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Histoire d'vn voyage fait en la terre du Bresil, autrement dite Amerique.

Contenant la nauigation, & choses remarquables, veuës sur mer par l'acteur: le comportement de Villegagnon, en ce païs la. Les meurs & façons de viure estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble la description de plusieurs animaux, arbres, herbes, & autres choses singulieres ...
  
  
  
  
  
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CHAP. VI.
  
 VII. 
 VIII. 
 IX. 
 X. 
 XI. 
 XII. 
 XIII. 
 XIIII. 
 XV. 
 XVI. 
 XVII. 
 XVIII. 
 XIX. 
 XX. 
 XXI. 
 XXII. 

  
  

CHAP. VI.

De nostre descente au Fort de Coligny en la
terre du Bresil: Du recueil que nous y fit Ville-

gagnon, & de ses comportemens, tant au fait de
la Religion, qu'autres parties de son gouuernement
en ce pays là.


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NOS Nauires doncques, estans
au Havre en ceste riuiere de
Ganabara assez pres de terre
ferme, chacun de nous ayant
troussé & mis son petit bagage dans
les Barques, nous nous en allasmes descendre
en l'Isle & Fort appelé Coligny.

Descente
au Fort de
Coligny.

Et parce que nous voyans lors non seulement
deliurez des perils & dangers
dont nous auions tant de fois esté enuironnez
sur mer, mais aussi auoir esté si
heureusement conduits au port tant desiré,
la premiere chose que nous fismes
apres auoir mis pied à terre, fut de tous
ensemble en rendre graces à Dieu. Cela
fait nous allasmes trouuer Villegagnon,
lequel nous attendant en vne place, apres
que tous l'vn apres l'autre l'eusmes salué:
luy de sa part auec vn visage ouuert,
nous accolant & embrassant nous fit vn
L'accueil
que Villegagnon

nous fit à
nostre arriuee.


fort bon accueil. Apres cela le Sieur du
Pont nostre conducteur, auec Richier &
Chartier Ministres de l'Euãgile, luy ayãs
declaré en brief la cause principale qui
nous auoit meuz de faire ce voyage, & de
passer la mer auec grandes difficultez
pour l'aller trouuer: assauoir, suyuant les

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lettres qu'il auoit escrites à Geneue,
que c'estoit pour dresser vne Eglise refor
mee selon la parole de Dieu en ce pays
là, luy leur respondant vsa de ces propres
paroles.

Premiers
propos que
nous tint
Villegagnon.

Quant a moy (dit il) ayant voirement
dés long temps de tout mon cœur desiré
telles choses, ie vous reçoy tres-volontiers
à ces conditions: mesmes parce que
ie veux que nostre Eglise ait le renom
d'estre la mieux reformee par dessus toutes
les autres, dés maintenant i'enten
que les vices soyent reprimez, la somptuosité
des acoustremens reformee, &
en somme, tout ce qui nous pourroit
empescher de seruir à Dieu osté du
milieu de nous. Puis leuant les yeux
au ciel & ioignant les mains dit, Seigneur
Dieu ie te rends graces de ce que
tu m'as enuoyé ce que dés si long temps
t'ay si ardemment demandé: & derechef
s'adressant à nostre compagnie dit, mes
enfans (car ie veux estre vostre pere) com
me Iesus Christ en ce monde n'a rien fait
pour luy, ains tout ce qu'il a fait à esté
pour nous: aussi (ayant ceste esperance
que Dieu me preseuerera en vie iusques
à ce que no9 soyons fortifiez en ce païs &
que vo9 vouspuissiez passer de moy) tout
ce que ie pretend faire ici est tant pour
vous que pour tous ceux qui y viendront

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pour la mesme fin que vous y estes venus.
Car ie delibere d'y faire vne retraite aux
pauures fideles qui seront persecutez
en France, en Espagne, ou ailleurs outre
mer, afin que sans crainte du Roy ni de
l'Empereur, ni d'autres Potentats, ils
puissent purement seruir á Dieu selon
sa volonté. Voila les premiers propos
que Villegagnon nous tint à nostre arriuee
qui fut vn meccredi dixieme de
Mars 1557.

Apres cela ayant commandé que tous
ses gens s'assemblassent auec nous en vne
petite sale, qui est au milieu de l'Isle, le
Ministre, Maistre Pierre Richier, apres
l'inuocation du nom de Dieu & le Pseau
me cinquieme, Aux paroles que ie veux
dire &c. chanté, prenant aussi pour texte
ces versets du Pseaume vingt & septie-

Premier
presche en
l'Amerique.


me. Iay demandé vne chose au Seigneur
laquelle ie requerray encores. C'est que
i'habite en la maison du Seigneur tous
les iours de ma vic &c. fit le premier
presche en ce fort de Coligny en l'Amerique.
Mais durant iceluy Villegagnon
entendant exposer ceste matiere, ne ces-
Contenences
de Villegagnon

durant le
presche.

sant de ioindre les mains, de leuer les
yeux au ciel, de faire de grands souspirs,
& autres semblables contenances faisoit
esmerueiller vn chacun de nous. Sur
la fin apres que les prieres solennelles

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(selon le formulaire accoustumé és Eglises
reformees de France vn iour ordonné
en chacune semaine) furent faites, la
compagnie se departit. Toutesfois nous
Traitemẽt
que nous
receusmes
de Villega
gnon dés le
commencement.

autres nouueaux venus demeurasmes &
disnasmes ceiour la en la mesme salle, ou
pour toutes viandes nous eusmes de la
farine faite de racine, du poisson boucané,
c'est à dire rosti à la maniere des Sauuages,
d'autres racines cuites aux cendres,
& pour bruuage (n'y ayant en cest Isle fõtaine
ni puits, ni riuiere d'eau douce) de
l'eau d'vne cisterne, ou plustost d'vn esgout
de toute la pluïe qui tõboit en l'Isle,
laquelle estoit aussi verte, orde & sale
qu'est vn vieil fossé tout couuert de Grenouïlles.
Vray est qu'en comparaison de
celle si puante & corrompue que i'ay dit
ci deuant que nous auions beuë au Nauire,
encore la trouuions nous bonne.
Mais pour nostre dernier mets (& pour
nous refraischir) au partir de la, on nous
mena tous porter des pierres, & de la terre
au Fort de Coligny qui se continuoit:
c'est le bon traitement que Villegagnon
nous fit le beau premier iour à nostre arriuee.
Dauantage sur le soir qu'il fust
questiõ de trouuer logis, le sieur du Pont
& les deux Ministres estãs accommodez
en vne chambre telle quelle au milieu de
l'Isle, pour gratifier à nous autres de la

