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Histoire d'vn voyage fait en la terre du Bresil, autrement dite Amerique.

Contenant la nauigation, & choses remarquables, veuës sur mer par l'acteur: le comportement de Villegagnon, en ce païs la. Les meurs & façons de viure estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble la description de plusieurs animaux, arbres, herbes, & autres choses singulieres ...
  
  
  
  
  
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 XX. 
 XXI. 
CHAP. XXI.
 XXII. 

  
  

CHAP. XXI.

De nostre departement de la terre du Bresil,
dite Amerique: ensemble des naufrages &
autres premiers perils que nous eschapasmes
sur mer à nostre retour.

Povr bien comprendre l'oc
casion de nostre departemẽt
de la terre du Bresil, il faut
reduire en memoire ce que
i'ay dit ci deuant à la fin du


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sixieme chapitre: assauoir qu'apres que
nous eusmes demeuré huit mois en l'Isle
ou se tenoit Villegagnon, luy à cause de
sa reuolte de la Religion, se faschant de
nous, ne nous pouuant dompter par force,
nous contraignit d'en sortir: tellemẽt
que nous-nous retirasmes en terre ferme
à costé gauche en entrant en la riuiere
de Genevre, seulement à demie lieuẽ
du Fort de Coligny situé en icelle, au lieu
Lieu appe
lé la Briqueterie
en
l'Ameriq.
que nous appelions la Briqueterie: auquel
dãs certaines telles quelles maisons
que les manouuriers François pour se
mettre à couuert quand ils alloyent la
nuit à la pescherie ou autres affaires de
ce costé-là y auoyent basties, nous demeu
Les sieurs
de la Chapelle
& de
Boissipour
quoy quittẽt
Villeg.
rasmes enuiron deux mois. Durant ce
temps les sieurs de la Chapelle & de Boissi,
lesquels nous auions laissez auec Villegagnon,
l'abandonnans pour la mesme
cause que nous auions fait: assauoir,
parce qu'il auoit tourné le dos à l'Euangile,
s'estans venus renger & ioindre en
nostre compagnie furent compris au mar
ché de six cents liures tournois & viures
du pays, que nous auions promis payer
& fournir au maistre du Nauire dans lequel
nous rapassasmes la mer.

Mais suyuãt ce que i'ay promis ailleurs
auant que passer plus outre, il faut icy declarer
comment Villegagnon se porta


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enuers nous à nostre departement de l'A
merique.

D'autant donc que faisant le ViceRoy
en ce pays-là, tous les mariniers
François qui y voyageoyent n'eussent riẽ
osé entreprendre contre sa volonté: pendant
que ce vaisseau ou nous rapassasmes
estoit à l'ãcre & à la rade en la riuiere de
Genevre ou il chargeoit pour s'en reuenir,
non seulement il nous enuoya vn cõgé
signé de sa main, mais aussi il escriuit
vne lettre au maistre dudit Nauire, par
laquelle il luy mandoit qu'il ne fist point
de difficulté de nous rapasser pour son
esgard: car disoit-il tout ainsi que ie fus
ioyeux de leur venue pensant auoir rencontré
ce que ie cerchois, aussi, puis que
ils ne s'accordent pas auec moy, suis ie
content qu'ils s'en retournent. Toutesfois,
sous ce beau pretexte, il nous auoit
brassé ceste trahison: qu'ayant donné à ce
maistre dudit Nauire vn petit coffret enuelopé
de toile ciree (à la mode de la
mer) plein de lettres qu'il enuoyoit par
deça à plusieurs personnes, il y auoit

Ruse mortelle
de
Villegag.
cõtre nous.

aussi mis vn proces, qu'il auoit fait &
formé contre nous à nostre desceu, auec
mandement expres au premier iuge
à qui on le bailleroit en France, qu'en
vertu d'iceluy il nous retinst & fist brusler
comme heretiques qu'il disoit que

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nous estions: tellement qu'en recompence
des seruices que nous luy auions faits
il auoit comme seellé & cacheté nostre
congé de ceste desloyauté, laquelle neantmoins
(comme il sera veu en son lieu)
Dieu par sa prouidence admirable fit redonder
à nostre soulagement & à sa confusion.

