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Histoire d'vn voyage fait en la terre du Bresil, autrement dite Amerique.

Contenant la nauigation, & choses remarquables, veuës sur mer par l'acteur: le comportement de Villegagnon, en ce païs la. Les meurs & façons de viure estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble la description de plusieurs animaux, arbres, herbes, & autres choses singulieres ...
  
  
  
  
  
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HISTOIRE D'VN VOYAGE, FAIT EN LA TERRE DV BRESIL, AVTREMENT DITE AMERIQVE.
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HISTOIRE
D'VN VOYAGE, FAIT
EN LA TERRE DV BRESIL,
AVTREMENT DITE
AMERIQVE.

Contenant la nauigation & choses remarquables,
veuës sur mer par l'auteur. Le cõportement
de Villegagnon en ce pais là. Les
meurs & façons de viure estranges des Sauuages
Ameriquains: auec vn colloque de leur
langage. Ensemble la description de plusieurs
Animaux, Arbres, Herbes, & autres choses
singulieres & du tout incogneues par deça.


CHAP. I.

Du motif & occasion qui nous fit entreprendre
ce voyage en laterre du Bresil.

DAVTANT que quelques
Cosmographes, & autres
Historiens de nostre
tẽps, ont ia escrit par ci deuant,
de la lõgueur, largeur,
beauté, & fertilité de ceste quatrieme par
tie du monde, appelee Amerique, ou terre
du Bresil: ensemble des Isles proches
& terres continentes à icelle, du tout incogneuës


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aux anciens: mesmes de plusieurs
nauigations qui s'y sont faites depuis
enuiron octante ans qu'elle fut premierement
descouuerte: sans m'arrester
à traiter cest argument au long ni en ge-
Intention
de l'Auteur.

neral, mon intention & mon suiet sera
de seulement declarer en ceste Histoire,
ce que i'ay pratiqué, veu, ouy & obserué,
tant sur mer, en allant & retournant, que
parmi les Sauuages Ameriquains, entre
lesquels i'ay frequenté & demeuré enuiron
vn an. Et afin que le tout soit mieux
cogneu & entendu d'vn chacun, commen
çant par le motif qui nous fit entreprendre
vn si fascheux & lointain voyage, ie
diray brieuemẽt quelle en fut l'occasion.

L'an M. D. L V. vn nommé Villegagnon
Cheualier de Malte, autrement de

Entreprise
de Villegagnon.

l'ordre qu'on appele de saint Iean de Ierusalem,
se faschant en France, & mesme
ayant receu quelque mescontentement
en Bretagne, ou il se tenoit pour lors, fit
entendre en diuers endroits du Royaume
de France à plusieurs notables person
nages de toutes qualitez, que dés long
temps il auoit non seulement vne extreme
enuie de se retirer en quelque pays
lointain, ou il peust libremẽt & puremẽt
seruir à Dieu selon la reformation de l'E
uangile, mais aussi qu'il desiroit d'y preparer
lieu à ceux qui s'y voudroyent retirer

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pour euiter les persecutions qui
estoyent de ce temps la en France pour le
fait de la religion.

Declarant en outre, tant de bouche à
ceux qui estoyent aupres de luy, q͂ par les
lettres qu'il enuoyoit à quelques particu
liers, qu'ayant ouy parler & faire tant de
bons recits à quelques vns, de la beauté,
& fertilité de la partie en l'Amerique, ap
pelee terre du Bresil, que pour s'y habituer
& effectuer son dessein, il prendroit
volontiers ceste route, & ceste brisee: &
de fait ayant sous ce beau pretexte & bel
le couuerture gagné les cœurs de quelques
grands Seigneurs de la religion reformee,
lesquels pour la mesme affection
qu'il disoit auoir, desiroyent trouuer telle
retraite, entre iceux feu d'heureuse me
moire Gaspard de Coligny Admiral de

Gaspard
de Coligny
Admiral
de France
cause de
ce voyage

France, bien veu, & bien venu qu'il estoit
aupres du Roy Henry II. lors regnant,
luy ayant proposé que Villegagnon faisant
ce voyage pourroit descouurir beau
coup de richesses, & autres commoditez
pour le profit du Royaume, luy fit donner
deux beaux Nauires equipez & four
nis d'artillerie & dix mille francs pour
faire son voyage.

Ainsi Villegagnon ayant auec cela asseurance
d'estre accompagné de quelques
personnages d'honneur (sous la promesse


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toutesfois qu'il leur fit auant que
partir de France qu'il establiroit le pur
seruice de Dieu où il resideroit) apres
qu'il se fut pourueu de Matelotz & mesmes
d'artisans qu'il mena auec luy, au
mois de May audit an 1555. il s'embarqua
sur mer ou il eut plusieurs tourmentes &
destourbiers: mais en fin nonobstant tou
tes dificultez en Nouembre suyuant il
paruint audit pays.

Arriué qu'il y fut il descẽdit & se pensa
premierement loger sur vn rocher à
l'emboucheure d'vn bras de mer, ou riuiere
d'eau salee, nommee par les Sauuages
Ganabara (laquelle comme ie la descriray
en son lieu demeure par les vingt
trois degrez au dela l'Equator, assauoir
droit sous le Tropique de Capricorne)
mais les ondes de la mer l'en chasserent.
Ainsi estant contraint de se retirer de la,
il s'aduança enuiron vne lieuẽ tirant sur
les terres, & s'accommoda en vne Isle au
parauant inhabitable, en laquelle ayant
deschargé sonartillerie & ses autres meu
bles, afin d'estre en plus grande seurté tãt
contre les Sauuages que contre les Portugalois,
qui voyagent & ont ia tant de
forteresses en ce pays là, il y fit commẽcer
de bastir vn Fort.

Or de là, feignant tousiours de brusler
de zele d'auãcer le regne de Iesus Christ,


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& le persuadant tant qu'il pouuoit à ses
Villegagnonescrit

à Geneue.

gens, quand ses nauires furent chargees
& prestes de reuenir en France il escriuit
& enuoya dans l'vne d'icelle expressément
vn homme à Geneue, requerãt l'Eglise
& les Ministres dudit lieu de luy aider
& de le secourir autãt qu'il leur seroit
possible en ceste sienne tant sainte entre
prinse. Mais sur tout, afin de poursuyure
& aduancer en diligence l'œuure qu'il auoit
entreprins & qu'il desiroit, disoit il,
de cõtinuer de toutes ses forces, il prioit
instamment non seulement qu'on luy
enuoyast des Ministres de la parole de
Dieu: mais aussi pour tant mieux reformer
luy & ses gens, & mesmes pour attirer
les Sauuages à la cognoissãce de leur
salut, que quelques nombres d'autres
personnages bien instruits en la Religiõ
chrestienne accompagnassent lesdits Ministres
pour le venir trouuer.

L'Eglise de Geneue doncques ayant
receu ses lettres & ouy ses nouuelles rẽdit
premierement graces à Dieu de l'amplification
du regne de Iesus Christ en
vn si lointain pays, mesmes en terre si
estrange & parmi vne nation laquelle estoit
du tout ignorante le vray Dieu.

Et pour satisfaire à la requeste de Villegagnon,
apres que feu monsieur l'Admiral
auquel pour le mesme effect il auoit


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aussi escrit, eut solicité par lettres
Philippe
de Corgui
lerey accepte
d'altertrouuer

Villegagnon.

Philippe de Corguilerey sieur du Pont
(qui s'estoit retiré pres Geneue & qui
auoit esté son voisin en France pres Chastillon
sur Loing) d'entreprendre le voyage
pour conduire ceux qui se voudroyẽt
acheminer en ceste terre du Bresil vers
Villegagnon: ledit sieur du Pont en estãt
aussi requis par l'Eglise & Ministres
de Geneue, quoy qu'il fut ia vieil & caduc,
tant y a que pour la bonne affection que
il auoit de s'employer à vn si bon œuure,
postposant, & mettãt en arriere tous ces
autres affaires, mesmes laissant ses enfans
& sa famille de si loin, il s'accorda de faire
ce qu'on requeroit de luy.

Cela fait il fut question en secõd lieu
de trouuer des Ministres de la parole de
Dieu. Partant apres que du Pont & autres
siens amis en eurent tenu propos à
quelques Escoliers qui pour lors estudioyent
en Theologie à Geneue: entre
les autres Maistre Pierre Richier, ia aagé
pour lors de plus de cinquante ans, &
Guillaume Chartier luy firent promesse
qu'en cas que par la voye ordinaire de
l'Eglise on cogneust qu'ils fussẽt propres
à ceste charge, ils estoyent prests de s'y
employer. Ainsi apres que ces deux eurẽt
esté presentez aux Ministres dudit Gene
ue, qui les ouyrent sur l'exposition de


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certains passages de l'Escriture sainte, &
Richier &
Chartier
esleus ax
ministere
de l'Euangile
pour
aller en
l'Amerique.


les exhorterent au reste de leur deuoir,
ils accepterent volontairement auec le
conducteur Du Pont, de passer la mer
pour aller trouuer Villegagnõ, afin d'annoncer
l'Euangile en l'Amerique.

Or resto it il encores de trouuer d'autres
personnages instruits és principaux
points de la Foy: mesmes comme Villegagnon
auoit mãdé, des Artisans experts
en leur art: mais parce que pour ne trom
per personne, outre que du Pont declaroit
le long & fascheux chemin qu'il cõuenoit
faire: assauoir, enuiron cent cinquante
lieuës par terre, & plus de deux
mille lieuës par mer, il adioustoit que
estãt paruenu en ceste terre d'Amerique,

Facon de
viure en
l'Amerique.


il se faudroit contenter de manger d'vne
certaine farine faite de racine au lieu de
pain, & quant au vin nulles nouuelles,
car il n'y en croist point: bref, ainsi qu'en
vn nouueau monde (comme la lettre de
Villegagnon chantoit) il faudroit la vser
de façons de viure & de viandes du tout
differentes de celles de nostre Europe:
tous ceux di-ie qui aimãs mieux la theorique
que la pratique de ces choses,
n'ayans pas volonté de changer d'air, de
endurer les flots de la mer, la chaleur de
la Zonc Torride, ni de voir le Pole Antarctique,
ne voulurẽt point entrer en lice

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ni s'enroller & embarquer en tel voya
ge.

Toutesfois apres plusieurs semonces
& recerches de tous costez, ceux ci, ce
semble plus courageux que les autres, à

Noms de
ceux qui
firent le
voyage de
l'Amerique.

sçauoir, Pierre Bordon, Mathieu verneul,
Iean du Bordet, Andre la Fon, Nicolas
Denis, Iean Gardien, Martin Dauid,
Nicolas Rauiquet, Nicolas Carmeau
Iaques Rousseau, & moy Iean de Lery
qui (tant pour la bonne volõté que Dieu
m'auoit dõnee dés lors de seruir à sa gloi
re, que curieux de voir ce nouueau monde)
fus de la partie: se presenterent pour
accompagner du Pont, Richier & Chartier:
tellement que nous fusmes quatorze
en nombre, qui pour faire ce voyage
partismes de la Cité de Geneue, le dixieme
de Septembre en l'annee 1556.

Nous tirasmes & allasmes passer à
Chastillon sur Loing, auquel lieu ayans
trouué Monsieur l'Admiral, non seulement
il nous encouragea de plus en plus
de poursuyure nostre entreprinse, mais
ausi auec promesse de nous assister pour
le fait de la marine, nous mettant beaucoup
de raisons en auant il nous donna
grande esperance que Dieu nous feroit
la grace de voir les fruits de nostre labeur.
Nous nous acheminasmes de la à
Paris, la ou durant vn mois que nous y


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seiournasmes, quelques Gentilshommes
& autres estans aduertis pourquoy nous
faisions ce voyage, s'adioignirent auec
nous. De là nous passasmes à Rouen &
tirans à Honfleur port de mer qui nous
estoit assigné au pays de Normandie, y
faisans noz preparatifs & en attendant
que noz Nauires fussent prests à partir,
nous y demeurasmes enuiron vn mois.

CHAP. II.

De nostre embarquement au port d'Honfleur
pays de Normandie: ensemble des tormen
tes, rencontres, prinses de Nauires, & premieres
terres & I sles que nous descouurismes.

Ainsi apres que le sieur de Bois
le Conte neueu de Villegagnon,
qui estoit auparauant
nous à Honfleur, y eut fait equiper
en guerre aux despẽs
du Roy, trois beaux vaisseaux: fournis
qu'ils furent de viures & d'autres choses
necessaires pour le voyage, le dix & neufieme
de Nouembre nous nous y embarquasmes.
Ledit sieur de Bois le Conte auec
enuiron octante personnes tant soldats
que matelotz estant en l'vn des na-

Le sieur de
Bois le Cõte
esten Vice
Admirel.


uires appellé la petite Roberge, fut esleu
nostre Vice Admiral. Ie m'embarquay en

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vn autre vaisseau nommé la grand Roberge,
ou nous estiõs six vingts en tout,
& auions pour Capitaine le sieur de sain
te Marie dit l'Espine, & pour Maistre vn
nommé Iean humbert de Harfleur bon
Pilote & homme bien experimenté en la
nauigation. Dans l'autre qui s'appeloit
Rosee, du nom de celuy qui le cõduisoit,
en comprenãt six ieunes garçons que no'
menasmes pour apprẽdre le langage des
Sauuages, & cinq ieunes filles, auec vne
femme pour les gouuerner (qui furẽt les
premieres femmes Françoises menees en
la terre du Bresil, dõt les Sauuages dudit
lieu, ainsi que nous verrons ci apres, n'en
ayans iamais auparauant veu de vestues,
furent bien esbahis à leur arriuee) il y auoit
enuiron nonante personnes.

Vaisseaux
departans
du Port.
Ainsi ce mesme iour qu'enuiron midi
nous mismes les voiles au vent, à la
sortie du port dudit Honfleur, les canõnades,
trompettes, tabours, fifres, & autres
triomphes accoustumez de faire aux
Nauires de guerre qui vont voyager, ne
mãquerẽt point en nostre endroit. Nous
allasmes premierement ancrer à la Rade
de Caulx qui est vne lieuë en mer par
dela le Haure de grace: & la selon la cou
stume des Mariniers qui veulent voyager
en pays lointains, apres que les Mai
stres & Capitaines eurent fait reueuë &

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eurent sceu le nombre certain, tant des
soldats que des Matelots, ayans cõmandé
de leuer les ancres nous nous pensions
dés le soir ietter en mer. Toutesfois le
cable du Nauire ou i'estois s'estant rompu
& l'ancre tiré à grande difficulté, cela
fut cause que nous ne peusmes appareiller
que iusques au lendemain.

Cedit iour doncques vingtieme de
Nouembre, qu'ayans abandonné la terre
nous commençasmes à nauiger sur ceste
grãde & impetueuse mer Occeane, nous
descouurismes & costoyasmes l'Angleterre
laquelle nous laissions à dextre, &
fusmes deslors prins d'vn flot de mer qui
dura douze iours: durant lesquels, outre
que nous fusmes tous fort malades de la
maladie accoustumee à ceux quivont sur
mer, il n'y auoit celuy qui ne fut bien espouuanté
de tel branslement. Et de fait
ceux principalement qui n'auoyent iamais
senti l'air marin, ni dancé telle dan
ce, voyans la mer ainsi haute & esmeuë
pensoyent à tous coups & à toutes minutes
que les vagues nous deussent faire
couler en fond: cõme certainement c'est
chose admirable de voir qu'vn vaisseau
de bois quelque fort & grand qu'il soit,
puisse ainsi resister à la fureur & force de
ce tant terrible elemẽt: car combien que
les Nauires soyent bastis de gros bois


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bien lié, cheuillé, & bien godronné, &
que celuy mesmes auquel i'estois, peust
auoir euuiron dixhuit toises de long, &
trois & demie de large, qu'est ce en comparaisõ
de ce gouffre & de telle largeur,
profondeur & abismes d'eau comme est
ceste mer du Ponent? Partant sans amplifier
ce propos dauantage ie diray icy
L'art de
la nauigation
excellent.

en vn mot qu'on ne scauroit assez priser
tant l'excellence de l'art de la nauigatiõ
en general qu'en particulier l'inuention
de l'Eguille marine, de laquelle neantmoins
comme aucuns tiennent, l'vsage
n'est que depuis enuiron cent cinquante
ans. Nous fusmes doncques ainsi agitez
& nauigeasmes auec grandes difficultez
iusques au troisieme iour apres nostre
embarquemẽt que Dieu appaisa les flotz
& orages de la mer.

Le dimanche suyuant ayans rencontré
deux nauires marchans d'Angleterre
qui venoyent d'Espagne, apres que
nos Matelots les eurent abordez & veu
qu'il y auoit à prendre dedans, peu s'en
fallut qu'ils ne les pillassent. Et de fait
suyuãt ce que i'ay dit que nos trois vaisseaux
estoyent bien fournis d'Artillerie
& d'autres munitions de guerre nos ma
riniers, s'en tenans fiers & forts, quand
les vaisseaux plus foibles (ainsi que nous
verrons tantost) se trouuoyent deuant


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eux & à leur merci ils n'estoyent pas à
seurté.

Et puis que cela viẽt à propos il faut

Coustume
des marsniers
sur
mer.

que ie dise icl en passãt à ceste premiere
rencontre de Nauire que i'ay veu pratiquer
sur mer ce qui se fait aussi le plus
souuent en terre: assauoir, que celuy ayãt
les armes au poing qui est le pl9 fort
l'emporte, & donne la loy à son compagnon.
Vray est que messieurs les Mariniers
faisant caller le voile & ioindre les
pauures Nauires marchans leur alleguẽt
ordinairement qu'y ayant long temps
qu'ils sont sur mer sans qu'à cause des
tẽpestes & calmes ils ayent peu aborder
terre ni port, ils sont en necessité de
viures dont ils prient d'estre assistez en
payant. Mais si sous cepretexte ils peu
uẽt mettre le pied dans le bord de leurs
voisins, il ne faut pas demander si pour
empescher le vaisseau d'aller en fond, ils
le deschargent de tout ce qui leur semble
bon & beau. Que si la dessus on leur
remonstre (comme de fait nous faisions
souuent) qu'il n'y a nul ordre de piller
indiferemment autant les amis que les
ennemis, la chanson commune de nos
soldats terrestres, qui en cas semblable
pour toutes raisons disent que c'est la
guerre & la coustume, & qu'il se faut ac
commoder, ne manque point en leur
endroit.


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Page 14

Mais outre cela ie diray ici, par maniere
de preface, sur plusieurs exemples
de ce que nous verrons ci apres, que les
Espagnols & encores plus les Portugais
se vantans d'auoir les premiers descouuert
la terre du Bresil, voire tout le contenu
depuis le destroit de Magelan,
qui demeure par les cinquante degrez
du costé du Pole Antarctique, iusques au
Peru, & encores par deça l'Equator: &
par consequent maintenans qu'ils sont
seigneurs de tous ces pais la, aleguans
que les François qui y voyagent sont
vsurpateurs sur eux, s'ils les trouuent
sur nier à leur auantage, ils leur font vne
telle guerre qu'ils en sont venus iusques
là d'en auoir escorchez tous vifs, & fait
mourir d'autre mort cruelle. Les François
soustenans le contraire & qu'ils ont
leur part en ces pays nouuellement cogneuz,
non seulement ne se laissent pas
volontiers battre aux Espagnols, moins
aux Portugais (lesquels pour en parler
sans affection ne les oseroyent aborder
s'ils ne se voyent en beaucoup plus grãd
nombre de vaisseaux) mais en se defendans
vaillamment rendent quelque fois
la pareille à leurs ennemis.

Or pour retourner à nostre route la
mer s'estant derechef enflee, elle fut si
rude l'espace de six ou septiours, que nõ


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seulement ie vis par plusieurs foisentrer
& sauter les vagues par dessus le Tilac de
nostre Nauire, mais aussi à cause de la roi
deur des ondes le vaisseau estoit esbranlé
de telle façon qu'il n'y auoit Matelot, tãt
habile fust-il, qui se peust tenir debout.
Et certes cela estoit voir l'experience de
ce que le Psalmiste dit parlant de ceux
Pse. evii.

qui vont sur mer. Car montans ainsi par
maniere de dire iusques au ciel, puis ayans
les sens defaillis chancelans comme
yurõgnes, descẽdre iusques aux gouffres
& iusques aux abismes, n'est ce pas voir
Les grandes
merueilles
de
Dieu se
voyẽz sur
mer.

les merueilles de Dieu? il est biẽ certain.
Partant subsistant ainsiau milieu du sepulchre,
le peril s'approchant quelques
fois plus pres que l'espesseur des ais dequoy
les vaisseaux nauigables sont faits:
il semble que le Poẽte qui a dit que ceux
qui vont sur mer ne sont qu'à quatre
doigts de la mort, les en esloigne encores
trop.

Or celuy comme il est dit au Pseaume
sus alegué qui fait le temps calme & tran
quille quant il luy plaist, apres ceste tempeste
nous ayant enuoyé vent à gré, nous
paruinsmes d'iceluy iusques à la mer d'Espagne:
& nous trouuasmes à la hauteur
du Cap de saint Vincent le cinquieme
iour de Decembre. En cest endroit nous
rencontrasmes vn Nauire d'Irlande dans


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lequel nos Mariniers sous le pretexte
susdit que les viures nous failloyẽt prindrent
six ou sept pipes de vin d'Espagne,
des figues, des oranges, & autres choses
dont elle estoit chargee.

Sept iours apres nous abordasmes aupres
de trois Isles nõmees par les Pilotes

Les Isles
Fortunees
de Normandie, la Gracieuse, Lancelote,
& Forte auanture, qui sont des isles Fortunees.
Il y en a sept en nõbre à present
cõme i'estime toutes habitees par les Espagnols:
mais quoy qu'aucuns marquẽt
en leurs cartes & enseignent par leurs liures
que ces Isles fortunees sont situees
seulement par les onze degrez au deça
de l'Equator, & par consequent selon eux
seroyent sous la zone Torride, ie di pour
y auoir veu prendre hauteur auec l'Astra
labe que certainement elles demeurent
par les vingt huit degrez tirant au Pole
Arctique. Et partant il faut confesser
qu'il y a erreur de dix & sept degrez desquels
tels auteurs en trompans eux & les
autres les reculent trop de nous.

En ces endroits que nous mismes nos
Barques hors nos Nauires, vingt de nos
Soldatz & Matelotz s'estans mis dedans
auec des Berches, Mousquetz & autres
armes, pensans butiner en ces Isles s'y en
allerent, mais cõme ils voulurent mettre
pied en terre les Espagnols qui les auoyent


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descouuerts auparauant les rembarrerent
si bien qu'ils n'eurent que haste
de se retirer. Neantmoins ils tournerent
& virerent tant à l'entour, qu'en fin
ayans rencontré vne Carauelle de pescheurs
(lesquels si tost qu'ils les virent
venir à eux se sauuans en terre leur quitterent
leur vaisseau) s'en estans saisis, non
feulement ils y prindrent grande quantité
de chiens de mer secs, des compas à
nauiguer & tout ce qui se trouua dedans
iusqu'aux voiles qu'ils raporterent, mais
aussi ne pouuãs pis faire aux Espagnols,
desquels ils se vouloyent venger, à grãds
coups de haches, ils mirent en fond vne
Barque & vn Bateau qui estoit aupres.

Durant trois iours que nous demeurasmes
aupres de ces Isles Fortunees, à
cause que la mer estoit fort calme, nous y
prinsmes si grande quantité de poissons
(tãt auec des haims qu'auec des rets) que
apres que nous en eusmes mangé à nostre
souhait (craignans parce que nous n'auions
pas l'eau douce à nostre commandement
que cela ne nous alterast trop)
nous fusmes contraints d'en reietter plus
de la moitié en mer. Les especes estoyent
Dorades, Chiens de mer, & plusieurs autres
dont nous ne sauions les noms: toutesfois
il y en auoit de ceux que les Mari
niers appellẽt Sardes, qui est vne espece


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de poisson ayant si peu de corps qu'il sem
ble que la teste & la queuë soyent ioints
ensemble: ladite teste estant faite de la façon
d'vn morrion à creste.

Le meccredi matin sixieme de Decem
bre, que la mer s'esmeut derechef, les vagues
remplirent si soudainement la Bar
que qui estoit amaree à nostre Nauire dés
le retour des Isles Fortunees, que non
seulement elle fut submergee & perdue,
mais aussi deux Matelots qui estoyent
dedans furent en si grand danger qu'a pei
ne en leur iettans hastiuement des corda
ges les peusmes nous sauuer & tirer dãs
le vaisseau: Et au surplus diray pour chose
remarquable, que nostre cuisinier durant
ceste tempeste (laquelle continua qua
tre iours) ayant mis vn matin dessaler du
lard dans vn grand vaisseau de bois (qui
estoit la moitié d'vn poinson scié par le
milieu) il y eut vn coup de mer qui de son

Hazard
d'vn coup
de mer.
impetuosité sautant par dessus le Tillac
emporta & la caque & ce qui estoit dedans,
sans la renuerser, plus de la lõgueur
d'vne pique hors le Nauire, mais tout
soudain vne autre vague vint à l'oposite
laquelle de grande roideur reietta le tout
sur le mesme Tillac: tellement que cela
fut nous renuoyer nostre disné qui, comme
on dit, s'en estoit allé aual l'eau.

Or dés le vendredi dixhuitieme dudit


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Page 19
mois, nous descouurismes la grand Canarie,
de laquelle nous approchasmes assez
pres le dimanche suyuant: mais quoy
que nous eussions deliberé d'y prendre
des refraischissemens tant y a qu'à cause
La grand
Canarie.

du vent contraire il ne nous fut pas possible
d'y mettre pied à terre. C'est vne bel
le Isle habitee aussi à present des Espagnols,
en laquelle il croist force Cãnes
de succres & de bons vins: & au reste est
si haute qu'elle se peut voir de vingt &
cinq ou trente lieuës. On l'appelle aussi
le Pic de Tanarifle, & pensent aucũs que
ce soit ce que les Anciens nommoyent le
mont d'Athlas dont on dit la mer Athlãtique,
dequoy ie me rapporte à ce qui en
est.

Ce mesme iour de dimanche nous des
couurismes vne Carauelle de Portugal, la
quelle, parce qu'elle estoit au dessous du
vent de nous, voyans bien ceux qui e-

Carauelle
calant le
voile.

stoyent dedans qu'ils ne pourroyent resister
ni fuir calans le voile se vindrent
rendre à nostre Vice Admiral. Ainsi nos
Capitaines qui dés long temps auparauant
auoyent arresté entr'eux de s'accõmoder
(cõme on parle auiourd'huy) d'vn
Vaisseau de ceux qu'ils s'estoyent tousiours
promis de prendre ou sur les Espa
gnols ou sur les Portugais, afin de s'en
saisir & asleurer dauãtage mirent incontinant

20

Page 20
de nos gens dedans. Toutesfois à
cause de quelques considerations qu'ils
eurent enuers le maistre d'icelle, luy ayãs
dit qu'en cas qu'il peust soudainement
trouuer vne Carauelle en ces endroits là,
qu'on luy rẽdroit la siẽne: luy qui aimoit
mieux la perte tomber sur son voisin que
sur luy, s'en mit en deuoir. Ainsi selon la
requeste qu'il fit que pour effectuer ce que
il promettoit, on luy baillast vne de nos
Barques armee de Mousquets auec vingt
de nos Soldats, & vne partie de ses gens
dedans, comme vray Pirate que i'ay opinion
qu'il estoit pour mieux ioüer son
rolle & afin de n'estre si tost descouuert,
il s'en alla bien loin deuant nos Nauires.

La Barbarie.

Or nous costoyons lors la Barbarie,
habitee des Mores, d'ou nous n'estions
guere eslongnez de plus de deux lieuës,
laquelle (comme il fut soigneusement obserué
de plusieurs) est vne terre si plaine,
voire si fort basse que tãt que nostre veuë
se pouuoit estẽdre, sans voir aucunes mõ
tagnes, ni autres obiets, il no9 estoit aduis
que nous estãs plus hauts, la mer deustincõtinãt
tout submerger ce pays là, & que
nous & nos vaisseaux deussions passer
par dessus. Et à la verité combien qu'au
iugement de l'œil il semble qu'il soit ainsi
presque sur tous les riuages de la mer,

21

Page 21
si est-ce que cela se remarquant plus particulierement
en cest endroit la, quand
ie regardois d'vn costé ce grand & plat
pays qui paroissoit comme vne valee, &
d'autre part la mer à l'opposite sans estre
lors autrement esmeuë, neantmoins
en comparaison faisant vne grande & espouuantable
montagne, en me souuenãt
Pse. 104.
9.

de ce que dit l'Escriture à ce propos ie
contemploye ceste œuure de Dieu auec
grande admiration.

Pour retourner à nos escumeurs de
mer, lesquels nous auoyent deuancez
dans leurs Barques, le vingt & cinquieme
de Decembre iour de Noel eux ayans
rencontré, & tiré quelques mousquetades
sur vne Carauelle d'Espagnols,

Carauelle
prinse.

la prenans par force ils l'amenerent vers
nous. Or parce que non seulement c'estoit
vn beau Vaisseau, mais aussi qu'il
estoit chargé de sel blanc, cela pleut
fort à nos Capitaines: & partant selon la
conclusion qu'ils auoyent faite dés long
temps de s'en accommoder d'vn, nous l'ẽ
menasmes en la terre du Bresil vers Villegagnon.
Vray est qu'en tenant promesse
au Portugais qui auoit fait ceste prinse,
mettans les Espagnols depossedez de
leur Vaisseau pesle mesle parmi ses gens
dans sa Carauelle, on la luy rendit.
Toutesfois ce fust en tel estat qu'il eust

22

Page 22
mieux valu par maniere de dire les mettre
tous en fõd: car nos Mariniers (cruels
qu'ils furẽt en cest endroit) n'ayans laissé
Cruauté
des Mariniers.

non seulement morceau de biscuit ni
d'autres viandes à ses pauures gens, mais
qui pis est leur ayans deschiré leurs voi
les & mesme osté leur petit basteau (sans
lequel ils ne pouuoyent approcher ni aborder
en terre) il est vray semblable que
demourans ainsi à la merci de l'eau, si
quelque barque ne suruint pour les secourir,
ou qu'ils furent en fin submergez
ou qu'ils moururent de faim.

Ce beau chef d'œuure, au grand regret
de plusieurs, fait estans poussez du vent
d'Est Suest, qui nous estoit propice, nous
nous reietasmes bien auan dans la naute
mer. Et pour le faire court & n'estre point
ennuyeux en recitant particulierement &
à part tant de prinses de Carauelles que
nous fismes en allant: dés le lendemain &
encores le vingt & neusieme dudit mois
de Decembre sans nulle resistance nous

Prinse
de deux
Carauelles
en prinsmes deux autres. En la premiere
desquelles, qui estoit de Portugal (à cause
de quelque respect que nos Maistres
de Nauires & Capitaines eurent à ceux
qui estoyent dedans) au grand regret
neantmoins de quelques vns de nos Mariniers
& principalement de ceux qui estoyẽt
dans la Carauelle Espagnole que

23

Page 23
nous emmenions (lesquels acharnez au
pillage tirerent quelques coups de Fauconneaux
à l'encontre) apres auoir parlé
à eux on les laissa aller sãs leur rien oster.
En l'autre qui estoit à vn Espagnol il luy
fut prins du vin, du biscuit, & d'autres
victuailles. Mais sur tout il regrettoit
fort vne poulle qu'on luy osta, car, disoit
il, quelque tourmẽte qu'il fit elle pondoit
& faisoit tous les iours vn œuf dans son
Vaisseau.

Le dimanche suyuant nos Matelotz
(lesquels possible ne serõt pas aises que
ie raconte ici leurs courtoisies) ne demãdãs
que d'en auoir de toutes parts, apres
que celuy quiestoit au guet en la grãd Hu
ne eust crie selõ la coustume Voile, voile,
& que nous eusmes descouuerts cinq
Vaisseaux (ie ne scay si c'estoyent Carauelles
ou grands Nauires) eux chantans
desia le cantique deuant le triomphe les
pensoyent bien tenir: mais parce qu'estãs
au dessus de nous, nous auions vent contraire,
nonobstant la violence qu'on fit à
nos Vaisseaux (lesquels pour l'affection
du butin en danger de nous submerger &
virer ce dessus dessous furent armez de
toutes voiles) il ne nous fut pas possible
de les ioindre ni aborder. Et afin qu'on
ne trouue pas estrange ce que iay touché
que brauãs ainsi sur la mer chacun fuyoit


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Page 24
ou caloit le voile deuant nous, ie diray
que les Normans estans aussi belliqueux
& vaillans sur mer que nation qui se puis
se auiourd huy trouuer voyageãt sur l'O
cean: encores que nous n'eussions que
trois Vaisseaux, ils estoyent neantmoins
si bien fournis d'Artillerie (y ayant dixhuit
pieces de fonte, & plus de trente Ber
ches & Mousquets de fer en celuy ou i'estois)
& d'autres munitiõs de guerre que
nos Capitaines & Soldats en tel equipage
auoyent resolu d'attaquer & combatre
l'armee nauale du Roy de Portugal
si nous l'eussions rencontree.

CHAP. III.

Des Bonites, Albacores, Dorades, Marsoüins,
poissons volans, & autres de plusieurs
sortes que nous vismes & prismes sous la zone
Torride.