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Religion, on nous bailla vne petite maisonnette,
qu'vn Sauuage esclaue de Villegagnon
acheuoit de couurir d'herbe, &
bastir à sa mode sur le bord de la mer, en
laquelle, à la façõ des Ameriquains, nous
pendismes des linceux & licts de Coton
en l'air pour nous coucher. Or dés le len
demain & les iours suyuans, Villegagnõ,
sans que la necessité l'en contraignit, &
sans auoir esgard à ce que nous estions
tous fort affoiblis du passage de la mer, ni
à la chaleur qu'il fait en ce pays là: ioint
le peu de nourriture (n'ayans chacun par
iour pour toutes viandes, que deux gobelets
de farine dure, faite des racines,
dont i'ay parlé: d'vne partie de laquelle,
auec de ceste eau trouble de la cisterne
susdite, nous faisions de la boulie, &
mãgions le reste tout sec) nous fit porter
la terre & les pierres, pour bastir sõ Fort:
voire d'vne telle diligẽce, qu'estans contraints,
auec ces incommoditez & debilitez,
de tenir coup à la besõgne, despuis
le point du iour iusques à la nuit, il sembloit
bien nous traiter vn peu plus rudement
que le deuoir d'vn bon pere enuers
ses enfans (tel qu'il auoit dit à nostre
arriuee nous vouloir estre) ne portoit.
Toutesfois tant pour l'enuie que nous
auions que ce bastiment & retraite des
fideles, qu'il disoit vouloir faire en ce

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pays là se paracheuast, que parce que
Maistre Pierre Richier nostre plus Ancien
Ministre, pour nous accourager dauantage
disoit que nous auions trouué
vn second saint Paul en Villegagnon
(comme de fait, ie n'ouy iamais homme
mieux parler de la Religion & reformation
Chrestienne qu'il faisoit pour lors)
il n'y eut celuy, parmaniere de dire, qui
outre ses forces ne s'ẽployast alegrement
l'espace d'enuiron vn mois, pour faire ce
mestier, lequel neantmoins nous n'auiõs
pas accoustumé. Surquoy ie puis, dire Vil
legagnõ ne s'estre peu plaindre iustemẽt,
que tant qu'il fit profession de l'Euangile
en ce pays là, il ne tirast de nous tout
le seruice qu'il voulut. Ie reserue à parler
ailleurs tant des racines, dont i'ay
fait mention, que de la proprieté de la
farine que les Sauuages font d'icelles.

Ainsi pour retourner au principal,
dés la premiere semaine que nous fusmes
là arriuez, non seulement il consentit,
mais aussi luy mesme establit cest
ordre: assauoir, qu'outre les prieres pu-

L'ordre
Ecclesiastique
esta
bli par
Villegagnon.

bliques qui se feroyent tous les soirs apres
qu'on auroit laissé la besongne,
les Ministres prescheroyent deux fois
le Dimanche, & tous les iours ouuriers
vne heure durant: consentant aussi au
reste que les Sacremens fussent administrez

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selon la pure parole de Dieu, & que
la discipline Ecclesiastique fut pratiquee
contre les defaillans.

Suyuant doncques ceste police Eccle-

Iour auquella
sain
te Cene fut
premierement
celebreen
l'A
merique.

siastique, le Dimanche vingt & vnieme
de Mars que la sainte Cene de nostre Seigneur
Iesus Christ fut celebree, les Ministres
ayans auparauant preparé & cathechisé
tous ceux qui y deuoyent communiquer,
parce qu'ils n'auoyent pas
bonne opinion d'vn certain Iean Cointa
qui se faisoit appeler monsieur He-
Cointa abiure
le
papisme.

ctor autresfois docteur de Sorbonne,
lequel auoit passé la mer auec nous, il
fut prié par eux de faire confession de sa
foy: ce qu'il fit & abiura publiquement
le papisme.

Semblablement Villegagnon faisant
tousiours du zelateur, apres le sermon a-

Villegagnon
faisant
le zelateur.


cheué s'estãt leué debout & alleguãt que
les Capitaines, Maistres de Nauires, Matelots,
& autres qui y ayant assistez n'auoyent
encores fait profession de la Religion,
n'estoyent pas capables d'vn tel
mistere, les faisant sortir dehors ne voulut
pas qu'ils vissent administrer le pain
& le vin. Dauantage luy mesmes tant,
comme il disoit, pour dedier son Fort à
Dieu, que pour faire confession de sa foy
en la face de l'Eglise, se mettant à genoux
prononça à haute voix deux Oraisons,

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desquelles ayant eu copie, afin que chacun
cognoisse combien il estoit malaisé
de cognoistre le cœur & l'interieur de
cest homme, ie les ay ici inserees de mot à
mot, sans y changer vne seule lettre.

L'oraison
que Villegagnon
fit
auant que
se presenter
à la
Cene.
Mon Dieu ouure les yeux & la bouche
de mon entendemẽt, adresse les à te faire
confession, prieres & actions de graces
des biens excellens que tu nous as faits.
Diev tovt pvissant Viuãt &
Immortel Pere Eternel de ton fils Iesus
Christ nostre Seigneur, qui par ta prouidence
auec ton fils gouuernes toutes cho
ses au ciel & en terre, ainsi que par ta bon
té infinie tu as fait entendre à tes esleus
despuis la creation du monde, specialement
par ton fils, que tu as enuoyé en
terre, par lequel tu te manifestes, ayant
dit à haute voix, Escoutez le: & apres son
ascension par ton S. Esprit espandu sur
les Apostres. Ie recognoy a ta sainte Maiesté
(en presence de ton Eglise, plantee
par ta grace en ce pays) de cœur, que ie
n'ay iamais trouué par la preuue que i'ay
faite, & par l'essay de mes forces & prudence,
sinon que tout le mien qui en peut
sortir sont pures œuures de tenebres, sapience
de chair polue en zele de vanité,
tendãt au seul but & vtilité de mon corps.
Au moyen dequoy, ie proteste & confesse
franchement, que sans la lumiere de ton

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saint Esprit, ie ne suis idoine sinon à
pecher: par ainsi me despouillant de toute
gloire, ie veux que lon sache de moy
que s'il y a lumiere, ou scintille de vertu
en l'œuure prinse que tu as fait par moy,
ie la confesse à toy seul, source de tout
bien. En ceste foy doncques, mon Dieu
ie te tends graces de tout mon cœur, que
il t'a pleu m'auoquer des affaires du mon
de, entre lesquels ie viuoye par appetit
d'ambition, t'ayant pleu par l'inspiratiõ
de ton saint Esprit me mettre au lieu, ou
en toute liberté ie puisse te seruir de tou
tes mes forces & augmentation de ton
saint Regne. Et ce faisant apprester lieu
& demeurance paisible à ceux qui sont
priuez de pouuoir inuoquer publiquement
ton Nom, pour te sanctifier & adorer
en esprit & verité, recognoistre ton
fils nostre Seigneur Iesus, estre l'vnique
Mediateur, nostre vie & adresse, & le seul
merite de nostre salut. Dauantage ie te
remercie ô Dieu de toute bonté, que me
ayant conduit en ce pays entre ignorans
de ton Nom & de ta grandeur: mais posse
dez de Satan, comme son heritage, tu me
ayes preserué de leur malice, combien
que ie fusse destitué de forces humaines:
mais leur as donné terreur de nous, tellement
qu'à la seule mention de nous ils
tremblent de peur, & les as disposez à