Or apres que ce Nauire, qu'õ appeloit
le Iacques, fut chargé de bois de Bresil,
Poiure long, Cotons, Guenõs, Sagouins,
Perroquets & autres choses rares par de
ça, dont la pluspart d'entre nous s'estoit
fourni auparauant, le quatrieme de Ianuier
1558. prins à la natiuité nous-nous
embarquasmes pour nostre retour. Mais
auant que nous mettre en mer ie ne veux
oublier à dire que nous auions pour Capitaine
en ce vaisseau, vn nommé Faribau
de Rouen, lequel à la requeste de plusieurs
notables personnages faisans profession
de la Religion reformee au Royaume
de France, ayant expressément fait
ce voyage pour explorer la terre, voire
choisir promptement lieu pour habiter,
nous dit, que n'eust esté la reuolte de Vil-

Reuolte de
villegagno
cause que
l'Ameriq.
n'est habitce.

legagnon dés la mesme annee, on auoit
deliberé de passer sept ou huit cens personnes
dans de grandes Hourques de Flã
dres pour commẽcer de peupler l'ẽdroit
ou nous estions en ceste terre d'Amerique.

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Comme de fait ie croy fermement si
cela ne fust interuenu qu'il y auroit à pre
sent plus de dix mille François, lesquels
outre la bõne garde qu'ils eussent fait de
nostre Isle & de nostre Fort (contre les
Portugais qui ne l'euslent iamais sceu
prendre comme ils ont fait) possederoyẽt
maintenant sous l'obeissance du Roy vn
grand pays en la terre du Bresil, lequel à
bon droit on eust peu cõtinuer d'appeler
la France Antarctique.

Ainsi pour reprendre mon propos par
ce que ce n'estoit qu'vn moyen Nauire de
marchant ou nous rapassasmes, ce maistre
dont i'ay parlé nommé Martin Baudouin
du Havre de grace n'ayant qu'enuiron
vingtcinq Matelots, & quinze que nous
estions de nostre compagnie, pouuans estre
en tout quarante cinq personnes: dés
le mesme iour quatrieme de Ianuier, ayãt

Iour de
nostre depart
de
l'Ameriq

leué l'ancre nous-nous mettans en la pro
tection de Dieu nous mismes derechef à
nauiger sur ceste grande & impetueuse
mer Occeane & du Ponent. Non pas toutesfois
sans grandes craintes & apprehẽsions:
car à cause des trauaux que nous auions
endurez en allãt, n'eust esté le mauuais
tour que nous ioua Villegagnon,
plusieurs d'entre nous ayant là non seulement
moyen de seruir à Dieu, comme
nous desirions, mais aussi gousté la bonté

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& fertilité du pays, n'auoyent pas deliberé
de retourner en France, ou les difficultez
sont sans comparaison voirement
beaucoup plus grandes, tant pour le fait
de la Reilgion, que pour les choses concernantes
ceste vie: tellement que pour
dire ici Adieu à l'Amerique, ie confesse
en particulier, combien que i'aye tousiours
aymé & ayme encores ma patrie,
que neantmoins voyant non seulement
le peu & presques point du tout de charité
qui y reste, mais aussi les dessoyautez
dont on y vse les vns enuers les autres,
& brief que tout nostre cas ne consiste
maintenant qu'en dissimulations &
paroles sans effets, ie regrette souuent
que ie ne suis parmi les Sauuages ausquels
(ainsi que i'ay amplement monstré
en ceste histoire) i'ay cogneu plus de rondeur
qu'en plusieurs de par deça qui à
leur condãnation portent titre de Chrestiens.
Or du commencement de nostre
nauigation qu'il nous falloit doubler les
Les grandes
basses.
grandes basses, c'est à dire vne pointe de
sables & de rochers entremeslez se iettãs
enuiron trente lieuës en mer que les mariniers
craignent fort, ayans vent assez
mal propre pour abandonner la terre
sans la costoyer afin d'euiter ce danger,
nous fusmes presques contraints de relascher,