DES lors nous eusmes la mer
à flore & le vent si à gré, que
d'iceluy no9 fusmes poussez
& menez iusques à trois ou
quatre degrez au deça de la
ligne Equinoctiale. En ces endroits nous
prismes force Marsoüins, Dorades, Albacores,
Bonites, & grande quantité de
plusieurs autres sortes de poissons: &


25

Page 25
quoy qu'auparauant i'eusse tousiours pẽ
sé que les Mariniers nous contassent des
fariboles quand ils nous disoyent qu'il y
auoit certaines especes de poissons volãs
si est ce que l'experience me mõstra lors
qu'il estoit ainsi. Nous commençasmes
donques la, non seulement de voir sortir
de la mer & s'esleuer en l'air, de grosses
Poissons
volans.

troupes de poissons (tout ainsi que sur
terre on voit les Alouëttes ou Estourneaux)
volans presque aussi haut hors de
l'eau qu'vne pique, & quelque fois pres
de cent pas loin, mais aussi il est souuent
aduenu que quelques vns s'ahurtans con
tre les Mas de nos Nauires tombans dedans,
nous les prenions à la main. Ainsi
selon que le i'ay consideré en vne infinité
que i'ay veuz & tenus tant en allant
qu'en retournant: ce poisson est de forme
presque comme le Haren: toutesfois
vn peu plus long & plus rond: a des petits
barbillons sous la gorge, les aisles
comme celles d'vne Chauuesouris &
presques aussi longues que tout le
corps: & est de fort bon goust & sauoureux
à manger. Au reste parce que ie
n'en ay point veu au deça du Tropique
de Cancer i'ay opinion (sans toutesfois
que ie levueille autrement affermer)
qu'aimans la chaleur, & se tenans sous
la Zone Torride, ils n'outrepassent

26

Page 26
point d'vne part ni d'autre du costé des
Poles. Il y a encores vne autre chose que
i'ay obseruee, c'est que ni dans l'eau ni
hors l'eau ces pauures poissons volans
ne sont iamais à repos: car estans dans la
mer les Albacores & autres grands poissons
les poursuyuans pour les manger
leur font vne continuelle guerre: & si
pour euiter cela ils se veullent sauuer en
l'air & au vol il y a certains oiseaux marins
qui les prennent & s'en repaissent.

Oyseaux
marins.
Partãt pour parler aussi de ces oyseaux
viuans de proyede ceste façon sur la mer,
ils sõt semblablemẽt si priuez que souuẽ
tesfois il s'en est posé sur les bords, cordages
& matz de nos Nauires, lesquels
se laissoyent prendre à la main. Et pour
les descrire aussi tels que pour en auoir
mangé ie les ay veu dans & dehors: Premieremẽt
ils sont de plumages & de couleurs
gris comme esperuiers, mais combien
quant à l'exterieur qu'ils paroissent
aussi gros que Corneilles si est ce
que quand ils sont plumez qu'il ne s'y
trouue guere plus de chair qu'en vn passereau:
au reste ils nont qu'vn boyau &
ont les pieds plats comme ceux de Canes

Pour continuer à parler des autres

Bonite
poisson.
poissons dont i'ay fait mention ci dessus,
la Bonite qui est des meilleurs à manger
qui se puissent trouuer est presques de la

27

Page 27
façon des carpes communes, mais sans es
cailles. I'en ay veu en fort grande quantité
lesquelles l'espace d'enuiron six sepmaines
nont bougé d'alentour de nos
Nauires, & est vray semblable qu'elles
suyuent ainsi les Vaisseaux à cause du
Brets dont ils sont frottez.

Quant aux Albacores combien qu'el-

Albacores

les soyent, assez semblables aux Bonites
si est ce neantmoins (en ayant veu & mangé
ma part de telles qui auoyẽt bien cinq
piedz de lõg & aussi grosses que le corps
d'vn homme) qu'il n'y à point de comparaison
de l'vne à l'autre quant à la grandeur.
Au surplus tant parce que ce poisson
Albacore n'est nullement visqueux,
ains au contraire s'esmie & a la chair aus
si friable que la Truite, n'ayantau reste
qu'vne araiste en tout le corps, & biẽ peu
de tripailles, il le faut mettre au rang des
meilleurs poissons de la mer. Et de fait
combien que nous (ainsi que tous les pas
sagers qui font ces longs voyages) pour
n'auoir les choses propres à commandement
n'y fissions autre appareil qu'auec
du sel seulement en mettre rostir de gran
des pieces & larges rouelles sur les char
bons, si le trouuions nous merueilleusement
bon & sauoureux au goust. I'artant
si messieurs les frians, lesquels ne se vou
las point hazarder sur mer, & toutesfois

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Page 28
(comme on dit des chats sans mouïller
leurs pattes) veullent bien mãger du pois
son en pouuoyent auoir sur terre aussi
aisément qu'ils ont d'autre maree, le faisant
apprester à la sauce d'Alemague, ou
en quelque autre sorte, doutez vous que
ils n'en leschassent bien leurs doigts? Ie
di nommément si on l'auoit à commandemẽt
sur terre, car ainsi que i'ay touché
du poisson volant, ie ne pense pas que
ces Albacores, ayant principalemẽt leurs
repaires entre les deux Tropiques & en
la haute mer, s'approchent si pres des riuages
que les pescheurs en puissent apporter
sans estre gastez & corrompus.

Dorade.
La Dorade, laquelle à mon iugement
est ainsi appellee parce que la voyant dãs
l'eau elle se monstre iaune & reluit comme
fin or, quant à la figure approche aucunement
du Saumon: neantmoins elle
differe en cela qu'elle est comme enfoncee
sur le dos. Au reste pour en auoir tasté
ie tien que ce poisson est non seulement
encores meilleur que tous les autres
sus mentionnez, mais aussi qu'en
eau sallee ni en eau douce il ne s'en trou
uera point de plus delicat.

Marsouïs.
Touchãt les Marsouïns, il s'en trouue
de deux sortes, car les vns ont le groin
presques aussi pointu que le bec d'vn
Oye, & les autres au contraire l'ont si

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Page 29
rond & moussu qu'il semble vne boule: &
partant à cause de la conformité que ces
derniers ont auec les encapluchonnez,
nous les apeliõs testes de moine: Quãt au
reste de la forme de toutes les deux especes,
i'en ay veu de cinq & de six pieds de
long, ayãt la queuë fort large & fourchue
& tous vn pertuis sur la teste, par ou non
seulement ils respirent, mais aussi iettẽt
l'eau par la. Que si la mer commence de
s'esmouuoir, vous les verrez paroistre &
se monstrer sur l'eau, soufflans de telle
façon que vous diriez que ce sont porcs
terrestres. Mais sur tout la nuit, qu'au mi
lieu des ondes & des vagues qui les agitent
ils rendent la mer comme verte, &
se mblent eux mesmes estre tous verts,
c'est vn plaisir que de les ouyr ronfler.
Aussi les Mariniers les voyans nager &
se tourmẽter de ceste façon presagent &
s'asseurent de la tempeste prochaine: ce
que i'ay veu souuent aduenir. Et combiẽ
qu'en temps assez moderé & la mer estãt
seulement florissante, cest à dire, ayant le
vent à souhait, nous en vissiõs quelques
Abondance
de Mar
souins.

fois en si grande abondance que tout à
l'entour de nous & tant que nostre veuë
se pouuoit estendre, il sembloit que la
mer fut toute de Marsoüins, ne se laissans
pas toutesfois si aisément prendre
que beaucoup d'autres sortes de poissõs

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Page 30
nous n'en auions pas pour cela toutes
les fois que nous eusions bien voulu.
Sur lequel propos afin de tant mieux con
tenter le lecteur ie veux bien encore declarer
le moyen dont i'ay veu vser aux
Maniere
de prẽdre
les Marsouïns.

Matelots pour les auoir. L'vn d'entr'eux
le plus stilé & façonné à telle pesche se
tenant au guet aupres du Mats du beaupré,
& sur le deuant du Nauire, ayant en
la main vn arpon de fer emmanché en vne
perche de la grosseur & longueur d'vne
demie picque & liez à quatre ou cinq
brasses de cordeaux, quant il en voit approcher
quelques troupes en choisissant
vn entre iceux il luy iette & darde cest
engin de telle roideur que s'il l'attaint a
propos il ne faut point de l'enferrer.
L'ayant ainsi frappé, il fille & lasche la
corde, de laquelle cependant il retient le
bout ferme, puis apres que le Marsouïn
(qui perdant son sang dans l'eau, & en se
debattant s'enferre de plus en plus) cest
vn peu affoibli les autres Mariniers pour
aider à leur compagnon viennent auec
vn crochet de fer qu'ils appellent gaffe
(aussi emmãché en vne longue perche de
bois) & à force de bras le tirent dans le
bord. En allãt nous en prinsmes enuiron
vingt & cinq de ceste sorte.

Touchant le dedans & les parties inte
rieures du Marsouïn apres que comme


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Page 31
à vn porceau, au lieu des quatre iambons
Parties
interieures
du
Marsouïn

on luy a leué les quatre fanoux, fendu
qu'il est, les trippes (l'eschine si on veut)
& les costes ostees, quand il est ainsi ouuert
& pendu, vous diriez proprement
que c'est vn naturel porc terrestre: aussi
a il le foye de mesme goust: vray est que
la chair fresche sentant trop le douceastre
n'en est guere bonne. Quant au lard,
tous ceux que i'ay veu auoyent communement
vn pouce de gras: & croy qu'il ne
s'en trouue point qui passe deux doigts.
Partãt qu'on ne s'abuse plus à ce que les
marchans & poissonnieres, tant à Paris
qu'ailleurs, appellent leur lard à pois de
Caresme, qui a plus de quatre doigts despais,
Mariouin, car pour certain ce qu'ils
vendent est de la Balene. Au reste parce
qu'il s'en est trouué de petits dans
le ventre de quelques vns de ceux que
nous prinsmes (lesquels nous fismes rostir
comme couchons de laict) sans m'arrester
à ce que quelques vns pourroyent
auoir escrit au contraire, ie pense plustost
que les Marsouïns portent leur ven
tree ainsi que les truyes, que non pas que
ils multiplient par œufs comme font
presques toutes les autres especes de
poissons. Dequoy cependãt si quelqu'vn
me vouloit arguer me rapportãt plustost
de ce fait à ceux qui en ont veu l'experience,

32

Page 32
qu'à ceux qui ont seulement leu
les liures, tout ainsi que ie n'en veux
faire ici autre decision, aussi nul ne
m'empeschera d'en croire ce que i'en ay
veu.

Requiens.
Nous prinsmes semblablement beaucoup
de Requiens, lesquels estans dans
la mer, quelque tranquile & coye qu'elle
soit, semblẽt estre tous verts. Il s'en voit
de plus de quatre pieds de long & gros
à l'aduenãt: mais pour n'en estre la chair
guere bonne, les Mariniers n'en mangẽt
qu'à la necessité, & par faute de meilleurs
poissons. Au demeurant ces Requiens
ayans la peau rude & aspre cõme
vne lime, la teste plate & large & la gueu
le aussi fendue qu'vn loup, ou dogue
d'Angleterre, ne sont pas seulemẽt mon-
Requiens
dãgereux
strueux, mais aussi outre cela, pourauoir
les dens tranchantes & fort aiguës si dãgereux,
que s'ils empoignent vn homme
par la iambe ou autre partie du corps, ils
emporterõt la piece, ou ils le traisnerõt
en fond. Aussi quãd les Matelots en tẽps
de Calme se bagnent dans la mer, ils les
craignent fort: mesmes quand nous en auiõs
prins (ainsi que nous auõs souuẽt fait
auec des hameçons de fer aussi gros que
le doigt) & qu'ils estoyent sur le Tillac
du Nauire, il ne s'en falloit pas moins
donner degarde, qu'on feroit sur terre

33

Page 33
de quelques mauuais chiens. N'estans
donques ces Requiens propres qu'à mal
faire, quand nous les auions bien tourmentez,
ou nous les assommions à grãds
coups de masses, ou pour en auoir le pas
setemps, apres leur auoir coupé les nageoires,
leur liant vn cercle à la queuë
nous les reiettions en mer.

Au surplus, combien qu'il s'en faille

Tortues
de mer.

beaucoup que les Tortues de mer qui
sont sous ceste Zone Torride soyent si
prodigieuses, que d'vne seule de leur coquille
on puisse couurir vne maison logeable,
ou faire vn vaisseau nauigable (cõ
me Pline a escript qu'il s'en trouue de tel
Li. 9.
ch. 10.

les tantés costes des Indes, qu'aux Isles
de la mer rouge) si est-ce neantmoins que
pour y en auoir mesuré de si longues, lar
ges & monstrueuses, qu'il n'est pas facile
de le faire croire à ceux qui n'ẽ ont point
veu, ie ne veux pas obmettre d'en faire
mentiõ. Entre les autres ie diray qu'vne,
qui fut prinse au Nauire de nostre ViceAdmiral,
estoit de telle grosseur que qua
tre vingts personnes qu'ils estoyent dãs
ce Vaisseau (à la façõ qu'on à accoustumé
de viure sur mer en tel voyage) en disnerent
honnestement. La chair approche
fort de celle de veau: & de fait lardee
& rostie elle a presques le mesme goust.
Touchant la coquille ovale, qui estoit

34

Page 34
dessus celle dont ie parle, ayant plus de
deux pieds & demy de large, forte & efpesse
à l'equipolent, elle fut baillee au
sieur de sainte Marie nostre Capitaine, lequel
la garda pour faire vne Targue. Voi
ci semblablemẽt la maniere comme ie les
ay veu prendre. En beau temps & calme
Facon de
prendre
les Tortues
sur mer.
(car la mer esmeuë on les voit peu souuent)
qu'elles montent & se tiennent au
dessus de l'eau, le soleil leur ayant tellement
eschauffé le dos & la coquille, que
elles ne le peuuẽt plus endurer, afin de se
refraischir, elles se virent & tournẽt ordi
nairemẽt le ventre en haut. Ce qu'apperceuans
les Mariniers, s'approchans dans
leur Barque le plus coyemẽt & plus pres
qu'ils peuuent, les accrochans entre deux
coquilles auecses gaffes de fer (dont i'ay
ia parlé) à grand force, & quelques fois
tant que quatre ou cinq hommes peuuẽt
tirer ils les mettẽt dans leur Bateau. Voila
ce que i'ay voulu dire sommairement,
tant des Tortues que des poissons que
nous prinsmes pour lors: ie parleray encores
ci apres des Dauphins, & mesmes
des Baleines & autres Monstres marins.

CHAP. IIII.

De l'Equator, ouligne Equinoctiale: ensemble
des Tepestes, inconstances des V ens, Pluye

infecte, Chaleurs, soif, & autres incommoditez
que nous eusmes, & endurasmes aux enuirons
& sous icelle.


35

Page 35

Pour retourner à nostre nauigation,
nostre bon vent nous
estãt failli à trois ou quatre
degrez au deça de l'Equator,
non seulement nous eusmes
vn temps fort fascheux, entremeslé de
pluye & calme, mais aussi selon que la
hauigation est difficile, voire tresdangereuse
aupres de ceste ligne Equino ctiale,
i'y ay veu, à cause de l'inconstance de diuers
vens qui souffloyent tous ensemble,
no strois. Nauires, quoy qu'ils fussent assez
pres l'vn de l'autre, & sans que ceux
qui tenoyent les Timons & Gouuernails

Experiẽce
de l'incanstance
des
vents pres
& sous
l'Equator.

eussent peu faire autrement, chacun Vais
seau estre poussé de son vent à part: de
façon que comme en triangle, l'vn alloit
à l'Est, l'autre au Nord, & l'autre à l'Oest:
vray est que cela ne duroit pas beaucoup,
car soudains s'esleuoyent des tourbillõs,
que les Mariniers de Normandie appellent
grains, lesquels apres nous auoir
quelques fois arrestez tout court, au contraire
tout à l'instant tempestoyẽt si fort
dans les voiles de nos Nauires, que c'est
merueille qu'ils ne nous ont virez cent
fois les Hunes en bas, & la Guille en

36

Page 36
haut c'est à dire, ce dessus dessous.

Au surplus la pluye qui tombe sous &
és enuirons de ceste ligne, non seulemẽt
put & sent fort mal, mais aussi est si contagieuse
que si elle tombe sur la chair il
s'y leuera des pustules & grosses vessies:

Pluye puãte
& conta
gieuse.
& mesme tache & gaste les habillemens.
Dauãtage le soleil y est si ardent, qu'outre
les chaleurs extremes & vehementes
que nous y enduriõs, encores parce que
nous n'y auions pas l'eau douce, n'y au-
Extremes
chaleurs.
tre bruuage à commandement, ni hors
les deux petits repas, y estions nous mer
ueilleusemẽt pressez de soif. De ma part
& pour l'auoir essayé l'aleine & le soufle
m'en estans presque faillis, i'en ay per
du le parler l'espace de plus d'vne heure.
Que si qu'elcun dit la dessus mourans ainsi
de soif au milieu des eaux (sans imiter
Tantalus) il ne seroit pas possible en telle
extremité de boire ou pour le moins
se refreschir la bouchede l'eau de la mer:
ie respond que quelque recepte qu'on
me peut alleguerde la faire passer par dedans
de la cire, ou autrement l'allambiquer
(ioint que les branslemens & tour-
Eau de
mer impos
sible à
boire.
mentes des Vaisseaux flottans sur la mer
ne sont pas fort propre, ni pour faire les
fourneaux ni pour garder les bouteilles
de casser) que ie croy (sinon qu'on voulut
ietter les trippes & les boyaux incontinent

37

Page 37
apres qu'elle seroit dans le corps)
qu'il n'est question d'en gouster, moins
d'en aualer. Neantmoins, comme on voit
quant elle est dans vn verre, elle est aussi
claire, pure, & nette exterieurement que
cau de fontaine ni de roche qui se puisse
voir. Et au surplus (chose dequoy ie me
suis esmerueillé & que ie laisse à disputer
aux Philosophes) si vous mettez tremper
dans l'eau de mer du lard, du haren
ou autres chairs & poissons tant salez
puissent ils estre, ils se dessaleront mieux
& plustost qu'ils ne ferot en l'eau douce.

Or pour reprendre mon propos, le cõble
de nostre affliction sous ceste Zone
bruslãte fut telle, que nostre biscuit (à cau
se des grãdes & cõtinuelles pluyes qui auoyẽt
penetré iusques dãs la Soute) estãt
dessors gasté & moisi, n'en ayãs neãtmoins
pas à demi nostre saoul de tel, non seulement
il nous le falloit ainsi mãger pour-

Biscuit
pourri.

ri, mais aussi sur peine de mourir de
faim, & sans en rien ietter, nous aualliõs
autant de vers (dont il estoit à demi) que
nous faisions de miettes. Dauantage nos
eaux douces estoyent si corrompues, &
Eau douce
Corrõpue.

semblablemẽt si pleines de vers, que seulemẽt
en les tirant des vaisseaux en quoy
on les tient sur mer, il n'y auoit si bon
cœur qui n'en crachast: mais encores, qui
estoit bien le pis, quant on la buuoit il

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Page 38
falloit tenir la tasse d'vne main &, à cause
de la puanteur, boucher le nez de
l'autre.

Contre les
delicats.
Que dites vous la dessus messieurs les
delicats? qui estans vn peu pressez de
chaut, apres vous estre biẽ faits testõner,
& changé de chemise iamez tant d'estre à
requoy dans vne chaire, ou sur vn lict
verd en la belle sale fraische? & qui ne
sauriez prendre vos repas si la vaisselle
n'est bien luy sante, le verre bien fringué,
les seruiettes bien blanches, le pain bien
chapplé, la viande, quelque delicate que
elle soit, bien proprement aprestee &
seruie, & le vin ou autre bruuage clair
cõme vne Emeraude? voulez vous, vous
allerembarquer pour viure de telle façõ?
comme ie ne le vous conseille pas, &
qu'il vous en prendra encores moins de
enuie quand vous aurez entendu ce qui
nous auint à nostre retour, aussi vous
voudrois ie bien prier, quand on parle
de la mer, & sur tout de tels voyages, n'en
sachãs autre chose que par les liures, ou
seulement en ayant ouy parler à ceux qui
n'en reuindrẽt iamais, vous nevoulussiez
pas, en ayãt le dessus, vẽdre (cõme on dit)
vos coquilles à ceux qui ont esté à S. Michel.
Cest à dire, que vous defferissiez
vn peu & laississiez discourir ceux qui
en ondurans tels trauaux ont esté à la

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Page 39
pratique des choses, lesquelles, pour en
parler à la verité, ne se peuuent bien
glisser au cerueau ni en l'entendement
des hommes sinon (ainsi que dit le prouerbe)
qu'on ait mangé de la vache enragee.

Surquoy i'adiousteray, tãt sur ceci que
sur le premier propos que i'ay touché
concernant la varieté des Vents, Tempestes,
Pluyes infectes, Chaleurs, & en
somme ce qui se voit tant sur mer en general
que principalemẽt sous l'Equator,
que i'ay veu vn de nos Pilotes nõmé Iean

Bon Pilote
sans
lettres.

de Meun, de Harfeur lequel, bien qu'il
ne sceut ni A, ni B, auoit neantmoins par
la longue experience auec ses cartes, Astralabes,
& Baston de Iacob si bien profité
en l'art de la nauigation, qu'à tout
coup il faisoit taire vn scauant personnage
(que re ne nommeray point) lequel
estant dãs nostre Nauire triomphoit tou
tesfois de parler de la Theorique! Non
pas que pour cela ie cõdamne ou vueille
blasmer en façon que ce soit les sciences
qui s'acquierent & apprennent és escholes,
& par l'estude des liures: rien moins,
tant s'en faut que ce soit mon intention:
mais bien requerroy ie sans tant s'arrester
à l'opinion de qui que ce fust, qu'on
ne m'alleguast iamais raison contre l'experience
d'vne chose. Ie prie donc le lecteur

40

Page 40
de me suporter si en me resouuenãt
de nostre pain pourri & de nos eaux puantes,
& le comparant auec la bonne che
re de ces grans censeurs, faisant ceste digression
ie me suis vn peu mis en colere
contre eux. Au surplus plusieurs Mariniers,
à cause des incõmoditez susdites,
apres auoir mangé tous leurs viures en
ces endroits là, c'est à dire sous la Zone
Torride, sans pouuoir passer outre ont
esté contraints de relascher & retourner
en arriere d'ou ils estoyent venus.

Quant à nous, apres que nous eusmes
demeuré, viré, & tourné, enuiron cinq
sepmaines en telle misere que vous auez
ouy, estans ainsi peu à peu à grandes difficultez
approchez de ceste ligne Equinoctiale,
Dieu ayãt pitié de nous & nous
enuoyant le vent de Nord-Nord'est, le
quatrieme iour de Feurier nous fusmes
poussez iusques droit dessous icelle. Elle
est appelee Equinoctiale, pource qu'en
toutes saisons les iours & les nuits y sõt
tousiours esgaux. Et au surplus quant le
Soleil est droit en ceste ligne, ce qui auiẽt

Ligne Equinoctia-

le pourquo y
ainsi appellee.

deux fois l'annee, assauoir l'vnsieme do
Mars & le tresieme de Septẽbre, les iours
& les nuits sont esgaux par tout le mõde
vniuersel: tellement que ceux qui habitent
sous les deux Poles, Arctique & An
tarctique, participans seulemẽt ces deux

41

Page 41
iours de l'annee du iour & de la nuit, des
le lendemain les vns & les autres (chacun
à son tour) perdẽt le Soleil de veuë pour
demian.

Cedit iour doncques quatrieme de
Feurier, que nous passasmes le Centre du
monde, les Matelots firẽt les ceremonies
par eux accoustumees en ce tant fascheux
& dangereux passage. Assauoir, de lier de
cordes & plonger en mer, ou bien noircir
& barbouiller le visage auec vn vieux
drappeau frotté au cul de la chaudiere,
ceux qui n'õt iamais passé l'Equator pour
les en faire souuenir: toutesfois on se
peut racheter & exempter de cela, cõme
ie fis, en leur payant le vin.

Ainsi sans interuale, nous singlasmes
de nostre bon vent de Nord-Nordest
iusques à quatre degrez au dela de la ligne
Equinoctiale. Dés la nous commençasmes
de voir le Pole Antarctique lequel

Eleuation
du Pole
Antarctique.


les Mariniers de Normandie appelent
l'Estoile du Su: à l'entour de laquelle, cõme
ie remarquay dés lors, il y a certaines
autres Estoiles en croix qu'ils appelent
aussi la croisee du Su. Comme au sembla
ble quelque autrea escrit, que les premiers
qui de nostre temps firẽt ce voyage
rapporterent, qu'il se voit tousiours pres
d'iceluy Pole Antartique, ou midi, vn:
petite nuce blanche & quatres estoilles

42

Page 42
en croix, auec trois autres qui ressemblẽt
à nostre Septentrion. Or il y auoit desia
long temps que nous auions perdu de
veuë le Pole Arctique: & diray ici en pas
sant non seulement, ainsi qu'aucuns pensent,
& qu'il semble aussi par la Sphere
qu'il se puisse faire qu'on ne scauroit voir
les deux Poles quant on est droit sous
l'Equator, mais mesmes n'en pouuans
voir ni l'vn ni l'autre, il faut estre esloigné
d'enuiron deux degrez du costé du
Nord ou du Su pour voir l'Arctique ou
l'Antarctique.

Le trezieme dudit mois de Feurier
que le temps estoit fort beau & clair,
nos Pilotes & Maistres de Nauires ayans
prinshauteui à l'Astralabe, nous asseure-

Soleil pour
Zeni.
rent que nous auions le Soleil droit pour
Zeni, & en la Zone si droite & directe
sur la teste, qu'il estoit impossible de
plus. Et de fait, ainsi que moy & d'autres
experimentasmes (quoy que nous plantissions
des dagues, cousteaux, poinsons
& autres choses sur le Tillac) les rayons
nous donnoyent tellement à plomb, que
nous ne vismes nul ombrage ce iour la
en nostre Vaisseau. Quant nous fusmes
par les douze degrez, nous eusmes tormente
qui dura trois ou quatre iours.
Et apres cela (tombans en l'autre extremite)
la mer fust si tranquile & calme,

43

Page 43
qué nos Vaisseaux demeurans fix sur
l'eau nous ne fussions iamais bougez
de là, si le temps ne se fust changé;
& le vent esleué pour nous faire passer
outre.

Or nous n'auions point encores ap-

Baleines.

perçeus de Baleines en tout nostre voyage,
mais en ces endroits nous en vismes
d'assez pres pour les-bien remarquer. Entre
autre il y en eut vne, laquelle se leuant
pres de nostre Nauire, me fit si
grand peur que veritablement iusques à
ce que ie la vis mouuoir ie pensois que
ce fust vn rocher contre lequel nostre
Vaisseau s'allast hurter & briser. I'obseruay
quant elle se voulut plonger, qu'elle
leua la teste hors de la mer, & ietta en
l'air par la bouche plus de deux pipes
d'eau: & puis en se cachant, fit vn tel &
si horrible bouïllon, que ie craignois encores
que nous attirans apres soy, nous
ne fussions engloutis dans ce gouffre.
Et à la verité cõme dit le Psalmiste, c'est
Pse. 104.
26.

horreur de voir ces Monstres marins
s'esbatre & se ioũer ainsi à leur aise parmi
la mer.

Nous vismes aussi des Dauphins les-

Dauphins
suyuis de
plusieurs
poissons.

quels suyuis deplusieurs especes de poissons,
to9 disposez & arrẽgez ainsi qu'vne
troupe & cõpagnie de Soldats marchans

44

Page 44
apres leur Capitaine, paroissoyent dans
l'eau de couleur rougeastre. Il y en eut vn
entre les autres lequel, comme s'il nous
eust voulu cherir & caresser, tournoya &
enuironna six ou sept fois nostre Nauire.
En recompense dequoy nous fismes
tout nostre effort pour le vouloir prendre,
mais luy faisat tousiours dextremẽt
la retraite auec sa compagnie, il ne nous
fut pas possible de l'adioindre à nous.

CHAP. V.

Du descouurement & premiere veuë que
nous eusmes, tant de l'Inde Occidentale, ou ter
re du Bresil, que des Sauuages habitans en icel
le: auec tout ce qui nous aduint sur mer iusques
sous le Tropique de Capricorne.

Iour auquel
nous desiouuris
nies l'Amerique.

APRES cela nous eusmes le
vent d'Ouest qui nous estoit
propice, & tant nous dura
que le vingtsixieme iour du
mois de Feurier, 1557 prins
à la natiuité, enuiron huit heures du matin
nous cusmes la veuë de l'Inde Occidentale
terre du Bresil, quarte partie du
Americ
Vespuce
a le premierdescou

uert la ter
re du Bresil.

monde, & incogneuë des anciens, autremẽt
dite Amerique du nom de celuy qui
premierement la descouurit enuiron l'an
1497. Il ne faut pas demander si nous fus

45

Page 45
mes ioyeux, & si nous voyans si proche
du lieu ou nous pretendions, nous en rẽdismes
graces à Dieu de bon courage. Et
de fait y ayant pres de quatre mois que
nous brãslions & flotions sur mer, il nous
estoit aduis que nous y estans exilez &
confinez, nous ne deussions iamais mettre
pied à terre. Ainsi apres que nous eus
mes apperceu tout à clair que c'estoit ter
re ferme que nous auions descouuerte,
ayans le vent propice & mis le cap droit
dessus, dés le mesme iour nous vinsmes
surgir & mouïller l'Ancre à vne demie
lieuë pres d'vn lieu montueux & terre
Huuas
sou
lieu montueux
en
l'Amerique.


fort haute appelee Huuassou par les Sauuages.
La, apres auoir mis la Barque hors
du Nauire, & selon la coustume quãd on
arriue en ces pays la, tiré quelques coups
de Canons pour aduertir les habitans,
nous vismes incontinant grand nombre
d'hommes & de femmes Sauuages sur le
riuage de la mer. Cependant (comme aucuns
de nos Mariniers, qui auoyent autresfois
voyagé par dela recogneurent
bien) c'estoyent de la nation nõmee Mar-
Margaia

Sauuages
ennemis
des Francois.


gaias, alliee des Portugais, & par consequent
tellement ennemie des François,
que s'ils nous eussent tenus à leur aduantage,
nous n'eussions payé autre rançon
sinon qu'apres nous auoir assommez, &
mis en pieces nous leur eussions serui de

46

Page 46
viandes. Nous commençasmes aussi lors
de voir premierement, voire en ce mois
de Feurier (auquel à cause du froid & de
la gelee toutes choses sont si reserrees &
cachees par deça & presque par toute
l'Europe au ventre de la terre) les forests,
bois, & herbes de ceste contree la aussi
Bou &
herbes tousiours

verdoyans
en l'Amerique.

verdoyantes que sont celles de nostre Frã
ce au mois de May ou de Iuin: ce qui se
voit tout le long de l'annee, & en toutes
saisons en ceste terre du Bresil.

Or nonobstant ceste inimitié de nos
Margaïas à l'encontre des François, laquelle
eux & nous dissimulions tant que
nous pouuions, nostre Cõtremaistre, qui
sauoit vn peu gergonner leur langage,
s'estant mis dans nostre Barque auec quel
ques autres Matelots s'en alla contre le
riuage, ou en grosses troupes nous voyõs
ces Sauuages assemblez. Toutesfois nos
gens ne se fians en eux que bien à point,
afin d'obuier au danger ou ils se fussent
peu mettre d'estre Boucanez, c'est à dire,
rostiz, ils n'approcherent pas plus pres
de terre que la portee de leurs flesches.
Ainsi leur monstrans de loin des cousteaux,
des mirouers & autres baguenauderies,
& les appelans pour leur demander
des viures, si tost que quelques
vns qui s'aprocherent le plus pres qu'ils
peurent, l'eurent entẽdu, sans se faire autrement


47

Page 47
prier plusieurs d'entr'eux en
grande diligence nous en allerent querir
Nostre Contremaistre doncques à son
retour non seulement nous rapporta de
la farine faite d'vne racine laquelle les
Farine de
racine &
viures des
Sauuages.

Sauuages mangent au lieu de pain, des
iambons, & de la chair d'vne certaine espece
de Sangliers, auec d'autres victuailles
& fruits à suffisance tels que le pays
les porte, mais aussi pour nous les presenter
six hommes & vne femme ne firẽt
point de difficulté de s'ẽbarquer & nous
venir voir en nostre Nauire. Or parce
Premiers
Sauuages
veus &
descrits par
l'auteur

que ce furent les premiers Sauuages que
ie vis de pres, ie vous laisse à penser si ie
les regarday & contẽplay attentiuemẽt.
Partant encores que ie reserue à les descrire
& despeindre au long en autre lieu
plus propre, si en veux ie dire dés maintenant
quelque chose en passant. Premierement
tant les hommes que la femme
estoyent aussi entieremẽt nuds que quãt
ils sortirent du ventre de leur mere: neantmoins
pour estre plus bragards ils estoyent
peinturez & noircis par tout le
corps. Les hommes au reste, à la façon &
comme la couronne d'vn moyne, estoyẽt
tondus fort pres sur le deuant de la teste,
mais sur le derriere portoyent les cheueux
longs: & toutesfois, ainsi que ceux
qui portent leur perruque par deça, vn

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Page 48
peu roignez à l'ẽtour du col. Au surplus
ayans tous les leures de dessous troüees
& percees, chacun y auoit vne pierre ver
te bien proprement appliquee & comme
enchassee, laquelle estant de la largeur &
rondeur d'vn teston, ils ostoyent & remettoyent
quant bon leur sembloit. Et
combien qu'ils portent telles choses en
pensans estre mieux parez, tant y a neãtmoins
quand ceste pierre est ostee, & que
ceste grande fente en la leure de dessous
leur fait comme vne secõde bouche, cela
les desfigure bien fort. La femme, ainsi
que celles de par deça, portoit les cheueux
longs: auoit la leure non fendue
mais bien les oreilles percees & des
pendans d'os blanc dans les trous. Ie refuteray
ci apres l'erreur de ceux qui nous
ont voulu faire acroire que les Sauuages
estoyent velus. Or auãt que de partir d'auec
nous, les hommes & principalement
deux ou trois vieillards qui sembloyent
estre des plus apparens de leur parroisse
(comme on parle par deça) alleguans que
il y auoit en leur contree du plus beau
Ruse des
Sauuages
pour nous
raper.
bois de Bresil qui se peust trouuer en
tout le pays, promettans de nous aider à
le couper & porter, & au reste nous assister
de viures firent tout ce qu'ils peurent
pour nous persuader de charger là
nostre Nauire. Mais parce que cela estoit

49

Page 49
nous appeller & faire finement mettre
pied en terre, pour puis apres (ainsi que
ilay ia dit) comme nos ennemis qu'ils estoyent,
nous mettre en pieces & nous
manger, outre que nous tẽdions ailleurs,
nous n'auions garde de nous y arrester.