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Il disoit
ceci parce
que les Sau
uages extraordinai

rement fu
rent ceste
mosme annee
asstigez
d'vne
fieure pestilẽtiale
qusen
emporta
beaucoup
& des
plus mauuais
garsos
nous nourrir de leurs labeurs. Et pour
refrener leur brutale impetuosité les as
affligez de tres cruelles maladies, nous
en preseruant: tu as osté de la terre ceux
qui nous estoyent les plus dangereux, &
reduit les autres en telles foiblesses que
ils n'osent rien entreprendre sur nous.
Au moyen dequoy ayons le loisir de pren
dre racine en ce lieu, & pour la compagnie
qu'il t'a pleu y amener sans destourbier,
tu y as estably le regime d'vne Eglise,
pour nous entretenir en vnité & crain
te de ton sainct Nom, afin de nous adresser
à la vie eternelle.

Or Seigneur, puis qu'il t'a pleu establir
en nous ton Royaume, ie te supplie
par ton fils Iesus Christ lequel tu as voulu
qu'il fust hostie pour nous confirmer
en ta dilection, augmente tes graces & nostre foy, nous sanctifiant & illuminant
par ton sainct Esprit, & nous dedie tellement
à ton seruice, que tout nostre
estude soit employé à ta gloire. Plaise
toy aussi nostre Seigneur & Pere estendre
ta benediction sur ce lieu de Coligni,
& pays de la France Antarctique,
pour estre inexpugnable retraite à ceux
qui à bon escient, & sans ypocrisie y auront
recours, pour se dedier auec nous
à l'exaltation de ta gloire, & que sans
trouble des heretiques, te puissions inuoquer


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en verité: fay aussi que ton Euangile
regne en ce lieu y fortifiant tes
seruiteurs de peur qu'ils ne trebuschent
en l'erreur des Epicuriens, & autres apostats:
mais soyent constans à perseuerer
en la vraye adoration de ta Diuinité
selon ta saincte Parole.

Qu'il te plaise aussi ô Dieu de toute
bonté estre Protecteur du Roy nostre
Souuerain Seigneur selon la chair, de sa
femme, de sa lignee, & son Conseil: Messire
Gaspard de Coligny, sa femme & sa
lignee, les conseruant en volonté de main
tenir & fauoriser ceste tienne Eglise,
& vueille à moy ton treshumble esclaue
donner prudence de me conduire
de sorte que ie ne fouruoye point du
droit chemin & que ie puisse resister
à tous les empeschemens que Satan me
pourroit faire sans ton aide, que te
cognoissions perpetuellement pour nostre
Dieu Misericordieux, Iuste Iuge,
& Conseruateur de toute choses auec
ton fils Iesus Christ regnant auec toy
& ton sainct Esprit, espandu sur les Apostres.
Cree donc vn cœur droit en
nous, mortifie nous à peché: nous
regenerant en homme interieur pour
viure à iustice, en assuiettissant nostre
chair pour la rendre idoine aux actions


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de l'ame inspiree par toy, & que faisions
ta volonté en terre, comme les Anges
au ciel. Mais de peur que l'indigence
de cercher nos necessitez, ne nous face
tresbucher en peché par desfiance de ta
bonté, plaise toy pourueoir à nostre vie,
& nous entretenir en santé. Et ainsi que
la viande terrestre par la chaleur de l'estomach
se conuertit en sang & nourriture
du corps, vueilles nourrir & sustanter
nos ames de la chair & du sang de ton
fils, iusques à le former en nous, & nous
en luy: chassant toute malice (pasture de
Satan) y subrogant au lieu d'icelle, charité
& foy, asin que soyons cogneus de
toy pour tes enfans, & quant nous t'aurons
offensé, plaise toy Seigneur de Misericorde,
lauer nos pechez au sang de
ton fils, ayant souuenance que nous som
mes conceus en iniquité, & que naturellemẽt
par la desobeissance d'Adam, peché
est en nous. Au surplus cognois que nostre
ame ne peut executer le saint desir
de t'obeir par l'organe du corps imparfait
& rebelle. Par ainsi plaise toy par
le merite de ton fils Iesus ne nous imputer
point nos fautes, mais nous imputant
le sacrifice de sa mort & passion que par
soy auons fouffert auec luy, ayans esté
antez en luy par la perception de son
corps au mistere de l'Eucharistie. Semblablement

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fay nous la grace qu'à l'exẽple
de ton fils qui a prié pour ceux qui
l'ont persecuté, nous pardonnions à ceux
qui nous ont offensez, & au lieu de
vengeance procurions leur bien comme
s'ils estoyent nos amis. Et quand
nous serons solicitez de la memoire des
biens, splendeurs, põpes, & honneurs de
ce monde, estans au contraire abatus de
pauureté & de pesanteur de la croix de tõ
fils esquels il te plaise nous exercer pour
nous rẽdre obeissans, de peur que engrais
sez en felicité mondaine, ne nous rebellions
contre toy, soustiens nous & nous
adoucis l'aigreur des afflictions, afin que
elles ne suffoquent la semence que tu as
mise en nos cœurs. Nous te prions aussi
Pere celeste, nous garder des entreprises
de Satan, par lesquelles il cerche à nous
desuoyer: preserue nous de ces ministres
"C'estoyẽt
certains
truchemens
de Norman
die qui estãs
espars
parmy les
Sauuages
auant que
Villegagnõ
allast en ce
pays la ne
sevoulurẽt
rẽger souz
luy à son
arriuee.

& des Sauuages insensez, au milieu desquels
il te plaist nous contenir & entretenir,
des apostats "de la Religion chrestienne
espars parmi eux: mais plaise toy
les rappeler àton obeissance, afin qu'ils se
conuertissent, & que ton Euangile soit
publié par toute la terre, & qu'en toute
nation ton salut soit annoncé. Qui vis &
regnes auec ton fils & le saint Esprit és
siecles des siecles Amen.


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AUTRE ORAISON
à nostre Seigneur Iesus Christ, que
ledit Villegagnon profera
tout d'vne suite.