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Toutesfois apres que par l'espace de
sept ou huit iours nous eusmes flotté &
fusmes agitez de costez & d'autres de ce
mauuais vent qui ne nous auoit gueres
auancez: aduint enuiron minuit (inconuenient
beaucoup pire que les precedẽs)
que les matelots qui selon la coustume
faisoyent leur quart, en tirans l'eau à la
pompe y demeurerent si long temps, que
quoy qu'ils en contassent plus de quatre
mille bastonnees (ceux qui ont frequenté
la mer entendent bien ce terme) impossible
leur fut de la pouuoir franchir ni
espuiser: apres qu'ils furent bien las
de tirer, le Contremaistre, pour voir
d'ou cela procedoit, estant descendu dans
levaisseau, non seulement le trouua entr'ouuert
en quelques endroits mais aussi
desia si plein d'eau (laquelle y entroit
tousiours à force) que de la pesanteur, au
lieu de se laisser gouuerner, on le sentoit
peu à peu enfoncer. De façon qu'il ne
faut pas demãder, quand tous furent resueillez,
cognoissans le danger ou nous
estions, si cela engendra vn merueilleux
estonnement entre nous: & de vray l'ap-

Proche
danger du
Naufraga

parence estoit si grande, que tout à l'instant
nous deussions estre submergez,
que plusieurs perdans soudain toutes
esperances d'en reschaper, faisoyent ia
estat de la mort & couler en fond.


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Toutesfois comme Dieu voulut quelques
vns dõt i'estois du nombre, s'estans
resolus de prolonger la vie autant qu'ils
pourroyent, prindrent tel courage qu'auec
deux pompes ils soustindrent le Na.
uire iusques à midy: c'est à dire pres de
douze heures, durant lesquelles l'eau entra
en aussi grande abondance dans no
stre Vaisseau, que sans cesser vne seule mi
nute, nous l'en peusmes tirer auec lesdites
deux pompes: mesme ayant surmonté
le Bresil dont il estoit chargé, elle en sortoit
par les canaux aussi rouge que sang
de beuf. Pendant donc qu'en telle diligẽce
que la necessité requeroit, nous-nous
y employons de toutes nos forces aynat
vent propice pour retourner contre la
terre des Sauuages, laquelle n'ayant pas
fort esloignee, nous vismes dés enuiron
les vnze heures du mesme iour, en deliberation
de nous y sauuer si nous pouuions,
nous mismes le cap dessus. Cependant
les mariniers & le charpentier qui
estoyent sous le Tillac, recerchans les
trous & fentes par ou ceste eau entroit
& nous assailloit si fort, firent tant qu'auec
du lard, du plomb, des draps, & autres
choses qu'on n'estoit pas chiche de
leur bailler, ils estouperent les plus dangereux:
tellemẽt qu'au besoin, voire lors
que nous n'en pouuions plus, nous cusmes


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vn peu relasche de nostre trauail.
Toutesfois apres que le charpentier eut
bien visité ce vaisseau, ayant dit, parce
qu'il estoit trop vieux & tout rongé de
vers qu'il ne valoit riẽ pour faire levoyage
q͂ nous entrepreniõs, son aduis fut que
nous retournissions d'ou nous venions,
& la attendre qu'il vint vn autre Nauire
de France, ou bien que nous en fissions
vn neuf, & fut cela fort debatu. Neantmoins
le maistre ayant mis en auant que
il voyoit bien s'il retournoit en terre que
ses matelots l'abandonneroyent, & qu'il
aimoit mieux hazarder sa vie que de perdre
ainsi son Nauire & sa marchãdise, cõ
clud à tout peril de poursuyure sa route.
Bien dit-il que si monsieur du Pont & les
passagers qui estoyent sous sa conduite
vouloyent rebrosser vers la terre du Bresil
qu'il leur bailleroit vne Barque: mais
du Pont respondant soudain que comme
il estoit resolu de tirer du costé de France,
qu'aussi conseilloit-il à tous les siens
de faire le semblable. Le Contremaistre
remõstrantlà dessus, qu'outre la nauigation
dangereuse, preuoyant biẽ que nous
serions long temps sur mer, il n'y auoit
pas assez deviure au Nauire pour rappasser
tous ceux qui y estoyent, nous fusmes
six qui sur cela considerans le naufrage
d'vn costé & la famine qui se preparoit