Ainsi, apres qu'auec grande admiratiõ
nos Margaias (lesquels pour quelque con
sideration & dangereuse consequence,
nous ne voulusmes fascher ni retenir) eurent
bien regardé nostre Artillerie, &
toutce qu'ils voulurent dans nostre Vais
seau, estans prests, & demandãs de retour
ner en terre vers leurs gens qui les attendoyẽt
tousiours sur le riuage, il fust question
de les contenter des viures qu'ils
nous auoyent apportez. Et d'autant que

Nul vsage
demonnoye
entre
les Sauuages.


ils n'ont nul vsage de monnoye, le payement
que nous leur sismes fut, des chemi
ses, des cousteaux, deshaims à pescher,
des mirouers, & autre marchandise &
mercerie propre à trafiquer auec eux.
Mais pour la fin & bon du ieu: tout ainsi
que ces bonnes gens, tous nuds à leur arriuee
n'auoyent pas esté chiches de nous
mõstrer le cul & tout ce qu'ils portoyẽt,
aussi au departir qu'ils auoyẽt vestus les
chemises que nous leur auions baillees
(n'ayans pas accoustuiné d'auoir lingesni
autres habillemẽs sur eux) quãd se vint à
s'assoir en la Barque, craignans de les ga-

50

Page 50
Ciuilité
vrayement
estrãge & sauuage.
ster en les troussans iusques au nombril,
& descouurans ce que plustost il falloit
cacher, ils voulurent en prenant congé de
nous que nous vissions encores leur der
riere & leurs fesses. Ne voila pas d'honnestes
officiers, & vne belle ciuilité pour
des Ambassadeurs? Car nonobstant le
prouerbe si commun, en la bouche de
tous nos autres, que la chair nous est
plus proche & plus chere que la chemise,
eux tout au contraire tant pour nous
monstrer qu'ils n'en estoyent pas la logez,
que pour vne grande magnificence
en nostre endroit, en nous monstrans
le cul prefererent leurs chemises à leur
peau.

Or apres que nous-nous fusmes vn
peu refraischis en ce lieu, & que quoy
que les viandes qu'ils nous auoyent apportees,
nous semblassent estranges à ce
commencement, nous ne laissions pas
toutesfois, à cause de la necessité, d'en
bien manger, dés le lendemain, qui estoit
vn iour de dimanche, nous leuasmes l'An
cre & fismes voilés. Ainsi costoyans la ter
re & tirans ou nous pretendions d'aller,
nous n'eusmes pas nauigué neufou dix
lieuẽs que nous nous trouuasmes à l'en-

Fort des
Portugais
nommé Spi
ritus sanctus.

droit d'vn Fort des Portugais nommé
par eux SPIRITVS SANCTVS
(& par les Sauuages Moab lesquels

51

Page 51
recognoissans, tant nostre equipage que
celuy de la Carauelle que nous emmenions
(laquelle aussi ils iugerent bien
que nous auions prinse sur ceux de leur
nation) nous tirerent trois coups de Canons:
& nous semblablement pour leur
respondre trois à eux. Toutesfois, parce
que nous estions trop loin pour la portee
du Canon, ce fut sans offencer ni les vns
ni les autres.

Poursuyuans doncques nostre route,
& costoyans tousiours la terre, nous passasmesaupres
d'vn lieu nommé Tapemiry,

Tapemiri.


ou à l'entree de la terre ferme, & à l'emboucheure
de la mer, il y a des petites Isles
& croy que les Sauuages, demeurans en
ce lieu là, sont amis & alliez des François.

Vn peu plus auant, & par les vingt de-

Paraïbes.


grez, habitent d'autres Sauuages nommez
Paraïbes, en laterre desquels, comme
ie remarquay en passant, il se voit de petites
montagnettes faites en pointe & en
forme de cheminees. Le premier iour de
Mars nous estions à la hauteur de ce que
les Mariniers appelent les petites Basles,
Les petites
Basses

c'est à dire, escueils ou pointe de terre
entremeslee de petits rochers qui s'auancent
en mer, lesquels, craignans que leurs
vaisseaux n'y touchent, ils euitent autant
qu'il leur est possible.


52

Page 52

A l'endroit de ces Basses, nous descouurisines
& vismes tout à clair, vne terre
plaine laquelle, l'enuirõ de quinze lieuës
de longueur, est possedee & habitee des

Ouëtacas

Sauuages
farouches
& leur
facon de
viure du
tout barbare
&
estrange.
Ou-ëtacas, Sauuages si farouches & estrãges,
que cõme ils ne peuuẽt demeurer en
paix l'vn auec l'autre, aussi ont ils guerre
ouuerte & continuelle tant contre tous
leurs voisins, que generalement contre
tons les estrangers. Que s'ils sont pressez
& poursuyuis de leurs ennemis (lesquels
cependant ne les ont iamais sceu veincre
ne dompter ils courent si viste & võt
si bien du pied, que non seulementils euitent
en ceste façon le danger demort,
mais mesmes quant ils vont à la chasse,
ils prennent à la course certaines bestes
Sauuages, especes de Cerfs & Biches.
Au surplus, combien qu'ainsi que tous
les autres Bresiliens ils aillent tout nuds,
si est ce neantmoins que contre la coustume
plus ordinaire des hommes de ces
pays là, lesquels (comme i'ay ia dit & diray
encores plus amplement) se tondẽt le
deuant de la teste & rongnent leur perru
que sur le derriere, eux portent leurs che
ueux longs & pendãs iusques aux fesses.
Briefces diablotins d'Ou-etacas demeurãs
inuincibles en ce petit pais, & au surplus
comme chiens & loups mangeans la
chair cruẽ, mesmes leur langage n'estant

53

Page 53
point entendu de leurs voisins, doyuent
estre tenus & mis, au rang des nations
plus cruelles, barbares, & redoutees qui
se puissent trouuer en toute l'Inde Occidentale
ou terre du Bresil. Au reste tout
ainsi qu'ils n'ont, ni ne veullent auoir
aucune acointance ni traffique auec les
François, Espagnols, Portugalois, ni autres
de ces pays d'outre mer, aussi ne sca
uent ils que c'est des marchandises de
par deça. Toutesfois, selon que i'ay entendu
depuis de quelque Truchement de
Normandie, quant leurs voysins en ont,
& qu'ils les en veullent accommoder, voi
Facon de
permister
des.
Oüetacas


ci la façon & la maniere comme ils en
vsent. Le Margaïat, Cara-ia ou Toüoupinambaoult
(qui sont trois nations qui leur
sont voisines) ou autres Sauuages de ce
pays là, sans se fier ni aprocher de l'Oüetaca
en luy mõstrãt de loin vne serpe, vn
cousteau, vn pigne, vn miroir, ou autre
marchandise & mercerie qu'on porte par
dela, luy fera entendre par signe s'il veut
chãger à quelque autre chose. Que si l'au
tre de sa part s'y accorde, il luy mõstrera
au reciproque de la plumasserie, des pier
res vertes qu'ils mettent en leurs leures,
ou autres choses de ce qu'ils ont en leur
pays. L'accord fait, ils conuiendrõt d'vn lieu à trois ou quatre cens pas delà, ou le
premier ayant porté & mis sur vne pierre

54

Page 54
ou buche de bois la chose qu'il voudra
eschanger, se reculera à costé ou en arriere.
L'Ouë-taca lavenant prendre, apres auoir
laissé au mesme lieu ce qu'il auoit
monstré, s'eslongnant fera aussi place &
permettra que le Margaïat, ou autre tel
qu'il sera, la vienne querir: tellement que
iusques à là ils se tiennent promesse l'vn
à l'autre. Mais chacun ayant son change,
si tost qu'il est retourné & qu'il a passé
outre les limites ou il estoit du commencement,
les treues estans rompues, c'est
lors à qui pourra auoir & attraper son
compagnon afin de luy oster ce qu'il a: &
ie vous laisse à penser si le Coursier, de
Naples, ou le Leurier d'Ouë-taca a l'aduantage,
& s'il poursuit de pres & haste
bien d'aller son homme. Partant sinon
que les boiteux, gouteux, ou autrement
mal eniambez de par deça voulussẽt perdre
leurs marchandises, ie ne suis pas d'auis
qu'ils aillent negocier ni permuter auec
eux. Vray est que les Basques, qu'on
dit sembiablement auoir vn langage à
part, & qui au reste sont si disposts qu'ils
sont tenus pour les meilleurs laquais du
monde, outre qu'on les pourroit parangonner
en ces deux points auec nos Ouetacas,
encores pourroyent-ils iouër és
barres auec eux. Comme aussi quelqu'vn
a escrit, qu'il y a vne certaine region en

55

Page 55
la Floride, pres la riuiere des Palmes, ou
Hist. ge.
desin.
li. 2. c. 46

les hommes sont si forts, si dispos & legiers
du pied, qu'ils acconsuyuent vn
Cerf, & courent tout vu iour sans se reposer.

Nous passasmes aussi à la veuë de Maq-

Maqhé.


hé, pays prochain du precedent, habité
d'vn autre peuple, lequel, ainsi qu'il est
vray semblable, n'a pas feste, comme on
dit, ni n'a garde de s'endormir aupres de
ces resueilles matin d'Ou-ëtacas leurs voi
sins. En leur terre & sur le bord de la mer
on voit vnegrosse roche faite en formed'v
netour, laquelle quãd le Soleil frappe des
Roche esti
mee d'Eme
raude.

sus, tressuit & estincelle si tres fort, que
aucuns pensẽt que ce soit vne sorte d'Esmeraude:
& de fait les François & Portugalois
qui voyagent la, l'appelent l'Esmeraude
de Maq-hé. Toutesfois ainsi
comme ils disent que le lieu ou elle est,
pour estre enuironné d'vne infinité de
pointes de roches à fleur d'eau qui se iettent
enuiron deux lieuës en mer, ne peut
estre abordé auec les vaisseaux de ceste
part là, aussi est-il du tout inaccessible
du costé de la terre.

Il y a aussi trois petites Isles nõmees les
Isles de Maq-hé, aupres desquelles nous
ayãs m uïllé l'Ancre & couché vne nuit,


56

Page 56
le lendemain faisant voiles pensions de
ce iour arriuer au Cap de Frie: toutesfois
n'ayans que bien peu auancé nous eusmes
vent tellement contraire, qu'il fallut
relascher & retourner d'ou nous estions
partis le matin, ou nous demeurasmes à
l'Ancre iusques au Ieudi au foir: mais cõ
me vous entendrez, peu s'en fallut que
nous n'y demeurisions du tout. Car le
mardi deuxieme de Mars qui estoit le
iour qu'on dit Karesme prenant, apres
que nos Matelots, selon leur coustume, se
furent resiouïs il aduint qu'enuiron les
vnze heures du soir, & sur le point que
nous commencions à reposer, la tempeste
s'esleua si soudaine, que le cable qui
tenoit l'Ancre de nostre Nauire ne pouuãt
soustenir l'impetuosité des furieuses
vagues, fut tout incontinent rompu. Par
tant nostre Vaisseau tourmẽté & ainsi agité
des ondes, poussé du costé du riuage
qu'il estoit, estant venu iusques à n'auoir
Proche dã
ger ou nous
susines.
que deux brasses & demie d'eau (qui estoit
le moins qu'il en pouuoit auoir pour flo
ter tout vuyde) peu s'en fallut qu'il ne
fust eschoüé, & qu'il ne touchast terre. Et
de fait le Maistre & le Pilote, lesquels
faisoyent sonder à mesure que le Nauire
deriuoit, au lieu d'estre les plus asseurez
& donner courage aux autres, quand ils
virent que nous en estions venu iusques

57

Page 57
là, crierent deux ou trois fois, nous sommes
perdus, nous sommes perdus. Toutesfois
nos Matelots ayans en grande diligence
ietté vn autre Ancre, que Dieu
voulut qui tint ferme, cela empescha que
nous ne fusmes pas portez sur certains
rochers d'vne de ces Isles de Meq-hé, les
quels sans nulle doute & sans aucune esperance
de nous pouuoir sauuer (tant la
mer estoit haute) eussent brisé entierement
nostre vaisseau. Cest effroy & estonnement
dura enuiron trois heures, durant
lesquelles ne seruoit gueres de
crier, bas bort, tiebort, haut la barre, vadulo,
hale la boline, lasche l'escoute,
car cela se fait en plaine mer ou les Mariniers
ne craignẽt pas tãt la tourmente,
qu'ils font pres de terre, comme nous estions
lors. Le matin venu & la tourmẽte
cessee dautãt, comme i'ay dit deuant, que
nos eaux douces estoyent corrompues,
nous en estans allé querir de fresche en
l'vne de ces Isles inhabitables, trouuafmes
non seulement la terre d'icelle couuerte
d'œufs & d'oiseaux de toutes sor-
Abondãce
d'oyseaux
auxisles de
Maqhé.


tes, & cependant tous dissemblables des
nostres, mais aussi pour n'auoir pas accoustumé
de voir des hommes ils estoyẽt
si priuez, que se laissans prẽdre à la main,
ou tuer à coups de bastons, nous en remplismes
nostre Barque, & en remportasmes

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tant que nous voulusmes dans le
Nauire. Tellement, quoy que ce fust le
iour qu'on appelle les cendres, tant y a
que nos Matelots, voire les plus Catoliques
Romains ayans prins bon appetit
au trauail qu'ils auoyent eu la nuit precedente,
ne firent point de difficulté d'en
mãger. Et certes aussi, d'autãt que celuy
qui contre la doctrine de l'Euãgile a defẽ
du certains iours l'vsage de la chair aux
Chrestiens, n'a point encores empieté ce
païs là, ou par consequẽtil n'est nouuelle
depratiquer les loix de telles abstinẽces,
il semble que le lieu les dispensoit assez.

Le Ieudi que nous partismes d'aupres
de ces trois Isles nous eusmes le
vent tant à souhait, que des le lendemain
enuiron les quatre heures du soir, nous
arriuasmes au port & Havre des plus
renommez pour la nauigation des François
en ce pays là, assauoir au Cap de

Le Cap de
Frie.
Frie. Là, apres auoir mouïllé l'Ancre, le
Capitaine, le Maistre du Nauire, & quelques
vns de nous autres mismes pied à
terre, ou sur le riuage nous trouuasmes
grand nombre de Sauuages nommez
Toüoupinambaoults alliez & confederez de
Touou.
Sauuages
alliez des
Francois.
nostre nation: lesquels outre la caresse
& bon accueil qu'ils nous firent, nous
dirent des nouuelles de Villegagnon,
dont nous fusmes fort ioyeux. En ce mes

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me lieu, tant auec vne rets que nous auions
qu'autrement auec des hameçons,
nous peschasmes grande quantité de plu
sieurs especes de poissons tous dissemblables
à ceux de par deça. Mais entre les
autres, il y en auoit vn, possible le plus
bigerre, difforme & monstrueux qu'il
Poisson
mõstrueux

est possible d'en voir, lequel pour ceste
cause i'ay bien voulu ici descrire. Il estoit
presques aussi gros qu'vn bouueau
d'vn an, & auoit vn nez long d'enuiron
cinq pieds, & large de pied & demy, garny
de dents de costé & d'autre aussi piquantes
& trenchantes qu'vne scie: de façon
que quand nous le vismes sur terre
remuer si soudain ce maistre nez, ce fut
à nous de nous en donner garde, voire
sur peine d'en estre marqué, de crier l'vn
à l'autre garde les iambes. Au reste la
chair en estoit si dure, qu'encores que
nous eussious bon appetit, & qu'on
le fit bouïllir plus de vingt & quatre heu
res, si n'en sceusmes nous iamais mãger.

Au surplus ce fut là que no9 vismes aus
si premieremẽt des Perroquets, lesquels,
ainsi que i'obseruay deslors, cõbiẽ qu'ils

Volees de
perroqusts

vollẽt fort haut & en troupes (cõme vous
diriez les corneilles ou pigeons en nostre
France) si est ce neantmoins qu'ils sont
tousiours par couples & ioints l'vn à l'au
tre presques à la façõ de nos Torterelles.


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Page 60

Or à cause de l'enuie que nous auions
d'estre au lieu, ou nous pretendions, d'ou
nous n'estions plus qu'à vingtcinq ou trẽ
te lieuës, sans faire si long seiour au Cap
de Frie que nous eussions desiré, ayans
appareillé & mis voiles au vent, nous sin
glasines si bien que le Dimanche septieme
iour de Mars, laissans la haute mer à
gauche du costé de l'Est, nous entrasmes
au bras de mer, ou riuiere d'eau salee la-

Ganabara

riuiere.
quelle est nommee Ganabara par les Sauuages,
& par les Portugais Geneure, par
ce comme on dit qu'ils la descouurirent
le premier iour de Ianuier qu'ils nõment
ainsi. Et d'autant, ainsi qu'il a ia esté touché
au premier chapitre de ceste histoire,
& que ie descriray encores ci apres
plus au long, que Villegagnon dés l'an
precedent s'estoit habitué en vne petite
Isle situee en ce bras de mer: apres que
d'enuiron vn quart de lieuë loin nous
l'eusmes salué à coups de Canons, nous
vinsmes surgir & ancrer tout aupres. Voi
la en somme quelle fut nostre nauigation,
& ce qui nous aduint, & que nous
vismes en allant en la terre du Bresil.

CHAP. VI.

De nostre descente au Fort de Coligny en la
terre du Bresil: Du recueil que nous y fit Ville-

gagnon, & de ses comportemens, tant au fait de
la Religion, qu'autres parties de son gouuernement
en ce pays là.


61

Page 61

NOS Nauires doncques, estans
au Havre en ceste riuiere de
Ganabara assez pres de terre
ferme, chacun de nous ayant
troussé & mis son petit bagage dans
les Barques, nous nous en allasmes descendre
en l'Isle & Fort appelé Coligny.

Descente
au Fort de
Coligny.

Et parce que nous voyans lors non seulement
deliurez des perils & dangers
dont nous auions tant de fois esté enuironnez
sur mer, mais aussi auoir esté si
heureusement conduits au port tant desiré,
la premiere chose que nous fismes
apres auoir mis pied à terre, fut de tous
ensemble en rendre graces à Dieu. Cela
fait nous allasmes trouuer Villegagnon,
lequel nous attendant en vne place, apres
que tous l'vn apres l'autre l'eusmes salué:
luy de sa part auec vn visage ouuert,
nous accolant & embrassant nous fit vn
L'accueil
que Villegagnon

nous fit à
nostre arriuee.


fort bon accueil. Apres cela le Sieur du
Pont nostre conducteur, auec Richier &
Chartier Ministres de l'Euãgile, luy ayãs
declaré en brief la cause principale qui
nous auoit meuz de faire ce voyage, & de
passer la mer auec grandes difficultez
pour l'aller trouuer: assauoir, suyuant les

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Page 62
lettres qu'il auoit escrites à Geneue,
que c'estoit pour dresser vne Eglise refor
mee selon la parole de Dieu en ce pays
là, luy leur respondant vsa de ces propres
paroles.

Premiers
propos que
nous tint
Villegagnon.

Quant a moy (dit il) ayant voirement
dés long temps de tout mon cœur desiré
telles choses, ie vous reçoy tres-volontiers
à ces conditions: mesmes parce que
ie veux que nostre Eglise ait le renom
d'estre la mieux reformee par dessus toutes
les autres, dés maintenant i'enten
que les vices soyent reprimez, la somptuosité
des acoustremens reformee, &
en somme, tout ce qui nous pourroit
empescher de seruir à Dieu osté du
milieu de nous. Puis leuant les yeux
au ciel & ioignant les mains dit, Seigneur
Dieu ie te rends graces de ce que
tu m'as enuoyé ce que dés si long temps
t'ay si ardemment demandé: & derechef
s'adressant à nostre compagnie dit, mes
enfans (car ie veux estre vostre pere) com
me Iesus Christ en ce monde n'a rien fait
pour luy, ains tout ce qu'il a fait à esté
pour nous: aussi (ayant ceste esperance
que Dieu me preseuerera en vie iusques
à ce que no9 soyons fortifiez en ce païs &
que vo9 vouspuissiez passer de moy) tout
ce que ie pretend faire ici est tant pour
vous que pour tous ceux qui y viendront

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Page 63
pour la mesme fin que vous y estes venus.
Car ie delibere d'y faire vne retraite aux
pauures fideles qui seront persecutez
en France, en Espagne, ou ailleurs outre
mer, afin que sans crainte du Roy ni de
l'Empereur, ni d'autres Potentats, ils
puissent purement seruir á Dieu selon
sa volonté. Voila les premiers propos
que Villegagnon nous tint à nostre arriuee
qui fut vn meccredi dixieme de
Mars 1557.

Apres cela ayant commandé que tous
ses gens s'assemblassent auec nous en vne
petite sale, qui est au milieu de l'Isle, le
Ministre, Maistre Pierre Richier, apres
l'inuocation du nom de Dieu & le Pseau
me cinquieme, Aux paroles que ie veux
dire &c. chanté, prenant aussi pour texte
ces versets du Pseaume vingt & septie-

Premier
presche en
l'Amerique.


me. Iay demandé vne chose au Seigneur
laquelle ie requerray encores. C'est que
i'habite en la maison du Seigneur tous
les iours de ma vic &c. fit le premier
presche en ce fort de Coligny en l'Amerique.
Mais durant iceluy Villegagnon
entendant exposer ceste matiere, ne ces-
Contenences
de Villegagnon

durant le
presche.

sant de ioindre les mains, de leuer les
yeux au ciel, de faire de grands souspirs,
& autres semblables contenances faisoit
esmerueiller vn chacun de nous. Sur
la fin apres que les prieres solennelles

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Page 64
(selon le formulaire accoustumé és Eglises
reformees de France vn iour ordonné
en chacune semaine) furent faites, la
compagnie se departit. Toutesfois nous
Traitemẽt
que nous
receusmes
de Villega
gnon dés le
commencement.

autres nouueaux venus demeurasmes &
disnasmes ceiour la en la mesme salle, ou
pour toutes viandes nous eusmes de la
farine faite de racine, du poisson boucané,
c'est à dire rosti à la maniere des Sauuages,
d'autres racines cuites aux cendres,
& pour bruuage (n'y ayant en cest Isle fõtaine
ni puits, ni riuiere d'eau douce) de
l'eau d'vne cisterne, ou plustost d'vn esgout
de toute la pluïe qui tõboit en l'Isle,
laquelle estoit aussi verte, orde & sale
qu'est vn vieil fossé tout couuert de Grenouïlles.
Vray est qu'en comparaison de
celle si puante & corrompue que i'ay dit
ci deuant que nous auions beuë au Nauire,
encore la trouuions nous bonne.
Mais pour nostre dernier mets (& pour
nous refraischir) au partir de la, on nous
mena tous porter des pierres, & de la terre
au Fort de Coligny qui se continuoit:
c'est le bon traitement que Villegagnon
nous fit le beau premier iour à nostre arriuee.
Dauantage sur le soir qu'il fust
questiõ de trouuer logis, le sieur du Pont
& les deux Ministres estãs accommodez
en vne chambre telle quelle au milieu de
l'Isle, pour gratifier à nous autres de la

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Page 65
Religion, on nous bailla vne petite maisonnette,
qu'vn Sauuage esclaue de Villegagnon
acheuoit de couurir d'herbe, &
bastir à sa mode sur le bord de la mer, en
laquelle, à la façõ des Ameriquains, nous
pendismes des linceux & licts de Coton
en l'air pour nous coucher. Or dés le len
demain & les iours suyuans, Villegagnõ,
sans que la necessité l'en contraignit, &
sans auoir esgard à ce que nous estions
tous fort affoiblis du passage de la mer, ni
à la chaleur qu'il fait en ce pays là: ioint
le peu de nourriture (n'ayans chacun par
iour pour toutes viandes, que deux gobelets
de farine dure, faite des racines,
dont i'ay parlé: d'vne partie de laquelle,
auec de ceste eau trouble de la cisterne
susdite, nous faisions de la boulie, &
mãgions le reste tout sec) nous fit porter
la terre & les pierres, pour bastir sõ Fort:
voire d'vne telle diligẽce, qu'estans contraints,
auec ces incommoditez & debilitez,
de tenir coup à la besõgne, despuis
le point du iour iusques à la nuit, il sembloit
bien nous traiter vn peu plus rudement
que le deuoir d'vn bon pere enuers
ses enfans (tel qu'il auoit dit à nostre
arriuee nous vouloir estre) ne portoit.
Toutesfois tant pour l'enuie que nous
auions que ce bastiment & retraite des
fideles, qu'il disoit vouloir faire en ce

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Page 66
pays là se paracheuast, que parce que
Maistre Pierre Richier nostre plus Ancien
Ministre, pour nous accourager dauantage
disoit que nous auions trouué
vn second saint Paul en Villegagnon
(comme de fait, ie n'ouy iamais homme
mieux parler de la Religion & reformation
Chrestienne qu'il faisoit pour lors)
il n'y eut celuy, parmaniere de dire, qui
outre ses forces ne s'ẽployast alegrement
l'espace d'enuiron vn mois, pour faire ce
mestier, lequel neantmoins nous n'auiõs
pas accoustumé. Surquoy ie puis, dire Vil
legagnõ ne s'estre peu plaindre iustemẽt,
que tant qu'il fit profession de l'Euangile
en ce pays là, il ne tirast de nous tout
le seruice qu'il voulut. Ie reserue à parler
ailleurs tant des racines, dont i'ay
fait mention, que de la proprieté de la
farine que les Sauuages font d'icelles.

Ainsi pour retourner au principal,
dés la premiere semaine que nous fusmes
là arriuez, non seulement il consentit,
mais aussi luy mesme establit cest
ordre: assauoir, qu'outre les prieres pu-

L'ordre
Ecclesiastique
esta
bli par
Villegagnon.

bliques qui se feroyent tous les soirs apres
qu'on auroit laissé la besongne,
les Ministres prescheroyent deux fois
le Dimanche, & tous les iours ouuriers
vne heure durant: consentant aussi au
reste que les Sacremens fussent administrez

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Page 67
selon la pure parole de Dieu, & que
la discipline Ecclesiastique fut pratiquee
contre les defaillans.

Suyuant doncques ceste police Eccle-

Iour auquella
sain
te Cene fut
premierement
celebreen
l'A
merique.

siastique, le Dimanche vingt & vnieme
de Mars que la sainte Cene de nostre Seigneur
Iesus Christ fut celebree, les Ministres
ayans auparauant preparé & cathechisé
tous ceux qui y deuoyent communiquer,
parce qu'ils n'auoyent pas
bonne opinion d'vn certain Iean Cointa
qui se faisoit appeler monsieur He-
Cointa abiure
le
papisme.

ctor autresfois docteur de Sorbonne,
lequel auoit passé la mer auec nous, il
fut prié par eux de faire confession de sa
foy: ce qu'il fit & abiura publiquement
le papisme.

Semblablement Villegagnon faisant
tousiours du zelateur, apres le sermon a-

Villegagnon
faisant
le zelateur.


cheué s'estãt leué debout & alleguãt que
les Capitaines, Maistres de Nauires, Matelots,
& autres qui y ayant assistez n'auoyent
encores fait profession de la Religion,
n'estoyent pas capables d'vn tel
mistere, les faisant sortir dehors ne voulut
pas qu'ils vissent administrer le pain
& le vin. Dauantage luy mesmes tant,
comme il disoit, pour dedier son Fort à
Dieu, que pour faire confession de sa foy
en la face de l'Eglise, se mettant à genoux
prononça à haute voix deux Oraisons,

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Page 68
desquelles ayant eu copie, afin que chacun
cognoisse combien il estoit malaisé
de cognoistre le cœur & l'interieur de
cest homme, ie les ay ici inserees de mot à
mot, sans y changer vne seule lettre.

L'oraison
que Villegagnon
fit
auant que
se presenter
à la
Cene.
Mon Dieu ouure les yeux & la bouche
de mon entendemẽt, adresse les à te faire
confession, prieres & actions de graces
des biens excellens que tu nous as faits.
Diev tovt pvissant Viuãt &
Immortel Pere Eternel de ton fils Iesus
Christ nostre Seigneur, qui par ta prouidence
auec ton fils gouuernes toutes cho
ses au ciel & en terre, ainsi que par ta bon
té infinie tu as fait entendre à tes esleus
despuis la creation du monde, specialement
par ton fils, que tu as enuoyé en
terre, par lequel tu te manifestes, ayant
dit à haute voix, Escoutez le: & apres son
ascension par ton S. Esprit espandu sur
les Apostres. Ie recognoy a ta sainte Maiesté
(en presence de ton Eglise, plantee
par ta grace en ce pays) de cœur, que ie
n'ay iamais trouué par la preuue que i'ay
faite, & par l'essay de mes forces & prudence,
sinon que tout le mien qui en peut
sortir sont pures œuures de tenebres, sapience
de chair polue en zele de vanité,
tendãt au seul but & vtilité de mon corps.
Au moyen dequoy, ie proteste & confesse
franchement, que sans la lumiere de ton

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Page 69
saint Esprit, ie ne suis idoine sinon à
pecher: par ainsi me despouillant de toute
gloire, ie veux que lon sache de moy
que s'il y a lumiere, ou scintille de vertu
en l'œuure prinse que tu as fait par moy,
ie la confesse à toy seul, source de tout
bien. En ceste foy doncques, mon Dieu
ie te tends graces de tout mon cœur, que
il t'a pleu m'auoquer des affaires du mon
de, entre lesquels ie viuoye par appetit
d'ambition, t'ayant pleu par l'inspiratiõ
de ton saint Esprit me mettre au lieu, ou
en toute liberté ie puisse te seruir de tou
tes mes forces & augmentation de ton
saint Regne. Et ce faisant apprester lieu
& demeurance paisible à ceux qui sont
priuez de pouuoir inuoquer publiquement
ton Nom, pour te sanctifier & adorer
en esprit & verité, recognoistre ton
fils nostre Seigneur Iesus, estre l'vnique
Mediateur, nostre vie & adresse, & le seul
merite de nostre salut. Dauantage ie te
remercie ô Dieu de toute bonté, que me
ayant conduit en ce pays entre ignorans
de ton Nom & de ta grandeur: mais posse
dez de Satan, comme son heritage, tu me
ayes preserué de leur malice, combien
que ie fusse destitué de forces humaines:
mais leur as donné terreur de nous, tellement
qu'à la seule mention de nous ils
tremblent de peur, & les as disposez à

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Page 70
Il disoit
ceci parce
que les Sau
uages extraordinai

rement fu
rent ceste
mosme annee
asstigez
d'vne
fieure pestilẽtiale
qusen
emporta
beaucoup
& des
plus mauuais
garsos
nous nourrir de leurs labeurs. Et pour
refrener leur brutale impetuosité les as
affligez de tres cruelles maladies, nous
en preseruant: tu as osté de la terre ceux
qui nous estoyent les plus dangereux, &
reduit les autres en telles foiblesses que
ils n'osent rien entreprendre sur nous.
Au moyen dequoy ayons le loisir de pren
dre racine en ce lieu, & pour la compagnie
qu'il t'a pleu y amener sans destourbier,
tu y as estably le regime d'vne Eglise,
pour nous entretenir en vnité & crain
te de ton sainct Nom, afin de nous adresser
à la vie eternelle.

Or Seigneur, puis qu'il t'a pleu establir
en nous ton Royaume, ie te supplie
par ton fils Iesus Christ lequel tu as voulu
qu'il fust hostie pour nous confirmer
en ta dilection, augmente tes graces & nostre foy, nous sanctifiant & illuminant
par ton sainct Esprit, & nous dedie tellement
à ton seruice, que tout nostre
estude soit employé à ta gloire. Plaise
toy aussi nostre Seigneur & Pere estendre
ta benediction sur ce lieu de Coligni,
& pays de la France Antarctique,
pour estre inexpugnable retraite à ceux
qui à bon escient, & sans ypocrisie y auront
recours, pour se dedier auec nous
à l'exaltation de ta gloire, & que sans
trouble des heretiques, te puissions inuoquer


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Page 71
en verité: fay aussi que ton Euangile
regne en ce lieu y fortifiant tes
seruiteurs de peur qu'ils ne trebuschent
en l'erreur des Epicuriens, & autres apostats:
mais soyent constans à perseuerer
en la vraye adoration de ta Diuinité
selon ta saincte Parole.

Qu'il te plaise aussi ô Dieu de toute
bonté estre Protecteur du Roy nostre
Souuerain Seigneur selon la chair, de sa
femme, de sa lignee, & son Conseil: Messire
Gaspard de Coligny, sa femme & sa
lignee, les conseruant en volonté de main
tenir & fauoriser ceste tienne Eglise,
& vueille à moy ton treshumble esclaue
donner prudence de me conduire
de sorte que ie ne fouruoye point du
droit chemin & que ie puisse resister
à tous les empeschemens que Satan me
pourroit faire sans ton aide, que te
cognoissions perpetuellement pour nostre
Dieu Misericordieux, Iuste Iuge,
& Conseruateur de toute choses auec
ton fils Iesus Christ regnant auec toy
& ton sainct Esprit, espandu sur les Apostres.
Cree donc vn cœur droit en
nous, mortifie nous à peché: nous
regenerant en homme interieur pour
viure à iustice, en assuiettissant nostre
chair pour la rendre idoine aux actions


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Page 72
de l'ame inspiree par toy, & que faisions
ta volonté en terre, comme les Anges
au ciel. Mais de peur que l'indigence
de cercher nos necessitez, ne nous face
tresbucher en peché par desfiance de ta
bonté, plaise toy pourueoir à nostre vie,
& nous entretenir en santé. Et ainsi que
la viande terrestre par la chaleur de l'estomach
se conuertit en sang & nourriture
du corps, vueilles nourrir & sustanter
nos ames de la chair & du sang de ton
fils, iusques à le former en nous, & nous
en luy: chassant toute malice (pasture de
Satan) y subrogant au lieu d'icelle, charité
& foy, asin que soyons cogneus de
toy pour tes enfans, & quant nous t'aurons
offensé, plaise toy Seigneur de Misericorde,
lauer nos pechez au sang de
ton fils, ayant souuenance que nous som
mes conceus en iniquité, & que naturellemẽt
par la desobeissance d'Adam, peché
est en nous. Au surplus cognois que nostre
ame ne peut executer le saint desir
de t'obeir par l'organe du corps imparfait
& rebelle. Par ainsi plaise toy par
le merite de ton fils Iesus ne nous imputer
point nos fautes, mais nous imputant
le sacrifice de sa mort & passion que par
soy auons fouffert auec luy, ayans esté
antez en luy par la perception de son
corps au mistere de l'Eucharistie. Semblablement

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Page 73
fay nous la grace qu'à l'exẽple
de ton fils qui a prié pour ceux qui
l'ont persecuté, nous pardonnions à ceux
qui nous ont offensez, & au lieu de
vengeance procurions leur bien comme
s'ils estoyent nos amis. Et quand
nous serons solicitez de la memoire des
biens, splendeurs, põpes, & honneurs de
ce monde, estans au contraire abatus de
pauureté & de pesanteur de la croix de tõ
fils esquels il te plaise nous exercer pour
nous rẽdre obeissans, de peur que engrais
sez en felicité mondaine, ne nous rebellions
contre toy, soustiens nous & nous
adoucis l'aigreur des afflictions, afin que
elles ne suffoquent la semence que tu as
mise en nos cœurs. Nous te prions aussi
Pere celeste, nous garder des entreprises
de Satan, par lesquelles il cerche à nous
desuoyer: preserue nous de ces ministres
"C'estoyẽt
certains
truchemens
de Norman
die qui estãs
espars
parmy les
Sauuages
auant que
Villegagnõ
allast en ce
pays la ne
sevoulurẽt
rẽger souz
luy à son
arriuee.

