planches, qui sont de palmiers,
qu'ils nomment pallissades. Ce bâtiment
en cet état, ils plantent quantiré
de petites fourches tout autour, à la
hauteur de deux ou trois pieds de terre,
sur lesquelles ils mettent des bâtons
rangez comme une maniere de
Claye; ils en font autant qu'ils sont
d'hommes à coucher dans cette Case:
Ils mettent là-dessus une paillasse remplie
des feüilles de Bananier, & dessus


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une tente de toille blanche, qu'ils
nomment Pavillon, & appellent le tout
une Cabane, c'est là-dessus qu'ils couchent.

Recompense
de ceux qui
aydent à faire
l'habitation.

La Case ainsi construite, le Maistre
de l'habitation donne pour recompense
à ceux qui luy ont aydé quelques
flacons d'eau de vie, s'il y en a dans
le païs. Ils sont obligez, par societé,
de s'ayder les uns aux autres de cette
maniere, & cela ne se refuse jamais.
Outre cette Case, ils en font encore
quelque petite qui sert de Cuisine.

Soins & occupation
des
Habitans.
Lors que l'Habitant est ainsi accommodé,
il est au dessus de ses affaires:
il songe seulement que les vivres qu'il a
plantez croissent, & à abattre du bois
pour découvrir une place, afin de planter
du Tabac. Ils en abattent suivant
ce qu'ils sont de monde, c'est à dire,
pour mettre autant de deux mille plantes
de Tabac, qu'ils sont d'hòmmes,
veu que le lieu où se plante le Tabac,
veut estre net de toutes sortes d'ordures,
ou d'herbes étrangeres; & pour
cela, ils sont obligez de sercler tous les
huit jours. Si tost qu'ils ont une place
nette pour planter autant de Tabac
qu'ils le jugent à propos: ils en usent

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de la maniere que j'ay montrée. Pendant
qu'il croist, ils bâtissent des Cases
pour le mettre, une ou deux, selon
qu'ils auront de Tabac. Cela se fait
de mesme que la Case dont je viens de
parler. De plus, ils en bâtissent encore
une mediocre, où travaille ordinairement
celuy qui tord le Tabac, &
où on le serre, en attendant la commodité
de l'embarquer.

Dés qu'ils ont une certaine quantité

Leur Commerce.

de Tabac, ils l'envoyent en France,
où ils l'échangent pour de la Marchandise,
qui consiste dans les choses necessaires
à cultiver leur habitation, comme,
haches, houës, grattoirs, couteaux,
toille propre à faire des sacs à
manioc, & à les habiller. Il ne faut
pas oublier la boisson, le vin & l'eau
de vie; car lors qu'il vient un bâtiment
de France, c'est la premiere chose
que ces gens-là songent à acheter; ils
se regalent pendant que cela dure, &
font des débauches extraordinaires.

Il y en a qui passent en France, lors
qu'ils ont gagné quelque chose; ils
achetent eux-mesmes des Marchandises,
& engagent des hommes qu'ils amenent
en ce païs pour les servir, ainsi


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que j'ay dit des Boucaniers. Comme
ils sont ordinairement deux Associez,
l'un demeure sur l'habitation, pendant
que l'autre voyage. Quand ils retournent
de France, ils amenent avec eux
cinq ou six, ou plus d'hommes, selon
qu'ils ont de moyens de payer leurs
passages, qui est de cinquante six livres
pour chacun homme.

Commerce
que l'on fait
des Engagez,
Ils n'ont pas plûtost mis pied à terre,
qu'ils conduisent ces hommes à
l'habitation, & les font travailler. Ils
commercent de ces hommes les uns
avec les autres, & se les vendent pour
trois ans, pour la somme dont ils conviennent,
& les nomment Engagez. Si
un Habitant a plusieurs Engagez, il ne
travaille point; il a un Commandant
qui fait travailler ses gens, à qui on
donne deux mille livres de Tabac par
an, ou une part de ce qui se fait sur
l'habitation.

Comment on
les traite.
Or voicy de la maniere que ces miserables
Engagez sont traitez: Le matin
sitost que le jour commence à paroistre,
Monsieur le Commandant sifle, afin
que tous ses gens viennent au travail,
il permet à ceux qui fument d'allumer
leur pipe de Tabac, & les mene

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au travail, qui consiste à abattre
du bois, ou à cultiver le Tabac. Il est
là avec un certain baston, qu'on nomme
une Lienne: si quelqu'un regarde
derriere luy, ou qu'il soit un moment-sans
agir, il frappe dessus, ny
plus ny moins qu'un Maistre de Galere
sur des Forçats; & malades ou
non, il faut qu'ils travaillent: j'en ay
vû battre à un point, qu'ils n'en sont
jamais relevez. On les met dans un
trou que l'on fait à un coin de l'habitation,
& on n'en parle point davantage.