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de l'autre, nous deliberasmes de retourner
en la terre des Sauuages, de
laquelle nous n'estions qu'à neuf ou dix
lieues. Et de fait pour effectuer nostre
dessein ayans mis nos hardes dans la Barque
qui nous fut donnee, auec quelque
peu de farine & de bruuage, ainsi que
nous prenions congé de nos compagnons
l'vn d'iceux du regret qu'il auoit
de mon depart, poussé de singuliere
affection qu'il me portoit, me tendant
la main dans la Barque ou i'estois desia
me dit: ie vous prie de demeurer auec
nous, car quoy que s'en soit si nous ne
pouuons aborder en France, encores y
a-il plus d'esperance de nous sauuer,
ou du costé du Peru, ou en quelque Isle
que nous pourrons rencontrer, que de
retourner vers Villegagon, lequel comme
vous pouuez iuger, ne vous lairra
iamais en repos par deçà.

Sur lesquelles remonstrances, parce
que le temps ne permettoit pas de faire
plus long discours, quittant vne partie
de mes besongnes, que ie laissay dans
la Barque, rentrant en grand haste dans
le Nauire, Dieu par ce moyen me preserua
du danger que vous orrez ci apres,
lequel ce mien ami auoit bien preueu.

Toutesfois les cinq autres, desquels


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pour cause ie specifie ici les noms: assauoir,
Pierre Bordon, Iean du Bordel,
Matthieu Verneuil, André la Fon & Iaques
le Balleur: auec pleurs prenans con
gé de nous, s'en retournerent en la terre
du Bresil: en laquelle (comme ie diray
à la fin de ceste histoire) estans abordez
à grandes difficultez, retournez qu'ils
furent auec Villegagnon, il fit mourir les
trois premiers pour la confession de l'Euangile.

Ainsi nous autres ayans appareillé &
mis voiles au vent, nous reiettasmes derechef
en mer dans ce vieil & meschant
Vaisseau, auquel comme en vn sepulchre,
nous-nous attendions plustost de mourir
que de viure. Comme de fait outre
que nous passasmes les susdites Basses à
grandes difficultez, non seulement tout
le mois de Ianuier nous eusmes continuelles
tourmentes, mais aussi nostre
Nauire ne cessant de faire grand quantité
d'eau, si nous n'eussions esté incessamment
apres à la tirer aux pompes,
nous fussions (par maniere de dire) peris
cent fois le iour: & nauigasmes long tẽps
en telle peine.

