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Histoire d'vn voyage fait en la terre du Bresil, autrement dite Amerique.

Contenant la nauigation, & choses remarquables, veuës sur mer par l'acteur: le comportement de Villegagnon, en ce païs la. Les meurs & façons de viure estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble la description de plusieurs animaux, arbres, herbes, & autres choses singulieres ...
  
  
  
  
  
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CHAP. VII.

Description de la riuiere de GANABARA,
autremẽt dite GENEVRE: de l'Iste & Fort
de Colligny qui fut basti en icelle: ensemble des
autres Isles quisont és enuirons.


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COMME ainsi soit que ce bras
de mer & riuiere de Ganabara
appelee Genevre par les Portugalois
(parce comme on dit
qu'ils la descouurirent le premier iour
de Ianuier) laquelle demeuree par les
vingt & trois degrez au delà de l'Equinoctial,
& droit sous le Tropique de Capricorne,
ait esté l'vn des ports de mer en
la terre du Bresil, plus frequẽté de nostre
temps par les François, i'ay pensé n'estre
hors de propos, d'ẽ faire vne particuliere
& sommaire description. Sans doncques
m'arrester à ce que d'autres en ont voulu
escrire, ie di en premier lieu (ayãt demeu
ré & nauigué sur icelle enuirõ vn an) que
en s'auançant sur les terres elle a enuirõ
douze lieuës de long, & en quelques endroits
sept ou huit de large: & quant au
reste cõbien que les mõtagnes qui l'enuironnent
de toutes parts, ne soyent pas si

Comparai
son du Lac
de Geneue
auec la riuiere
de
Ganabara
en l'Amerique.

hautes que celles qui bornent le grand &
spacieux lac d'eau douce de Geneue,
neantmoins, ayant ainsi la terre ferme de
tous costez, elle est assez semblable à iceluy
quant à sa situation.

An reste quand on laisse la grand mer
pour y entrer, parce qu'il faut costoyer
trois petites Isles inhabitables, cõtre lesquelles
les Nauires, si elles ne sont bien
cõduites sont en dãger d'heurter & se bri


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ser, l'emboucheure en est assez fascheuse.
Apres cela, il faut passer par vn destroit
qui n'ayãt pas demi quart de lieue de large
est limité du costé gauche, en y entrãt,
d'vne montagne & Roche en forme piramidale,
laquelle n'est pas seulement d'esmerueillable
& excessiue hauteur, mais
aussi à la voir de loin on diroit qu'elle est
artificielle: & de fait parce qu'elle est ronde
& semble vne grosse tour, entre nous
Roche appelee
pot
de beurre.

François l'auions nommee le pot de beur
re. Vn peu plus auant dans la riuiere il y
a vn rocher, qui peut auoir cent ou six
vingts pas de tour, que nous appelions
Le Ratier

aussi le Ratier, sur lequel Villegagnon à
son arriuee s'y pensant fortifier auoit
premierement posé son Artillerie, mais
le flus & reflus de la mer l'en chassa. Vne
Description
de l'Isle
& Fort
ou setencit
Villegag.

lieuẽ plus outre, est l'Isle ou nous demeurions,
laquelle ainsi que i'ay ia touché
ailleurs, estoit inhabitable au parauant
que Villegagnon fust arriué en ce
pays là: mais au reste n'ayant qu'enuiron
demie lieue Françoise de circuit, & estant
six fois plus longue que large, enuironnee
qu'elle est de petits rochers à
fleur d'eau, qui empeschent que les Vaisseaux
n'en peuuent approcher plus pres
que la portee du Canon, elle est merueilleusement
& naturellement forte. Et de
fait n'y pouuãt aborder, mesmes auec les

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petites Barques sinon du costé du port,
lequel est encore à l'opposite de l'auenue
de la grand mer, si elle eust esté bien gardee,
il n'eust pas esté possible de la forcer
ni de la surprendre. Au surplus y ayant
deux montagnes aux deux bouts, Villegagnon
sur chacune d'icelle fit faire vne
maisonnette: comme aussi sur vn rocher
de cinquante ou soixante pieds de haut,
qui est au milieu de l'Isle, il auoit fait bastir
sa maison. De costé & d'autre de ce
rocher, nous auions esplané & fait quelques
petites places esquelles estoyent basties,
tãt la salle ou lon s'assembloit pour
faire le presche & pour mãger, qu'autres
logis esquels (comprenant tous les gens
de Villegagnon) enuiron quatre vingts
personnes que nous estions, residents en
ce lieu là, logions & nous accommodiõs.
Mais notez, qu'excepté la maison qui est
sur la roche, ou il y a vn peu de charpenterie,
& quelques Bouleuards sur lesquels
l'Artillerie estoit placee, lesquels sont
reuestus de telle quelle massonnerie, que
ce sont tous logis, ou plustost loges, desquels
comme les Sauuages en ont esté
les Architectes, aussi les ont ils bastis à
leur mode, assauoir de bois rond, & couuerts
d'herbes. Voila en peu de mots
quel estoit l'artifice du Fort, lequel Villegagnon
pensant faire chose agreable à