IESVS CHRIST fils de Dieu
viuant cœternel, & consubstantiel, splendeur
de la gloire de Dieu, sa viue image,
par lequel toutes choses ont esté faites,
qui ayant veu le genre humain condamné
par l'infallible iugement de Dieu ton
pere par la transgression d'Adam, lequel
homme pour iouyr de la vie & Royaume
eternel, ayant esté fait de Dieu d'vne terre
non poluë de semence virile, dont
il peut tirer necessité de peché, doüé de
toute vertu, en liberté de franc arbitre
de se conseruer en sa perfection: ce
neantmoins allesché par la sensualité de
sa chair, solicité & esmeu par les dards
enflammez de Satan, se laissa veincre,
au moyen dequoy, encourut l'ire de
Dieu, donc ensuyuoit l'infallible perdition
des humains, sans toy nostre Seigneur
qui meu de ton immense & indicible
charité t'es presente à Dieu ton
pere, t'estant tant humilié de daigner
te substituer au lieu de Adam pour endurer
tous les flots de la mer de l'indignation
de Dieu ton Pere, pour nostre


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purgation. Et ainsi que Adam auoit esté
fait de terre non corrompuë, sans femence
virile, as esté conceu du Saint
Esprit en vne Vierge, pour estre fait
& formé en vraye chair comme celle de
Adam subiette à tentation & continuellement
exercé par dessus tous humains,
sans peché, & finalement ayant voulu
anter en ton corps par toy, celuy Adam
& toute sa posterité, nourrissant
leurs ames de ta chair & de ton sang, tu
as voulu souffrir mort, afin que comme
membres de ton corps, ils se nourrissent
en toy, & qu'ils plaisent à Dieu ton pere,
offrant ta mort en satisfaction de leurs
offences comme si c'estoit leur propre
corps. Et ainsi que le peché d'Adam estoit
deriué en sa posterité, & par le
peché la mort, tu as voulu, & as impetré
de Dieu ton Pere, que ta iustice fust imputee
aux croyans, lesquels par la manducation
de ta chair & de ton sang, tu
as fait vns auec toy, & transformez en
toy comme nourris de ta chair & substan
ce, leur vray pain pour viure eternellement
comme enfans de Iustice & non
plus d'ire. Or puis qu'il t'a pleu nous
faire tant de bien, & qu'estant assis à
la dextre de Dieu ton pere, là eternellement
es ordonné nostre Intercesseur,
& Souuerain Prestre, selon l'ordre

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Page 76
de Melchisedec, aye pitié de nous, conserue
nous, fortifie & augmente nostre
foy, offre à Dieu ton Pere la confession
que ie fay de cœur & de bouche, en presence
de ton Eglise me sanctifiant par tõ
Esprit comme tu as promis disant: Ie ne
vous lairray point orphelins. Auance tõ
Eglise en ce lieu, de sorte qu'en toute
paix tu y sois adoré purement. Qui vis &
regnes auec luy & le sainct Esprit és siecles
des siecles eternellement. Amen.

Villegagnon
fait
la Cene.
Ces deux prieres finies Villegagnon
se presenta le premier à la table du Seigneur,
& receut à genoux le pain & le vin
de la main du Ministre. Cependãt, & pour
le faire court, selon qu'on apperceuoit aisément
que luy & Cointa (nonobstant
comme il a esté veu qu'ils eussent renoncé
à la Papauté) auoyent plus d'enuie de
debatre & contester, que d'apprendre &
Disputes
de Cointa
& de Villegagnon

touchant
la doctrine
& les Sacremens.

de profiter, aussi ne demeurerent-ils pas
long temps sans esmouuoir des disputes
touchant la doctrine. Mais principalement
sur le point de la Cene: car quoy
qu'ils reiettassent la Transubstantiation
de l'Eglise Romaine comme vne opinion
fort lourde & absurde, & qu'ils ne
approuuassent non plus la Consubstãtiation,
si ne consentoyent-ils pas à ce que
les Ministres enseignans que Iesus Christ
par la vertu de son sainct Esprit se communique

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du ciel en nourriture spirituelle
à ceux qui reçoyuent les signes en foy,
maintenoyent par la parole de Dieu, que
le corps du Seigneur n'estoit ni enclos
ne changé en iceux. Car disoyent Villegagnon
& Cointa, ces paroles: Ceci est
mon corps. Ceci est mon sang, ne se peuuent
autremẽt prendre sinon que lecorps
& le sang de Iesus Christ y soyent contenus.
Si vous demandez commẽt donques
veu que tu as dit qu'ils reiettoyent les
deux susdites opinions de la Transubstantiation
& Consubstãtiation l'entendoyent-ils?
Certes comme ie n'en scay
rien aussi croy-ie fermement que ne faisoyent-ils
pas eux mesmes: car quand
on leur monstroit par d'autres passages
que ces paroles & locutiõs sont figurees:
c'est à dire que l'Escriture a accoustumé
d'appeler & nommer les signes des Sacremens
du nom de la chose signifiee, cõbien
qu'ils ne peussent repliquer chose
qui eut apparẽce du contraire, ils ne lais
soyent pas pour cela de demeurer opiniastres:
tellement que sans scauoir le
moyen comme cela se faisoit, non seulement
ils vouloyent manger grossierement
plustost que spirituellemẽt la chair
de Iesus Christ, mais qui pis est à la maniere
des Sauuages nommez Ou-etacas,
desquels i'ay parlé par ci deuant, ils la

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Page 78
vouloyent mascher & aualer toute crue.
Toutesfois, Villegagnon qui feignoit
ne desirer rien plus, que d'estre droitement
enseigné, afin de faire bonne
mine renuoya en France Chartier Mi-
Le Ministre
Chartier
pourquoy
renuoyé
en
Francepar
Villegagnon.

nistre dans l'vn des Nauires (lequel apres
qu'il fut chargé de Bresil, & autres
marchandises du pays, partit le quatrieme
de Iuin pour s'en reuenir) afin
disoit il de scauoir & rapporter les opinions
de nos docteurs sur ce differeut
de la Cene: & nommément celle de
Maistre Iean Caluin à l'aduis duquel disoit
il, il se vouloit du tout submettre.
Et de fait ie luy ay ouy souuentesois reïterer
ce propos. Monsieur Caluin est l'vn
des scauants personnages qui ait esté depuis
les Apostres: & n'ay point leu de docteur
qui ait mieux exposé ni traité l'escriture
sainte plus purement à mon gré
Lettres de
Villegagnon
à
Caluin.
qu'il à fait. Aussi pour monstrer qu'il le
reueroit, non seulement en la responce
aux lettres que nous luy portasmes de sa
part luy mãda-il bien au long de tout son
estat en general, mais particulierement
(ainsi qu'il se verra encores à la fin de l'o
riginal de sa lettre en datte du dernier de
Mars mil cinq cens cinquante sept laquelle
est en bonne garde) il escriuit d'an
cre de Bresil & de sa propre main ce qui
s'ensuit.


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Page 79

I'adiousteray le conseil que vous m'auez
donné par vos lettres, m'eforçant
de tout mon pouuoir de ne m'en desuoyer
tant peu que ce soit. Car de fait ie
suis tout persuadé qu'il n'y en peut auoir
de plus saint, droit, ni plus entier.
Pourtant aussi nous auons fait lire vos
lettres en l'assemblee de nostre conseil:
& puis apres enregistrer afin que s'il
aduient que nous nous destournions du
droit chemin, par la lecture d'icelles
nous soyons rappelez, & redressez d'vn
tel fouruoyement.