Estans doncques esloignez de terre ferme
de plus de deux cents lieues, nous


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eusmes la veuë d'vne Isle inhabitable, rõ-
Isle inhabitable
rem
plie d'Arbres
&
d'oyseaux.
de comme vne tour, laquelle peut auoir
demie lieuë de circuit. Mais au reste cõme
nous la costoyons & laissions à main
gauche, ie vis qu'elle estoit non seulemẽt
remplie d'arbres tous verdoyans en ce
mois de Ianvier: mais aussi il en sortoit
tant d'oiseaux qui se venoyent reposer
sur les mats de nostre Nauire, mesmes se
laissoyẽt prẽdre à la main, que vous eussiez
dit la voyant ainsi vn peu de loin que
c'estoit vn Colombier. Il y en auoit de
noirs, de gris, de blanchastres, & d'autres
couleurs, qui tous en volans paroissoyẽt
fort gros: toutesfois quãd ceux que nous
prismes furent plumez, il n'y auoit gueres
plus de chair en chacun qu'en vn passereau.
Semblablement enuiron deux
lieues à main dextre nous vismes des rochers
sortans de la mer aussi pointus que
clochers: ce qui nous donna grande crain
te qu'il n'y en eut à fleur d'eau contre lesquels
nostre vaisseau se fust peu froisser,
& nous quittes d'en tirer l'eau. En tout
nostre voyage, à nostre retour, durant
pres de cinq mois que nous fusmes sur
mer, nous ne vismes autre terre que ces
Islettes: lesquelles nos maistres & Pilotes
ne trouuerent pas encores marquees en
leurs Cartes marines, & possible aussi
n'auoyent elles iamais esté descouuertes.


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Sur la fin du mois de Fevrier estans
paruenus à trois degrez de la ligne Equi
noctiale, parce que pres de sept semaines
s'estoyent passees sans auoir fait la tierce
partie de nostre route, nos viures cependant
diminuans fort, nous fusmes en de-

Le Cap. S.
Roc.

liberation de relascher au Cap saint Roc
habité de certains Sauuages desquels,
comme aucuns des nostres disoyent, il
y auoit moyen d'auoir des rafraischissemens.
Toutesfois la pluspart furent d'auis
que plustost pour espargner les viures,
on tuast vne partie des Guenons &
des Perroquets que nous apportions, &
que nous passissions outre: ee qui fut
fait. Ainsi (comme i'ay declaré ailleurs)
à cause de l'inconstance des vents en ces
endroits là, approchans peu à peu & à
grandes difficultez de l'Equator: comme
nostre Pilote quelques iours apres
eut prins hauteur auec son Astrolabe,
il obserua & nous asseura que nous estiõs
Iour equinoctial
auquel
nous
estions sous
l'Equator.

droit sous ceste Zone & Centre du monde
le mesme iour Equinoctial que le Soleil
y estoit: assauoir l'vnzieme de Mars:
ce qu'il nous dit par singularité, & pour
chose aduenue à bien peu d'autres Nauires.

Parquoy sans faire plus long discours
là dessus, ayans ainsi en cest endroit
là le Soleil pour Zenith, & en la ligne


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directe sur la teste, ie laisse à iuger à
vn chacun de l'extreme & vehemente cha
leur que nous endurions lors. Mais outre
cela, quoy qu'en autres saisons le soleil,
tirant d'vn costé & d'autre vers les Tro
piques, s'esgaye & s'esloigne de ceste ligne,
puis qu'impossible est neãtmoins de
se trouuer en part du mõde, soit sur mer
ou sur terre, ou il face plus chaut que
sous l'Equator, ie suis par maniere de dire
plus qu'esmerueillé de ce que quelcun
que i'estime digne de foy, a escrit de cer-
Hist. ge.
des ind.
Liu. 4.
ch. 126.
tains Espagnols: lesquels, dit-il, passans
en vne region du Peru, ne furent pas seulement
estonnez de voir neiger sous l'Equinoctial,
mais aussi auec grãde peine &
trauail trauerserent sous iceluy des mon
tagnes toutes couuertes de neige: voire
y experimenterent vn froid si violent que
plusieurs d'entr'eux en furent gelez. Car
d'alleguer la commune opinion des Philosophes,
assauoir que la neige se fait en
la moyenne region de l'air: attendu di-ie
que le soleil donnant perpetuellement
comme à plomb en cest ligne Equinoctia
le, & que par consequent l'air tousiours
chaud ne peut naturellement souffrir,
moins congeler de la neige, quelques hau
teurs de montagnes, ni frigidité de la lune
qu'on me puisse mettre en auant, pour
l'esgard de ce climat là (sous correction

391

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des scauãs) ie n'y voy point de fondemẽt.