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Gaspard de Colligny Admiral de Frãce,
sans la faueur & assistance, aussi duquel,
comme i'ay dit du commencemẽt, il n'eut
iamais eu ni le moyen de faire le voyage,
ni de bastir aucune forteresse en la terre
du Bresil, nomma Colligny en la France
Antarctique. Mais en faisant semblant de
perpetuer le nõ de cest excellẽt Seigneur,
duquel voirement la memoire sera à iamais
honorable entre tous gens de bien,
ie laisse à pẽser outre ce que Villegagnõ,
contre la promesse qu'il luy auoit faite
auant que partir de France, d'establir le
pur seruice de Dieu en ce pays là, se reuolta
de la Religion, combien encore, en
quitant ceste place aux Portugais, qui en
sont maintenant possesseurs, il leur dõna
occasion de faire leurs trophees & du nõ
de Colligni, & du nom de France Antarctique
qu'on auoit imposé à ce pays là.

Sur lequel propos ie diray que ie ne
me puis aussi assez esmerueiller, de ce
que Theuet à son retour de l'Amerique,
en l'annee 1557. voulant semblablement
complaire au Roy Henry second lors regnant,
non seuleuent, en vne carte qu'il
fit faire de ceste riuiere de Ganabara &
Fort de Colligni, fit pourtraire à costé
gauche d'icelle en terre ferme, vne ville
qu'ilnõma VILLE HENRY: mais aussi,
quoy qu'il ait eu assez de temps depuis


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pour pẽser que c'estoit vne moquerie, l'à
neãtmoins fait mettre derechefen sa Cos
mographie. Car quãd nous partismes de
ceste terre du Bresil, qui fut plus d'vn an
apres Theuet, ie maintien qu'il n'y auoit
aucune forme de bastimens, moins village
ni ville à l'ẽdroit ou il nous en à mar-
Ville imaginaire
es
cartes &
œuures de
Theuet.
qué & forgé vne, vrayement fantastique.
Aussi luy mesme estant en incertitude de
ce qui deuoit preceder au nom de ceste
ville imaginaire, à la maniere de ceux qui
disputẽt s'il faut dire bõnet rouge ou rou
ge bõnet, l'ayãtnõmee VILLE-HENRY
en sa premiere Carte, & HENRY-VILLE
en la seconde, donne assez à coniecturer
que ce n'est qu'imagination & chose supposee
de tout ce qu'il en dit: tellement
que sas crainte de l'equiuoque, le lecteur
choisissãt lequel qu'il voudra de ces deux
nõs, trouuera que c'est tousiours tout vn,
assauoir rien que de la peinture. Dequoy
ie conclus neantmoins, que Theuet des
lors, non seulement se ioua plus du nom
du Roy Henry que ne fit Villegagnon de
celuy de Coligni, qu'il imposa àson Fort,
mais aussi que par ceste reiteration, entant
qu'en luy est, il prophane la memoire
de son Prince. Et afin de preuenir tout
ce qu'il pourroit repliquer la dessus (luy
ayant que le lieu qu'il pretend soit celuy
que nous nommasmes la Briqueterie

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auquel nos mano uuriers bastirent quelques
maisõnettes) ie luy cõfesse bien qu'il
y a vne montagne en ce pays là, laquelle
les François, en souuenãce de leur souuerain
Seigneur, nõmerent le Mont Henry,
comme aussi nous en apprelions vn autre
Corguilerey, du surnom de Philippe de
Corguilerey sieur du Põt, qui nous auoit
conduits par delà: mais s'il y à autant de
diference d'vne montagne à vne ville, cõme
on peut dire qu'vn clochier n'est pas
vne vache, il s'ensuit, ou que Theuet a en
la berlue quant il a marqué ceste Ville
Henry ou Henry Ville
en ses
cartes, ou qu'il en a voulu faire accroire
plus qu'il n'en est. Dequoy derechef, afin
que nul ne pense que i'en parle autremẽt
qu'il ne faut, ie me rapporte à tous ceux
qui ont fait ce voyage: & mesmes aux gẽs
de Villegagnon dont plusieurs sont enco
res en vie: assauoir s'il y auoit apparence
de ville ou on a voulu situer celle
que ie renuoye auec les fictions des Poëtes.
Partant ainsi que i'ay dit en la preface,
puis que Theuet, sans occasion, a
voulu attaquer l'escarmouche, contre
mes compagnõs & moy, si nommément il
trouue ceste refutation en ses œuures de
l'Amerique de dure digestion, d'autant
qu'en me deffendãt contre ses calomnies
ie luy ay ici rasé vne ville, qu'il sache que

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ce ne sont pas tous les erreurs que i'y ay
remarquez, lesquels, comme i'en suis biẽ
records, s'il ne se contente de ce peu que
i'en touche en ceste histoire, ie luy monstreray
par le menu. Ie suis marri toutesfois,
qu'en interrompant mon propos
i'aye esté contraint de faire ceste longue
digression en cest end roit: mais pour les
raisons susdites, cest à dire pour monstrer
à la verité comme toutes choses ont
passé ie fais iuge les lecteurs si i'ay eu tort
ou non.