& des Sauuages insensez, au milieu desquels
il te plaist nous contenir & entretenir,
des apostats "de la Religion chrestienne
espars parmi eux: mais plaise toy
les rappeler àton obeissance, afin qu'ils se
conuertissent, & que ton Euangile soit
publié par toute la terre, & qu'en toute
nation ton salut soit annoncé. Qui vis &
regnes auec ton fils & le saint Esprit és
siecles des siecles Amen.


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Page 74

AUTRE ORAISON
à nostre Seigneur Iesus Christ, que
ledit Villegagnon profera
tout d'vne suite.

IESVS CHRIST fils de Dieu
viuant cœternel, & consubstantiel, splendeur
de la gloire de Dieu, sa viue image,
par lequel toutes choses ont esté faites,
qui ayant veu le genre humain condamné
par l'infallible iugement de Dieu ton
pere par la transgression d'Adam, lequel
homme pour iouyr de la vie & Royaume
eternel, ayant esté fait de Dieu d'vne terre
non poluë de semence virile, dont
il peut tirer necessité de peché, doüé de
toute vertu, en liberté de franc arbitre
de se conseruer en sa perfection: ce
neantmoins allesché par la sensualité de
sa chair, solicité & esmeu par les dards
enflammez de Satan, se laissa veincre,
au moyen dequoy, encourut l'ire de
Dieu, donc ensuyuoit l'infallible perdition
des humains, sans toy nostre Seigneur
qui meu de ton immense & indicible
charité t'es presente à Dieu ton
pere, t'estant tant humilié de daigner
te substituer au lieu de Adam pour endurer
tous les flots de la mer de l'indignation
de Dieu ton Pere, pour nostre


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Page 75
purgation. Et ainsi que Adam auoit esté
fait de terre non corrompuë, sans femence
virile, as esté conceu du Saint
Esprit en vne Vierge, pour estre fait
& formé en vraye chair comme celle de
Adam subiette à tentation & continuellement
exercé par dessus tous humains,
sans peché, & finalement ayant voulu
anter en ton corps par toy, celuy Adam
& toute sa posterité, nourrissant
leurs ames de ta chair & de ton sang, tu
as voulu souffrir mort, afin que comme
membres de ton corps, ils se nourrissent
en toy, & qu'ils plaisent à Dieu ton pere,
offrant ta mort en satisfaction de leurs
offences comme si c'estoit leur propre
corps. Et ainsi que le peché d'Adam estoit
deriué en sa posterité, & par le
peché la mort, tu as voulu, & as impetré
de Dieu ton Pere, que ta iustice fust imputee
aux croyans, lesquels par la manducation
de ta chair & de ton sang, tu
as fait vns auec toy, & transformez en
toy comme nourris de ta chair & substan
ce, leur vray pain pour viure eternellement
comme enfans de Iustice & non
plus d'ire. Or puis qu'il t'a pleu nous
faire tant de bien, & qu'estant assis à
la dextre de Dieu ton pere, là eternellement
es ordonné nostre Intercesseur,
& Souuerain Prestre, selon l'ordre

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Page 76
de Melchisedec, aye pitié de nous, conserue
nous, fortifie & augmente nostre
foy, offre à Dieu ton Pere la confession
que ie fay de cœur & de bouche, en presence
de ton Eglise me sanctifiant par tõ
Esprit comme tu as promis disant: Ie ne
vous lairray point orphelins. Auance tõ
Eglise en ce lieu, de sorte qu'en toute
paix tu y sois adoré purement. Qui vis &
regnes auec luy & le sainct Esprit és siecles
des siecles eternellement. Amen.

Villegagnon
fait
la Cene.
Ces deux prieres finies Villegagnon
se presenta le premier à la table du Seigneur,
& receut à genoux le pain & le vin
de la main du Ministre. Cependãt, & pour
le faire court, selon qu'on apperceuoit aisément
que luy & Cointa (nonobstant
comme il a esté veu qu'ils eussent renoncé
à la Papauté) auoyent plus d'enuie de
debatre & contester, que d'apprendre &
Disputes
de Cointa
& de Villegagnon

touchant
la doctrine
& les Sacremens.

de profiter, aussi ne demeurerent-ils pas
long temps sans esmouuoir des disputes
touchant la doctrine. Mais principalement
sur le point de la Cene: car quoy
qu'ils reiettassent la Transubstantiation
de l'Eglise Romaine comme vne opinion
fort lourde & absurde, & qu'ils ne
approuuassent non plus la Consubstãtiation,
si ne consentoyent-ils pas à ce que
les Ministres enseignans que Iesus Christ
par la vertu de son sainct Esprit se communique

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du ciel en nourriture spirituelle
à ceux qui reçoyuent les signes en foy,
maintenoyent par la parole de Dieu, que
le corps du Seigneur n'estoit ni enclos
ne changé en iceux. Car disoyent Villegagnon
& Cointa, ces paroles: Ceci est
mon corps. Ceci est mon sang, ne se peuuent
autremẽt prendre sinon que lecorps
& le sang de Iesus Christ y soyent contenus.
Si vous demandez commẽt donques
veu que tu as dit qu'ils reiettoyent les
deux susdites opinions de la Transubstantiation
& Consubstãtiation l'entendoyent-ils?
Certes comme ie n'en scay
rien aussi croy-ie fermement que ne faisoyent-ils
pas eux mesmes: car quand
on leur monstroit par d'autres passages
que ces paroles & locutiõs sont figurees:
c'est à dire que l'Escriture a accoustumé
d'appeler & nommer les signes des Sacremens
du nom de la chose signifiee, cõbien
qu'ils ne peussent repliquer chose
qui eut apparẽce du contraire, ils ne lais
soyent pas pour cela de demeurer opiniastres:
tellement que sans scauoir le
moyen comme cela se faisoit, non seulement
ils vouloyent manger grossierement
plustost que spirituellemẽt la chair
de Iesus Christ, mais qui pis est à la maniere
des Sauuages nommez Ou-etacas,
desquels i'ay parlé par ci deuant, ils la

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vouloyent mascher & aualer toute crue.
Toutesfois, Villegagnon qui feignoit
ne desirer rien plus, que d'estre droitement
enseigné, afin de faire bonne
mine renuoya en France Chartier Mi-
Le Ministre
Chartier
pourquoy
renuoyé
en
Francepar
Villegagnon.

nistre dans l'vn des Nauires (lequel apres
qu'il fut chargé de Bresil, & autres
marchandises du pays, partit le quatrieme
de Iuin pour s'en reuenir) afin
disoit il de scauoir & rapporter les opinions
de nos docteurs sur ce differeut
de la Cene: & nommément celle de
Maistre Iean Caluin à l'aduis duquel disoit
il, il se vouloit du tout submettre.
Et de fait ie luy ay ouy souuentesois reïterer
ce propos. Monsieur Caluin est l'vn
des scauants personnages qui ait esté depuis
les Apostres: & n'ay point leu de docteur
qui ait mieux exposé ni traité l'escriture
sainte plus purement à mon gré
Lettres de
Villegagnon
à
Caluin.
qu'il à fait. Aussi pour monstrer qu'il le
reueroit, non seulement en la responce
aux lettres que nous luy portasmes de sa
part luy mãda-il bien au long de tout son
estat en general, mais particulierement
(ainsi qu'il se verra encores à la fin de l'o
riginal de sa lettre en datte du dernier de
Mars mil cinq cens cinquante sept laquelle
est en bonne garde) il escriuit d'an
cre de Bresil & de sa propre main ce qui
s'ensuit.


79

Page 79

I'adiousteray le conseil que vous m'auez
donné par vos lettres, m'eforçant
de tout mon pouuoir de ne m'en desuoyer
tant peu que ce soit. Car de fait ie
suis tout persuadé qu'il n'y en peut auoir
de plus saint, droit, ni plus entier.
Pourtant aussi nous auons fait lire vos
lettres en l'assemblee de nostre conseil:
& puis apres enregistrer afin que s'il
aduient que nous nous destournions du
droit chemin, par la lecture d'icelles
nous soyons rappelez, & redressez d'vn
tel fouruoyement.

Mesmes vn nommé Nicolas Carmeau
qui fut le porteur de ses lettres, & qui estoit
parti des le premier iour d'Auril
dans le Nauire de Rosee, me dit en
prenant congé de nous, que Villegagnon
luy auoit commandé de dire de bouche
à Monsieur Caluin, qu'afin deperpetuer
la memoire du conseil qu'il luy auoit
baillé, il le feroit engrauer en cuyure:
comme aussi il auoit baillé charge audit
Carmeau de luy ramener de France quel
que nõbre de personnes, tant hõmes, fem
mes, qu'enfans, promettãt qu'il defrayeroit
& payeroit tous les despẽs que ceux
de la religion feroyent à l'aller trouuer.

Mais auãt que passer outre ie ne veux
pas obmettre de faire ici mention de dix
garçõs Sauuages aagez de neuf à dix ans


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Dix garsons
Sau
uages enuoyez
en
Franct.
& au dessous prins en guerre par les Sau
uages amis des Frãçois, qui les auoyẽtvẽ
dus pour esclaues à Villegagnõ) lesquels
apres que le Ministre Richier à la fin
d'vn presche leur eut imposé les mains,
& que nous tous ensemble eusmes prié
Dieu qu'il leur fist la grace d'estre les pre
mices de ce pauure peuple, pour estre attiré
à la cognoissance de son salut, furent
embarquez dans les Nauires (qui comme
i'ay dit, partirent dés le quatrieme de
Iuin) pour estre amenez en France, ou
estans arriuez & presentez au Roy Henry
second lors regnant, il en fit present à
quelques grands Seigneurs: & entre autres
il en donna vn à feu Monsieurde Pas
sy, lequel ie recogneu chez luy à mon
retour.

Premiers
mariages
solennisez
à la facon
des Chrestiens
en
l'Ameriq.
Au surplus le troisieme iour d'Avril,
deux ieunes hommes, domestiques de
Villegagnõ espouserẽt au presche à la fa
çõ des Eglises reformees, deux de ses ieu
nes filles que nous auiõs menees de Frãce
en ce pays là. Et en fais ici mention tant
parce que non seulement ce furent les
premieres nopces & mariages faits & solennisez
à la façon des Chrestiens en la
terre de l'Amerique, mais aussi parce que
beaucoup de Sauuages, qui nous estoyẽt
venus voir furent plus estonnez de voir
des femmes vestues, dont ils n'auoyent

81

Page 81
iamais veu auparauant) qu'ils ne furent
esbahis, des ceremonies quileur estoyẽt
aussi du tout incogneues. Semblablemẽt
le dixseptieme de may Cointa espousa
vne autre ieune fille parente d'vn nommé
la Roquette de Rouen lequel ayant passé
la mer quant & nous, & estant mort quelque
temps apres que nous fusmes là arriuez,
laissa heritiere sadite parente de la
marchandise qu'il auoit portee, laquelle
consistoit en grande quantité de cousteaux,
peignes, mirouers, frises, haims à
pescher, & autres petites besõgnes propres
à trafiquer entre les Sauuages. Cela
vint biẽ à point à Cointa, lequel se sceut
bien accommoder du tout. Les deux autres
filles (car comme il a este veu en nostre
embarquement, elles estoyent cinq)
furent aussi incontinent apres mariees à
deux Truchemens de Normandie: tellement
qu'il ne demeura plus entre nous
femmes ni filles chrestiennes à marier.

Surquoy afin de ne taire non plus ce
qui estoit louable que vituperable en Vil
legagnon, ie diray en passant, d'autãt que
certains Normans lesquels dés long tẽps
au parauant qu'il fut en ce pays là, s'estãs
sauuez d'vn Nauire qui auoit fait naufrage,
estans demeuré parmi les Sauuages
viuans sans crainte de Dieu, ils paillardoyent
auec les femmes & filles (comme


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Page 82
i'en ay veu qui en auoyent des enfans
ia aagez de quatre à cinq ans) tant di-ie
pour reprimer cela, que pour obuier que
nul de ceux qui faisoyent leur residence
en l'Isle n'en abusast de ceste façon: Villegagnon,
par l'aduis du conseil, fit de-
Bonne ordonnance

de Villeg.
fence à peine de la vie que nul ayant titre
de Chrestien, n'habitast auec les
femmes des Sauuages. Il est vray que
l'ordonnance portoit, que si quelques vnes
estoyent appelees à la cognoissance
de Dieu, qu'apres qu'elles seroyent baptisees,
il seroit permis de les espouser.
Mais tout ainsi, quelques remonstrances
que nous ayons par plusieurs fois faites
à ce peuple barbare, qu'il n'y en eut pas
vne qui laissant sa vieille peau voulut ad
uouer Iesus Christ pour son sauueur: aus
si tout le temps que ie demeuray là, n'y
eut il point de François qui en print à
femme. Neantmoins comme ceste loy auoit
doublement son fondement sur la
parole de Dieu, aussi fut elle si bien obseruee,
que non seulement pas vn seul,
tant des gẽs de Villegagnõ, que de nostre
compagnie ne la transgressa, mais aussi,
quoy que i'aye entendu dire de luy au con
traire depuis mõ retour, assauoir qu'estãt
en l'Ameriq. il se poluoit auec les fẽmes
Sauuages, ie luy rendray ce tesmoignage
qu'il n'en estoit point soupçonné de nostre

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Page 83
temps. Qui plus est il auoit tellemẽt
en recommendation la pratique de son
ordonnance, que n'eust esté l'instante requeste
que quelques vns de ceux qu'il aimoit
le plus luy firent pour vn Truchement,
qui estant allé en terre ferme auoit
esté conuaincu d'auoir paillar dé auec vne
de laquelle il auoit ia autres fois abusé, au
lieu qu'il ne fut puni que de la cadene au
pied, & mis au nombre des esclaues, il
vouloit qu'il fut pendu. Villegagnon dõques,
selon que i'en ay cogneu, tant pour
son regard que pour les autres, estoit à
louer en ce point: & pleust à Dieu pour
l'aduancement de l'Eglise & pour le fruit
que beaucoup de gens de bien en receuroyent
maintenant, qu'il se fust aussi biẽ
porté en tous les autres.

Mais mené qu'il estoit au reste d'vn esprit
de contradiction, ne se pouuant con
tenter de la simplicité, que l'Escriture
sainte monstre aux vrais Chrestiens touchant
l'administration des Sacremens:

Seconde
fois que
nous sismes
la Cene: &
les allegations
de
Villeg.
là dessus.

il aduint le iour de Penthecoste suyuant,
que nous fismes la Cene, pour
la seconde fois, luy alleguant que saint
Cyprian, & saint Clement auoyent escrit
qu'en la celebration d'icelle il falloit
mettre de l'eau au vin, non seulement
il vouloit opiniastrement, & par necessité
que cela se fist, mais aussi affermoit

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Page 84
& vouloit qu'on creut que le pain confacré
profitoit autant au corps qu'à l'ame.
Dauantage qu'il falloit messer du sel &
de l'huile auec l'eau du baptesme. Qu'vn
Ministre ne se pouuoit remarier en secondes
noces: amenãt le passage de saint
Paul à Timoth. Que l'Euesque soit mari
d'vne seule femme. Briefne voulant plus
despendre d'autre conseil que du sien
propre, & sans fondement de ce qu'il disoit
en la parole de Dieu, il voulut lors
absolument tout remuer à son appetit.
Mais afin que chacun soit aduerti comment
il argumentoit inuinciblemẽt, d'en
tre plusieurs sentences de l'Escriture que
il mettoit en auant, pretendant prouuer
ce qu'il vouloit maintenir, i'en proposeray
ici vne. Voici doncques ce que
ie luy ouï vn iour dire à l'vn de ses gens.
Passage
mal appliqué
par
Villegag.
N'as tu iamais leu en l'Euangile du Lepreux
qui dit à Iesus Christ, Seigneur si
tu veux tu me peus guerir: & qu'incontinent
que Iesus luy eut dit, ie le veux sois
net il fut net. Ainsi (disoit ce bon expositeur)
quãd Iesus Christ à dit du pain, Ceci
est mõ corps, il faut croire sans autre interpretation
qu'il y est enclos: & laissõs di
re ces gẽs de Geneue: ne voila pas biẽ interpreter
vn passage par l'autre. C'est cer
tes aussi bien rencontrer, que celuy qui
allegua en vn Concile, que puis qu'il est

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Page 85
escrit que Dieu à creé l'homme à son ima
ge, qu'il faut doncques auoir des images.
Partant qu'on iuge maintenant par cest
eschantillon si la Theologie de Villegagnon
qui a tant fait parler de luy, n'estoit
pas feriale? & si entendãt si bien l'Escriture,
comme il s'est vanté, il n'estoit pas
pour faire teste en dispute, & clorre la
bouche à Caluin, & à tous ceux qui le
voudroyent maintenir? Ie pourrois adiouster
beaucoup d'autres propos aussi
ridicules que le precedent, que ie luy ay
oui tenir touchant ceste matiere des Sacremens.
Mais parce que quand il fut de
retour en France, non seulement Petrus
Richerius le despeignit de toutes ses
couleurs, mais aussi que d'autres apres
L'Estrille
& l'Espou
sette sont
deux petis
tiurets con
tre Villegagnon.


l'Estrillerent, & Espousseterent si bien
qu'il n'y fallut plus retourner, craignant
d'ennuyer les lecteurs, ie n'en diray ici
dauantage. En ce mesme temps Cointa,
voulant aussi monstrer son scauoir, se
mit à faire leçons publiques: mais ayant
Lecons de
Cointa.

commencé l'Euangile selon saint Iean
(matiere telle & aussi haute que scauent
ceux qui font profession de Theologie)
il rencontroit le plus souuẽt aussi à propos
qu'on dit communément que magni
ficat est à matines: & toutesfois c'estoit
le seul suppost de Villegagnon en ce pays
là, pour impugner la vraye doctrine de

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Page 86
l'Euãgile. Cõment dõc? dira ici quelcun,
Tom. 2. li
21. ch. 8.
le Cordelier frere Andre Theuet quise
plaint si fort en sa Cosmographie que les
Ministres que Caluin auoit enuoyez en
l'Ameriq enuieux de son biẽ & entrepre
nans sur sa charge, l'empescherent de gagner
les ames esgarees du pauure peuple
Sauuage, se taisoit-illors? estoit-il plus
affectionné enuers les Barbares, qu'à la
defence de l'Eglise Romaine, dont il se
Mensonge
de Theuet.
fait si bon pilier? La responce à ceste bour
de de Theuet en cest endroit sera, que
tout ainsi que i'ay ia dit ailleurs, qu'il estoit
de retour en France auant que nous
arriuissions en ce pays là, aussi prie ie
derechefles lecteurs de noter ici en passant,
que comme ie n'ay fait ni ne feray
aucune mentiõ de luy en tout le discours
present touchant les disputes que Villegagnon
& Cointa eurent contre nous au
Fort de Colligni en la terre du Bresil,
qu'aussi n'y a il iamais veu les Ministres
dont il parle, ni eux semblablement luy.
Partãt que ce bon Catholique Theuet (le
quel auoit lors vn fossé, de deux mille
lieuës de mer entre luy & nous pour empescher
que les Sauuages à nostre occasion
ne se ruassent sur luy & le missent à
mort, ainsi que contre verité, d'autant
comme i'ay dit qu'il n'y estoit pas de nostre
temps il à osé escrire) sans repaistre

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Page 87
le monde de telles balliuernes, allegue
Cosm.
To 2. li.
2. c. 2.

d'autre exemple de son zele, que celuy
qu'il dit auoir eu en la conuersiõ des Sau
uages si les Ministres ne l'eussent empesché,
car cela est faux. Or pour retourner
à mon propos, incontinent apres ceste
Cene de Penthecoste Villegagnon declarant
auoir changé l'opinion qu'il disoit
autresfois auoir euë de Caluin, sans attendre
sa responce, qu'il auoit enuoyé
queriren France, par le Ministre Char-
Villegag.
blasme Cal
uin lequel
peu auparauant
il
auoir tant,
loué.

tier, dit que c'estoit vn meschant & vn heretique
desuoyé de la foy: & de fait deslors
nous monstrant vn fort mauuais visage,
mesmes adioustãt qu'il vouloit que
le presche ne durast plus que demie heure,
depuis la fin de May il n'y assista que
bien peu. Conclusion, la dissimulation
de Villegagnon nous fut lors si bien des-
La Reuolte
de Ville
gagnon de
la Religiõ
reformee
& la cause
pourquoy.

couuerte (qu'ainsi qu'on dit) nous cogneusmes
adonc de quel bois il se chaufoit.
Que si on demande maintenant quel
le fut l'occasiõ de ceste reuolte: quelques
vns des nostres tenoyent que le Cardinal
de Lorraine & d'autres luy ayans escrit
de France par le maistre d'vn Nauire
qui vint en ce temps là au Cap de Frie
trente lieuës au deça de l'Isle ou nous estions,
l'ayant reprins fort asprement par
leurs lettres, de ce qu'il auoit quitté la
Religion Catholique Romaine, auoyent

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Page 88
causé ce changemẽt en luy. Et de fait ayãt
comme vn bourreau en sa conscience, il
Villegag.
gehenneen
sa conscien
ce: & son
sermẽt ordinaire.

deuint si chagrin, que iurant à tout coup
le corps saint Iaques (qui estoit son serment
ordinaire) qu'il romproit la teste,
les bras, & les iambes au premier qui le
fascheroit, nul ne s'osoit plus trouuer de
uant luy. Surquoy, puis qu'il vient à propos,
ie reciteray la cruauté que ie luy vis
exercer en ce temps la sur vn François
Cruautez
de Villeg.
nommé la Roche, lequel il tenoit à la
chaine. Ayant fait coucher ce pauure hõme
tout á plat contre terre, & par vn de
ses Satalites à grand coups de bastõs tant
fait battre le ventre, qu'il perdoit presques
le vent & l'haleine, apres qu'il fut
ainsi meurtri d'vn costé, cest inhumain
luy disoit: corps S. Iaques paillard tourne
l'autre, tellement que le laissant ainsi
à demi mort, encore ne fallut il pas pour
cela, que le pauure homme laissast de trauailler
de son mestier, qui estoit Menuisier.
Semblablement les autres François
qu'il tenoit à la chaine pour la mesme
cause que le susdit la Roche, assauoir,
parce que à cause du mauuais traitement
qu'il leurfaisoit auãt que nous fussiõs en
ce pays là, ils auoyent conspiré entr'eux
de le ietter en mer: estans plus trauaillez
que s'ils eussent esté aux galeres, aucuns
d'entr'eux charpẽtiers de leur estat l'abãdonnans,

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Page 89
aimerent mieux s'aller rendre
en terre fermeauec les Sauuages (lesquels
les traitoyent plus humainement) que de
demeurer auec luy. Dauantage trente ou
quarante tant hommes que femmes Sau-
Sauuages
eselaues de
Villegag
maltraitez
de luy.

uages Margaias lesquels les Tououpinambaoults
nos alliez auoyent prins prisonniers
en guerre, & les luy ayans vendus,
les tenoit esclaues, estoyent encores traitez
plus cruellement. Et de fait ie luy vis
vne fois faire embrasser vne piece d'artillerie
à l'vn d'entr'eux nommé Mingant
auquel pourvne chose qui ne meritoit pas
presques qu'il fut tancé, il fit neantmoins
degouter & fondre du lard fort chaud sur
les fesses: tellement que ces pauures gens
disoyent souuent en leur langage, si nous
eussions pensé que Paï-colas (ainsi appeloyent
ils Villegagnon) nous eust traitez
de ceste saçon, nous nous fussions plustost
faits manger à nos ennemis que de
venir vers luy. Voila en passant vn petit
mot de son humanité, & serois contant
n'estoit, comme il à esté touché ci
dessus, que quand nous eusmes mis pied
à terre en son Isle, il nous dit nommément
qu'il vouloit que la superfluité des
habillemens fut reformee de finir ici de
parler de luy.

Il faut doncques que ie dise encores le
bon exemple & la pratique qu'il monstra


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Page 90
en cest endroit. Ayant grande quantité
tant de draps de laine (qu'il aimoit mieux
laisser pourrir dans ses coffres que d'en
reuestir ses gens, vne partie desquels
neantmoins estoyent presque tous nuds)
que de soye: comme aussi des camelots
de toutes couleurs, il s'en fit faire six habillemens
à rechanger tous les iours de
Squipage
de Villegagnon.

la semaine: assauoir, la cazaque & les
chausses tousiours de mesmes, de rouges,
de iaunes, de tannez, de blancs, de bleuz,
& de verts: tellement que cela estant aussi
bien seant a son aage & au degré &
profession qu'il vouloit tenir qu'vn chacun
peut iuger, aussi cognoissions nous
à peu pres à la couleur de l'habit qu'il
auoit vestu, de quel humeur il seroit mené
ceste iournee la: de façon que quand
nous voyons le vert & le iaune en pays,
nous pouuions bien dire qu'il n'y faisoit
pas beau. Mais sur tout quand il estoit
paré d'vne longue robe de Camelot iaune
bãdee de velours noir le faisant mout
beau voir en tel equipage, les plus ioyeux
de ses gens disoyent que c'estoit
lors vn vray enfant sans souci. Partant si
celuy ou ceux qui comme vn Sauuage le
firent peindre tout nud au dessus du renuersement
de la grand marmite eussent
esté aduertis de ceste belle robe, il ne faut
point douter que pour ioyaux & ornement

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ils ne luy eussent aussi bien laissee
qu'ils firent sa croix & son flageolet pendus
à son col.

Que si quelqu'vn dit maintenant que
il n'y a point d'ordre que i'aye recerché
ces choses de si pres, lesquelles à la verité
ie confesse, principalement quant
à ce dernier point, ne valoir pas l'escrire,
ie respond puis que Villegagnon a
tant fait le Roland le Furieux contre
ceux de la Religion reformee, nommément
depuis son retour en France, leur
ayant, di-ie, tourné le dos de ceste façon,
il me semble qu'il meritoit que chacun
sceut comment il s'est porté en toutes
les religions qu'il a suyuies.

Or finalement apres que par le sieur

L'occasion
pourquoy
nous nous
departismes
d'auec
Villegag.

du Pont nous luy eusmes fait dire que
puis qu'il auoit reietté l'Euangile, nous
n'estans point autrement ses suiets,
n'entendions plus d'estre à son seruice,
moins voulions nous continuer de
porter de la terre & des pierres en
son Fort: luy nous pensant bien fort
estonner & nous faire mourir de faim,
defendit la dessus qu'on ne nous baillast
plus les deux gobelets de farine de
racine que chacun de nous (ainsi que
i'ay dit ci deslus) auoit accoustumé
d'auoir par iour. Dequoy tant s'en

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fallut que nous fussions faschez, qu'au
contraire (outre ce que nous en auions
plus pour vne serpe, ou pour deux ou
trois cousteaux que nous baillions aux
Sauuages qui nous venoyent souuẽt voir
dans leurs petites Barques, ou bien l'allions
querir vers eux, qu'il ne nous en
eust sceu bailler en demi an) nous fusmes
bien aises partel refus d'estre entieremẽt
hors de sa suiettion. Cependant s'il eust
esté le plus fort, & qu'vne partie de ses
gens & des principaux n'eussent tenu no
stre parti, il ne faut douter qu'il ne nous
eust lors mal fait nos besõgnes: Et de fait
pour tenter s'il en pourroit venir à bout,
ainsi qu'vn nommé Iean gardien & moy
fusmes vn iour de retour de terre ferme
(ou nous auions esté enuirõ quinze iours
parmi les Sauuages) luy feignant ne rien
sauoir du congé que nous auions demandé
à monsieur Barré son Lieutenant auãt
que partir, & pretendant par là que nous
eussions transgressé les ordonnãces qu'il
auoit faites, que nul n'eust à sortir de l'Isle
sans licence, non seulement nous voulut
faire aprehender, mais aussi comman
doit que comme à ses esclaues on nous
Villegagnon
tente
le moyen
pour nous
rendre es
claues.
mit à chacun vne chaine à la iambe. Et en
fusmes en tant plus grand danger que le
sieur du Pont nostre conducteur (lequel
attendu sa qualité s'abaissoit trop sous

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Page 93
luy) au lieu de nous supporter & de l'em
pescher, nous prioit que pour vn iour ou
deux nous souffrissions cela, & que quãd
la colere de Villegagnon seroit passee, il
nous feroit deliurer. Mais tant à cause
que nous n'auions point enfrein l'ordon
nance, que parce principalemẽt, ainsi que
i'ay dit, que nous luy auions declaré, puis
qu'il nous auoit rompu la promesse qu'il
nous auoit faite, nous n'entendions plus
rien tenir de luy: ioint les exemples de
tant d'autres que nous voyons iournellement
deuant nos yeux estre si cruellemẽt
traitez de luy, nous declarasmes tout à
plat que nous ne l'endurerions pas. Partant
luy oyant ceste responce, & sachant
bien que nous estions quinze ou seize de
nostre compagnie si bien vnis & liez d'amitié,
que qui poussoit l'vn frapoit l'autre,
comme on dit, il ne nous auroit pas
de force, il fila doux & se deporta. Et certes
outre cela, ainsi que i'ay dit, les principaux
de ses gens estans de nostre religion,
& par consequent mal contens de
luy à cause de sa reuolte, si nous n'eussiõs
craint que monsieur l'Amiral qui l'auoit
enuoyé & qui ne le cognoissoit pas encores
tel qu'il estoit deuenu, en eust esté
marry, auec quelques autres respects que
nous eusmes, il y en auoit qui empoignãs
ceste ocasion pour se ruer sur luy, auoyẽt

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Page 94
grande enuie en le iettant en mer, de faire
manger de sa chair & de ses grosses
espaules aux poissons. Trouuãs dõcques
plus expedient de nous comporter doucement,
encores que nous fissions tousiours
publiquement le presche qu'il n'osoit
ou ne pouuoit empescher, si est-ce, à
fin qu'il ne nous troublast & brouillast
plus quand nous ferions la Cene, du depuis
nous la fismes de nuit à son desceu.

Et parce qu'apres la derniere Cene
que nous fismes en ce pays là, il ne nous
resta qu'enuiron vn verre de tout le
vin que nous auions porté de France,
n'ayans moyen d'en recouurer d'ailleurs,

Question si
la Cene se
pourroit
celebrer
sans vin,
la question fut esmeuë entre nous, assauoir,
si à faute de vin on la pourroit celebrer
auec d'autres bruuages. Quelques
vns alleguans entre autres passages, que
Iesus Christ en l'institution de la Cene,
apres l'action ayant expressémẽt dit à ses
Apostres, Ie ne boiray plus du fruict de
la vigne &c. estoyent d'opinion que le vin
defaillant il vaudroit mieux s'abstenir du
signe, que de le changer. Les autres au cõ
traire disans que Iesus Christ quãd il institua
sa Cene estant au pays de Iudee, auoit
parlé du bruuage qui y estoit ordinaire,
s'il eust esté en la terre des Sauuages,
eust non seulemẽt aussi fait mention
du bruuage dont ils vsent au lieu de vin,

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Page 95
mais, qui plus estoit, de leur farine de
racine qu'ils mangent au lieu de pain,
concluoyent qu'ainsi tant que les fignes
de païn & de vin se pourroyent trouuer,
ils ne les voudroyent changer,
qu'aussi à defaut d'iceux ne feroyent
ils point de difficulté de celebrer la Cene
auec les choses plus communes
qui seroyent au lieu de pain & de vin
pour la nourriture des hommes du païs
ou ils seroyent: tellement que comme
nous n'en vinsmes pas iusques à
ceste extremité (quoy que la pluspart
inclinast à ceste derniere opinion) aussi
ceste matiere demeura indecise. Toutesfois
tant s'en faut que cela engendraft
aucune diuision entre nous que
plustost par la grace de Dieu, demeurasmes
nous en telle vnion & concorde,
que ie desirerois que tous ceux qui
font auiourd huy profession de la Religion
reformee marchassent du mesme
pied.