Partant concluant de ma part que cela
est vn extraordinaire & exception en la
reigle de Philosophie, ie croy qu'il n'y à
point de solution plus certaine à ceste
question sinon celle que Dieu luy mesme
alegue à Iob: quãt entre autre chose pour
luy monstrer que les hommes quelques
subtils qu'ils soyent ne scauroy ent attein
dre à cõprẽdre toutes ses œuures magnifiques,
moins la perfection d'icelles illuy
dit. Es tu entré és thresors de de la neige?

Iob 38. 22

& as tu veu aussi les thresors de la gresle?
Comme si l'Eternel ce grand & tresexcel
lẽt ouurier disoit à son seruiteur Iob: en
quel grenier tien-ie ces choses à tõ aduis?
en donneras tu bien la raison? nenni il ne
t'est pas possible, tu n'es pas assez scauãt.

Ainsi retournant à mon propos, apres
que le vent de Surouest nous eut poussez
& tirez de ces grãdes chaleurs, au milieu
desquelles nous fussions plustost rostis
qu'en purgatoire, auançans au deça nous
commençasmes à reuoir nostre Pole Arctique,
duquel nous auions perdu l'eleuation
il y auoit plus d'vn an. Mais au reste
pour euiter prolixité, rẽuoyant les lecteurs
és discours que i'ay fait ci deuant
traitãt des choses remarquables que no9
vismes en allãt, ie ne reitereray point ici
ce que i'ay la dit, tant des poissons volans


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qu'autres monstrueux & bigerres de diuerses
especes qui se voyent sous ceste
Zone Torride.

Pour donques poursuyure la narration
des extremes dangers d'ou Dieu
nous deliura sur mer à nostre retour, cõme
ainsi fust qu'il y eust querelle entre
nostre Contremaistre & nostre Pilote (à
cause dequoy & par despit l'vn de l'autre
ils ne faisoyent pas leur deuoir en leur
charge) ainsi que le vingtsixieme de Mars
ledit Pillote faisant son quart, c'est à dire
conduisant trois heures, faisoit tenir tou
tes voiles hautes & desployees, ne s'estant
point pris garde d'vn grain, c'est à
dire, tourbillon de vent qui se peparoit,
il le laissa venir donner & frapper de telle
impetuosité dans les voiles (lesquelles
auparauant selon son deuoir il deuoit
faire abbaisser) que renuersant le Nauire
plus que sur le costé iusques à faire plonger
les Hunes & bouts des mats d'ẽhaut,
voire renuerser en mer les Cables, Cages
d'oiseaux & toutes autres hardes qui
n'estoyent bien amarees lesquelles furent
perdues, peu s'en fallut que nous ne fussions
virez ce dessus dessous.

Toutesfois apres qu'en grande diligence
on eut coupé les cordages & les
escoutes de la grand voile, le Vaisseau
se redressa peu à peu: mais quoy qu'il


393

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en soit, nous la peusmes bien cõter pour
vne, & dire que nous l'auions eschapee
belle. Cependant tant s'en fallut que les
deux qui auoyent esté cause du mal, com
me ils furent priez à l'instãt, fussent pour
cela prestsà se reconcilier, qu'au contraire
si tost que le peril fut passé, leur action
Naturel de
l'homme
indomtable
si Dieu n'y
besongne.

de graces fut de s'empoigner & batre de
telle façon, que nous pensions qu'ils deus
sent tuer l'vn l'autre.

Dauantage, rentrans en nouueau danger,
comme quelques iours apres nous
eusmes la mer calme, le charpentier & au
tres mariniers, durant ceste tranquilité,
nous pensans soulager & releuer de la
peine ou nous estions iour & nuict à tirer
aux pompes: cerchans au fond du Nauire
les trous par ou l'eau entroit, il aduint
qu'ainsi qu'en charpentans à lentour
d'vn qu'ils pensoyent racoustrer tout au
fond du Vaisseau pres la quille, il se le-

Incõueniẽt
duquel
nouscuidas
mes estre
submergez.

ua vne piece de bois d'enuiron vn pied
en quarré, par ou l'eau entra si roide & si
viste, que faisant quitter la place aux mariniers,
qui abandõnerẽt le charpentier,
quand ils furent remontez vers nous sur
le Tilac, sans nous pouuoir autrement
declarer le fait, crioyent nous sommes
perdus, nous sommes perdus.