Mesmes vn nommé Nicolas Carmeau
qui fut le porteur de ses lettres, & qui estoit
parti des le premier iour d'Auril
dans le Nauire de Rosee, me dit en
prenant congé de nous, que Villegagnon
luy auoit commandé de dire de bouche
à Monsieur Caluin, qu'afin deperpetuer
la memoire du conseil qu'il luy auoit
baillé, il le feroit engrauer en cuyure:
comme aussi il auoit baillé charge audit
Carmeau de luy ramener de France quel
que nõbre de personnes, tant hõmes, fem
mes, qu'enfans, promettãt qu'il defrayeroit
& payeroit tous les despẽs que ceux
de la religion feroyent à l'aller trouuer.

Mais auãt que passer outre ie ne veux
pas obmettre de faire ici mention de dix
garçõs Sauuages aagez de neuf à dix ans


80

Page 80
Dix garsons
Sau
uages enuoyez
en
Franct.
& au dessous prins en guerre par les Sau
uages amis des Frãçois, qui les auoyẽtvẽ
dus pour esclaues à Villegagnõ) lesquels
apres que le Ministre Richier à la fin
d'vn presche leur eut imposé les mains,
& que nous tous ensemble eusmes prié
Dieu qu'il leur fist la grace d'estre les pre
mices de ce pauure peuple, pour estre attiré
à la cognoissance de son salut, furent
embarquez dans les Nauires (qui comme
i'ay dit, partirent dés le quatrieme de
Iuin) pour estre amenez en France, ou
estans arriuez & presentez au Roy Henry
second lors regnant, il en fit present à
quelques grands Seigneurs: & entre autres
il en donna vn à feu Monsieurde Pas
sy, lequel ie recogneu chez luy à mon
retour.

Premiers
mariages
solennisez
à la facon
des Chrestiens
en
l'Ameriq.
Au surplus le troisieme iour d'Avril,
deux ieunes hommes, domestiques de
Villegagnõ espouserẽt au presche à la fa
çõ des Eglises reformees, deux de ses ieu
nes filles que nous auiõs menees de Frãce
en ce pays là. Et en fais ici mention tant
parce que non seulement ce furent les
premieres nopces & mariages faits & solennisez
à la façon des Chrestiens en la
terre de l'Amerique, mais aussi parce que
beaucoup de Sauuages, qui nous estoyẽt
venus voir furent plus estonnez de voir
des femmes vestues, dont ils n'auoyent

81

Page 81
iamais veu auparauant) qu'ils ne furent
esbahis, des ceremonies quileur estoyẽt
aussi du tout incogneues. Semblablemẽt
le dixseptieme de may Cointa espousa
vne autre ieune fille parente d'vn nommé
la Roquette de Rouen lequel ayant passé
la mer quant & nous, & estant mort quelque
temps apres que nous fusmes là arriuez,
laissa heritiere sadite parente de la
marchandise qu'il auoit portee, laquelle
consistoit en grande quantité de cousteaux,
peignes, mirouers, frises, haims à
pescher, & autres petites besõgnes propres
à trafiquer entre les Sauuages. Cela
vint biẽ à point à Cointa, lequel se sceut
bien accommoder du tout. Les deux autres
filles (car comme il a este veu en nostre
embarquement, elles estoyent cinq)
furent aussi incontinent apres mariees à
deux Truchemens de Normandie: tellement
qu'il ne demeura plus entre nous
femmes ni filles chrestiennes à marier.

Surquoy afin de ne taire non plus ce
qui estoit louable que vituperable en Vil
legagnon, ie diray en passant, d'autãt que
certains Normans lesquels dés long tẽps
au parauant qu'il fut en ce pays là, s'estãs
sauuez d'vn Nauire qui auoit fait naufrage,
estans demeuré parmi les Sauuages
viuans sans crainte de Dieu, ils paillardoyent
auec les femmes & filles (comme


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Page 82
i'en ay veu qui en auoyent des enfans
ia aagez de quatre à cinq ans) tant di-ie
pour reprimer cela, que pour obuier que
nul de ceux qui faisoyent leur residence
en l'Isle n'en abusast de ceste façon: Villegagnon,
par l'aduis du conseil, fit de-
Bonne ordonnance

de Villeg.
fence à peine de la vie que nul ayant titre
de Chrestien, n'habitast auec les
femmes des Sauuages. Il est vray que
l'ordonnance portoit, que si quelques vnes
estoyent appelees à la cognoissance
de Dieu, qu'apres qu'elles seroyent baptisees,
il seroit permis de les espouser.
Mais tout ainsi, quelques remonstrances
que nous ayons par plusieurs fois faites
à ce peuple barbare, qu'il n'y en eut pas
vne qui laissant sa vieille peau voulut ad
uouer Iesus Christ pour son sauueur: aus
si tout le temps que ie demeuray là, n'y
eut il point de François qui en print à
femme. Neantmoins comme ceste loy auoit
doublement son fondement sur la
parole de Dieu, aussi fut elle si bien obseruee,
que non seulement pas vn seul,
tant des gẽs de Villegagnõ, que de nostre
compagnie ne la transgressa, mais aussi,
quoy que i'aye entendu dire de luy au con
traire depuis mõ retour, assauoir qu'estãt
en l'Ameriq. il se poluoit auec les fẽmes
Sauuages, ie luy rendray ce tesmoignage
qu'il n'en estoit point soupçonné de nostre

83

Page 83
temps. Qui plus est il auoit tellemẽt
en recommendation la pratique de son
ordonnance, que n'eust esté l'instante requeste
que quelques vns de ceux qu'il aimoit
le plus luy firent pour vn Truchement,
qui estant allé en terre ferme auoit
esté conuaincu d'auoir paillar dé auec vne
de laquelle il auoit ia autres fois abusé, au
lieu qu'il ne fut puni que de la cadene au
pied, & mis au nombre des esclaues, il
vouloit qu'il fut pendu. Villegagnon dõques,
selon que i'en ay cogneu, tant pour
son regard que pour les autres, estoit à
louer en ce point: & pleust à Dieu pour
l'aduancement de l'Eglise & pour le fruit
que beaucoup de gens de bien en receuroyent
maintenant, qu'il se fust aussi biẽ
porté en tous les autres.