Or pour acheuer ce que i'auois à dire

Cause pour
quoy Ville
gagnon ne
nous veut
plus endurer
en son
Fort.

touchant Villegagnon, il aduint sur la fin
du mois d'Octobre, que luy detestant de
plus en plus & nous & la doctrine que
nous suyuions, disant qu'il ne nous vouloit
plus souffrir ni endurer en son Fort,
ni en son Isle, nous commãda d'en sortir.
Il est vray ainsi que i'ay touché ci dessus

96

Page 96
que nous auions bien moyen de l'en chasser
luy mesme si nous eussions voulu:
mais tant pour luy oster toute ocasion de
se plaindre de nous, que parce (outre les
raisons susdites) que la France estant lors
abruuee que nous estions allez en ce païs
là, pour y viure selon la reformation de
l'Euangile, craignans de mettre quelque
tache sur iceluy en obtemperans à Villegagnon,
nous aimasmes mieux luy quiter
la place. Et ainsi apres que nous eusmes
demeuré enuiron huit mois en ceste Isle
& Fort de Colligni, lequel nous auions
aidé à bastir, nous nous retirasmes & pas
sames en terre ferme, ou en attendans
qu'vn Nauire du Haure de grace quiestoit
la venu pour charger du Bresil (au
maistre duquel, nous marchandasmes de
nous repasser en France) fust prest à partir,
nous demeurasmes deux mois. Nous
nous accommodasmes sur le riuage de la
mer à costé gauche en entrant dans ce-
Lieu ou
nous demeurasmes

en la terre
ferme de
l'Ametiq.
ste riuiere de Ganabara au lieu dit par les
François la briquetiere, lequel n'est qu'à
demie lieuë du Fort. Et cõme de là nous
allions, venions, frequentions mangiõs,
& buuions parmi les Sauuages (lesquels
sans comparaison nous furent plus humains
que celuy qui sans luy auoir mesfait
ne nous peut souffrir auec luy) aussi
eux de leur part nous apportans des viures

97

Page 97
& autres choses dont nous auions à
Epilogue
de la vie
de Villeg.

faire nous y venoyent souuẽt visiter. Or
i'ay sommairemẽt descrit en ce chapitre,
l'inconstãce & variation que i'ay cognuë
en Villegagnon en matiere de Religion:
le traitement qu'il nous fitsous pretexte
d'icelle: ses disputes & l'occasion qu'il
prit pour se destourner de l'Euangile: ses
gestes & propos ordinaires en ce pays là:
l'inhumanité dont il vsoit enuers ses gẽs,
& comme il estoit magistralement equipé.
Partant reseruant à dire quand ie seray
en nostre embarquement pour le retour,
tant le congé qu'il nous bailla, que
la trahison dont il vsa enuers nous à nostre
departement de la terre des Sauuages,
afin de traiter d'autres points, ie le
laisseray bartre & tourmenter ses gens
dans son Fort, lequel auec le bras de mer
ou il est situé, ie vay descrire en premier
lieu.

CHAP. VII.

Description de la riuiere de GANABARA,
autremẽt dite GENEVRE: de l'Iste & Fort
de Colligny qui fut basti en icelle: ensemble des
autres Isles quisont és enuirons.


98

Page 98

COMME ainsi soit que ce bras
de mer & riuiere de Ganabara
appelee Genevre par les Portugalois
(parce comme on dit
qu'ils la descouurirent le premier iour
de Ianuier) laquelle demeuree par les
vingt & trois degrez au delà de l'Equinoctial,
& droit sous le Tropique de Capricorne,
ait esté l'vn des ports de mer en
la terre du Bresil, plus frequẽté de nostre
temps par les François, i'ay pensé n'estre
hors de propos, d'ẽ faire vne particuliere
& sommaire description. Sans doncques
m'arrester à ce que d'autres en ont voulu
escrire, ie di en premier lieu (ayãt demeu
ré & nauigué sur icelle enuirõ vn an) que
en s'auançant sur les terres elle a enuirõ
douze lieuës de long, & en quelques endroits
sept ou huit de large: & quant au
reste cõbien que les mõtagnes qui l'enuironnent
de toutes parts, ne soyent pas si

Comparai
son du Lac
de Geneue
auec la riuiere
de
Ganabara
en l'Amerique.

hautes que celles qui bornent le grand &
spacieux lac d'eau douce de Geneue,
neantmoins, ayant ainsi la terre ferme de
tous costez, elle est assez semblable à iceluy
quant à sa situation.

An reste quand on laisse la grand mer
pour y entrer, parce qu'il faut costoyer
trois petites Isles inhabitables, cõtre lesquelles
les Nauires, si elles ne sont bien
cõduites sont en dãger d'heurter & se bri


99

Page 99
ser, l'emboucheure en est assez fascheuse.
Apres cela, il faut passer par vn destroit
qui n'ayãt pas demi quart de lieue de large
est limité du costé gauche, en y entrãt,
d'vne montagne & Roche en forme piramidale,
laquelle n'est pas seulement d'esmerueillable
& excessiue hauteur, mais
aussi à la voir de loin on diroit qu'elle est
artificielle: & de fait parce qu'elle est ronde
& semble vne grosse tour, entre nous
Roche appelee
pot
de beurre.

François l'auions nommee le pot de beur
re. Vn peu plus auant dans la riuiere il y
a vn rocher, qui peut auoir cent ou six
vingts pas de tour, que nous appelions
Le Ratier

aussi le Ratier, sur lequel Villegagnon à
son arriuee s'y pensant fortifier auoit
premierement posé son Artillerie, mais
le flus & reflus de la mer l'en chassa. Vne
Description
de l'Isle
& Fort
ou setencit
Villegag.

lieuẽ plus outre, est l'Isle ou nous demeurions,
laquelle ainsi que i'ay ia touché
ailleurs, estoit inhabitable au parauant
que Villegagnon fust arriué en ce
pays là: mais au reste n'ayant qu'enuiron
demie lieue Françoise de circuit, & estant
six fois plus longue que large, enuironnee
qu'elle est de petits rochers à
fleur d'eau, qui empeschent que les Vaisseaux
n'en peuuent approcher plus pres
que la portee du Canon, elle est merueilleusement
& naturellement forte. Et de
fait n'y pouuãt aborder, mesmes auec les

100

Page 100
petites Barques sinon du costé du port,
lequel est encore à l'opposite de l'auenue
de la grand mer, si elle eust esté bien gardee,
il n'eust pas esté possible de la forcer
ni de la surprendre. Au surplus y ayant
deux montagnes aux deux bouts, Villegagnon
sur chacune d'icelle fit faire vne
maisonnette: comme aussi sur vn rocher
de cinquante ou soixante pieds de haut,
qui est au milieu de l'Isle, il auoit fait bastir
sa maison. De costé & d'autre de ce
rocher, nous auions esplané & fait quelques
petites places esquelles estoyent basties,
tãt la salle ou lon s'assembloit pour
faire le presche & pour mãger, qu'autres
logis esquels (comprenant tous les gens
de Villegagnon) enuiron quatre vingts
personnes que nous estions, residents en
ce lieu là, logions & nous accommodiõs.
Mais notez, qu'excepté la maison qui est
sur la roche, ou il y a vn peu de charpenterie,
& quelques Bouleuards sur lesquels
l'Artillerie estoit placee, lesquels sont
reuestus de telle quelle massonnerie, que
ce sont tous logis, ou plustost loges, desquels
comme les Sauuages en ont esté
les Architectes, aussi les ont ils bastis à
leur mode, assauoir de bois rond, & couuerts
d'herbes. Voila en peu de mots
quel estoit l'artifice du Fort, lequel Villegagnon
pensant faire chose agreable à

101

Page 101
Gaspard de Colligny Admiral de Frãce,
sans la faueur & assistance, aussi duquel,
comme i'ay dit du commencemẽt, il n'eut
iamais eu ni le moyen de faire le voyage,
ni de bastir aucune forteresse en la terre
du Bresil, nomma Colligny en la France
Antarctique. Mais en faisant semblant de
perpetuer le nõ de cest excellẽt Seigneur,
duquel voirement la memoire sera à iamais
honorable entre tous gens de bien,
ie laisse à pẽser outre ce que Villegagnõ,
contre la promesse qu'il luy auoit faite
auant que partir de France, d'establir le
pur seruice de Dieu en ce pays là, se reuolta
de la Religion, combien encore, en
quitant ceste place aux Portugais, qui en
sont maintenant possesseurs, il leur dõna
occasion de faire leurs trophees & du nõ
de Colligni, & du nom de France Antarctique
qu'on auoit imposé à ce pays là.

Sur lequel propos ie diray que ie ne
me puis aussi assez esmerueiller, de ce
que Theuet à son retour de l'Amerique,
en l'annee 1557. voulant semblablement
complaire au Roy Henry second lors regnant,
non seuleuent, en vne carte qu'il
fit faire de ceste riuiere de Ganabara &
Fort de Colligni, fit pourtraire à costé
gauche d'icelle en terre ferme, vne ville
qu'ilnõma VILLE HENRY: mais aussi,
quoy qu'il ait eu assez de temps depuis


102

Page 102
pour pẽser que c'estoit vne moquerie, l'à
neãtmoins fait mettre derechefen sa Cos
mographie. Car quãd nous partismes de
ceste terre du Bresil, qui fut plus d'vn an
apres Theuet, ie maintien qu'il n'y auoit
aucune forme de bastimens, moins village
ni ville à l'ẽdroit ou il nous en à mar-
Ville imaginaire
es
cartes &
œuures de
Theuet.
qué & forgé vne, vrayement fantastique.
Aussi luy mesme estant en incertitude de
ce qui deuoit preceder au nom de ceste
ville imaginaire, à la maniere de ceux qui
disputẽt s'il faut dire bõnet rouge ou rou
ge bõnet, l'ayãtnõmee VILLE-HENRY
en sa premiere Carte, & HENRY-VILLE
en la seconde, donne assez à coniecturer
que ce n'est qu'imagination & chose supposee
de tout ce qu'il en dit: tellement
que sas crainte de l'equiuoque, le lecteur
choisissãt lequel qu'il voudra de ces deux
nõs, trouuera que c'est tousiours tout vn,
assauoir rien que de la peinture. Dequoy
ie conclus neantmoins, que Theuet des
lors, non seulement se ioua plus du nom
du Roy Henry que ne fit Villegagnon de
celuy de Coligni, qu'il imposa àson Fort,
mais aussi que par ceste reiteration, entant
qu'en luy est, il prophane la memoire
de son Prince. Et afin de preuenir tout
ce qu'il pourroit repliquer la dessus (luy
ayant que le lieu qu'il pretend soit celuy
que nous nommasmes la Briqueterie

103

Page 103
auquel nos mano uuriers bastirent quelques
maisõnettes) ie luy cõfesse bien qu'il
y a vne montagne en ce pays là, laquelle
les François, en souuenãce de leur souuerain
Seigneur, nõmerent le Mont Henry,
comme aussi nous en apprelions vn autre
Corguilerey, du surnom de Philippe de
Corguilerey sieur du Põt, qui nous auoit
conduits par delà: mais s'il y à autant de
diference d'vne montagne à vne ville, cõme
on peut dire qu'vn clochier n'est pas
vne vache, il s'ensuit, ou que Theuet a en
la berlue quant il a marqué ceste Ville
Henry ou Henry Ville
en ses
cartes, ou qu'il en a voulu faire accroire
plus qu'il n'en est. Dequoy derechef, afin
que nul ne pense que i'en parle autremẽt
qu'il ne faut, ie me rapporte à tous ceux
qui ont fait ce voyage: & mesmes aux gẽs
de Villegagnon dont plusieurs sont enco
res en vie: assauoir s'il y auoit apparence
de ville ou on a voulu situer celle
que ie renuoye auec les fictions des Poëtes.
Partant ainsi que i'ay dit en la preface,
puis que Theuet, sans occasion, a
voulu attaquer l'escarmouche, contre
mes compagnõs & moy, si nommément il
trouue ceste refutation en ses œuures de
l'Amerique de dure digestion, d'autant
qu'en me deffendãt contre ses calomnies
ie luy ay ici rasé vne ville, qu'il sache que

104

Page 104
ce ne sont pas tous les erreurs que i'y ay
remarquez, lesquels, comme i'en suis biẽ
records, s'il ne se contente de ce peu que
i'en touche en ceste histoire, ie luy monstreray
par le menu. Ie suis marri toutesfois,
qu'en interrompant mon propos
i'aye esté contraint de faire ceste longue
digression en cest end roit: mais pour les
raisons susdites, cest à dire pour monstrer
à la verité comme toutes choses ont
passé ie fais iuge les lecteurs si i'ay eu tort
ou non.

Pour doncques poursuyure ce qui reste
à descrire, tant de nostre riuiere de Ga
nabara,
que de ce qui y est situé: quatte ou

La grande
Isle.
cinq lieuës plus auant que le Fort sus
mentiõné, il y à vne autre belle & fertile
Isle, laquelle contenãt enuiron six lieuẽs
de tour, nous appelions la grande Isle.
Et parce qu'en icelle il y a plusieurs villages
habitez des Sauuages nõmez Tououpinambaoults
alliez des François, nous y
allions ordinairemẽt dans nos Barques,
querir des farines, & autres choses necessaires.

Dauantage il y a beaucoup d'autres pe
tites Islettes inhabitees en cebras de mer,
esquelles entre autres choses, il se trouue
de grosses & fort bonnes huitres: comme
aussi les Sauuages se plongeans és riuages
de la mer, rapportent de grosses


105

Page 105
pierres à l'entour desquelles, il y a vne
infinité d'autres petites huitres, qu'ils
nomment Leripés, si bien attachees, voire
Leripés
huitres.

comme collees, qu'il les en faut arracher
par force. Nous saisions ordinairement
bouillir de grandes pottees de ces Leripés,
dans aucuns desquels en les ouurans
& mangeans nous trouuions de petites
perles.

Au reste ceste riuiere est remplie de di
uerses especes de poissons, cõme en premier
lieu (ainsi que ie diray plus au long
ci apres) de force bons Mulets, de Requiens,
Rayes, Marsouïns, & autres
moyens & petits, aucuns desquels ic descriray
aussi plus amplement au chapitre
des poissons. Mais principalement ie ne
veuxpas oublier de faire ici mention des
horribles & espouuãtables Balenes, les-

Balenes.

quelles monstrãs hors de l'eau leurs grãdes
nageoires, en s'esgayans dãs ceste lar
ge & profõde riuiere, s'approchoyẽt sou
uent si pres de nostre Isle, qu'à coups d'ar
quebuses nous les pouuions atteindre.
Toutes fois parce qu'elles ont la peau assez
dure, & mesmes le lard tant espais
que ie ne croy pas que la balle peut pene
trer si auant qu'elles en fussent gueres offencees,
elles ne laissoyent pas de passer
outre: moins mouroyent elles pour cela
Il y en eut vne pendant que nous estions

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Page 106
par dela, laquelle à dix ou douze lieues
de nostre Fort tirant au Cap de Frie s'estant
approchee trop pres du bord, & n'a-
Balene
demeurce
à sec.
yant pas assez d'eau pour retourner en
pleine mer, demeura eschouee & à sec sur
le riuage. Mais neantmoins nul n'en osant
approcher, auant qu'elle fut morte
d'elle mesme, non seulement en se debatant,
elle faisoit trembler la terre bien
loin autour d'elle, mais aussi on oyoit le
bruit & estonnemẽt le long du riuage de
plus de deux lieuës. Dauantage combien
que tant les Sauuages que ceux des nostres
qui y voulurent aller, en rapportassent
tant qu'il leur en pleut, si est ce qu'il
en demoura plus des deux tiers qui fut
perdue & empuantie sur le lieu. Mesmes
la chair fresche n'en estant pas fort bõne
& nous n'en mangeans que bien peu de
celle qui fut apportee en nostre Isle (hors
mis quelques pieces du gras, que nous
faisions fondre pour nous seruir & esclai
rer la nuit de l'huile qui en sortoit) la lais
sant dehors nous n'en teniõs non plus de
conte que de fumiers. Toutesfois la langue,
qui est le meilleur, fut sallee dãs des
barils, & enuoyee en France à Monsieur
l'Admiral.

En fin (ainsi que i'ay touché) la terre
ferme enuironnãt de toutes parts ce bras
de mer, il y a encores à l'extremité & au


107

Page 107
cul du sac, deux autres beaux fleuues
d'eau douce qui y entrent, dans lesquels,
Fleuues
d'eau douce

auec d'autres François ayant aussi nauigué
dans des Barques pres de vingt lieuës
auant sur les terres, i'ay esté en beaucoup
de villages parmi les Sauuages qui habitent
de costé & d'autre. Voila en brief ce
que i'ay remarqué en ceste riuiere de Genevre
ou Ganabara: de la perte de laquelle
ie suis tant plus marri, que si elle eust
esté bien gardee non seulement c'eust esté
vne bonne & belle retraite, mais aussi
vne grande commodité de nauiger en ce
pays là pour les François. A vingt huit
ou trente lieuës plus outre tirant à la riuiere
de Plate & au destroit de Magellan,
il y a vn autre grand port & bras de mer
appellé par les François, la riuiere des
Vases, en laquelle, semblablement en
La riuiere
des Vases.

voyageãs en ce pays là ils prennent port:
ce qu'ils font aussiau Haure du Cap de
Frie, auquel cõme i'ay dit ci deuant nous
mismes premierement pied à terre en la
terre du Bresil.

CHAP. VIII.

Du naturel, force, stature, nudité, disposition
& paremens du corps, tant des hommes que des

femmes Sauuages Bresiliens, habitans en l'Amerique:
entre lesquels i'ay frequenté enuiron
vn an.


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Page 108

AYANT iusques ici recité,
tant ce que nous vismes sur
mer en allant en la terre du
Bresil, que cõme toutes choses
passerent en l'Isle & Fort
de Colligny ou se tenoit Villegagnon,
pendãt que nousy estions: ensemble quelle
est la riuiere nommee Ganabara en l'Amerique:
puis que ie suis entré si auant
en matiere, auant que ie me rembarque
pour retourner en France, ie veux aussi
discourir tant de ce que i'ay obserué touchant
la façon de viure des Sauuages, que
des autres choses singulieres & inconues
par deça que i'ay veuës en leur pays.

En premier lieu doncques (asin que
commençant par le principal ie poursuyue
par ordre) les Sauuages de l'Amerique
habitans en la terre du Bresil nommez
Toüoupinambaoults, auec lesquels i'ay demeure
& frequenté enuiron vn an, n'estãs

Stature
& disposition
des
Sauuages.
point plus grands, plus gros, ou plus petits
de stature que nous sommes en l'Europe,
n'ont le corps ni mõstrueux, ni prodigieux
à nostre esgard: bien sont-ils plus
forts, plus robustes & replets, plus disposts,
moins suicts à maladie: & mesine il

109

Page 109
n'y a presque point de boiteux, de manchots,
d'aueugles, de borgnes, cõtrefaits,
ni maleficiez entre eux. Dauantage combien
que plusieurs paruiennent iusques
à l'aage de cent ou six vingts ans (car ils
sçauẽt bien ainsi retenir & cõter leurs aa
Aage des
Sauuages

ges par Lunes) peu y en a qui en leur vieil
lesse ayent les cheueux ni blancs ni gris.
Choses qui pour certain mõstrẽt non seu
lement le bon air & bonne temperature
de leur pays, auquel cõme i'ay dit ailleurs
sans gelees ni grandes froidures les bois
& les champs sont tousiours verdoyans,
mais aussi (eux tous buuans vrayement
à la fontaine de Iouence) le peu de soin
Les Sauuages
peu
soucieux
des choses
de ce mõde.

& de souci qu'ils ont des choses de ce mõ
de. Et de fait, comme ie le monstreray encore
plus amplement ci apres, tout ainsi
qu'ils ne puisent en façon que ce soit en
ces sources fangeuses, ou plustost pestilentiales,
dont descoulent tant de ruisseaux
qui nous rongent les os, succent la
mouëlle, attenuent le corps, & consumẽt
l'esprit: brief nous empoisonnent & font
mourir deuant nos iours: assauoir, en la
desfiance, en l'auarice qui en procede, aux
proces & brouïlleries, en l'enuie & ambition,
aussi rien de tout cela ne les tourmente,
moins les domine & passionne.

Quant à leur couleur naturelle, attendu
la region chaude ou ils habitent, n'estans


110

Page 110
pas autrement noirs, ils sont seulement
basanez, comme vous diriez les Espagnols
ou Prouençaux.

Au reste, chose non moins estrãge que
difficille a croire à ceux qui ne l'ont veu,
tant hommes, femmes, qu'enfans, nõ seu

Nudité
des Sauuages
en general.

lement sans cacher aucunes parties de
leurs corps, mais aussi sans en auoir nul
le honte ni vergongne, demeurent & võt
coustumierement aussi nuds qu'ils sortẽt
du ventre de leur mere. Cependant tant
s'en faut, comme aucuns pensent & d'autres
le veulent faire accroire, qu'ils soyẽt
velus ni couuers de leurs poils, qu'au
Contre
ceux qui
estiment les
Sauuages
velus.
contraire, n'estans point naturellement
plus pelus que nous sommes en ces pays
par deçà, encores si tost que le poil qui
croist sur eux, commence à poindre & a
sortir de quelque partie que ce soit, voire
la barbe & iusques aux paupieres & sour
cils des yeux (ce qui leur rend la veuë lou
che, bicle, esgaree & farouche) ou il estarraché
auec les ongles, ou depuis que les
chrestiens y frequentẽt auec des pincet-
Hist. ge.
des In. li.
2. ch. 79
tes qu'ils leur donnent: ce qu'on a aussi
escrit que font les habitãs de l'Isle de Cu
mana au Peru. I'excepte seulement quãt à
nos Tououpinãbaoults les cheueux, lesquels
encoresà tous les masles des leur ieunes
aages, depuis le sommet, & tout le deuant
de la teste sont tõdus fort pres, tout ainsi

111

Page 111
que la couronne d'vn moine, & sur le der
riere, à la façõ de nos maieurs & de ceux
qui laissẽt croistre leur perruque, on leur
rongne sur le col.

Outre plus, ils ont ceste coustume que
dés l'enfance de tous les garçons la leure

Leure percee
& la
fin pourquoy.


de dessous, au dessus du mentõ, leur estãt
percee, chacun y porte dãs le trou vn cer
tain os bien poli aussi blanc qu'yuoire.
Cest os presques fait de la façon d'vne de
ces petites quilles dont on ioue par deçà
sur la table auec la pirouette, le bout poin
tu sortãt vn pouce ou deux doigts en dehors,
est retenu au reste par vn arrest
entre les genciues & la leure, tellement
qu'ils l'ostent & le remettent quand bon
leur semble. Mais ne portans ce poinson
d'os blanc qu'en leur adolescence, quãd
ils sont grands & qu'on les appelle Conomi
oüassou
(qui vaut autãt à dire que gros
ou grãd garçon) au lieu d'iceluy ils appli
quent & enchassẽt au pertuis de leurs le-
Pierres
vertes enchassees

aux leures.

ures vne pierre verte, espece de fauce esmeraude,
laquelle aussi retenue d'vn arrest
par le dedãs paroist par le dehors, de
la rondeur & largeur & deux fois aussi espesse
qu'vn teston: voire il y en à qui en
portẽt d'aussi rõde & longue que le doigt
de laquelle façon i'en auois rapporté vne
en France. Que si au reste quelques fois,
quãt ces pierres sont ostees, nos Tououpinambaouls
pour leur plaisir fõt passer leur

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Page 112
langue par la fente de la levre, estant aduis
par ce moyen à ceux qui les regardẽt
qu'ils ayent deux bouches, ie vous laisse
à penser, s'il les fait bon voir, & si cela
les difforme ou non. Ioint qu'outre cela
i'ay veu des hõmes lesquels ne se contentans
pas de porter de ces pierres vertes
à leurs levres en auoyent aussi aux deux
Ious percees
afin
d'y appliquer
des
pierres
vertes.
iouës lesquelles semblablement ils s'estoyent
fait percer pour cest effect.

Quant au nez, au lieu que les sages
femmes de par deça dés la naissance des
enfans, afin de leur faire plus beaux &
plus grands, leur tirent auec les doigts,
nos Ameriquains tout au rebours, faisás
consister leur beauté d'estre fort camus,
si tost que les enfans d'entr'eux sont sortis
du ventre de la mere (tout ainsi que
vous voyez qu'on fait en France es barbets
& petits chiens) ils ont le nez escrasé
& enfoncé auec le pouce. Au cõtraire

Hist. ge.
des Ind.
liu 4 ch.
108.
quelque autre dit, qu'il y a vne certaine
contree au Peru ou les Indiẽs ont le nez
si outrageusement grand qu'ils y mettent
des Emeraudes, Turquoises, & autres
pierres blãches & rouges auec filets d'or.

Au surplus nos Bresiliens se bigarrent
souuent le corps de diuerses peintures &
couleurs: mais sur tout ils se noircissent
ordinairement, si bien les cuisses & les
iambes du ius d'vn certain fruit qu'ils


113

Page 113
nomment Genipat, que vous iugeriez à
Sauuages
noircis &
peiuturez.

les voir vn peu de loin de ceste façon que
ils ont chaussez des chausses de prestre:
& s'imprime si bien sur leur chair ceste
tainture noire faite de ce fruit Genipat,
que quoy qu'ils se mettent dans l'eau voi
re qu'ils se lauent tant qu'ils voudront,
ils ne la peuuent effacer de dix ou douze
iours.

Ils ont aussi des croissans d'os biẽ vnis,

Croissans
d'os blane.

aussi blancs qu'albastre, lesquels ils nom
ment Yacy du nom de la Lune qu'ils appellent
ainsi, & les portent pendus à leur
col quant il leur plaist.

Semblablemẽt apres qu'auec vne grãde
longueur de temps ils ont polis sur vne
pierre de grez, vne infinité de pieces d'vne
grosse coquille de mer appelee Vignol
lesquelles ils arrondissent & font aussi
primes & desliees qu'vn denier tournois:
percees qu'elles sont par le milieu, & enfilees
auec du fil de coton, ils en font des
colliers qu'ils nomment Boü-re, lesquels

Boü-re
collier.

quand bon leur semble, ils tortillent à
lentour de leur col, comme on fait en ces
pays les chaines d'or. C'est à mon aduis
ce qu'aucuns appelẽt porcelaine, de quoy
on voit beaucoup de femmes porter des
ceintures par deça: & en auois plus de
trois brasses des plus belles qui se puissent
voir quand i'arriuay en France.


114

Page 114

Dauantage nos Ameriquains ayans
quantité de poules communes, dont les
Portugais leur ont baillé l'engeance, plu
mans souuent les blanches, & auec quelques
ferremens, depuis qu'ils en ont, &
auparauant auec des pierres trenchantes
decoupans plus menu que chair de pasté
les duuets & petites plumes, apres qu'ils
les ont fait bouillir & taindre en rouge
auec du Bresil, s'estans frottez d'vne certaine
gomme qu'ils ont propre à cela, ils
s'en couurent, emplumassent, & chamarrent
le corps, les bras, & les iambes: tellement
qu'en c'est estat ils semblent auoir
du poil folet comme les pigeõs, & autres
oy seaux nouuellement esclos. Et est vray

Sauuages
emplumassez
ont
fait penser
qu'ils estoyent

velus.
semblable que quelques vns de ces pays
par deça les ayans veuz du commencement
accoustrez de ceste façon, sans auoir
plus grande cognoissance d'eux, diuulguerẽt
& firẽt courir le bruit, que les
Sauuages estoyẽt velus: mais comme i'ay
dit ci dessus, n'estans pas tels de leur naturel,
c'a esté vne ignorance & chose trop
Hist. gen
des Ind.
liu. 2. ch.
79.
legierement receue. Quelqu'vn au semblable
à escrit, que les Cumanois s'oignent
d'vne certaine gomme, ou onguent
gluant, puis se couurent de plumes de di
uerses couleurs, n'ayans point mauuaise
grace en tel equipage.

Quant à l'ornement de teste de nos


115

Page 115
Toupinenquin, outre la couronne sur
le deuant, & cheueux pendans sur le derriere
dont i'ay fait mention, ils lient & ar
rengent des plumes d'aisles d'oyseaux, in
carnates, rouges, & d'autres couleurs, des
quelles ils font des fronteaux assez res-
Frõteaux
de plumes.

semblans, quant à la façon, aux faux cheueux
& Rates pelades, que les dames &
damoiselles de France, & d'autres pays
de l'Europe portent depuis quelque tẽps
en ça: & diroit on qu'elles ont eu ceste in
uention de nos Sauuages, lesquels appelent
cest engin Yempenambi. Ils ont aussi
Tendans
d'oreilles.

des pendãs à leurs oreilles, faits presque
de la mesme sorte que l'os pointu, que
i'ay dit ci dessus les ieunes garçons auoir
& porter en leurs levres trouees. Et au
surplus ils attachẽt sur chacune de leurs
Paremens
sur les
ioues.

iouës auec de la cire qu'ils nommẽt Yrayetic,
vn poitral d'oiseau couuert de petites
& subtiles plumes iaunes. Ce poitral
estant long & large d'enuirõ trois doigts
est appelé par eux Toucan, du nom de
l'oyseau qui le porte, lequel comme ie le
descriray en son lieu, a non seulement
tout le reste du corps aussi noir qu'vn
corbeau, mais aussi a le bec excessiuement
gros & monstrueux.

Que si outre tout ce que dessus nos
Bresiliens allãs à la guerre, ou (à la façon
que ie vous diray ailleurs) tuent solẽnel-


116

Page 116
Robes bon
nets bracelets
& au
tresioyaux
de plumes
lement vn prisonnier pour le manger, se
voulans mieux parer & faire plus braues
ils se vestent lors de robes, bonnets, bracelets,
& autres paremens de plumes, ver
tes, rouges, bleuës, & autres de diuerses
couleurs, naturelles, naĩues & d'excellẽtes
beautez. Et de fait apres qu'elles sont
par eux diuersifiees, entremeslees & fort
proprement liees l'vne à l'autre, auec de
tres petites pieces de bois de Cannes, &
du fil de Couton, n'y ayant plumassier en
Frãce qui les sceut gueres mieux manier
ni plus dextrement accoustrer, vous iugeriez
que les habits qui en sont faits,
sont de velours à long poil. Ils font de
Garnitures
de plumes
pour
tes espees
de bois.
mesmes artifices, les garnitures de leurs
espees & massues de bois, lesquelles ainsi
decorees & enrichies de ces plumes si
bien appropriees & appliquees à cest vsa
ge, il fait aussi merueilleusement bon
voir.

Pour la fin de leurs equipages, recouurans
de quelques endroits de leurs pays
de grandes plumes d'Austruches de couleurs
grises, les accommodans tous les
tuyaux serrez d'vn costé, & le reste, qui
s'esparpille en rond en façon d'vn petit
pauillon, ou d'vne rose, ils en font vn
grand pennache qu'ils appelent Araroye,
lequel estant lié sur leurs reins auec vne
corde de Coton, l'estroit deuers la chair,


117

Page 117
& le large en dehors, quãd ils en sont ain
Pennache
sur les
reins.

si enharnachez (comme il ne leur sert à
autre chose) vous diriez qu'ils portent vne
mue à tenir les poulets dessous attachee
sur leurs fesses. Ie diray plus amplement
en autre endroit, que les plus grãds
guerriers d'entr'eux afin de monstrer leur
vaillance, & sur tout combiẽ ils ont tuez
de leurs ennemis, & mesmes massacrez de
prisonniers pour manger, s'estans inci-
Sauuages
deschiquetez.


sez la poitrine, les bras, & les cuisses, frot
tans puis apres ces deschiqueteures d'vne
certaine poudre noire, qui les fait paroistre
toute leur vie, il semble à les voir
de ceste façon, que ce soyent chausses &
pourpoins decoupez à la Suisse, & à grãd
balaffres qu'ils ayent vestus.

Que s'il est question de danser, sauter,
boire & Caouïuer, qui est presque leur mestier
ordinaire, afin qu'outre le chãt & la
voix ils ayent encores quelques choses
qui leur reueille l'esprit, apres qu'ils ont
cueilli vn certain fruit de la grosseur &
approchant aucunemeut de forme d'vne
chastagne d'eau, lequel a la peau assez fer
me: bien sec qu'il est, le noyau osté, & au
lieu d'iceluy ayans mis de petites pierres
dedans, en enfilans plusieurs ensemble ils
en font des iambieres, lesquelles liees à

Sonnettes
composees
de fruits
secs.

leurs iambes, font autant de bruit que feroyent
des coquilles d'escargots ainsi

118

Page 118
disposees: voire presque que les sonnettes
de par deçà, desquelles aussi ils sont
fort conuoiteux quant on leur en porte.

Outreplus, y ayant en ce pays là vne
sorte d'arbre qui porte son fruit aussi
gros qu'vn œuf d'Austruche & de mesme
figure, les Sauuages l'ayans percé
par le milieu (tout ainsi que vous voyez
en France, les enfans percer de grossesnoix
pour faire des moulinets) puis creusé,
& mis dedans de petites pierres rõdes,
ou bien des grains de leur gros mil, duquel
il sera parlé ailleurs, passant puis apres
vn baston d'enuiron vn pied & demi
de long à trauers, ils en font vn instrumẽt
qu'ils nomment Maraca: lequel bruyant

Maraca

instrument
bruyant
fair d'vn
gros fruit.
plus fort qu'vne vessie de pourceau pleine
de poix, nos Bresiliens l'ont ordinaire
ment en la main. Quand ie traiteray de
leur Religion, ie diray l'opinion qu'ils
ont tant de ceste sonnerie que de ce Maraca,
apres que paré & enrichi qu'il a esté
de belles plumes, ils l'ont dedié à l'vsage
que nous verrons là. Voila en somme
quant au naturel, accoustremens, & paremens
dont nos Toüoupinambaoults ont accoustumé
de s'equiper en leur pays. Vray
est que nous autres ayans porté dans nos
Nauires grand quantité de frises rouges,
vertes, iaunes, & d'autres eouleurs, nous
leur en faisions faire des robes, & des

119

Page 119
chausses bigarrees, lesquelles nous leurs
changions à des viures, Guenõs, Perroqiets,
Bresil, Couton, Poiure long, & autres
choses de leur pays, dont les Mariniers
chargent ordinairemeut leurs Vais
seaux. Mais les vns, sans rien auoir sur le
Sauuages
demi nuds
& demi
vestus.

corps, ayans aucunesfois chaussé de ces
chausses larges à la Mattelote: les autres
au contraire sans chausses ayans vestu
des sayes, qui ne leur venoyent que iusques
aux fesses, quant ils s'estoyent vn
peu regardez & pourmenez de ceste façõ,
se despouillans ils laissoyent leurs habits
en leurs maisons iusques à ce que l'enuie
leur vint de les reprendre. Autant en faisoyent
ils des chapeaux & chemises que
nous leur baillions.