Surquoy les Capitaine, Maistre, & Pilote
voyans le peril eminent, afin de destraper


394

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& mettre hors la Barque en toute
diligence faisans ietter en mer les panneaux
du Nauire qui la couuroyent auec
grande quantité de bois de Bresil & autres
marchandises iusques à la valeur de
plus de mille francs, deliberans de quiter
le vaisseau se vouloyent sauuer dans icel
le: mesme le Pilote craignant que pour le
grand nombre des personnes qui se fussent
voulu ietter, elle ne fut trop chargee
y estant entré auec vn grand coustelas au
poing dit, qu'il couperoit les bras au pre
mier qui feroit semblant d'y entrer. Tellement
que nous voyans desia, ce nous
sembloit, delaissez à la merci de la mer,
nous ressouuenans du premier naufrage
d'ou Dieu nous auoit deliurez, autant
resolus à la mort qu'à la vie, & neantmoins
pour soustenir & empescher le Na
uire d'aller en fõd, nous employãs de tou
tes nos forces d'en tirer l'eau nous fismes
tant qu'elle ne nous surmonta pas. Non
pas toutesfois que tous fussent si courageux,
car la pluspart des mariniers s'attendans
boire plus que leur saoul, tous
esperdus apprehendoyent tellement la
mort qu'ils ne tenoyent conte de rien. Et
de fait cõme ie m'assure que si les Rabelistes
mocqueurs & contẽpteurs de Dieu
qui iasans & se moquans sur terre les

395

Page 395
pieds sous la table, des naufrages & perils
ou se trouuent ordinairement ceux qui
vont sur mery eussent esté, leur gaudisserie
fut changee en horribles espouuantemens,
aussi ne doutay-ie point que plusieurs
de ceux qui liront ceci (& les autres
dangers dont i'ay ia fait & feray encores
mention que nous experimentasmes
en ce voyage) selon le prouerbe ne
disent. Ha! qu'il fait bon planter des
choux, & beaucoup meilleur ouyr deuiser
de la mer & des Sauuages, que d'y aller
voir.

Cependant ce n'est pas encores fait,
car lors que cela nous auint estans à plus
de mille lieuës du port ou nous pretendions,
il nous en fallut bien endurer d'au
tres: mesmes comme vous entendrez ci
apres, il nous fallut passer par la griefue
famine qui en emportast plusieurs: mais
en attendãt voici come nous fusmes deli
urez du danger present. Nostre charpentier,
qui estoit vn petit ieune homme de
bon cœur, n'ayant pas abandonné le fond
du nauire comme les autres, ains au
contraire ayant mis son caban à la matelote
sur le grand pertuis qui s'y estoit
fait, se tenant à deux pieds dessus
pour resister à l'eau (laquelle comme il
nous dit depuis de son impetuosité l'enleua


396

Page 396
plusieurs fois) criant en tel estat tant
qu'il pouuoit à ceux qui estoyent en effroy
sur le Tilac, qu'on luy portast des ha
billemens, licts de cotons & autres choses
propres pour, pendant qu'il racoustre
roit la piece qui s'estoit enleuee, empescher
tant qu'ils pourroyẽt l'eau: estant di
ie ainsi secouru, nous fusmes preseruez
par son moyen.

Apres cela nous eusmes les vents tant
inconstans, que nostre vaisseau pousse &
deriuant tantost à l'Est, & tantost à l'Ouest
(qui n'estoit pas nostre chemin car
nous auions affaire au Su) nostre Pillote
qui au reste n'entendant pas fortbien son
mestier, ne sceut plus obseruer sa route,
nous nauigasmes ainsi en incertitude iusques
sous le Tropique de Cancer.