Mais mené qu'il estoit au reste d'vn esprit
de contradiction, ne se pouuant con
tenter de la simplicité, que l'Escriture
sainte monstre aux vrais Chrestiens touchant
l'administration des Sacremens:

Seconde
fois que
nous sismes
la Cene: &
les allegations
de
Villeg.
là dessus.

il aduint le iour de Penthecoste suyuant,
que nous fismes la Cene, pour
la seconde fois, luy alleguant que saint
Cyprian, & saint Clement auoyent escrit
qu'en la celebration d'icelle il falloit
mettre de l'eau au vin, non seulement
il vouloit opiniastrement, & par necessité
que cela se fist, mais aussi affermoit

84

Page 84
& vouloit qu'on creut que le pain confacré
profitoit autant au corps qu'à l'ame.
Dauantage qu'il falloit messer du sel &
de l'huile auec l'eau du baptesme. Qu'vn
Ministre ne se pouuoit remarier en secondes
noces: amenãt le passage de saint
Paul à Timoth. Que l'Euesque soit mari
d'vne seule femme. Briefne voulant plus
despendre d'autre conseil que du sien
propre, & sans fondement de ce qu'il disoit
en la parole de Dieu, il voulut lors
absolument tout remuer à son appetit.
Mais afin que chacun soit aduerti comment
il argumentoit inuinciblemẽt, d'en
tre plusieurs sentences de l'Escriture que
il mettoit en auant, pretendant prouuer
ce qu'il vouloit maintenir, i'en proposeray
ici vne. Voici doncques ce que
ie luy ouï vn iour dire à l'vn de ses gens.
Passage
mal appliqué
par
Villegag.
N'as tu iamais leu en l'Euangile du Lepreux
qui dit à Iesus Christ, Seigneur si
tu veux tu me peus guerir: & qu'incontinent
que Iesus luy eut dit, ie le veux sois
net il fut net. Ainsi (disoit ce bon expositeur)
quãd Iesus Christ à dit du pain, Ceci
est mõ corps, il faut croire sans autre interpretation
qu'il y est enclos: & laissõs di
re ces gẽs de Geneue: ne voila pas biẽ interpreter
vn passage par l'autre. C'est cer
tes aussi bien rencontrer, que celuy qui
allegua en vn Concile, que puis qu'il est

85

Page 85
escrit que Dieu à creé l'homme à son ima
ge, qu'il faut doncques auoir des images.
Partant qu'on iuge maintenant par cest
eschantillon si la Theologie de Villegagnon
qui a tant fait parler de luy, n'estoit
pas feriale? & si entendãt si bien l'Escriture,
comme il s'est vanté, il n'estoit pas
pour faire teste en dispute, & clorre la
bouche à Caluin, & à tous ceux qui le
voudroyent maintenir? Ie pourrois adiouster
beaucoup d'autres propos aussi
ridicules que le precedent, que ie luy ay
oui tenir touchant ceste matiere des Sacremens.
Mais parce que quand il fut de
retour en France, non seulement Petrus
Richerius le despeignit de toutes ses
couleurs, mais aussi que d'autres apres
L'Estrille
& l'Espou
sette sont
deux petis
tiurets con
tre Villegagnon.


l'Estrillerent, & Espousseterent si bien
qu'il n'y fallut plus retourner, craignant
d'ennuyer les lecteurs, ie n'en diray ici
dauantage. En ce mesme temps Cointa,
voulant aussi monstrer son scauoir, se
mit à faire leçons publiques: mais ayant
Lecons de
Cointa.

commencé l'Euangile selon saint Iean
(matiere telle & aussi haute que scauent
ceux qui font profession de Theologie)
il rencontroit le plus souuẽt aussi à propos
qu'on dit communément que magni
ficat est à matines: & toutesfois c'estoit
le seul suppost de Villegagnon en ce pays
là, pour impugner la vraye doctrine de

86

Page 86
l'Euãgile. Cõment dõc? dira ici quelcun,
Tom. 2. li
21. ch. 8.
le Cordelier frere Andre Theuet quise
plaint si fort en sa Cosmographie que les
Ministres que Caluin auoit enuoyez en
l'Ameriq enuieux de son biẽ & entrepre
nans sur sa charge, l'empescherent de gagner
les ames esgarees du pauure peuple
Sauuage, se taisoit-illors? estoit-il plus
affectionné enuers les Barbares, qu'à la
defence de l'Eglise Romaine, dont il se
Mensonge
de Theuet.
fait si bon pilier? La responce à ceste bour
de de Theuet en cest endroit sera, que
tout ainsi que i'ay ia dit ailleurs, qu'il estoit
de retour en France auant que nous
arriuissions en ce pays là, aussi prie ie
derechefles lecteurs de noter ici en passant,
que comme ie n'ay fait ni ne feray
aucune mentiõ de luy en tout le discours
present touchant les disputes que Villegagnon
& Cointa eurent contre nous au
Fort de Colligni en la terre du Bresil,
qu'aussi n'y a il iamais veu les Ministres
dont il parle, ni eux semblablement luy.
Partãt que ce bon Catholique Theuet (le
quel auoit lors vn fossé, de deux mille
lieuës de mer entre luy & nous pour empescher
que les Sauuages à nostre occasion
ne se ruassent sur luy & le missent à
mort, ainsi que contre verité, d'autant
comme i'ay dit qu'il n'y estoit pas de nostre
temps il à osé escrire) sans repaistre

87

Page 87
le monde de telles balliuernes, allegue
Cosm.
To 2. li.
2. c. 2.

d'autre exemple de son zele, que celuy
qu'il dit auoir eu en la conuersiõ des Sau
uages si les Ministres ne l'eussent empesché,
car cela est faux. Or pour retourner
à mon propos, incontinent apres ceste
Cene de Penthecoste Villegagnon declarant
auoir changé l'opinion qu'il disoit
autresfois auoir euë de Caluin, sans attendre
sa responce, qu'il auoit enuoyé
queriren France, par le Ministre Char-
Villegag.
blasme Cal
uin lequel
peu auparauant
il
auoir tant,
loué.

tier, dit que c'estoit vn meschant & vn heretique
desuoyé de la foy: & de fait deslors
nous monstrant vn fort mauuais visage,
mesmes adioustãt qu'il vouloit que
le presche ne durast plus que demie heure,
depuis la fin de May il n'y assista que
bien peu. Conclusion, la dissimulation
de Villegagnon nous fut lors si bien des-
La Reuolte
de Ville
gagnon de
la Religiõ
reformee
& la cause
pourquoy.

couuerte (qu'ainsi qu'on dit) nous cogneusmes
adonc de quel bois il se chaufoit.
Que si on demande maintenant quel
le fut l'occasiõ de ceste reuolte: quelques
vns des nostres tenoyent que le Cardinal
de Lorraine & d'autres luy ayans escrit
de France par le maistre d'vn Nauire
qui vint en ce temps là au Cap de Frie
trente lieuës au deça de l'Isle ou nous estions,
l'ayant reprins fort asprement par
leurs lettres, de ce qu'il auoit quitté la
Religion Catholique Romaine, auoyent

88

Page 88
causé ce changemẽt en luy. Et de fait ayãt
comme vn bourreau en sa conscience, il
Villegag.
gehenneen
sa conscien
ce: & son
sermẽt ordinaire.