J'ay connu un Habitant qui avoit

Exemple du
mauvais traitement
qu'on
leur fait.
un Engagé malade à mourir, il le fit
lever afin de tourner une meule, pour
repasser ou aiguiser sa hache; & ce pauvre
miserable ne tournant point à son
gré, car il n'en avoit pas la force; il
luy donna un coup de hache entre les
deux épaules, & le fit tomber sur le
nez. Ce malheureux commença à jetter
quantité de sang par la bouche, &
mourut deux heures aprés; & cependant
ces inhumains ne laissent pas de
passer pour fort indulgens, en comparaison
de ceux des Isles Antilles: car
ces Barbares ont tué une quantité predigieuse

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d'Engagez, depuis que les Colonies
Françoises y sont établies.

Un certain Habitant de Saint Christophe,
nommé Belle-teste, qui estoit
de Dieppe, faisoit gloire d'assommer
un Engagé qui ne travailloit pas à son
gré. J'ay entendu dire à un de ses
parens mesmes, que ce Belle-teste a
assommé plus de trois cens Engagez,
& disoit aprés qu'ils étoient morts de
paresse. Il leur faisoit frotter la bouche
de jaune d'œuf, pour faire croire
qu'il les avoit fait solliciter jusqu'à la
fin.

Un jour un Saint Religieux luy fut
remontrer, & luy reprocher sa cruauté;
sans avoir égard à la remonstrance,
il répondit brusquement, qu'il
avoit esté aussi bien engagé que ces
gens, & qu'on ne l'avoit pas mieux
traité, qu'il estoit venu aux Indes pour
gagner du bien, que pourveu qu'il en
gagnast, & que ses enfans allassent en

Etrange réponse
d'un
avare.
carrosse, il ne se mettoit pas en peine
que le Diable l'emportât.

Il y avoit un autre Habitant de la
Guadeloupe, fort riche, dont le pere
estoit si pauvre, qu'il fut obligé de
s'engager pour aller aux Indes, & par


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je ne sçay quel destin, s'adressa à un
Marchand qui avoit receu de l'argent
de l'Habitant dont j'ay parlé, qui
estoit fils de ce bon homme, pour luy
acheter des gens. Ce bon homme engagé
partit, & étant arrivé crut stre
bien, que d'estre dans les mains de
son propre fils; mais il fut bien trompé
dans son attente, puisque ce fils dénaturé
l'envoya travailler avec les au-
Procedé barbate
d'un fils
envers son
pere.
tres; & comme il n'en faisoit pas aurant
qu'il vouloit, il n'osa pas le battre,
mais il le vendit à un autre Habitant,
qui le connoissant pour ce qu'il étoit,
en usa mieux, car il luy donna
de quoy vivre, aprés luy avoir rendu
la liberté.

Il n'est pas besoin que je cite icy
d'autre avanture que celle qui m'est
arrivée à moy mesme, pour faire voir
le peu de charité que ces gens ont pour
leurs semblables. J'ay déja dit que lors
que Messieurs de la Compagnie Occidentale
abandonnerent l'Isle de la
Tortuë, je fus exposé en vente par
leur Commis General qui m'acheta
pour luy-mesme. Dans la suite, au lieu
de m'employer à ce qui regardoit ma
profession, comme j'en estois convenu


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avec Messieurs de la Compagnie, il ne
m'occupoit qu'aux choses les plus serviles,
& ne me donnoit qu'à moitié
ce que j'avois besoin, soit pour ma
nourriture, ou pour mon vestement.
J'offris de luy payer tous les jours
deux écus, pourveu qu'il me permist
de travailler de ma profession: Loin
d'y consentir, il me disoit seulement
que c'étoit Monsieur le Gouverneur qui
me donnoit de tels conseils, quoy qu'il
n'y eût jamais songé.

Un an aprés mon arrivée, le mauvais
traitement que je recevois me fit
tomber malade. J'étois couché sous
une méchante loge, sans rien prendre
qu'un œuf par jour, qu'une pauvre Esclave
noire m'apportoit. Bien que je
fusse tres-foible, la grande alteration où
j'étois, causée par l'ardeur de ma fiévre,
m'obligeoit souvent de me lever,
& de me traisner le mieux qu'il m'étoit
possible, pour aller boire à une
Source à dix ou douze pas de là.