Dauãtage nous fusmes en ces endroits
là l'espace d'enuiron 15. iours entre des
herbes qui flotoyent sur mer si espesses &
en telle quantité, que si afin de faire voye
au Nauire qui auoit peine à les rompre,
nous ne les eussions coupees auec des
coignees, ie croy que nous fussions demeurez
tout court. Et parce que ces herbages
rendoyent la mer aucunemẽt trouble,
nous estant aduis que nous fussions
dans des marescages fangeux, nous coniecturasmes
que nous deuions estre pres
de quelques Isles: mais encores qu'on iettast


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la sonde auec plus de cinquante bras
ses de cordes, si ne trouua on fond ni rine,
moins descouurismes nous aucune
terre: surquoy ie reciteray aussi ce que
l'historiẽ Indois à escrit à ce propos. Chri
stofle Colomb, dit-il au premier voyage
qu'il fit au descouurement des Indes, qui
fut l'an. 1492. ayant prins refraichissemens
en vne des Isles des Canaries, apres
auoir singlé plusieurs iournees rencontra
tant d'herbes qu'il sembloit que ce
fust vn pré: ce qui luy donna vne peur,
encores qu'il n'y eust aucun danger. Semblablement
pour faire description de ces
herbes marines dont i'ay fait mention:
s'entretenant l'vne l'autre par longs filamens,
ainsi que Hedera terrestris, flottans
sur mer sans aucunes racines, ayant les
fueilles assez semblables à celles de Rue
de Iardins, la graine ronde & non plus
Forme de
ces herbes
marines

grosse que celle de Genevre, elles sont de
couleur blafarde ou blanchastre comme
foin fené: mais au reste, comme nous apperceusmes
aucunement dangereuses à
manier. Comme aussi i'ay veu plusieurs
fois nager sur mer certaines immõdicitez
rouges faites de mesme façon que la creste
d'vn coq, si venimeuses & contagieu-
Imõdicitez
rouges nageans
sur
mer.

ses, que si tost que nous les touchions la
main deuenoit rouge & enflee.

Estans doncques sortis de ceste mer


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herbue, parce que nous craignions d'estre
la rencontrez de quelques Pirates,
non seulement nous braquasmes quatre
ou cinq pieces de telle quelle artillerie
de fer qui estoyent dans nostre Nauire,
mais aussi pour nous defendre à la necessité,
nous preparasmes les lances à feu
& autres munitions de guerre.

Toutesfois à cause de cela, derechef
voici venir vn autre inconuenient qui
nous aduint: car comme nostre canõnier
faisant seicher sa poudre dans vn pot de
fer, le laissa si long temps sur le feu qu'il
rougit, la poudre s'estant emprise la flam
be donna de telle façon d'vn bout en autre
du Vaisseau: mesmes gasta quelques
voiles & cordages, que peu s'en fallut,
qu'à cause de la graisse & du Braitz dont
le Nauire estoit frotté & godronné, que
le feu ne s'y mist, en danger d'estre tous
brussez au milieu des eaux. Et de fait l'vn
des pages & deux autres mariniers furẽt
tellement gastez de brussures que l'vn en
mourut quelques iours apres: comme
aussi pour ma part, si soudainement ie
n'eusse mis mon bonnet à la mattelote
deuãt mon visage, i'eusse eu la face gastee
ou pis: mais m'estant ainsi couuert i'en
fus quitte pour auoir le bout des oreilles
& les cheueux grillez: cela nous auint
enuiron le quinzieme d'Apuril. Ainsi


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pour reprendre vn peu haleine en cest en
droit nous voici iusques à present par la
grace de Dieu non seulement eschapez
des naufrages & de l'eau dont, comme
vous aucz entendu, nous auons plusieurs
fois cuidez estre engloutis, mais aussi du
feu qui n'agueres nous a pensé cõsumer.