Ainsi ayant deduit bien amplemẽt tout
ce qui se peut dire concernãt l'exterieur
du corps tãt des hommes, que des enfans
masles Ameriquains, si maintenant en
premier lieu, suyuant ceste description,
vous-vous voulez representer vn Sauuage,
imaginant en vostre entendement vn

Epilogue
premier
pour se bi
representer
vn Sa
uage.

homme nud, bien formé, & proportiõné
de ses membres, ayant tout le poil qui
croist sur luy arraché, les cheueux tondus,
de la façon que i'ay dit, les leures &
iouẽs fendues & des os pointus, ou pierres
vertes comme enchassees dedans, les
oreilles percees auec des pendãs en icelles,

120

Page 120
le corps peinturé, les cuisses & iambes
noircies de la teinture qu'ils font de
ce fruit Genipat sus mentionné, des colliers
composez d'vne infinité de petites
pieces de ceste grosse coquille de mer que
ils appelent Vignol, tels que ie vous les
ay deschiffrez, pendus au col: vous le ver
rez comme il est ordinairement en son
pays, & tel quant au naturel, que vous le
voyez pourtrait en la page suyuãte, ayãt
seulement son croissant d'os bien poli sur
sa poitrine, sa pierre au trou de la levre:
& pour contenance son arc desbandé, &
ses flesches aux mains. Vray est que pour
remplir ceste premiere planche, nous auons
mis aupres de ce Tououpinambaoult
l'vne de ses femmes, laquelle suyuant leur
coustume, tenant son enfant dans vne escharpe
de coutõ, l'enfant au reciproque,
selon la façon aussi qu'elles les portent,
tient le costé de la mere embrassé auec les
deux iambes: & aupres des trois vn lict
de couton fait comme vne rets à pescher
pendu en l'air, ainsi qu'ils couchent en
leur pays. Semblablement la figure du
fruict qu'ils nomment Ananas, lequel,
ainsi que ie le descriray ci apres, est des
meilleurs que produise ceste terre du
Bresil.



No Page Number
[ILLUSTRATION]

122

Page 122

Car touchant l'artifice, outre qu'il fau
droit plusieurs figures pour representer
tous les paremens de leur corps, selon
qu'ils sont cõtenus en ceste description,
encores ne les sçauroit-on bien faire paroir
sans y adiouster la peinture, ce qui
requerroit vn liure à part.

Second
Epilogue
En second lieu luy ayant osté toutes
ses fanfares de dessus, apres l'auoir frotté
de gõme glutineuse, couurez luy tout le
corps, bras & iambes, de petites plumes
hachees menu comme de la bourre teinte
en rouge, & lors il sera beau fils.

Troisieme
description
Pour le troisieme, soit qu'il soit en sa
couleur naturelle, ou peinturé, ou emplu
massé, reuestez le de ses habillemẽs, bonnets,
& bracelets faits si industrieusemẽt
de ses belles, naturelles & naïues plumes
de diuerses couleurs dont ie vous ay fait
mention, & ainsi accoustré vous pourrez
dire qu'il est en son grand Pontificat.

Descriptiõ
quatrieme.
Que si pour le quatrieme, à la façon
que ie vous ay tantost dit qu'ils font, le
laissat moitié nud & moitié vestu, vous le
chaussez & habillez de nos frises de couleurs,
ayant vne mãche verte & vne autre
iaune, considerez la dessus qu'il ne luy
faut plus qu'vne marote.

Finalement adioustant aux choses susdites
son Maraca en sa main, le pennache
de plume nomme Arraroye sur les reins,


123

Page 123
& ses sonnettes composees de fruits à len
Equipage
des Sauua
ges quant
ils boiuent
dansent &
gambadẽt.

tour de ses iambes, vous le verrez lors,
ainsi que ie le representeray encores en
vn autre lieu, equipé en la façon qu'il est
quand il dance saute boit & gambade.

Quand ie parleray de leurs guerres &
de leurs armes, leur dechiquetãt le corps
leur mettant l'espee ou massue de bois &
l'arc & les fle sches au poing ie les descriray
plus furieux. Partant laissant pour
maintenant à part nos Tououpinambaoults
en leur magnificence, gaudir & iouir du
bon temps qu'ils se scauent bien donner,
il faut voir si leurs femmes & filles (lesquelles
ils nomment Quoniam, & despuis
queles Portugais ont frequenté par delà
en quelques endroits Maria) sont mieux
parees.

Premierement, outre ce que i'ay dit au

Nudité
des Ameriquaines.


commencement de ce chapitre qu'elles
võt ordinairemẽt toutes nues aussi bien
que les hõmes, encores ont elles cela de
commun auec eux de s'arracher tant tout
le poil qui croist sur elles que les paupie
res & sourcils de leurs yeux. Vray est que
pour l'esgard des cheueux, elles ne les en
suyuent pas: car non seulement elles les
laissent croistre & deuenir lõgs, mais aus
si (comme les femmes de par deçà) les pignent
& les lauent fort soigneusement,
voire les troussent quelques fois auec vn

124

Page 124
cordõ de Couton teint en rouge: toutesfois
les laissant le plus communément
pendre sur leurs espaules elles võt presques
tousiours descheuelees.

Au surplus combien qu'elles different
aussi en cela des hommes qu'elles ne se
fendent point ni les levres ni les iouës,
& par consequent ne portent aucunes
pierrerics en leur visage, tant y a neantmoins
qu'elles se percent si outrageusement
les deux oreilles, pour y appliquer

Prodigieux
pendans
aux
ereilles des
fammes
Sauuages.
des pendans, que quand ils en sont ostez,
on passeroit aisément le doigt à trauers
des trous. Et au surplus ces pendans, qui
sont faits de ceste grosse coquille de mer
nõmee Vignol dõt i'ay parlé, estãs blãcs,
ronds, & aussi lõgs qu'vne moyenne chã
delle de suif, quant elles en sont coiffees,
& que cela leur bat sur les espaules, voire
iusques sur la poitrine, vous iugeriez à
les voir vn peu de loin, que ce sont oreil
les de Limiers.

Quant à leur visage, voici la façon com
me elles se l'accoustrent. La voisine ou
compagne, auec vn petit pinceau en la
main, ayant cõmencé vn petit rond droit
au milieu de la iouẽ de celle qui se veut

Bigerre
facon des
Ameriquæines
a
farder leur
Visage.
faire peinturer, tournoyant tout à lentour
en rouleau & forme de limaçon,
non seulement continuera iusques a ce
qu'elle luy ait ainsi bigarré & chamarré

125

Page 125
oute la face, de couleurs bleuë, iaune, &
rouge, mais aussi (ainsi qu'on dit que font
semblablement en France quelques impudiques)
au lieu des paupieres & sourcils
arrachez, elle n'oubliera pas de bailler
le coup de pinceau.

Au reste elles font vne sorte de grands
bracelets, composez de plusieurs pieces

Grands
Bracelets
composez
deplusieurs
pieces d'os.

d'os blancs, coupez & taillez en maniere
de grosses escailles de poissõs, lesquelles
elles scauẽt si bien raporter, & si propremẽt
ioindre l'vnc à l'autre auec de la cire
& autre gomme meslee parmi en façon de
colle, qu'il n'est pas possible de mieux.
Cela ainsi fabriqué, long qu'il est d'enuiron
vn pied & demi, ne se peut mieux cõ
parer qu'aux brassars dequoy on iouẽ au
ballon par deça.

Semblablement elles portent de ces
colliers blancs (nommez Boüre en leur
langage) lesquels i'ay descrit ci dessus:
non pas toutesfois qu'elles les pendent
à leur col, comme vous auez entendu que
font les hommes, car seulement elles

Bracelets
de porcelaz͂
ne & de
boutons de
verre.

les tortillent à lentour de leurs bras. Et
voila pourquoy, & pour appliquer à mes
me vsage, elles trouuoyent si iolis les pe
tits boutons de verre, iaunes, bleus, &
verds, enfilez en façon de patenostres,
qu'elles appelent Mauroubi, desquels
nous auions porté en grand nombre,

124

Page 124
pour trafiquer parmi ce peuple. Et de fait
soit que nous allissions en leurs villages
ou qu'elles nous vinsent voir en nostre
Fort, afin de les auoir de nous, nous presentãs
des fruits ou quelque autre chose
de leur pays, selon la façon & maniere de
parler de flaterie, dõt elles vsent or dinairement,
nous rõpant la teste elles estoyẽt
incessamment apres nous drsant, Maïr de
Flaterie
des Ameriquaines.

agatorem, amabé mauroubi: cest à dire François
tu es bon, donne moy de tes bracelets
de boutons de verre. Elles faisoyẽt le
sẽblable pour tirer de nous des peignes
qu'elles nomment Guap ou Kuap, des mi
rouers, qu'elles appelent Arrcua, & tou
tes autres choses que nous auions dont
elles auoyent enuie.

Mais entre toutes les choses doublemẽt
estranges, & plus qu'esmerueillables, que
i'ay obseruees en ces femmes Bresiliennes,
c'est, combien qu'elles ne se peinturent
pas si souuent le corps, les bras & les
iambes, que font les hommes, & mesmes
qu'elles ne se couurent ni de plumage ni
d'autre chose qui croisse en leur terre, tãt
y a neantmoins, quoy que nous leur ayõs
souuent voulu bailler des robes de frises

Resolution
des Ameri
quaiues de
ne se point
vestir.
ou des chemises (cõme i'ay dit que nous
faisions à leurs maris) qu'il n'a iamais esté
en nostre puissance de les faire vestir
de chose quelle qu'elle fut. Il est vray que

127

Page 127
pour auoir plus beau pretexte de s'en exempter,
nous alleguant leur coustume,
qui est, qu'à toutes les fontaines & riuieres
claires qu'elles rencontrent, s'accrou
Coustume
des femmes
Sauuages
de se lauer
souuent.

pissans sur le bord ou se mettans dedans,
auec les deux mains se iettent de l'eau
sur la teste, se lauans & plongeans ainsi
tout le corps comme Cãnes, tel iour sera
plus de douze fois, elles disoyent que ce
leur seroit trop de peine de se despouiller
tant souuent. Ne voila pas vne belle
raison? Or telle qu'elle est, d'en contester
dauantage contre elles ce seroit en
vain, car vous n'en aurez autre chose. Et
de fait, cest Animal se delecte si fort en
ceste nudité, que non seulement les femmes
de nos Tououpinambaoults demeurãtes
en liberté en terre ferme en estoyent là re
solues & obstinees, mais aussi encore que
nous fissions couurir par force les prisõ
nieres prinses en guerre que nous auions
achetees, & que no9 teniõs esclaues pour
trauailler en nostre Fort, tant y a toutes-
Femmes
esclaues
opiniastres
en leur
nudité.

fois que si tost que la nuit estoit venue,
despouïllans leurs chemises ou autres
haillons qu'on leur bailloit, auãt qu'elles
se couchassẽt elles se plaisoyẽt à se pourmener
toute nues parmi nostre Isle. Brief
si cela eust esté à leur chois, & qu'à grand
coups de fouëts, on n'eust contraint ces
pauures miserables de s'habiller, elles

128

Page 128
eussẽt mieux aimé endurer le halle & cha
leur du Soleil, voire s'escorcher les bras
& les espaules à porter la terre & les pier
res, que de rien endurer sur elles.

Voila aussi en somme quels sont les
ornemens, bagues, & ioyaux ordinaires
des femmes & filles de l'Amerique. Partant
sans en faire autre Epilogue, que le
lecteur par la narration que i'en ay faite
les contemple comme il luy plaira.

Traitant du mariage des Sauuages, ie
diray cõme leurs enfans sont accoustrez
des leur naissance: mais pour l'esgard des
grãdets, au dessus de trois ou quatre ans,
ie prenois sur tout grand plaisir de voir
les petits garçons qu'ils nõment Conomi-

Conomi
miri
petits garcons
leur
equipage,
& facons
de faire.
miri, c'est a dire petits garçõs, grassets, &
refaits qu'ils sõt beaucoup plus que ceux
de par deça, lesquels auec leur poinson
d'os blanc en leurs levres fendues, leurs
cheueux tondus à leur mode, & quelques
fois le corps peinturé, ne failloyent iamais
de venir en troupes dansans au deuant
de nous quand ils nous voyoyent ar
riuer en leurs villages. Aussi, pour en estre
recompensez, en nous amadoüans &
suyuans de pres, n'oublioyent ils pas de
nous dire, & repeter souuẽt en leur petit
gergon: Cotoüassat amabé pinda, c'est a dire
mon ami, ou mon allié, donne moy des
haims à pescher Que si la dessus, en leur

129

Page 129
octroyant leur requeste, comme i'ay sou-
Passetẽps
qu'on ades
garconnets
Sauuages.

uẽt fait, on leur en mesloit dix ou douze
des plus petits parmi le sable & la poussiere,
eux se baissans soudainemẽt, c'estoit
vn passetemps de voir ceste petite marmaille
toute nue, laquelle pour trouuer
& amasser ces hameçõs, trepilloit & gratoit
la terre ainsi que font les connils de
garenne.

Finalemẽt combien que durãt enuiron
vn an que i'ay esté en ce pays là, i'aye esté
si curieux de contempler & les grands &
les petits, que m'estant aduis que ie les
voye tousiours deuant mes yeux i'en auray
toute ma vie l'idee & l'image en mon
entendement: tant y a neantmoins, parce
que leurs gestes & contenances sont du
tout dissemblables des nostres, que ie cõ

Raison
pourquoy
on ne peut
du tout re
presenter
les Sauuages.


fesse estre malaisé de les bien representer
ni par escrit, ni mesmes par peintures.
Ainsi pour en auoir le plaisir, il les faut
voir & visiter en leur pais. Mais, me direz
vous, la planche est bien longue. Il est
vray & partant si vous n'auez bon pied,
bon œil, craignans que vous ne tresbuchiez,
ne vous iouez pas de vous mettre
en chemin. Nous verrons encore plus am
plement ci apres, selon que les matieres
que ie traiteray se presenteront, qu'elles
sont leurs maisons, vtẽciles de mesnage,
façõ de se coucher & autres manieres de
faire.


130

Page 130

Toutesfois, auant que clorre ce chapitre,
ce lieu ici requiert que ie responde,
tant à ceux qui ont escrit, qu'à ceux qui
pensent, que la frequentation entre ces
Sauuages tous nuds, & principalement
parmi les fẽmes incite à lubricité & paillardise.
Surquoy ie diray en vn mot, que
encores voirement selon l'apparence que
il n'y ait que trop d'occasion, d'estimer
qu'outre la deshõnesteté de voir ces fem
mes nues, cela ne semble aussi seruir cõme
d'vn appast ordinaire de conuoitise,
toutesfois, pour en parler selon ce qui
s'en est cõmunement apperceu pour lors
ceste nudité ainsi grossiere en telles fem
mes est beaucoup moins attrayante qu'õ
ne cuideroit. Et partant ie maintien que
les attifez, fards, fausses perruques, cheueux
tortillez, grands collets fresez, ver
tugales, robes sur robes & autres infinies

Nudité
des Ameriquaines

moins a
craindre
que l'artifice
des
femmes de
par deca.
bagatelles dont les femmes de pardeçà se
contrefont & n'ont iamais assez, sont sans
comparaison cause de plus de maux que
la nudité ordinaire des femmes Sauuages:
lesquelles, cependantquant au naturel, ne
doyuent rien aux autres en beauté. Telle
mẽt que si l'hõnesteté me permettoit d'en
dire dauantage, mé vantãtbien de soudre
toutes les obiections qu'on me pourroit
amener au contraire, i'en donnerois des
raisons si euidentes, que nul ne les pourroit

131

Page 131
nier. Sans doncques poursuyure ce
propos plus outre, ie me raporte de ce
peu que i'en ay dit à ceux qui ont fait le
voyage en la terre du Bresil, & qui cõme
moy ont veu les vnes & les autres.

Ce n'est pas cependant que contre ce
qu'enseigne la saincte Escriture d'Adã &

Intention
de l'auteur
sur le discours
de la
nudité des
Sauuages.

Eue, lesquels apresle peché recognoissans
qu'ils estoyent nuds furent honteux, ie
vueille en façõ que ce soit approuuer ceste
nudité: plustost detestay ie les heretiques
qui contre la loy de nature (laquel
le toutesfois quant a ce point n'est nullement
obseruee entre nos pauures Ameriquains)
l'ont voulu autresfois introduire.

Mais ce que i'ay dit de ces Sauuages,
est pour monstrer, qu'en les condamnans
siausteremẽt de ce que sans nulle ver
gongne ils vontainsi le corps entieremẽt
descouuert, nous excedãs en l'autre extre
mité: c'est a dire en nos baubances, superfluitez
& exces en habits ne sommes pas
plus louables. Et pleust a Dieu, pour met
trefin aceste matiere qu'vn chacũ denous
plus pour l'honnesteté & necessité que
pour la gloire & mondanité, s'habillast
modestement.


132

Page 132

CHAP. IX.

Des grosses racines, & gros mil dont les
Sauuages font farine qu'ils mangent au lieu
de pain: & de leur bruuage qu'ils nomment
Caou-in.

PVIS que nous auons enten
du, au chapitre precedent
comme nos Sauuages sont
parez & equipez parle dehors,
il me semble qu'en deduisant
les choses par ordre, il ne conuiendra
pas mal de traiter tout d'vn fil
des viures qui leur sont communs & ordinaires.
Surquoy faut noter en premier
lieu, qu'encores qu'ils n'ayent, & par con

Sauuages
viuans
sans pain
ni vin.
sequent ne semẽt ni ne plantent, bleds ni
vignes en leur pays, que neãtmoins ainsi
que ie l'ay veu & pratiqué, on ne laisse pas
pour cela de s'y bien traiter & d'y faire
bonne chere sans pain ni vin.

Ayans doncques nos Ameriquains en

Aypi
& Ma
niot
racines.
leur pays de deux especes de racines, que
ils nomment, Aypi & Maniot, lesquelles
en trois ou quatre mois croissent dans
terre aussi grosses que la cuisse d'vn hom
me, & longues de pied & demi, plus ou
moins: quãd elles sont arrachees, les fem
mes (car les hõmes ne s'y occupẽt point)
les accoustrent de ceste façon. Premieremẽt

133

Page 133
apres les auoir fait seicher au feu sur
Maniere
de faire la
farine de
racines

le Boucã, tel que ie le descriray ailleurs, ou
bien quelques fois les prenãs toutes vertes,
à force de les raper sur certaines petites
pierres pointues, fichees & arrengees
sur vne piece de bois plate (tout ain
si que nous raclons & ratissons les fromages
& noix muscades) elles les reduisent
en farine, laquelle est aussi blanche
que neige.

Cela fait elles ayans de grandes & fort
larges poesles de terre, contenant chacune
plus d'vn boisseau, qu'elles font elles
mesmes assez proprememt pour cest vsage,
les mettans sur le seu, & quantité de
ceste farine dedans, pendant qu'elle cuit
elles ne cessent de la remuer auec des corges
miparties, desquelles elles se seruent
ainsi que nous faisons descuelles: tellement
que ceste farine cuisant de ceste façon,
se forme comme petite grelace, ou
dragee d'Apoticaire.

Or elles en fõt de deux sortes: assauoir
de fort cuite & dure, que les Sauuages appelẽt
Ouy-entan, de laquelle, parce qu'elle

Ouy-en
tan
farinedure
Ouypou

farine tendre
& son
goust.

se garde mieux, ils portent quand ils võt
à la guerre: & d'autre moins cuite & plus
tendre qu'ils nomment Ouy-pou, laquelle
est d'autant meilleure que la premiere,
que quãd elle est fresche, vous diriez mã
ger du molet de pain blanc tout chaut.


134

Page 134

Au surplus, quoy que ces farines, tant
dures que tendres, soyent de fort bon
goust, de bonne nourriture, & de facile
digestion, tant y a toutesfois, comme ie
l'ay experimenté, qu'elles ne sont nullement
propres à faire du pain. Vray est

Farine de
racine n'est
propre à
faire du
pain.
qu'on en fait bien de la paste laquelle est
si belle & blanche, qu'il semble aduis que
elle soit de fleur de froment: mais en cuisant
tout le dessus & la crouste se sechant
& brusiant, quant se vient à couper ou rõ
pre le pain, vous trouuez le dedans tout
Hist. gen
des Ind.
liu. 2. ch.
92.
sec & retourné en farine. Partantie croy
que coluy qui rapporta premierement
que lés Indiens qui habitent à 22. ou 23.
degrez par dela l'Equinoctial, qui sont
pour certain nos Tououpinambaoults, viuoyent
de pain fait de bois gratté, entendant
aussi parler des racines dõt est question,
faute d'auoir bien obserué ce que
i'ay dit s'estoit equiuoqué.

Neantmoins l'vne & l'autre farine est
bonne a faire de la boulie, que les Sauuaappellent
Mingant, & principalement

Mingant

boulte de
farine de
racines.
quand on la destrampe, auec quelque
bouillon gras, car deuenant lors grumuleuse
comme du Ris, ainsi apprestee elle
est de fort bonne saueur.

Mais quoy que s'en soit nos Tououpinambaoults,
tant hommes, femmes qu'enfans,
estas accoustumez de la manger toute


135

Page 135
seche au lieu de pain, ils sont tellemẽt
stilez & duits à cela dés leur ieunesse, que
la prenant auec les quatre doigts dedans
Samuages
adextres à
ietter la
farine dãs
leur bouche

la vaisselle de terre, ou autres vaisseaux
ou ils la tiennent, d'assez loin ils la iettent
si droit dans leurs bouches, qu'ils
n'en espanchent pas vn seul brin. Que
si entre nous François, les voulans imiter
la pensions manger en ceste sorte,
n'estans pas façonnez à cela comme eux,
Francois
mal faconnez
à man
ger la fari
ne seiche.

au lieu de la ictter dãs nos bouches nous
l'espanchions sur nos ioues, & nous enfarinions
tout le visage: partant, sinon
principalement que ceux qui portoyent
barbe eussent voulu estre accoustrez en
ioueurs de farces, nous estions contraints
de la prendre auec des cuilliers.

Dauantage il aduiendra quelquesfois
qu'apres que ces racines d'Aypi & de Ma
niot
seront (à la façon que ie vous ay dit)
rapees toutes vertes, les femmes faisant
de grosses pelotes de la farine ainsi fresche
& humide, les pressurant & pressant
bien fort entre leurs mains elles en fe-

Ius sortãt
dela farine
humide bõ
a manger.

ront sortir du ius presques aussi blanc
& clair que du laict. Ainsi cela estant
retenu & mis dans des plats & vaisselle
de terre, apres qu'elles l'ont mis
au Soleil, la chaleur duquel le faict

136

Page 136
prendre comme de la caillee de fromage,
quand on le veut manger, elles le versent
dãs d autres poesles de terres, & le faisãt
cuire en icelle sur le feu comme nous fai
sons les aumelettes d'œufs, il est fort bon
ainsi appresté.

Au surplus non seulement la racine

Racines
cuitesentre
les cendres
d'Aypi est bonne en farine, mais aussi
quand toute entiere elle est cuite aux cen
dres, ou deuant le feu, s'atendrissant lors
se fendant & rendant farineuse comme
vne chastagne rostie à la braise (de laquelle
aussi elle a presque le goust) on la
peut manger de ceste façon. Cependant
il n'en prẽt pas de mesme de la racine de
Maniot, car n'estant bonne qu'en farinc
bien cuite, ce seroit poison de la manger
autrement.

Au reste les plantes ou les tiges de tou

Forme des
tiges &
fueilles de
ces racines
tes les deux, differentes bien peu l'vne de
l'autre quant à la forme, croissent de la
hauteur de petits geneuriers, & ont les
fueilles assez semblable à l'herbe de Peonia,
ou Piuoine en françois. Mais ce qui
est le plus admirable & digne de grande
consideration en ces racines d'Aypi & de
Maniot de nostre terre d'Amerique, gist
en la multiplicatiõ d'icelles. Car comme
Facon esmeruvilla

ble de multiplier
ces
racines.
ainsi soit que les branches soyent presques
aussi aisees a rõpre que cheneuotes
tant y a neantmoins que sans autrement

137

Page 137
les cultiuer, autant qu'on en peut rompre
& qu'on en peut ficher en terre, autant a
on de grosses racines au bout de deux ou
trois mois.

Sur lequel propos, afin de tant mieux
contenter le lecteur, ie reciteray ce que
l'aucteur de l'histoire generale des Indes
dit du Maiz, lequel sert aussi de bled aux
Indiens. La Canne de Maiz dit il, croist

liu. 5. ch.
215.

de la hauteur d'vn homme & plus: est assez
grosse, & iette ses fueilles comme celles
des Cannes de Maretz, l'espic est com
me vne pomme de pin sauuage, le grain
Maiz bled
du Peru.

gros, & n'est ni rond ni quarré ni si long
que nostre grain: il se meurit en trois ou
quatre mois, voire aux pays arrousez de
ruisseaux en vn mois & demi. Pour vn
grain il en rẽd 100. 200. 300. 400. 500. &s'ẽ
est trouué qui a multiplié iusques à 600.
Qui monstre aussi la fertilité de ceste terre
possedee maintenãt par les Espagnols.

Or outre les racines de nos Sauuages,
leurs femmes plantent encores auec vn
baston pointu, qu'elles fichẽt en terre, de
ces deux sortes de gros mil: assauoir blãc
& noir que nous appellons en Frãce bled
Sarrazin (eux le nomment Auati) duquel
elles fõt aussi de la farine, laquelle se cuit

Aüati
gros mil.

& mãge à la maniere que i'ay dit ci dessus
celle des racines. C'est en sõme ce dequoy
on vse ordinairement pour toutes sortes

138

Page 138
de pain au pays des Sauuages en la terre
du Bresil dite Amerique.

Cependant comme les Espagnols &

Terroir de
l'Amerique
propre
au bled &
au vin.
Portugais, qui sont habituez en plusieurs
endroits de ces Indes Occidentales, ayãs
maintenant force bleds & force vins que
produit ceste terre du Bresil, ont fait la
preune que ce n'est pas pour le defaut
du terroir que les Sauuages n'ẽ ont point,
aussi est-il bien certain que l'vn & l'autre
y viendroit bien. Et de fait nous autres
François à nostre voyage y ayans por
té des bleds en grains & des seps de vignes,
i'ay veu moy-mesme par l'experien
ce, si les champs estoyent cultiuez & labourez
comme par deça, que c'est vn pays
Defaut en
la vigne
que nous
plantasmes
& au bled
que nous
semasmes
premierement
en
l'Amerique.

tresbon & tresfertile. Vray est qu'encores
que la vigne que nous plantasmes reprint
fort bien, & que le bois & les fueilles
en fussent belles, tant y a toutesfois
que durant enuiron vn an que nous fusmes
la, nous n'y vismes que quelques
aigrets, lesquels au lieu de meurir, s'endurcirent
& deuindrent comme secs.

Semblablement, quoy que le froment
& le seigle que nous y semasmes fussent
beaux en herbe, & qu'ils paruinsent
iusques à l'espy, tant y a neantmoins
que le grain ne se formoit point. Mais
parce que l'orge y vint, grena, & multiplia


139

Page 139
fort bien, i'ay opinion que ceste
terre estant trop grasse, pressoit & auançoit
tellement le froment, le seigle &
la vigne (lesquels comme nous voyons
par deça, auant que produire leurs fruits,
veullent demeurer plus de temps en terre
que l'orge) qu'estans trop tost montez
(comme ils furent incontinent) ils
n'eurent pas temps pour fleurir & former
leurs fruicts.

Partant, au lieu qu'en nostre France

Terre du
Bresil naturellemẽt

trop fertile
pour por
ter bled &
vin.

on engraisse & fume les champs pour
les faire meilleurs, tout au contraire i'ay
opinion qu'en labourant souuent ceste
terre Neuue, il la faudroit lasser & desgraisser
par quelques annees afin de la
faire mieux rapporter & bled & vin en
leur iuste maturité.

Et certes comme ainsi soit que le pays
de nos Tououpinambaoults soit capable de
nourrir dix fois plus de peuple qu'il n'y
en a, & que moy y estant me pouuois van
ter d'auoir à mon commandement plus

Reuolte de
Villegag.
cause que
les Frãcois
ne sont plus
en l'Amerique.


de mille arpens de terre meilleures que
il n'y en ait en toute la Beausse, qui est
ce qui doute que si les François y fussent
demeurez, ce qu'ils eussent fait, & y en
eut maintenant plus de dix mille si Villegagnon
ne se fust reuolté de la Religion

140

Page 140
reformee, qu'ils n'en eussẽt reçeu
& tiré le mesme profit que font les Portugais
qui y sont maintenãt bien accõmo
dez? Cela soit dit pour satisfaire à ceux
qui voudroyent demander si le bled & le
vin estãs semez, cultiuez & plantez en la
terre du Bresil, n'y viendroyent pas bien.

Or en reprenant mon propos, afin que
ie distingue mieux les matieres que i'ay
entreprins de traiter, auant encores que
ie parle des chairs, poissons, fruits, & autres
viandes du tout dissemblables de cel
les de nostre Europe, dequoy nos Sauuages
se nourrissent, il faut que ie dise quel
est leur bruuage & la façon comment il
se fait.

Surquoy faut aussi noter en premier
lieu que tout ainsi, comme vous auez en-

Les femmes
Ameriquaines

& non les
hommes
font le bru
uage.
tendu, que les hommes d'entr'eux ne se
meslans nullement de faire la farine en
laissent toute la charge à leurs femmes,
qu'aussi font ils de mesme, voire sont encores
beauconp plus scrupuleux, pour ne
s'entremettre de faire leur bruuage. Partant
outre que ces racines d'Aypi & de
Maniot, accommodees de la façon que
i'ay tantost dit, leur seruent de principale
nourriture: aussi en les apprestans d'vne
autre sorte les font elles seruir pour faire
leur bruuage ordinaire.

Voici donc comment elles en vsent:


141

Page 141
Apres qu'elles les ont decoupees aussi
menues qu'on fait les raues à mettre au
Faconde
fairele
bruuage de
racines.

pot par deça, les ayans ainsi fait bouĩllir
par morceaux auec de l'eau dans de grãds
vaisseaux de terre, quand elles les voyent
attendries & amolies les ostans de dessus
le feu elles les laissent vn peu refroidir.
Cela fait, plusieurs d'entr'elles estans actroupies
à l'entour de ce grand vaisseau,
prenans dedans iceluy ces rouẽlles de ra
oines ainsi molifices apres que sans les aualer
elles les aurõt bien maschees & tor
tillees dans leurs bouches, reprenans cha
cun morceau l'vn apres l'autre auec la
main, les remettans dedans d'autres vaisseaux
de terre, qui sont tous prests sur le
feu, elles les feront bouïllir derechef.
Ainsi remuant tousiours ce tripotage sur
le feu auec vn baston iusques à ce qu'elles
cognoissẽt qu'il est astez cuit: sans le cou
ler ni passer, ains le tout ensemble le versant
dans d'autres plus grandes cannes
Grands
vaisseaux
de terrẽ.
de quelle
facon saits.

de terre contenantes chacunes enuiron
vne Fillette de vin de Bourgongne, dans
lesquelles, apres qu'il a vn peu escumé,
couurans les vaisseaux, elles le laissent
cuuer quelque espace de temps. Ces der
niers grands vasses dont ie vien maintenant
de faire mention sont presques faits
de la façon des grands cuuiers de terre,
esquels, comme i'ay veu, on fait la lesciue

142

Page 142
en quelques endroits de Bourbonnois
& d'Auuergne: excepté toutesfois que
ils sont plus estroits par la bouche & par
le haut.

Or nos Ameriquaines, faisans sembla
blement bouillir & maschans aussi puis
apres dans leur bouche de ce gros Mil
nommé Auati en leur langage, elles en

Bruuage
fait de mil
font du bruuage de la mesme sorte que
vous auez entendu qu'elles font celuy
des racines sus mentionnees. Ie repete
nommément que ce sont les femmes qui
font ce mestier, car combien que ie n'aye
point veu faire de distinction des filles
d'auec celles qui sont mariees (comme
quelcun à escrit) tant y a neantmoins
qu'outre que les hommes ont ceste ferme
opinion, que s'ils maschoyent tant
les racines que le mil pour faire ce bruuage
qu'il ne seroit pas bon, encores reputeroyent
ils aussi indecent à leur sexe
de s'en mesler que nous ferions par deçà
d'en voir vn prendre vne quenoille pour
filler. Les Sauuages appellent ce bruuage
Caouin
bruuage
aigre.
Caou-in, lequel a presque le goust de laict
aigre: & en ont du rouge & du blanc com
nous auons du vin.

Au surplus, il se fait en tout temps &
saison: mais quant à la quantité i'ay veu
quelques fois iusques au nõbre de 30. de
sesgrãds vaisseaux, que ie vousay dit tenir


143

Page 143
chacun plus de soixante pinte de Paris,
tous plains, arrengez & couuerts au milieu
de leurs maisons, ou ils les laissent
iusques a ce qu'ils veullent Caou-iner.

Mais auant que d'en venir là (sans tou-

Ameriquains
excessiss
buueurs
par
dessus tous
autres.

tesfois que i'approuue le vice) il faut
que ie dise par forme de preface: arriere
Alemans, Lansquenets, Suisses, Flamans,
& tous qui faites caroux & profession
de boire par deça: car comme
vous mesmes apres auoir entendu comment
nos Ameriquains s'en acquittent
confesserez que vous n'y entendez rien
au pris d'eux, aussi faut il que vous leur
cediez en cest endroit.