Ce qui arrive
à l'Autheur
estant
engagé.
Enfin aprés avoir beaucoup souffert,
lors que je croyois mourir, une sueur
universelle & abondante me tira tout
d'un coup d'affaire; mais à peine fusje
délivré de ce mal, que j'en ressentis

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un autre pour le moins aussi fàcheux,
C'étoit une faim pressante, & par malheur
je n'avois pas dequoy manger,
ny la permission d'en aller chercher:
En sorte que j'étois contraint de vivre
d'oranges fort ameres, & qui ne commençoient
qu'à noüer. En un mot, la
faim me reduisit à des extremitez que
j'aurois honte de dire, & pour comble
de maux, on retenoit toutes les lettres
que mes parens m'envoyoient.

Une fois je descendis du Fort de la
Roche, où demeuroit mon Maistre,
à la Basse terre, & j'y rencontray un
Secretaire de M. le Gouverneur, qui
me mena à sa maison, & me donna à
déjeuner avec deux ou trois verres de
vin, & une bouteille pleine, qu'il m'obligea
d'emporter. Mon Maistre qui
avoit vû tout ce qui s'estoit passé, avec
une Lunette d'approche, me fit oster
le vin que j'avois, & mettre dans une
basse-fosse, si-tost que je fus arrivé.
Cette basse-fosse estoit sous la roche,
remplie d'ordures, & sans lumiere,
disant qu'il me feroit perir dans ce lieu,
en dépit de M. le Gouverneur, qu'il
ne pouvoit souffrir, à cause qu'il m'avoit
témoigné de l'amitié à mon arrivée,


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qu'il croyoit que je fusse de sa cabale,
& que je luy reportasse toutes
ses actions, à quoy M. le Gouverneur
ny moy n'avions jamais pensé.

Je fus enfermé trois jours dans ce cachot,
les fers aux pieds, & l'on ne me
donnoit par jour qu'un petit morceau
de pain, & un peu d'eau, qu'on me
passoit par un trou sans ouvrir la porte.
Je couchois nud sur la terre; je me
souviens qu'une Couleuvre m'entoura
diverses fois, & me pressa mesme le
corps, ce qui me fit de la peine. Le
quatriéme jour on m'ouvrit la porte,
& on me voulut faire dire que M. le
Gouverneur m'avoit demandé ce que
faisoit M. de la Vie. Je dis que quand
je devrois rentrer & perir enfin dans le
lieu d'où l'on me tiroit, je ne conviendrois
jamais d'une telle chose, puis
qu'elle n'estoit pas vraye.

On me laissa toutefois aller, & pour
ma peine on me commanda de défricher
une terre qui estoit autour du Fort
de la Roche. J'y fus, & comme je me
vis seul, & que je n'estois point observé,
je quittay tout là, resolu d'aller me
plaindre à M. le Gouverneur; mais
avant que de le faire, je fus consulter


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un bon Religieux Capucin nommé le
R. P. Marc d'Angers, qui me dit que
je ferois bien, & qu'il n'y avoit aucun
peril. Il fut touché de me voir, car
j'estois maigre, pâle, défait, & presque
nud.

L'état deplorable où j'estois, marquoit
assez les mauvais traittemens que j'avois
receus, sans que j'eusse besoin de les dire.
Il me mena sur le champ chez M. le
Gouverneur, qui eut aussi compassion
de moy; ce qu'il me témoigna par des
effets sensibles, car il ordonna sur l'heu-

Bonté de M.
d'Ogeron envers
l'Autheur.

re à celle qui avoit soin de sa maison,
de m'accommoder comme si je luy
avois appartenu. On me mit aussi-tost
dans un bon lit, où l'on ne me laissa
manquer de rien; si bien qu'en peu de
jours je fus remis, & il ne me restoit
plus d'autre mal que la crainte de retourner
chez mon Maistre; ce qui n'arriva
pas; car aprés m'estre entierement
rétabli, M le Gouverneur me mit avec
un Chirurgien celebre dans le païs, à
cause d'une infinité de belles cures qu'il
y avoit faites.

Monsieur le Gouverneur ne trouva
pas à propos de me retenir auprés
de luy, de peur qu'on ne l'accusast


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d'oster injustement les serviteurs des
autres, pour se les approprier; &
fit rendre par les mains du Chirurgien
à M. de la Vie tout l'argent qu'il
avoit donné pour m'acheter: si bien que
je demeuray avec le Chirurgien, qui
me fit autant de bien que M. de la Vie
m'avoit fait de mal.

C'est ainsi que je me suis échapé des
mains de ce méchant Maistre, qui depuis
est venu en France, & a ozé aller
chez mes parens leur dire qu'il m'avoit
fait tous les biens imaginables, dont ils
l'ont remercié avec beaucoup d'honnêteté
& de presens, qu'il a receus comme
s'il les avoit meritez. Le Lecteur
me pardonnera cette petite digression,
qu'il ne trouvera pas hors de propos,
puisque je l'ay faite au sujet des Engagez;
& je pourrois faire un gros volume,
si je rapportois toutes les cruautez
que ces gens exercent envers leurs
serviteurs; mais il est temps de retourner
à nostre Commandant qui fait travailler
ses Engagez.