deuint si chagrin, que iurant à tout coup
le corps saint Iaques (qui estoit son serment
ordinaire) qu'il romproit la teste,
les bras, & les iambes au premier qui le
fascheroit, nul ne s'osoit plus trouuer de
uant luy. Surquoy, puis qu'il vient à propos,
ie reciteray la cruauté que ie luy vis
exercer en ce temps la sur vn François
Cruautez
de Villeg.
nommé la Roche, lequel il tenoit à la
chaine. Ayant fait coucher ce pauure hõme
tout á plat contre terre, & par vn de
ses Satalites à grand coups de bastõs tant
fait battre le ventre, qu'il perdoit presques
le vent & l'haleine, apres qu'il fut
ainsi meurtri d'vn costé, cest inhumain
luy disoit: corps S. Iaques paillard tourne
l'autre, tellement que le laissant ainsi
à demi mort, encore ne fallut il pas pour
cela, que le pauure homme laissast de trauailler
de son mestier, qui estoit Menuisier.
Semblablement les autres François
qu'il tenoit à la chaine pour la mesme
cause que le susdit la Roche, assauoir,
parce que à cause du mauuais traitement
qu'il leurfaisoit auãt que nous fussiõs en
ce pays là, ils auoyent conspiré entr'eux
de le ietter en mer: estans plus trauaillez
que s'ils eussent esté aux galeres, aucuns
d'entr'eux charpẽtiers de leur estat l'abãdonnans,

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Page 89
aimerent mieux s'aller rendre
en terre fermeauec les Sauuages (lesquels
les traitoyent plus humainement) que de
demeurer auec luy. Dauantage trente ou
quarante tant hommes que femmes Sau-
Sauuages
eselaues de
Villegag
maltraitez
de luy.

uages Margaias lesquels les Tououpinambaoults
nos alliez auoyent prins prisonniers
en guerre, & les luy ayans vendus,
les tenoit esclaues, estoyent encores traitez
plus cruellement. Et de fait ie luy vis
vne fois faire embrasser vne piece d'artillerie
à l'vn d'entr'eux nommé Mingant
auquel pourvne chose qui ne meritoit pas
presques qu'il fut tancé, il fit neantmoins
degouter & fondre du lard fort chaud sur
les fesses: tellement que ces pauures gens
disoyent souuent en leur langage, si nous
eussions pensé que Paï-colas (ainsi appeloyent
ils Villegagnon) nous eust traitez
de ceste saçon, nous nous fussions plustost
faits manger à nos ennemis que de
venir vers luy. Voila en passant vn petit
mot de son humanité, & serois contant
n'estoit, comme il à esté touché ci
dessus, que quand nous eusmes mis pied
à terre en son Isle, il nous dit nommément
qu'il vouloit que la superfluité des
habillemens fut reformee de finir ici de
parler de luy.

Il faut doncques que ie dise encores le
bon exemple & la pratique qu'il monstra


90

Page 90
en cest endroit. Ayant grande quantité
tant de draps de laine (qu'il aimoit mieux
laisser pourrir dans ses coffres que d'en
reuestir ses gens, vne partie desquels
neantmoins estoyent presque tous nuds)
que de soye: comme aussi des camelots
de toutes couleurs, il s'en fit faire six habillemens
à rechanger tous les iours de
Squipage
de Villegagnon.

la semaine: assauoir, la cazaque & les
chausses tousiours de mesmes, de rouges,
de iaunes, de tannez, de blancs, de bleuz,
& de verts: tellement que cela estant aussi
bien seant a son aage & au degré &
profession qu'il vouloit tenir qu'vn chacun
peut iuger, aussi cognoissions nous
à peu pres à la couleur de l'habit qu'il
auoit vestu, de quel humeur il seroit mené
ceste iournee la: de façon que quand
nous voyons le vert & le iaune en pays,
nous pouuions bien dire qu'il n'y faisoit
pas beau. Mais sur tout quand il estoit
paré d'vne longue robe de Camelot iaune
bãdee de velours noir le faisant mout
beau voir en tel equipage, les plus ioyeux
de ses gens disoyent que c'estoit
lors vn vray enfant sans souci. Partant si
celuy ou ceux qui comme vn Sauuage le
firent peindre tout nud au dessus du renuersement
de la grand marmite eussent
esté aduertis de ceste belle robe, il ne faut
point douter que pour ioyaux & ornement

91

Page 91
ils ne luy eussent aussi bien laissee
qu'ils firent sa croix & son flageolet pendus
à son col.

Que si quelqu'vn dit maintenant que
il n'y a point d'ordre que i'aye recerché
ces choses de si pres, lesquelles à la verité
ie confesse, principalement quant
à ce dernier point, ne valoir pas l'escrire,
ie respond puis que Villegagnon a
tant fait le Roland le Furieux contre
ceux de la Religion reformee, nommément
depuis son retour en France, leur
ayant, di-ie, tourné le dos de ceste façon,
il me semble qu'il meritoit que chacun
sceut comment il s'est porté en toutes
les religions qu'il a suyuies.

Or finalement apres que par le sieur

L'occasion
pourquoy
nous nous
departismes
d'auec
Villegag.

du Pont nous luy eusmes fait dire que
puis qu'il auoit reietté l'Euangile, nous
n'estans point autrement ses suiets,
n'entendions plus d'estre à son seruice,
moins voulions nous continuer de
porter de la terre & des pierres en
son Fort: luy nous pensant bien fort
estonner & nous faire mourir de faim,
defendit la dessus qu'on ne nous baillast
plus les deux gobelets de farine de
racine que chacun de nous (ainsi que
i'ay dit ci deslus) auoit accoustumé
d'auoir par iour. Dequoy tant s'en

92

Page 92
fallut que nous fussions faschez, qu'au
contraire (outre ce que nous en auions
plus pour vne serpe, ou pour deux ou
trois cousteaux que nous baillions aux
Sauuages qui nous venoyent souuẽt voir
dans leurs petites Barques, ou bien l'allions
querir vers eux, qu'il ne nous en
eust sceu bailler en demi an) nous fusmes
bien aises partel refus d'estre entieremẽt
hors de sa suiettion. Cependant s'il eust
esté le plus fort, & qu'vne partie de ses
gens & des principaux n'eussent tenu no
stre parti, il ne faut douter qu'il ne nous
eust lors mal fait nos besõgnes: Et de fait
pour tenter s'il en pourroit venir à bout,
ainsi qu'vn nommé Iean gardien & moy
fusmes vn iour de retour de terre ferme
(ou nous auions esté enuirõ quinze iours
parmi les Sauuages) luy feignant ne rien
sauoir du congé que nous auions demandé
à monsieur Barré son Lieutenant auãt
que partir, & pretendant par là que nous
eussions transgressé les ordonnãces qu'il
auoit faites, que nul n'eust à sortir de l'Isle
sans licence, non seulement nous voulut
faire aprehender, mais aussi comman
doit que comme à ses esclaues on nous
Villegagnon
tente
le moyen
pour nous
rendre es
claues.
mit à chacun vne chaine à la iambe. Et en
fusmes en tant plus grand danger que le
sieur du Pont nostre conducteur (lequel
attendu sa qualité s'abaissoit trop sous