Quand doncques ils se mettent apres,
& principalement quand auec les
ceremonies que nous verrons ailleurs,
ils tuent vn prisonnier de guerre pour
le manger, leur coustume (du tout contraire
à la nostre en matiere de vin que
nous aimons frais & clair) estant de boi-

Caouin
bruuage
auant que
estre beu
chaufé &
troublé.

re ce Caou-in vn peu chaut & trouble,
les femmes pour le tiedir font premierement
vn petit feu à l'entour des cannes
de terre ou il est.

Cela fait, commençant à l'vn des bouts
à descouurir le premier vaisseau, & a
remuer & troubler ce bruuage, puisans


144

Page 144
Facon de
boire des
Ameriquains.

puis apres dedans auec de grandes courges
parties en deux, dont les vnes tiennent
enuiron trois chopines de Paris, ain
si que les hommes en dansant passent les
vns apres les autres aupres d'elles, leur
presentãs & baillans à chacun en la main
vne de ces grãdes gobelles toutes pleines,
& elles mesmes en seruant de sommeliers
n'oubliant pas de chopiner d'autant: tant
les vns que les autres ne faillent point de
boire & trousser cela tout d'vne traite.
Mais scauez vous cõbien de fois? ce sera
iusques a tãt que les vaisseaux, & y en eut
il vne cẽteine, seront tous vuydes, & que
il n'en y aura plus vne seule goute. Et de
fait ie les ay veu non seulemẽt trois iours
& trois nuits sans cesser de boire, mais
aussi quãd ils estoyent si souls & si yures
qu'ils n'en pouuoyent plus (d'autant que
quiter le ieu eut esté pour estre reputé vn
effeminé & plus que chelme entre les Alemans)
quand ils auoyẽt rendus leur gor
ge, c'estoit à recommencer plus belle que
deuant.

Et ce qui est encores plus estrange & à
remarquer entre nos Tououpinambaoults,

Estranges
coustumes
des Sauua
ges qui ne
boiuent &
mangenten
vn mesme
repas.
est, que comme ils ne mangent nullement
durant leurs buueries, aussi quand ils
mangent ils ne boyuẽt point parmi leur
repas: tellement que nous voyans entremesler
l'vn parmi l'autre ils trouuoyent

145

Page 145
nostre façon fort estrange. Que si vous
dites la dessus, ils font doncques comme
les cheuaux, la responce à cela d'vn quidam
ioyeux de nostre compagnie estoit,
que pour le moins, outre qu'il ne les faut
point brider ni mener à la riuiere pour
boire, encores sont ils hors des dangers
de rompre leurs croupieres.

Cependant il faut noter combien que
ils n'obseruent pas les heures pour dis-

Les Sauua
ges sans
obseruer
les heures
mangent
quand ils
ont saim.

ner, souper, ou collationner, comme on
fait en ces pays par deça, mesmes qu'ils
ne facẽt point de difficulté, s'ils ont faim
de manger aussi tost à minuit qu'à midy,
que neantmoins ne mangeans iamais
qu'ils n'ayent appetit, on peut dire
qu'ils sont aussi sobres en leur manger,
Ameriq.
aussi sobres
à manger
qu'excessif
à boire.

qu'excessifs en leur boire. Dauãtage parce
que quand ils mangent ils font vn mer
ueilleux silence, tellement que s'ils ont
quelque chose à dire ils le reseruent ius-
Silence des
Sauuages
durant le
repas.

ques à ce qu'ils ayent acheué, quand suyuant
la coustume des François, ils nous
oyoyent iaser & caqueter en prenant nos
repas, ils s'en sauoyent bien moquer.

Ainsi pour continuer mon propos, tãt
que ce Caouïnage dure, nos friponniers &
galebontemps d'Ameriquains pour s'eschaufer
tant plus la ceruelle: chantans,
sifflans, s'accourageans, & exhortans l'vn
l'autre de se porter vaillamment, & de


146

Page 146
prendre force prisonniers quant ils yront
Sauuages
arrengez
cõme grues
en dansant
à la guerre, estãs arrengez comme Grues,
ne cessent de danser & d'aller & de venir
parmi la maison ou ils sont assemblez, ius
ques a ce que ce soit fait & qu'il n'y ait
plus rien és vaisseaux. Et certainement
pour mieux verifier ce que i'ay dit qu'ils
sont les premiers & superlatiss en ma-
Preuue de
l'yurougne
rie des Sau
uages.
tiere d'yurognerie, ie croy qu'il y en a
tel entr'eux qui auale plus de vingt pots
de Caou-in à sa part en vne seule assemblee:
mais sur tout (comme i'ay dit) quand
ils tuent & mangent vn prisonnier, &
qu'ils sont emplumassez & equipez, à la
maniere que ie les ay descrits au chapitre
precedent, faisans les Bacchanales à la
façon des Anciens Payens, & saouls que
ils sont comme Prestres, c'est lors qu'il les fait bon voir rouïller les yeux en la
teste. Il aduient bien neantmoins, que
quelques fois voisins auec voisins estans
assis dans leurs licts de coton pendus
en l'air boiront d'vne façon plus modeste:
mais leur coustume estant telle, que
tous les hommes d'vn village ou de plusieurs
s'assemblent ordinairement pour
boire (ce qu'ils ne font pas pour manger)
ces buuettes particulieres se font peu
souuent entr'eux.

Semblablement aussi, encores qu'ils
ne boyuent pas de ceste façon, ayans accoustumé


147

Page 147
de dãser tous les iours en leurs
Sauuages
grands dãseurs.


villages, sur toutles ieunes hommes à ma
rier, auec chacun vn de ces gros pennaches
qu'ils nomment Araroye, lié sur les
reins, allans de maison en maison, ne
font presques autres choses toutes les
nuits. Mais il faut noter en cest endroit,
qu'en toutes ces danses des Sauuages,
soit qu'ils se suyuent l'vn l'autre ou, com
me ie diray parlant de leur Religion,
qu'ils soyent disposez en rond, les fem-
Femmes
& filles separees
és
danses des
Sauuages.

mes ni les filles n'estans iamais meslees
parmiles hommes, si elles veulent danser
cela se fera elles estans à part.

Au reste auant que finir le propos de
la façon de boire des Ameriquains, sur
lequel ie suis à present, afin que chacun
sache comment s'ils auoyent du vin à
commandement ils hausseroyent le gobelet,
ie racõteray ici ce qu'vn Moussacat,
c'est à dire bon pere de famille qui donne
à manger aux passans, me recita vn
iour en son village.

Plaisant
recit d'vit
vieillard
Sauuage
sur le propos
du vin

Nous surprismes vne fois, me dit-il en
son langage, vne Carauelle de Peros, c'est
à dire Portugais (lesquels comme i'ay
touché ailleurs sont ennemis mortels &
irrecõciliables de nos Tououpinambaoults)
de laquelle apres que no9 eusmes assõmez
& mãgez tous ceux qui estoyent dedans,


148

Page 148
ainsi que nous prenions leur marchãdise
trouuans parmi icelle de grãds vaisseaux
de bois pleins de bruuage, les dressans &
defonçans par le bout, nous voulusmes
taster quel il estoit. Toutesfois (me disoit
ce vieillard de Sauuage) ie ne scay de quel
le sorte de Caouin ils estoyent remplis, &
si vous en auez de tel en ton pays: mais
biẽ te diray ie qu'apres q͂ nous en eusmes
beus tout nostre saoul nous fusmes deux
ou troio iours tellement assommez & en
dormis, qu'il n'estoit pas en nostre puissance
de nous pouuoir resueiller. Ainsi
estant vray semblable que c'estoyent tonneaux
pleins de quelques bons vins d'Espagne,
le lecteur peut entendre si apres
que nos gens sans y penser eurent fait la
feste de Bachus ils se trouuerent prins, &
si cela leur dõna à bon esciẽt sur la corne.

Pour nostre esgard du commencemẽt
que nous fusmes en ce pays là, pensans euiter
la morsilleure que vous auez enten
du que ces femmes Sauuages font en faisãt
ce Caouin, nous pillasmes des racines
d'Aypi & Maniot auec du mil, lesquelles
(cuidãt faire de ce bruuage d'vne façõ pl9
honneste qu'elles ne font) nous fismes
bouillir ensemble: mais pour en dire la
verité, l'experience nous monstra qu'il
n'estoit pas si bon que l'autre: partant petit
à petit nous nous accoustumasmes d'ẽ


149

Page 149
boire tel qu'il estoit. Vray est que nous
Eau succree.


ayans les cannes de succre à commandement,
les faisans & laissans infuser dans
de l'eau, nous la buuions ainsi succree:
& mesme d'autant que les fontaines, voire
les riuieres belles & claires d'eau dou
ce de ce pays là, à cause de la temperature
sont si bonnes (& sans comparaison plus
Eaux de
l'Ameriq.
bonnes &
saines.

saines que celles de par deça) que quoy
qu'on en boyue a souhait, elles ne font
point de mal, nous en buuions ordinaire
ment. Et a ce propos les Sauuages appellent
l'eau douce V h-ete & la salee V h-e-en
qui est vne diction, laquelle eux prononçans
du gosier comme font les Hebrieux
leurs lettres qu'ils nomment gutturales,
nous estoit la plus fascheuse a proferer
entre tous les mots de leur langage.

Finalemẽt parce que ie ne doute point
que quelques vns, ayans entendu ce que
i'ay dit ci dessus, de la mascheure & tortilleure
tant des racines que du mil parmi
la bouche des femmes Sauuages en la
composition de leur bruuage nommé Caouïn
n'ayent eu mal au cœur, & qu'ils n'en
ayent craché: afin que ie leur oste aucune
ment ce degoust ie les prie de se resouue
nir de la façon qu'on tient, & commẽt on
se gouuerne, quãd on fait le vin par deça.
Et de fait s'ils considerent que és lieux
ou on a accoustumé de fouler les Raisins


150

Page 150
Comparai
son de la
facon de
faire le vin
auec celle
du Caouin.
aux Tinnes & dans les cuues, commeon
fait és pays des bons vins, il y passe &
peut aduenir beaucoup de choses, qui
n'ont gueres meilleure grace que ceste ma
niere, de machoter accoustumee aux femmes
Ameriquaines. Que si on dit la
dessus: voire mais, le vin en bouillant
lette toute ceste ordure: ie respond que
nostre Caou-in se purge aussi, & que quant
a ce point il y a mesme raison de l'vn qu'à
l'autre.

CHAP. X.

Des Animaux, Venaisons, gros Le Zards,
Serpens, & autres bestes monstrueuses de l'Amerique.


I Aduertiray en vn mot au cõmencemẽt
de ce chapitre des
Animaux à quatre pieds, que
non seulement en general, &

Animaux
de l'Amerique
tous
dissẽblables
des nostres.
sans exceptiõ, il ne s'en trou
ue pas vn seul en ceste terre du Bresil en
l'Amerique, qui en tout & par tout soit
semblable aux nostres, mais qu'aussi
nos Tououpinambaoults n'en nourrisient
que bien rarement de domestiques. Descriuant
doncques les bestes Sauuages de
leur pays, lesquelles quant au genre sont

151

Page 151
nommees pareux Soó, ie commenceray par
celles qui sont bonnes à mãger. La premie
re & plus commune est vne qu'ils appelent
Tapirousou

Animal
demi Asne
& demi
Vache.

Tapiroussou, laquelle ayãt le poil rougeastre
& assez long, est presques de la grandeur,
grosseur & forme d'vne vache: toutesfois
ne portant point de cornes, ayant
le col plus court, les aureilles plus longues
& pendantes, les iambes plus seiches
& primes, le pied non fendu, ains de la
propre forme de celuy d'vn Asne, on
peut dire qu'elle est demie vache & demie
Asne. Neantmoins elle differe entierement
de tous les deux, tant de la queuë
qu'elle a fort courte (& notez en cest endroit
qu'il se trouue beaucoup de bestes
en l'Amerique, qui n'en ont presques
point du tout) que des dents lesquelles
elle a beaucoup plus trenchantes & aigues:
cependant pour cela, n'ayant autre
resistance que la fuite, elle n'est nullement
dangereuse. Les Sauuages la tuent
comme plusieurs autres, à coups de flesches,
ou la prennent à des chausses trapes
& autres engins qu'ils font assez industrieusement.

Au reste ils estiment merueilleusement
c'est Animal à cause de sa peau:
car quant ils l'escorchent, coupans
en rond tout le cuir du dos, apres


152

Page 152
Rondelles
faites
du cuir du
Tapiroussou.

qu'il est bien sec, ils en font des rõdelles
aussi grandes que le fond d'vn moyen tõneau,
lesquelles leur seruent à soustenir
les coups de flesches de leurs ennemis
quand ils vont en guerre. Et de fait ceste
peau ainsi seichee & accoustree est si dure,
que ie ne croy pas qu'il y ait flesche
tant roidement descochee fust-elle, qui
la sceut percer. Ie raportois en France
par singularité deux de ses Targues, mais
quãd à nostre retour la famine nous print
sur mer, apres que tous nos viures furentfaillis,
& que les Guenons, Perroquets
& autres animaux que nous appor
tions de ce pays là, nous eurent seruis de
nourriture, encore nous fallut-il manger
nos rõdaches grillees sur le charbõ: voire
comme ie diray en son lieu, tous les au
tres cuirs & toutes les peaux que nous auions
dans nostre vaisseau.

Touchãt la chair de ce Tapiroussou, elle a

Goust de la
chair du
Tapiroussou
& fa
con de la
cuire
presque le mesme goust que celle de Beauf:
& quant à la façõ de la cuire & apprester
nos Sauuages à leur mode la font ordinairement
Boucaner. Mais parce que i'ay
ia touché ci deuant, & faudra encores que
ie reitere souuent ci apres ceste façon de
parler Boucaner, afin de ne tenir plus le
lecteur en suspens, ioint aussi que l'occasion
se presente ici maintenant bien à pro
pos, ie veux declarer quelle en est la maniere.


153

Page 153

Nos Ameriquains donques fichans as-

Facon du
Boucan &
rotisserie
des Sanuages.


sez auant dans terre quatre fourches de
bois, aussi grosses que le bras, distantes
en quarré d'enuiron trois pieds, & esgalement
hautes esleuees de deux & demi,
mettans sur icelles des bastons à trauers
à vn pouce ou deux doigts pres l'vn de
l'autre, font de ceste façon vne grande
grille de bois laquelle en leur langage ils
appelent Boucan. Tellement qu'en ayans
plusieurs plantees en leurs maisons, ceux
d'entr'eux qui ont de la chair, la mertans
dessus par pieces, & auec du bois bien sec
qui ne rend pas beaucoup de fumee, faisant
vn petit feu lent dessous, en la tournant
& retournant de demi quart en demi
quart d'heure, la laissent ainsi cuire au-
Maniere
des Sauuages
à conseruerleurs

viandes.

tant de temps qu'ils veullent. Et mesines
parce que ne sallãs pas leurs viãdes pour
les garder, comme nous faisons par deça,
ils n'ont autre moyen de les cõseruer que
de les faire cuire, s'ils auoyent prins en
vn iour trẽte bestes fauues ou autres, telles
que nous les descrirons en ce chapitre,
afin d'euiter qu'elles ne s'empuantissent,
elles seront incontinent toutes mises
par pieces sur le Boucan: de maniere
qu'ainsi que i'ay dit, les reuirans souuent
ils les y laisseront quelquesfois plus de
vingt quatre heures, & iusques à ce que
le milieu & tout aupres des os soit aussi

154

Page 154
cuit que le dehors. Ainsi en font-ils des
poissons, desquels mesmes ayans grande
Farine de
poisson.
quantité, quand ils sont bien secs ils en
font de la farine. Brief, ce Boucan leur ser
uant de salloir, de crochet, & de gardemangé,
vous n'iriez gueres en leurs villages
que vous ne le vissiez garni non
seulement de venaison ou de poissons,
mais aussi le plus souuent (comme nous
verrons ailleurs) vous le trouueriez couuert
de grosses pieces de chair humaine,
Bras, Cuis
ses, iambes,
& autres
pieces de
chair humaine
sur
le Boucan.
& des cuisses, bras & iambes des prisonniers
de guerre qu'ils tuent & mangent.
Voila quant au Boucan & Boucannerie, c'est
à dire rotisserie de nos Ameriquains: lesquels
au reste (sauf la reuerence de celuy
qui a autrement escrit) ne laissent pas
quand il leur plaist de faire bouillir leurs
viandes.

Or pour poursuyure la description de
leurs animaux, les plus gros qu'ils ayent
apres l'Asne vache, dont nous venons de
parler, sont certaines especes, voirement
de Cerfs & Biches, qu'ils appelent Soeüas-

Seouassous

especes de
Cerfs &
Biches.
sous: mais outre qu'il s'en faut beaucoup
qu'ils soyent si grands que les nostres, &
que leurs cornes soyent aussi sans comparaison
plus petites, encores different
ils en cela, qu'ils ont le poil aussi grand
que celuy des Chevres de par deça.

Quant au Sanglier de ce pays la, lequel


155

Page 155
les Sauuages nomment Taiassou,
Taiassou

Sanglier.

combien qu'il soit de forme semblable à
ceux de nos forests, & qu'il ait ainsi le
corps, la teste, les oreilles, iãbes & pieds:
mesmes les dents aussi fort longues, crochues,
pointues, & par consequent tres
dangereuses: tant y a qu'outre qu'il est
beaucoup plus maigre, & qu'il a son groi
gnissement & cri estroyable, encores a-il
vne autre difformité estrange: assauoir,
Poresayãs
vn pertuis
sur le des
par ou tis
respirent.

naturellement vn pertuis sur le dos par
ou (ainsi que i'ay dit que le Marsouin a
sur la teste) il souffle, respire, & prẽt vent
quand il veut. Comme aussi, afin que cela
ne soit trouué si estrange, depuis que
i'ay fait mes memoires, i'ay leu en l'histoire
generale des Indes qu'il y a au païs
liu. 5. ch. 204.

de Nicaragua au Peru des Porcs qui ont
le nombril sur l'eschine, qui sont pour
certain les mesmes que ie vien d'escrire.
Les trois susdits animaux, assauoir le Tapiroussou,
le Seouassou, & le Taiassou sont
Plus gros
animaux
del' Amer.

les plus gros de ceste terre du Bresil.

Passant donques outre aux autres Sauuagines
de nos Ameriquains, ils ont vne
beste rousse qu'ils nomment Agouti de la

Agouti
espece de
Couchon.

grandeur d'vn couchon d'vn mois, laquel
le a le pied fourchu, la queuë fort courte,
le museau & les oreilles presques comme
celles d'vn Lieure, & est fort bonne à
manger.


156

Page 156

Dautres de deux ou trois especes que

tapitis
espece de
lieure.
ils appellent Tapitis, tous assez semblables
à nos Lieures & quasi de mesme
goust: mais quant au poil ils l'ont plus
rougeastre.

Ils prennent aussi semblablement par

Gros Rats
roux.
les bois certains Rats aussi gros qu'escu
rieux, & presques de mesme poil roux,
lesquels ont la chair aussi delicate que
celle de connils de garenne,

Pag
Animal
tacheté.
Pag ou Pague (car on ne peut pas bien
discerner lequel des deux ils proferent)
est vn animal de la grandeur d'vn petit
chien braque, a la teste bigerre & fort
mal faite, la chair presque de mesme
goust que celle de veau: & quant a sa peau
estãt fort belle, & tachetee de blanc, gris,
& noir, si on en auoit par deça elle seroit
bien riche en fourreure.

Il s'en voit vn autre de la forme d'vn
putoy, & de poil ainsi grisastre, lequel les
Sauuages nomment Sarigoy: mais parce

Sarrigoy

beste puãte
qu'il put aussi, eux n'en mangent pas volontiers.
Toutesfois nous autres en ayans
escorchez quelques vns, & cogneus
que c'estoit seulement la graisse qu'ils
ont sur les rongnons qui leur rend ceste
mauuaise odeur, apres leur auoir ostee,
nous ne laissions pas d'en manger: & de
fait la chair en est tendre & bonne.

Quant au Tatou de ceste terre du Bresil,


157

Page 157
cest Animal (comme les herissons par
Tatou
Animal
armé.

deça) sans pouuoir courir si viste que
plusieurs autres, se traisne ordinairement
par les buissons: mais en recompense
il est tellement armé & tout couuert
d'escailles, si fortes & si dures, que
ie croy qu'vn coup d'espee ne luy feroit
rien: & mesmes quand il est escorché
les escailles iouans & se manians auec la
peau (de laquelle les Sauuages font de
petits cofins qu'ils appelent Caramemo)
vous diriez que c'est vn gãtelet d'armes:
la chair en est blanche & d'assez bonne
saueur. Mais quant à sa forme, qu'il soit
si haut monté sur ses quatre iambes que
celuy que Belona representé par portrait
à la fin du troisieme liure de ses obseruations
(lequel toutesfois il nomme
Tatou du Bresil) ie n'en ay point veu de
semblables en ce pays là.

Or outre tous les susdits animaux qui
sont les plus communs pour le viure de
nos Ameriquains: encores mangent ils
des Crocodilles qu'ils nomment Iacaré

Iacaré
Crocodiles.

gros comme la cuisse & longs a l'aduenant:
mais tant s'en faut qu'ils soyent
dangereux, qu'au contraire i'ay veu plusieurs
fois les Sauuages en raporter tous
en vie en leurs maisons à l'entour desquels
leurs petits enfans se iouoyẽt sans
qu'ils leur fissent nul mal. Neantmoins

158

Page 158
i'ay ouy dire aux vieillards qu'allans par
pays ils sont quelques fois affaillis & ont
fort à faire à se deffendre à grands coups
de flesches, contre vne sorte de Iacare,
grands & mõstrueux, lesquels les apperceuans,
& sentans venir de loin sortent
d'entre les roseaux des lieux aquatiques
ou ils font leurs repaires.

Et à ce propos, outre ce qu'on re-

li. 5. ch.
196
cite de ceux du Nil en Egypte, celuy
qui a escrit l'histoire generale des Indes
dit qu'on a tué des Crocodilles en l'Isle
Crocodilles
de grãdeur
incroyable.
de Panama, qui auoyent plus de cent
pieds de long, qui est vne chose presques
incroyable. I'ay remarqué en ces moyens
que i'ay veu, qu'ils ont la gueulle fort
fendue, les cuisses hautes, la queuë non
ronde ni pointue, ains plate & desliee
par le bout. Mais il faut que ie confesse
que ie n'ay point bien prins garde si ainsi
qu'on tient communément, ils remuent
la maschoire de dessus.

Nos Ameriquains au surplus pren-

Touou
Lezaeds.
nent des Lezards qu'ils appellent Touou,
non pas verds comme les nostres, ains
gris & la peau licce ainsi que nos petites
Lezardes: mais quoy qu'ils soyent longs
de quatre a cinq pieds, gros de mesme,
& de forme hideuse à voir, tant y a neantmoins,
que se tenans ordinairement sur

159

Page 159
les riuages des fleuues & lieux marescageux
ainsi que les Grenouilles ils
ne sont non plus dangereux. Et diray
plus, qu'estans escorchez, estripez, nestoyez,
& bien cuits (la chair en estant
aussi blanche, delicate, tendre, & sa-
Gros Lezard
de
l'Ameriqfort
bons a
manger.

uoureuse que le blanc d'vn chappon)
que c'est l'vne des bonnes viande que
i'ay mangee en l'Amerique. Vray est que
du commencement i'auois cela en horreur,
mais apres que i'en eus tasté en matiere
de viandes ie ne chantois que de
Lezards.

Semblablement nos Tououpinambaoults
ont certains gros Crapaux, les-

Gros Crapaux
eeruans
de
nourriture
exl. Amer.

quels Boucanez auec la peau, les tripes
& les boyaux leur seruent de nourriture.
Partant attendu que nos medecins
enseignent, & que chacun tient par
deça, que la chair, sang, & generalement
le tout du Crapaut est mortel, sans que
ie touche autre chose de ceux de ceste
terre du Bresil, que ce que i'en vien de
dire, le lecteur pourra aisément recueillir,
qu'a canse de la temperature du pays
(ou peut estre pour autre raison que i'ygnore)
ils ne sont vilains, venimeux, ni
dangereux comme les nostres.

Ils mangent au semblable des Serpens
gros comme le bras & longs d'vne


160

Page 160
aune de Paris, & mesmes i'ay veu les Sau
Serpens
gros & longs vian
de des Ameriq.

uages en trainer & apporter (comme i'ay
dit qu'ils font des Crocodilles) d'vne sor
te de riollee de noir & rouge lesquels encores
tous en vie ils iettoyent au milieu
de leurs maisons parmi leurs femmes &
enfans, qui au lieu d'en auoir peur, les ma
nioyent à pleines mains. Ils apprestent &
font cuyre par tronsons ces grosses anguilles
de hayes: mais pour en dire ce que
i'en sçay, c'est vne viande fort fade & fort
douceastre.

Ce n'est pas qu'ils n'ayent d'autres sor
tes de Serpens, & principalement dans

Serpens
verds lõgs
& desliez
dangereux
les riuieres ou il s'en trouue de longs &
desliez aussi verds que porees, la piqueu
re desquels est fort venimeuse: comme
aussi par le recit suyuant vous pourrez
entendre qu'outre ces Touous dont i'ay
tantost parlé il se trouue par les bois vne
espece d'autres gros Lezards qui sont
tres dangereux.

Comme donc deux autres François &
moy fismes vne fois ceste faute de nous
mettre en chemin pour visiter le pays, sas
auoir des Sauuages pour guides selon la
coustume, nous estãs esgarez par les bois
ainsi que nous allions le long d'vne profonde
vallee, entendans le bruit & le trac
d'vne beste qui venoit à nous, pensans
que ce fut quelque Sauuagine, sans nous


161

Page 161
en estõner ni laisser d'aller, nous n'en fis-
Recit de
l'auteur
touchant
vn Lezard
dangereux
& monstrueux.


mes pas autre cas. Mais tout incontinent
à dextre, & à enuiron trente pas de nous
no9 vismes sur le costau vn Lezard beaucoup
plus gros que le corps d'vn homme
&, long de six à sept pieds, lequel paroissant
couuert d'escailles blancheastres, aspres
& raboteuses cõme coquilles d'huitres,
l'vn des pieds deuant leué, la teste
haussee, & les yeux estincelans, s'arresta
tout court pour nous regarder. Quoy
voyans & n'ayãs lors pas vn seul de nous
harquebuzes ni pistoles, ains seulement
nos espees, & a la maniere des Sauuages,
chacun l'arc & les flesches en la main (armes
qui ne nous pouuoyẽt pas beaucoup
seruir contre ce furieux auimal si bien ar
mé) craignãs neantmoins que si nous nous
enfuyons il ne courust plus fort que nous
& que nous ayant attrapez il ne nous engloutist
& deuorast: fort estonnez que
nous fusmes, en nous regardans l'vn l'au
tre nous demeurasmes aussi tous cois en
vne place. Ainsi apres que ce monstrueux
& espouuentable Lezard en ouurant la
gueulle, & à cause de la grande chaleur
qu'il faisoit (car le soleil luisoit lors & estoit
enuiron midi) soufflant si fort que
nous l'entendions bien aisément, nous
eut contemplé pres d'vn quart d'heure,
se retournant tout à coup, & faisant vn

162

Page 162
plus grand bri & fracassement de fueilles
& de branches par ou il passoit que ne
feroit vn Cerf courant dans vne forest,
il s'enfuit contre mont. Partant nous qui
auions eu l'vne de nos peurs, & qui n'auions
garde de courir apres, en louans
Dieu de ce qu'il nous auoit deliurez de
ce danger, nous passasmes outre. I'ay pen
sé depuis que suyuant l'opinion de plusieurs,
qui disent que le Lezard se delecte
a contẽpler la face de l'hõme, que cestuy
la auoit prins aussi grãd plaisir a nous re
garder, que nous auions eu de peur à le
considerer.

Outre plus il y a en ces pays là vne beste
rauissante que les Sauuages appelent

Ianouaré

besterauis
sante tuãt
& mangãt
es hommes.
Iãou-aré, laquelle est presques aussi haute
de iãbes & legere a courir qu'vn Levrier:
mais ayant de grands poils à l'entour du
menton la peau fort belle & bigarree cõme
celle d'vne Once, elle luy resemble
aussi bien fort en tout le reste. Les Sauua
ges non sans cause craignẽt merueilleuse
ment ceste beste, car viuant de proye cõme
le Lion, si elle les peut attraper elle ne
faut point de les tuer, deschirer par pieces,
& les manger. Et de leur costé aussi,
cõme ils sont cruels & vindicatifs contre
toute chose qui leur fait mal, quãd ils en
peuuẽt prendre quelques-vnes aux chaus
ses trapes, ne leur pouuans pis faire, ils

163

Page 163
les meurtrissent a coups de flesches & les
font languir long temps dans les fosses
ou elles sone tõbees, auãt que de les tuer:
& afin qu'on entẽde mieux cõment ceste
beste les accoustre. Vn iour que 5. ou 6.
Frãçois & moy passions par la grãde Isle
les Sauuages du lieu nous aduertissãs que
nous nous dõnissions garde du Inaou-are
no9 dirẽt qu'il auoit mangé ceste semaine
là trois persõnes en l'vn de leurs villages.

Au surplus il y a grande abondance de
ces petites Guenõs noires que les Sauua
ges nomment Cay en ceste terre du Bresil,

Cay
Guenons
notres, &
leur naturel
quant
elles sont
par les bois

mais parce qu'il s'en voit assez par deça
ie n'ẽ feray icy autre descriptiõ. Biẽ diray
ie qu'estans en ce pays là, leur naturel est
tel, que ne bougeans gueres de dessus cer
tains arbres qui portẽt vn fruit ayãt gous
ses presques cõme nos grosses febues dequoyelles
se nourrissent, ques'assẽblãs or
dinairemẽt par troupes & principalemẽt
en temps de pluye (ainsi que les chats sur
les toits p̱ deça) c'est vn plaisir de les ouïr
orier & mener leurs sabats sur ces arbres.

Au reste cest animal n'en porte qu'vn
d'vne vẽtree, mais le petit ayãt ceste indu

Industrie
des Guenõs
pour sauuer
leurs
petits.

strie de nature que si tost qu'il est hors du
ventre il embrasse & tient ferme le col du
pere ou de la mere, s'ils se voyẽt pourchas
sez des chasseurs, sautãs & l'ẽportãs ainsi
debrãche en brãche le sauuẽtde ceste façõ

164

Page 164
Partant les Sauuages n'en pouuãs gueres
prendre ni ieunes ni vieilles, n'ont autre
Facon de
prendre les
Guenons.
moyen de les auoir, sinon qu'à coups de
flesches ou de materats les abatre de dessus
les arbres, dont tombans estourdies
& quelques fois bien blecees apres qu'ils
les ont guaries & vn peu apriuoisees en
leurs maisons, ils les changent à quelque
marchandise auec les estrãgers qui voyagent
par dela. Ie di nommément appriuoisees,
car du commencement qu'elles
Guenons
farouches.
sont prises elles sõt si farouches que mot
dans les doigts, voire trauersans de part
en part auec leurs dẽts les mains de ceux
qui les tiennent de la douleur qu'on sent
on est cõtraint a tous coups de les assommer
pour leur faire lascher prinse.

Il se trouue aussi en ceste terre du Bre
sil vn marmot que les Sauuages appelent

Sagouĩ
ioli animal
Sagouïn, non plus grand qu'vn, escurieux
& de mesme poil roux: mais quant á sa figure
ayant le muffle comme celuy d'vn
Lion, & fier de mesme, c'est le plus ioli
petit animal que i'aye veu par dela. Et de
fait s'il estoit aussi aisé à rapasser que la
Guenon, il seroit beaucoup plus estimé:
mais outre qu'il est si delicat qu'il ne peut
endurer lebranslemẽt du Nauire sur mer,
encores est il si glorieux que pour peu de
fascherie qu'on luy face il se laisse mourir
de despit. Cependant il s'en voit quel

165

Page 165
ques vns en France, & croy que c'est de
ceste beste dequoy Marot (introduisant
son seruiteur Fripelipes parlãt à vn nommé
Sagon qui l'auoit blasmé) fait mention
quand il dit.

Combien que Sagon soit vn mot

Et le nom d'vn petit marmot.

Or combien que ie confesse (nonobstãt
ma curiosité) n'auoir point si bien remarqué
tous les animaux de ceste terre que
ie desirerois, si est ce que pour y mettre
fin i'en veux encore descrire deux bigerres
sur tous les autres.

Le plus gros que les Sauuages appellent
Hay est de la grandeur d'vn gros

Hay
Animal
difforme,
qu'on n'a
iamaisveu
manger:
selõ aucuns
viuant du
vent.

chien barbet, a la face (comme la Guenon)
approchante de celle de l'hõme, le ventre
ainsi pendant qu'vne Truye pleine de cou
chons, le poil gris enfumé ainsi que laine
de mouton noir, la queuë fort courte, les
iambes velues comme vn Ours, & les grif
fes fort lõgues. Et quoy que par les bois
il soit fort farouche, tant y a neantmoins
qu'estant prins il n'est pas malaisé a appriuoiser.
Vray est qu'à cause de ses griffes
si aigues nos Tououpinambaoults nuds
ne prennent pas grand plaisir à se iouer
auec luy. Mais au demeurant (chose qui
semblera possible fabuleuse) i'ay entendu
non seulement des Sauuages, mais aussi
des Truchemens qui auoyent demeuré

166

Page 166
long temps en ce pays là, que iamais hom
me ni par les champs ni à la maison, ne
vit manger cest animal: tellement qu'aucuns
estiment qu'il vit du vent.