Travail
qu'on impose
aux Engagez.
Lors donc qu'ils vont le matin au
travail, un d'eux a le soin d'aller donner
à manger aux Porcs; car les habitans
nourissent là toute sorte de bestiaux.

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Ils leur portent des feüilles de Patates, &
en mesme temps en arrachent pour donner
à déjeuner à ceux qui sont au travail.
Quand ils les ont arrachées, ils les font
cuire de la maniere que j'ay montré, & y
font la sausse de mesme. Cela estant fait,
ils appellent leurs camarades qui sont au
travail, pour déjeuner; quand ils ont
mangé ces Patates avec la pimentade,
ils allument tous chacun leur pippe, &
retournent au travail.

Celuy qui a la charge de la cuisine,
épluche des pois, qu'il met cuire avec
de la viande, dans lesquels on met aussi
des Patates hachées en guise de Navets.
Aprés que son pot est au feu, il va travailler
avec les autres; & quand il est
temps de disner, il revient pour l'aprêter.
Si-tost qu'on a disné, on retourne
travailler jusqu'au soir, où on mange
de mesme qu'à disner: ensuite on les
employe jusqu'à minuit à éjamber du
Tabac. Dans le temps qu'on n'éjambe
point de Tabac, on fend du Mahot,
qui est une écorce d'arbre servant à lier
le Tabac, ou bien on fait des petits
liens pour pendre le Tabac; cela fait,
on donne la permission de s'aller coucher.


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Les Festes & les Dimanches ils peuvent
aller se promener où ils veulent. Il y en
a beaucoup qui meurent de chagrin de
se voir ainsi maltraittez, outre que la
maladie du païs y contribuë beaucoup:
car si on n'a bien de la resolution, &
qu'on ne fasse quelque exercice, on demeure
comme insensé; il survient une
certaine insomnie & un tel assoupissement,
qu'on piqueroit un homme en
cet état, qu'il ne se sentiroit pas. Plusieurs
deviennent hydropiques, & ont
la courte haleine, qu'on nomme le mal
d'estomac, qui est proprement ce qu'on
appelle en France le scorbut, dont une
infinité meurent.

Les Anglois traittent leurs Engagez
encore plus mal que les François; ils les
retiennent pour sept ans, au bout desquels
ils leur presentent de l'argent pour
boire, & puis les revendent encore pour
sept ans: j'en ay vû qui avoient servi
jusqu'à vingt-huit ans. Cromwel a ven-

Cromvvel
vend plus de
dix mille
hommes pour
la Barbade: ce
qu'ils deviennent.

du plus de dix mille Escossois & Irlandois,
pour envoyer à la Barbade; il s'en
sauva un jour plein un navire, que le
courant apporta à S. Domingue, & les
vivres leur manquant, ne sçachant pas
où ils estoient, ils perirent tous par la

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saim; leurs os se voyent encore proche
du Cap Tibron, en un lieu qu'on nomme
l'Anse aux Ibernois.

Si j'ay fait une ample description de
divers endroits de l'Amerique, de l'espece
de plusieurs fruits, des proprietez
de quelques animaux, on se sera sans
doute aperçû que c'estoit pour mieux
faire connoistre où les Avanturiers s'exercent,
où ils vont en course, & de
quoy ils se nourrissent; en sorte que
tout ce qui a esté dit jusqu'icy, n'a
esté dit que pour disposer le Lecteur à
mieux entendre ce qui concerne les
Avanturiers.

Par exemple, si j'ay parlé des Boucaniers,
ç'a esté pour montrer que les
plus celebres Avanturiers se forment &
sont pris chez eux: de maniere qu'on
peut dire qu'ils font leur apprentissage à
la campagne, dans les bois & sur les bêtes,
pour faire ensuite des coups de
maistre sur les mers, dans les Villes, &
contre les hommes.

Si pourtant quelqu'un s'étonne de ce
que tant d'Autheurs ont écrit de l'Amerique,
& que j'en écrive encore; il
cessera bien-tost de s'étonner, s'il vient
à lire cette Relation aprés avoir lû les


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Page 196
autres, à cause de la difference qu'il y
trouvera.

Ayant donc rapporté ce que j'ay connu
de plus singulier dans l'Amerique,
& comme habitant, & comme Boucanier,
je ne m'étendray pas davantage
sur ce sujet, estant persuadé que dans
un voyage il ne s'agit pas d'en dire
beaucoup, mais de dire vray.