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Page 93
luy) au lieu de nous supporter & de l'em
pescher, nous prioit que pour vn iour ou
deux nous souffrissions cela, & que quãd
la colere de Villegagnon seroit passee, il
nous feroit deliurer. Mais tant à cause
que nous n'auions point enfrein l'ordon
nance, que parce principalemẽt, ainsi que
i'ay dit, que nous luy auions declaré, puis
qu'il nous auoit rompu la promesse qu'il
nous auoit faite, nous n'entendions plus
rien tenir de luy: ioint les exemples de
tant d'autres que nous voyons iournellement
deuant nos yeux estre si cruellemẽt
traitez de luy, nous declarasmes tout à
plat que nous ne l'endurerions pas. Partant
luy oyant ceste responce, & sachant
bien que nous estions quinze ou seize de
nostre compagnie si bien vnis & liez d'amitié,
que qui poussoit l'vn frapoit l'autre,
comme on dit, il ne nous auroit pas
de force, il fila doux & se deporta. Et certes
outre cela, ainsi que i'ay dit, les principaux
de ses gens estans de nostre religion,
& par consequent mal contens de
luy à cause de sa reuolte, si nous n'eussiõs
craint que monsieur l'Amiral qui l'auoit
enuoyé & qui ne le cognoissoit pas encores
tel qu'il estoit deuenu, en eust esté
marry, auec quelques autres respects que
nous eusmes, il y en auoit qui empoignãs
ceste ocasion pour se ruer sur luy, auoyẽt

94

Page 94
grande enuie en le iettant en mer, de faire
manger de sa chair & de ses grosses
espaules aux poissons. Trouuãs dõcques
plus expedient de nous comporter doucement,
encores que nous fissions tousiours
publiquement le presche qu'il n'osoit
ou ne pouuoit empescher, si est-ce, à
fin qu'il ne nous troublast & brouillast
plus quand nous ferions la Cene, du depuis
nous la fismes de nuit à son desceu.

Et parce qu'apres la derniere Cene
que nous fismes en ce pays là, il ne nous
resta qu'enuiron vn verre de tout le
vin que nous auions porté de France,
n'ayans moyen d'en recouurer d'ailleurs,

Question si
la Cene se
pourroit
celebrer
sans vin,
la question fut esmeuë entre nous, assauoir,
si à faute de vin on la pourroit celebrer
auec d'autres bruuages. Quelques
vns alleguans entre autres passages, que
Iesus Christ en l'institution de la Cene,
apres l'action ayant expressémẽt dit à ses
Apostres, Ie ne boiray plus du fruict de
la vigne &c. estoyent d'opinion que le vin
defaillant il vaudroit mieux s'abstenir du
signe, que de le changer. Les autres au cõ
traire disans que Iesus Christ quãd il institua
sa Cene estant au pays de Iudee, auoit
parlé du bruuage qui y estoit ordinaire,
s'il eust esté en la terre des Sauuages,
eust non seulemẽt aussi fait mention
du bruuage dont ils vsent au lieu de vin,

95

Page 95
mais, qui plus estoit, de leur farine de
racine qu'ils mangent au lieu de pain,
concluoyent qu'ainsi tant que les fignes
de païn & de vin se pourroyent trouuer,
ils ne les voudroyent changer,
qu'aussi à defaut d'iceux ne feroyent
ils point de difficulté de celebrer la Cene
auec les choses plus communes
qui seroyent au lieu de pain & de vin
pour la nourriture des hommes du païs
ou ils seroyent: tellement que comme
nous n'en vinsmes pas iusques à
ceste extremité (quoy que la pluspart
inclinast à ceste derniere opinion) aussi
ceste matiere demeura indecise. Toutesfois
tant s'en faut que cela engendraft
aucune diuision entre nous que
plustost par la grace de Dieu, demeurasmes
nous en telle vnion & concorde,
que ie desirerois que tous ceux qui
font auiourd huy profession de la Religion
reformee marchassent du mesme
pied.

Or pour acheuer ce que i'auois à dire

Cause pour
quoy Ville
gagnon ne
nous veut
plus endurer
en son
Fort.

touchant Villegagnon, il aduint sur la fin
du mois d'Octobre, que luy detestant de
plus en plus & nous & la doctrine que
nous suyuions, disant qu'il ne nous vouloit
plus souffrir ni endurer en son Fort,
ni en son Isle, nous commãda d'en sortir.
Il est vray ainsi que i'ay touché ci dessus

96

Page 96
que nous auions bien moyen de l'en chasser
luy mesme si nous eussions voulu:
mais tant pour luy oster toute ocasion de
se plaindre de nous, que parce (outre les
raisons susdites) que la France estant lors
abruuee que nous estions allez en ce païs
là, pour y viure selon la reformation de
l'Euangile, craignans de mettre quelque
tache sur iceluy en obtemperans à Villegagnon,
nous aimasmes mieux luy quiter
la place. Et ainsi apres que nous eusmes
demeuré enuiron huit mois en ceste Isle
& Fort de Colligni, lequel nous auions
aidé à bastir, nous nous retirasmes & pas
sames en terre ferme, ou en attendans
qu'vn Nauire du Haure de grace quiestoit
la venu pour charger du Bresil (au
maistre duquel, nous marchandasmes de
nous repasser en France) fust prest à partir,
nous demeurasmes deux mois. Nous
nous accommodasmes sur le riuage de la
mer à costé gauche en entrant dans ce-
Lieu ou
nous demeurasmes

en la terre
ferme de
l'Ametiq.
ste riuiere de Ganabara au lieu dit par les
François la briquetiere, lequel n'est qu'à
demie lieuë du Fort. Et cõme de là nous
allions, venions, frequentions mangiõs,
& buuions parmi les Sauuages (lesquels
sans comparaison nous furent plus humains
que celuy qui sans luy auoir mesfait
ne nous peut souffrir auec luy) aussi
eux de leur part nous apportans des viures

97

Page 97
& autres choses dont nous auions à
Epilogue
de la vie
de Villeg.

faire nous y venoyent souuẽt visiter. Or
i'ay sommairemẽt descrit en ce chapitre,
l'inconstãce & variation que i'ay cognuë
en Villegagnon en matiere de Religion:
le traitement qu'il nous fitsous pretexte
d'icelle: ses disputes & l'occasion qu'il
prit pour se destourner de l'Euangile: ses
gestes & propos ordinaires en ce pays là:
l'inhumanité dont il vsoit enuers ses gẽs,
& comme il estoit magistralement equipé.
Partant reseruant à dire quand ie seray
en nostre embarquement pour le retour,
tant le congé qu'il nous bailla, que
la trahison dont il vsa enuers nous à nostre
departement de la terre des Sauuages,
afin de traiter d'autres points, ie le
laisseray bartre & tourmenter ses gens
dans son Fort, lequel auec le bras de mer
ou il est situé, ie vay descrire en premier
lieu.