Pour doncques poursuyure ce qui reste
à descrire, tant de nostre riuiere de Ga
nabara,
que de ce qui y est situé: quatte ou

La grande
Isle.
cinq lieuës plus auant que le Fort sus
mentiõné, il y à vne autre belle & fertile
Isle, laquelle contenãt enuiron six lieuẽs
de tour, nous appelions la grande Isle.
Et parce qu'en icelle il y a plusieurs villages
habitez des Sauuages nõmez Tououpinambaoults
alliez des François, nous y
allions ordinairemẽt dans nos Barques,
querir des farines, & autres choses necessaires.

Dauantage il y a beaucoup d'autres pe
tites Islettes inhabitees en cebras de mer,
esquelles entre autres choses, il se trouue
de grosses & fort bonnes huitres: comme
aussi les Sauuages se plongeans és riuages
de la mer, rapportent de grosses


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pierres à l'entour desquelles, il y a vne
infinité d'autres petites huitres, qu'ils
nomment Leripés, si bien attachees, voire
Leripés
huitres.

comme collees, qu'il les en faut arracher
par force. Nous saisions ordinairement
bouillir de grandes pottees de ces Leripés,
dans aucuns desquels en les ouurans
& mangeans nous trouuions de petites
perles.

Au reste ceste riuiere est remplie de di
uerses especes de poissons, cõme en premier
lieu (ainsi que ie diray plus au long
ci apres) de force bons Mulets, de Requiens,
Rayes, Marsouïns, & autres
moyens & petits, aucuns desquels ic descriray
aussi plus amplement au chapitre
des poissons. Mais principalement ie ne
veuxpas oublier de faire ici mention des
horribles & espouuãtables Balenes, les-

Balenes.

quelles monstrãs hors de l'eau leurs grãdes
nageoires, en s'esgayans dãs ceste lar
ge & profõde riuiere, s'approchoyẽt sou
uent si pres de nostre Isle, qu'à coups d'ar
quebuses nous les pouuions atteindre.
Toutes fois parce qu'elles ont la peau assez
dure, & mesmes le lard tant espais
que ie ne croy pas que la balle peut pene
trer si auant qu'elles en fussent gueres offencees,
elles ne laissoyent pas de passer
outre: moins mouroyent elles pour cela
Il y en eut vne pendant que nous estions

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par dela, laquelle à dix ou douze lieues
de nostre Fort tirant au Cap de Frie s'estant
approchee trop pres du bord, & n'a-
Balene
demeurce
à sec.
yant pas assez d'eau pour retourner en
pleine mer, demeura eschouee & à sec sur
le riuage. Mais neantmoins nul n'en osant
approcher, auant qu'elle fut morte
d'elle mesme, non seulement en se debatant,
elle faisoit trembler la terre bien
loin autour d'elle, mais aussi on oyoit le
bruit & estonnemẽt le long du riuage de
plus de deux lieuës. Dauantage combien
que tant les Sauuages que ceux des nostres
qui y voulurent aller, en rapportassent
tant qu'il leur en pleut, si est ce qu'il
en demoura plus des deux tiers qui fut
perdue & empuantie sur le lieu. Mesmes
la chair fresche n'en estant pas fort bõne
& nous n'en mangeans que bien peu de
celle qui fut apportee en nostre Isle (hors
mis quelques pieces du gras, que nous
faisions fondre pour nous seruir & esclai
rer la nuit de l'huile qui en sortoit) la lais
sant dehors nous n'en teniõs non plus de
conte que de fumiers. Toutesfois la langue,
qui est le meilleur, fut sallee dãs des
barils, & enuoyee en France à Monsieur
l'Admiral.

En fin (ainsi que i'ay touché) la terre
ferme enuironnãt de toutes parts ce bras
de mer, il y a encores à l'extremité & au


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cul du sac, deux autres beaux fleuues
d'eau douce qui y entrent, dans lesquels,
Fleuues
d'eau douce

auec d'autres François ayant aussi nauigué
dans des Barques pres de vingt lieuës
auant sur les terres, i'ay esté en beaucoup
de villages parmi les Sauuages qui habitent
de costé & d'autre. Voila en brief ce
que i'ay remarqué en ceste riuiere de Genevre
ou Ganabara: de la perte de laquelle
ie suis tant plus marri, que si elle eust
esté bien gardee non seulement c'eust esté
vne bonne & belle retraite, mais aussi
vne grande commodité de nauiger en ce
pays là pour les François. A vingt huit
ou trente lieuës plus outre tirant à la riuiere
de Plate & au destroit de Magellan,
il y a vn autre grand port & bras de mer
appellé par les François, la riuiere des
Vases, en laquelle, semblablement en
La riuiere
des Vases.

voyageãs en ce pays là ils prennent port:
ce qu'ils font aussiau Haure du Cap de
Frie, auquel cõme i'ay dit ci deuant nous
mismes premierement pied à terre en la
terre du Bresil.