L'autre duquel ie veux parler que les

Coati
animal
ayant le
groin estrã
gement
long &
bigerre.
Sauuages nomment Coati, est de la hauteur
d'vn grand Lieure, a le poil court,
poli, & tacheté, les oreilles, petites, droites,
& pointues: mais quant a la teste, outre
qu'elle n'est gueres grosse, ayant depuis
les yeux vn groin long de plus d'vn
pied rond comme vn baston, & s'estreçissant
tout à coup sans qu'ils soit plus gros
par le haut qu'aupres de la bouche (laquel
le aussi il a si petite qu'à peine y mettroit
on le bout du petit doigt) cela di ie resem
blant le bourdon, ou le chalumeau d'vne
cornemuse, il n'est pas possible de voir
vn museau plus bigerre. Dauantage ceste
beste estant prinse, parce qu'elle tient sesquatre
pieds serrez ensemble, & par ce
moyen penchant tousiours d'vn costé ou
d'autre, ou se laissant tomber tout à plat,
on ne la scauroit faire tenir debout ni
manger si ce n'est quelques Fourmis, dequoy
aussi elle vit ordinairement par les
bois. Enuiron huit iours apres que nous
fusmes ai riuez en l'Isle ou se tenoit Villegagnon
les Sauuages nous apporterẽt
vn de ces Coati, lequel à cause de la nouuelleté
fut autant admiré d'vn chacun de

167

Page 167
nous que vous pouuez penser. Et de fait
estant estrangement defectueux eu esgard
à ceux de nostre Europe, i'ay souuẽt prié
vn nommé Iean gardien de nostre compa
gnie expert en l'art de pourtraiture de
contrefaire tant cestuy la que plusieurs
autres non seulement rares, mais aussi du
tout incogneues par deça: a quoy neantmoins
à mon grand regret, il ne se voulut
iamais adonner.

CHAP. XI.

De la varieté des oyseaux de l'Amerique,
tous differents des nostres: ensemble des grosses
Chauuesouris, Abeilles, Mouches, Mouchillons,
& autres vermines estranges de ce pais là

IE commenceray aussi ce cha
pitre des oyseaux (lesquels
en general nos Tououpinambaoults
appelent Oura) par

Oura
oyseau

ceux qui sont bons à manger
Et premierement diray qu'ils ont grand
Arignã
oussou
Poules
d'Inde.

quantité de ses Poules que nous appelons
d'Indes, lesquelles eux nommẽt Arignanoussou:
Comme aussi depuis que les Portugalois
ont frequenté ce pays là (car
Arignã
miri
Poules
communes.

auparauant ils n'en auoyent point) ils
leur ont dõné l'engeance des petites Pou
les cõmunes qu'ils nõment Arignan-miri:

168

Page 168
toutes fois outre, ainsi que i'ay dit quelque
part, qu'ils font cas des blãches pour
auoir les plumes afin de les teindre en
rouge & de s'ẽ parer le corps, encores ne
mangent ils guere ni des vnes ni des autres:
& mesmes estimans que les œufs
Arignau-

ropia
œuf.
qu'ils nomment Arignan-ropia, soyent
poisons, non seulement ils estoyent bien
esbahis de nous en voir humer, mais aussi,
disoyent ils, ne pouuans auoir la patiẽce
de les laisser couuer, c'est trop grãd
gourmandise à vous, qn'en mangeant vn
œuf vous mangiez vne Poule. Partant ne
tenans gueres plus de cõte de leurs Poules
que d'oiseaux Sauuages, les laissans
põdre ou bon leur semble elles amenẽt le
plus souuent leurs poussins des bois &
buissons ou elles ont couué: tellement
Gaand
quantité
de poules
d'Indes &
autres en
l'Ameriq.
que les femmes Sauuages n'ont pas tant
de peine à esleuer les petits d'Indets auec
des moyeufs d'œufs qu'on a par deça. Et
de fait les Poules multiplient tellement
en ce pays là, qu'il y a tels endroits & tels
villages, des moins frequentez des estran
gers, ou pour vn cousteau de la valeur
d'vn carolus, on en aura vne d'Inde, &
pour vn de deux liards, ou pour cinq ou
fix haims à pescher, trois ou quatre des
petites communes.

Or auec ces deux sortes de poulailles,
nos Sauuages nourrissent domestiquement


169

Page 169
des Canes d'Indes, qu'ils appelent
Upec, mais parce que nos pauures Touou-
Vpec
Canes
d'Indes.

pinambaoults ont ceste opinion enracinee,
que s'ils mangeoyent de cest Animal qui
marche ainsi pesamment, cela les empes-
Feriale
raison des
Ameriquains


cheroit de courir quãd ils seroyẽt chassez
& poursuyuis de leurs ennemis, il sera
bien habile qui leur en fera taster. S'abstenans
aussi pour mesme cause de toutes
bestes qui vont lentement, & mesmes
des poissons comme les Rayes & autres
qui ne nagent pas viste.

Quant aux oyseaux Sauuage, il s'en
prent par les bois de gros cõme Chapõs,
& de trois sortes, que les Bresiliens nomment.
Iacoutin, Iacoupen, & Iacou-ouassou.

Trois sortes
de
Iacous
especes de
Faisans.

lesquels ont tous le plumage noir & gris:
mais quant a leur goust, comme ie croy
que ce sont especes de Faisans, aussi puis
ie asseurer qu'il n'est pas possible de man
ger de meilleures viandes, que sont ces
Iacous.

Ils en ont encores deux excellẽs qu'ils

Moutõ
eyseau rare

appelent Mouton, lesquels sont aussi gros
que Paons & de mesme plumage que les
Mocacoüa
&
Ynambou-ou-

assou
deux sorte,
de grosses
perdris

susdits: toutes fois ceste sorte est rare &
s'en trouue peu.

Mocacoũa & Ynambou-ouassou sont deux
especes de Perdrix aussi grosses qu'Oyes
& de mesme goust que les precedens.

Comme aussi les trois suyuans sont,


170

Page 170
assauoir Ynamboumiri, de mesme grãdeur
que nos Perdrix: Pegassou de la grosseur
d'vn Ramier: & Paicacu comme vne Tour
terelle. Ainsi pour abreger, & laissãt à par
ler du gibier qui se trouue en grãde abõdance,
tãt par les bois que sur les riuages
de la mer, mares & fleuues d'eau douce,
ie viendray à parler des oiseaux lesquels
ne sont pas si cõmuns à mãger en ceste ter
re du Bresil. Entre les autres il y en a 2. de
mesme grãdeur, ou peu s'en faut, assauoir
plus gros qu'vn Corbeau, lesquels ainsi
presque que tous les oiseaux de l'Amerique,
ont les pieds & becs crochus comme
les Perroquets, au nõbre desquels on les
pourroit mettre. Mais quant au plumage
cõme vous mesmes iugerez apres l'auoir
entẽdu, ne croyãs pas qu'en tout le mõde
il se trouue oiseaux de plus esmerueillable
beauté, en les considerãt il y a biẽ dequoy
nõ pas magnifier nature, cõme font
les prophanes, mais admirer l'excellent
Createur d'iceux.

Pour dõc en faire la preuue, le premier
que les Sauuages appelẽt Arat, ayant les

Araty
oyseau d'ex
cellent
plumage.
plumes des aisles & celles de la queuë, laquelle
il a longue de pied & demi, moitié
aussi rouges que fine escarlate, & l'autre
moitié, la tige au milieu de chacune plume
separãt les couleurs oposites des deux
costez, de couleur celeste aussi estincelãt
que le plus sin escarlatin quise puisse voir:

171

Page 171
& au surplus tout le reste du corps azuré
quãd cest oiseau est au Soleil ou il se tiẽt
ordinairement, il n'y a œil qui se puisse
lasser de le regarder.

L'autre nõmé Canidé, ayant tout le plu

Canidé
oyseau de
plumage
azuré.

mage sous le vẽtre & à lẽtour du col aussi
iaune que fin or, le dessus du dos, les aisles
& la queuë, d'vn bleu si naif qu'il n'est pas
possible de plus, vous diriez à le voir que
il est vestu d'vne toile d'or par dessous, &
emmãtelé de damas violet figuré par dessus.
Les Sauuages en leurs chansons font
souuẽt mẽtion de ce dernier disãt & repe
tãt en ceste façon: Canide iouue canide iouue
heuraouech:
c'est à dire vn oiseau iaune, vn
oiseau iaune &c. & au reste plumans songneusemẽt
3. ou 4. fois l'ãnee ces deux sor
tes d'oiseaux, lesquels biẽ qu'ils ne soyẽt
domestiques sont neãtmoins plus souuẽt
sur des arbres au milieu de leurs villages
que parmi les bois, ils fõt fort propremẽt
Plumes
seruans a
faire robes
bonnets
bracelets &
autres pars
mens des
Sauuages.

(cõmc i'ay dit ailleurs) des robes, bõnets,
bracelets, garnitures d'espees de bois:
& autres chosesde ces belles plumesdont
ils se parent le corps. I'auois rapporté
en France beaucoup de tels pennaches
& sur tout de ces grandes queuës si bien
ainsi que i'ay dit, naturellement diuersifiees
de rouge & de couleur celeste. Mais
passant à Paris à mon retour, vn quidam
de chez le Roy, à qui ie les monstray

172

Page 172
ne cessa iamais par importunité, qu'il ne
les eust de moy.

Quant aux Perroquets, il s'en trouue
de 3. ou 4. sortes en ceste terre du Bresil,
mais quant aux plus gros & plus beaux

Aiourous

plus gros
& plus
beaux Per
roquets.
que les Sauuages appelent Aiourous, lesquels
ont la teste riolee de iaune, rouge,
& violet, le bout des aisles incarnat, la
queuë longue & iaune, & tout le reste du
corps verd, il ne s'en rapasse pas beaucoup
par deça: & cependãt outre la beauté
du plumage, estans aprins ce sont ceux
qui parlent le mieux, & par consequent
ausquels il y auroit plus de plaisir. Et de
fait vn Truchement m'en fit present d'vn
qu'il auoit gardé trois ans, lequel proferoit
si bien tant le Sauuage que le François,
qu'en ne le voyãt pas, vous n'eussiez
sccu discerner sa voix de celle d'vn homme.

Mais c'estoit bien encore plus grand

Recit du
langage &
facon esmerueilla-

ble d'vn
Perroquet
merueille d'vn Perroquet de ceste espece,
qu'vne femme Sauuage auoit apprins en
vn village à deux lieuës de nostre Isle: car
comme si cest oiseau eust eu entendemẽt
pour comprẽdre & distinguer ce que celle
qui l'auoit nourri luy vouloit dire,
quand nous passions par là, elle nous disoit
en son langage: me voulez vous donner
vn peigne ou vn mirouer & ie feray
tout maintenant en vostre presence chan

173

Page 173
ter & danser mon Perroquet? tellement
que pour en auoir le passetemps, nous luy
baillans souuent ce qu'elle demandoit,
incontinent qu'elle auoit parlé à cest oiseau,
il se prenoit non seulement à sauteler
sur la perche ou il estoit, mais aussi à
causer, siffler & à contrefaire les Sauuages
quand ils vont en guerre d'vne façon
incroyable: brief, quand bon sembloit à
sa maistresse, de luy dire chante, il chantoit:
& danse il dansoit. Que si au contrai
re il ne luy plaisoit pas, & qu'on ne luy
eust riẽ voulu bailler, si tost qu'elle auoit
dit vn peu rudement à cest oiseau Augé,
c'est à dire cesse, se tenãt tout coy sans dire
mot, quelque chose que nous luy eussiõs
peu dire, il n'estoit pas lors en nostre
puissance de luy faire remuer pieds ni lãgue.
Partant pensez que si les anciens Ro
mains, lesquels comme dit Pline furent si
liu. 10.
ch. 43.

sages que de faire non seulement des funerailles
somptueuses au Corbeau qui
les saluoit nom par nom dãs leur Palais,
mais aussi firent perdre la vie à celuy qui
l'auoit tué, eussent eu vn Perroquet si biẽ
appris, comment ils en eussent fait cas.
Aussi ceste femme Sauuage, l'appelant
son Cherimbaué, c'est à dire chose que i'aime
bien, le tenoit-elle si cher, que quand
nous luy demandions à vendre, & que
c'est qu'elle en vouloit, elle respondoit

174

Page 174
par moquerie Mocaouassou, c'est à dire
vne artillerie: tellement que nous ne le
sceusmes iamais auoir d'elle.

La seconde espece de Perroquets appe

Marganas

Perroquets
qu'on voit
plus communement

par deca.
lez Marganas par les Sauuages, qui sont
de ceux qu'on apporte & qu'on voit com
munément en France, n'est pas en grande
estime entr'eux: & de fait les ayans par
dela en aussi grande abondance que
nous auons ici les Pigeons, quoy que la
chair soit vn peu dure, ayãt neantmoins le
goust de la Perdrix, nous en mãgions sou
uent & tant qu'il nous plaisoit.

La troisieme sorte de Perroquets nom

Toüis
pettite sorte
de Perroquets.

mez Touïs par les Sauuages, & par nous
autres Moissons, ne sont pas plus gros
qu'estourneaux: mais quant au plumage,
excepté la queuë qu'ils ont fort longue &
entremeslee de iaune, ils ont le corps entierement
aussi verd que porree.

Auant que finir ce propos des Perroquets,
me resouuenant d'auoir leu en vne

Erreur
d'vn Cosmographe

touchant la
Facon des
nids des
Perroquets
Cosmographie qu'afin que les serpens
ne mangent leurs œufs, ils font leurs
nids pendus à vne branche d'arbre ie diray
ici en passant, qu'ayant veu le cõtrai
re en ceux de l'Amerique qui les fõt tous
dans des creux d'arbres, en rond & assez
durs, ie pense que ça esté vne faribole &
conte fait a plaisir à l'auteur de ce liure.

Les autres oyseaux du pays de nos Ameriquains


175

Page 175
sõt, en premierlieu celuy que
ils appelẽt Toucan dõt a autre propos i'ay
Toucã
oyseau.

fait mention ci dessus. Il est de la grosseur
d'vn ramier, & a tout le plumage, excepté
le poitral, aussi noir qu'vne Corneille.
mais ce poitral l'enuirõ de quatre doigts
Poitral
iaune du
Toucã
a quoy
sert aux
Sauuages.

en longueur & trois en largeur estant
plus iaune que saffran, escorché qu'il est
par les Sauuages, outre qu'il leur sert tãt
pour s'en couurir & parer les ioues, que
autres parties de leurs corps encores par
ce qu'ils en portent ordinairement quant
ils dansent le nommant Toucan-tabouracé
c'est à dire plume pour danser, ils en font
plus d'estime: toutesfois en ayãs en grãd
nõbre ils ne font point de difficultez d'ẽ
bailler & changer a la marchandise que
les François & Portugais qui trafiquent
par dela leur portent.

Mais au surplus cest oyseau Toucan a-

Becmonstrueux
de
l'oyseau
Toucã

yant le bec plus long que tout le corps, &
grosen proportion, sans luy parãgonner
ni luy opposer celuy de grue, qui n'est riẽ
en comparaison, il le faut tenir non seule
ment pour le bec des becs, mais aussi
pour le plus prodigieux & monstrueux
qui se puisse trouuer entre tous les Oyseaux
de l'vniuers.

Ils en ontvn d'autre espece de la grosseur

Panou
oyseau
ayant læ
poitrine
rouge.

d'vn Merle & ainsi noir, fors la poitrine
qu'il a rouge cõme sang de beuf laquelle
les Sauuages escorchẽt cõme le precedẽt

176

Page 176
& appelent cest oiseau Panou.

Vn autre de la grosseur d'vne Griue

Quiãpian

oyseau entierement

rouge.
qu'ils nomment Quiampian, lequel sans
rien excepter a le plumage aussi entierement
rouge qu'escarlate.

Mais pour vne singuliere merueille &
chef d'œuure de petitesse, il n'en faut pas
obmettre vn que les Sauuages nomment
Gonambuch, de plumage blãcheastre & lui

Gonam
buch
oiselet
trespetit.
& son
chant esmerueilla-

ble.
sant: lequel cõbien qu'il n'ait pas le corps
plus gros qu'vn Frelon, ou qu'vn Cerf vo
lant, triomphe neantmoins de chanter:
tellement que ce trespetit oiselet ne bougeant
gueres de dessus ce gros Mil que
nos Ameriquains appelent Auati, ou sur
autres grandes herbes, ayant le bec & le
gosier tousiours ouuert, si on ne l'oyoit
& voyoit par experience, on ne diroit iamais
que d'vn si petit corps il peust sortir
vn chãt si franc & si haut, voire si clair
& si net, qu'il ne doit rien au Rossignol.

Au surplus parce que ie ne pourrois
pas specifier par le menu tous les oiseaux
qu'on voit en ceste terre du Bresil, non
seulement differens en especes à ceux de
nostre Europe, mais aussi d'autres varietez
de couleurs: comme rouge, incarnat,

Varieté és
couleurs de
plusieurs
oyseaux de
l'Ameriq.
violet, blanc, cendré, diapré, de pourpre
& autres: pour la fin i'en descriray vn que
les Sauuages (pour la cause que ie diray)
ont en telle recommendation, que non

177

Page 177
seulement ils seroy ent bien marris de luy
mal faire, mais aussi s'ils scauoyent que
quelcun en eut tué de ceste espece, ie croy
qu'ils l'en feroyent repentir.

Cest Oyseau n'est pas plus gros qu'vn
Pigeon, & de plumage gris cendré: mais
au reste, qui est le mistere que ie veux tou
cher, ayant la voix penetrante, & encores
plus piteuse que celle du Chahuant, nos
pauures Tououpinambaoults qui l'entendẽt

Resuerie
des Sauua
ges s'arrestans
au
chant d'vn
oyseau.

aussi crier plus souuent de nuit que de
iour, ont ceste resuerie imprimee en leur
cerueau, que leurs parens & amis trespas
sez en signe de bonne aduenture & pour
les accourager a se porter vaillamment
contre leurs ennemis, leur enuoyent ces
oyseaux: de façon qu'ils croyent fermement,
s'ils obseruent ce quileur est signifié
par ces Augures, que non seulement
ils veincront leurs ennemis en ce monde
mais qui plus est quand ils seront morts,
que leurs ames ne faudront point d'aller
trouuer leurs predecesseurs derriere les
montagnes pour danser auec eux.

Ie couchay vne fois en vn village appelé
Vpec par les François, ou sur le soir
oyant chanter ainsi piteusement ces Oyseaux,
& voyant ces pauures sauuages si
attentifs à les escouter, scachant aussi
la raison pourquoy, ie leur voulu remon
strer leur folie: mais ainsi qu'en parlant à


178

Page 178
eux ie me prins vn peu à rire contre vn
Francois qui estoit auec moy: il y eut vn
vieillard qui assez rudement me dit tais
toy, & ne nous empesche point d'ouïr les
bonnes nouuelles que nos grands peres
nous annoncent à present: carquand nous
oyons ces oiseaux nous sommes tous res
iouys & receuons nouuelle force. Partãt
sans rien repliquer, car c'eust esté peine
perdue, me ressouuenant lors de ceux qui
tiennẽt & enseignẽt que les ames des tres
passez retournãs de purgatoire les vien-
Ameriquains
plus
aduisez
que ceux
qui croyẽt
les ames
leur apparoir
apres
la mort
des corps.
nẽt aussi aduertir de leur deuoir, ie pensay
que ce que font nos poures aueuglés
Ameriquains en cest endroit, est encores
plus supportable: car cõme ie diray plus
amplement parlant de leur Religion, cõbien
qu'ils confessent l'immortalité des
ames, tãt y a neantmoins qu'ils n'en sont
pas la logez de croire qu'apres qu'elles
sont separees des corps elles reuiennent
ains seulemẽt disent que ces oiseaux sont
leurs messagers. Voila ce que i'auois à di
re touchant les oiseaux de l'Amerique.

Grandes
chauuessou
ris succant
le sang des
orteils de
ceux qui
dorment.
Il y a toutesfois encores des chauuessouris
en ce pays là, presques aussi grandes
que nos Choucas, lesquelles entrãs la
nuit dãs les maisõs si elles trouuẽt quelcun
qui dorme les pieds descouuerts (s'adressans
tousiours principalemẽt au gros
orteil) elles ne faudront point de luy succer
le sang, & d'ẽ tirer quelques fois plus

179

Page 179
d'vn pot sans qu'il en sente rien: tellemẽt
que quand on se resueille le matin on est
tout esbahi de voir le lict de cotõ & la pla
ce toute sanglante: dequoy cependant les
Sauuages s'aperceuãs, soit que cela aduiẽ
ne a vn de leur natiõ ou a vn estrãger, ils
ne s'en fõt que rire. Et de fait, moy mesme
ayãt esté quelques fois ainsi surprins, outre
la moquerie que i'en receuois, encore
y auoit il (quoy que la douleur ne fut pas
autremẽt grãde) que ceste extremité tendre
au bout du gros orteil estãt offencee,
ie ne me pouuois chausser de 2. ou3. iours
sinõa grand peine. Ceux de l'Isle de Cuma
na,
qui est enuirõ 13. degrez au deça de l'E
quinoctïal, sont pareillemẽt molestez de
Hist. gen
des Ind.
liu. 2 ch.
80.

ces grandes & meschãtes Chauuessouris.
Auquel propos celuy qui a escrit l'histoi
re generale des Indes recite vne plaisante
histoire. Il y auoit dit il à S. Foy de Ciribici
vn seruiteur de moyne qui auoit la
pleuresie, du quel n'ayãt peu trouuer la vei
ne pour le seigner, & estãt laissé pour mort
il aduint de nuit qu'vne Chauuessouris le
mordit pres du talõ quelle trouua descou
Plaisante
histoire
d'vne Chau
uessouris.

uert, dont elle tira tant de sang que non
seulement elle s'en saoula, mais aussi lais
sant la veine ouuerte, il en saillit autãt de
sang qu'il estoit besoin pour remettre le
patient en santé: qui fut vn plaisant & gra
cieux Chirurgien pour le malade.


180

Page 180

Abeilles de
la terre du
Bresil.
Quant aux Abeilles de l'Amerique,
n'estans pas semblables à celles de par
deça, ains ressemblans mieux les petites
mouches noires que nous auons en Esté,
principalement au temps des raisins, elles
font leur miel & leur cire par les bois
dans des creux d'arbres. Et ainsi les Sauuages
qui scauẽt bien amasser l'vn & l'autre,
& qui encores meslez ensemble appe
Yra
miel &
yetic
cire noire.
lent cela Yra-yetic, car yra est le miel & yetic
la cire, apres qu'ils les ont separez, ils
mangent le miel ainsi que nous faisons:
& quant à la cire, la quelle est presque aus
si noire que poix ils la serrẽt en rouleaux
gros comme le bras. Non pas toutesfois,
Nul vsage
de torches
ni de chandelles
entre
les Sauuages.

qu'ils en facent ni torche ni chandelle, car
n'v sans point la nuit d'autre lumiere que
de certains bois qui rend la flamme fort
claire, ils se seruent principalement de
ceste cire à estouper les grosses cannes de
bois ou ils tiennent leurs plumasseries,
afin de les conseruer contre vne certaine
espece de papillons lesquels autrement
les gasteroyent.

Et afin de descrire aussi ces bestioles,

arauers
Papillons
rongeãs le
cuir & la
viande
cuite.
lesquelles sont appellees par les Sauuages
Arauers, n'estans pas plus grosses
que nos Grillets, & sortans ainsi la nuit
en troupes aupres du feu, si elles y trouuent
quelque chose, elles ne faudront
point de le ronger. Mais principalement

181

Page 181
outre qu'elles se iettoyent de telle façon
sur les collets & souliers de marroquins
que mangeans tout le dessus, ceux qui en
auoyent, à leur leué les trouuoyent tous
blancs & effleurez, encores y auoit il cela
que si nous laissiõs le soir quelques Pou
les ou autres volailles cuites mal serrees,
ces Arauers les rongeans iusques
aux os, nous nous pouuions bien attendre
de trouuer le lendemain des Anatomies.

Les Sauuages sont aussi persecutez en
leurs personnes d'vne autre petite verminette
qu'ils nomment Ton: laquelle se

Ton
vermine
dangereus
se fourrau
sous les
ongles.

trouuant parmi la terre, & n'estãt pas du
cõmencemẽt si grosse qu'vne petite puce,
se fichant neantmoins, nommément sous
les ongles des piedz & des mains, ou tout
soudain ainsi qu'vn ciron elle y engendre
vne demãiaison, si on n'est bien soigneux
de la tirer, dans peu de temps se fourrant
tousiours plus auãt elle deuiendra aussi
grosse qu'vn petit pois & ne la pourra on
arracher qu'auec grand douleur. Et ne se
sentent pas seulement les Sauuages qui
vont tout nuds & tout deschaux attaints
& molestez de cela, mais aussi nous autres
François, quelques bien vestus &
chaussez que nous fussions auions tant
d'affaire à nous en garder, que pour ma
part quelque soigneux que ie fusse d'y re

182

Page 182
garder souuẽt, on m'ẽ a tiré plus de vingt
pour vn iour. Brief i'ay veu personnages
paresseux de les tirer, estre tellement endõmagez
de ces tignes-puces, que nõ seu
lement ils en auoyent les mains, pieds, &
orteils gastez, mais mesmes sous les aisel
les, & autres parties tendres, ils estoyent
tous couuerts de petites bossettes cõme
verruers prouenantes de cela. Aussi ie
croy pour certain, que c'est ceste petite
bestiole que l'historien des Indes occidẽ
tales appele Nigua, laquelle aussi cõme il
li. 1. ch.
30.
dit se trouue en l'Isle Espagnolle, car voi
ci ce qu'il en a escrit. La Nigua est comme
vne petite puce qui saute: elle aime fort la
poudre: elle ne mort point sinon es pieds
ou elle se fourre entre la peau & la chair,
& aussi tost elle iette des lẽtilles en plus
grande quantité qu'on n'estimeroit, atten
du sa petitesse: lesquelles en engendrent
d'autres, & si on les y laisse sans y mettre
ordre, elles multiplient tant qu'on ne les
en peut chasser ni remedier qu'auec le feu
ou le fer: mais si on les oste de bonne heu
re, elles font peu de mal. Aucuns Espagnols
en ont perdu les doigts des pieds,
autres les pieds entiers.

Or pour y remedier nos Ameriquains
se frottẽt tant les bouts des orteils, qu'au
tres endroits ou elles se veulent nicher
sur eux, d'vne huile rougeastre & espesse


183

Page 183
faite d'vn fruit qu'ils nomment Couroq, le
Corouq
fruit propre
afaire
huile seruant
de
remede
aux Sauuages.


quel est presque cõme vne chastaigne en
l'escorce: ce qu'aussi nous faisions estans
par dela. Outre plus cest onguẽt est si sou
uerain pour guerir les playes, cassures &
autres douleurs qui suruiennẽt au corps
humain, que nos Sauuages cognoissãs sa
vertu, le tiennẽt aussi precieux qu'on fait
quelque part la sainte huile. Et de fait le
barbier du Nauire, ou nous repassasmes
en Frãce, l'ayãt experimẽtee en plusieurs
sortes en rapporta 10. ou 12. grands pots
plains: & autant de graisse humaine qu'il
auoit recueillie quand les Sauuages cuisoyent
& rostissoyẽt leurs prisonniers de
guerre à la facon que ie diray en son lieu.

Dauantage l'air de ceste terre du Bresil
produit encores vne sorte de petits
mouchillons, que les habitans nomment
Yetin, lesquels piquent si viuement, voire

Yetin
mouchillon
piquant
viuement.

a trauers des legers habillemens, qu'on
diroit que ce sõt pointes d'esguilles. Par
tant vous pouuez penser quel passetemps
c'est, de voir nos Sauuages tous nuds en
estre poursuyuis: car claquans lors des
mains sur leurs fesses, cuisses, espaules, &
sur tout leurs corps, vous diriez que ce
sont chartiers auec leurs fouets. I'adioust
eray encores qu'en remuant la terre &
dessous les pierres en nostre terre du Bre
sil on trouue des Scorpions, lesquels cõ-

184

Page 184
Scorpions
de l'Amerique
fort
venimeux
bien qu'ils soyent beaucoup plus petits
que ceux qu'on voit en Prouence, neantmoins
pour cela ne laissent pas, comme
ie l'ay experimenté, d'auoir leurs pointures
venimeuses & mortelles.

Comme ainsi soit doncques que cest animal
cerche les choses nettes, aduint
qu'vn iour apres que i'eu fait blanchir
mon lict de coton, l'ayant repẽdu en l'air

Scorpions
atmans les
ihoses nettes.

à la façon des Sauuages, il y eut vn Scorpion
lequel s'estant caché dans le repli,
ainsi que ie me voulus coucher (sans que
ie le visle) me piqua au grand doigt de la
main gauche, laquelle fut si soudainemẽt
enflee, que si en diligence ie n'eusse eu recours
à l'vn de nos Apothicaires, lequel
en ayant de morts dãs vne phiole auec de
l'huile m'en appliqua vn sur le doigt, il
n'y a point de doute que le venin ne se
fust soudain espanché par tout le corps.
Remede
contre la
piqucure
du Scorpion.

Et de fait nonobstant ce remede, la conta
gion fut si grande que ie fus l'espace de
vingtquatre heures en telle destresse, que
de la vehemence de la douleur que ie sen
tois ie ne me pouuois contenir. Les Sauuages
aussi estans piquez de ces Scorpiõs
s'ils les peuuent prendre, vsent de la mes
me recepte, assauoir, de les tuer & esca-
Sauuages
fort vindi
catifs.
cher sur la partie offencee. Au reste cõme
i'ay dit quelquepart, tout ainsi qu'ils sont
fort vindicatifs, voire forcenez contre

185

Page 185
toutes choses qui leur nuisent, mesmes
s'ils s'ahurtent du pied contre vne pierre
ainsi que Chiens enragez ils la mordront
à belles dents, aussi recerchãs autant que
il leur est possible les bestes qui les endõ
magent, ils en despeuplent leur pays tant
qu'ils peuuent.

CHAP. XII.

D'aucuns poissons plus cõmuns entre les Sau
uages de l'Amerique: & de leur maniere de
pescher.

AFIN d'obuier aux redites,
lesquelles i'euite tant que ie
peus, renuoyant les lecteurs
tant és troisieme, cinquieme
& septieme chapitres de ceste
histoire, qu'és autres endroits ou i'ay
ia fait mẽtion des Baleines, Monstres ma
rins, poissons volans, & autres, ie choisiray
principalemẽt en ce chapitre les plus
frequẽs entre nos Ameriquains desquels
neantmoins il n'a point encore esté parlé.

Premierement, asin de commencer par
le genre, les Sauuages appelent tous pois

Pira
poissons.
Kurema et
Parati
Mulets ex
cellens.

sons Pira: mais quant aux especes ils ont
de deux sortes de Mulets qu'ils nommẽt
Kurema & Parati lesquels (& encore plus
le dernier que le premier) soit que vous

186

Page 186
les faciez rostir ou bouillir, sont excellẽmens
bons à mãger. Et parce, ainsi qu'on
a veu par experience depuis quelques annees
tãt en Loire qu'autres riuieres de Frã
ce ou les Mulets sont remõtez de la mer,
que ces poissons vont coustumierement
par troupes, les Sauuages les voyãs ainsi
par grosses nuees bouillõner das la mer,
Facon dẽs
Sauuages
de flescher
les Mulets.
tirãs soudain à trauers rencõtrent si bien
que presque à toutes les fois ils en embro
chent plusieurs de leurs grandes flesches,
lesquels ainsi dardez ne pouuans aller en
fond, ils vont querir à nage. Dauantage
d'autãt que la chair de ce poisson sur tous
autres est fort friable quãd ils en prennẽt
grande quantité, apres qu'ils les ont fait
seicher sur le Boucan, ils les esmient & en
font de la farine qui est fort bonne.

Camourou
pouy ouassou
grand
poisson.
Kamouroupouy ouassou est vn bien grand
poisson (car aussi ouassou en langue Bresilienne
veut dire grand ou gros selon l'accent
qu'on luy donne) duquel nos Tououpinambaoults
font ordinairemẽt mention
quand ils chantent disant ainsi: Pira-ouassou
à oueh Kamouroupouy ouassou a oueh & c.

& est fort bon à manger.

Ouara
& Aca
ra-ouas
sou
poissons de
licats.
Deux autres qu'ils nomment Ouara &
Acara-ouassou
presque de mesme grãdeur
que le precedent mais meilleurs: voire di
ray que l'Ouara n'est pas moins delicat
que nostre Truite.


187

Page 187

Acarapep poisson plat qui iette vne

Acara
pep
poisson plat

graisse iaune en cuisant laquelle luy sert
de sausse: & en est la chair merueilleusement
bonne.

Acara-bouten poisson visqueux de cou-

Acara
bouten
poisson rou
geastre.

leur tãnee, ou rougeastre, qui est de moin
dre sorte que les susdits, & n'a pas le
goust fort agreable au palais.

Vn autre qu'ils appelent Pira-ypochi,

Pira
ypochi.
poisson lõg

qui est long comme vne Anguille, & n'est
pas bon: aussi ypochi en leur langage veut
dire cela.

Touchant les Rayes qui se peschent

Rayes dissemblables

de celles de
par deca.

tant en la riuiere de Genevre qu'és mers
d'enuiron, elles ne sont pas seulemẽt plus
larges que celles qu'on voit en Normandie,
Bretagne & autres endroits de par
deça, mais outre cela, elles ont deux cornes
assez longues, cinq ou six fendasses
sous le vẽtre, qu'on diroit estre artificiel-
Queue de
Raye veni
meuse.

les, la queuë longue & deslice, voire qui
pis est si dangereuse & venimeuse, que
comme ie vis vne fois par experience, si
tost qu'vne que nous auions prise & tiree
dans vne Barque eut picqué la iambe
d'vn de nostre compagnie, l'endroit deuint
tout soudain rouge & enfle. Voila
sommairemẽt & dereches touchãt aucuns
poissons de mer de l'Ameriq. desquels au
surplus la multitude est innombrable.

Au reste les riuieres d'eau douce de ce


188

Page 188
pays là estans aussi remplies d'vne infim
té de moyens & petits poissons, lesquels
Piramiri
&
Arcamiri

petits poissons.

en general les Sauuages nomment Piramiri
& Acara-miri
(car miri en leur patois
veut dire petit) i'en descriray seulement
encores deux merueilleusement difforme.

Le premier que les Sauuages appe-

Tamou
ata
poisson dif
forme &
armé.
lent Tamou-ata, est communément long
de demi pied, a la teste fort grosse, voire
monstrueuse au pris du reste, deux barbillõs
sous la gorge, les dẽts plus aigues
que celles d'vn brochet, les arestes piquãtes,
& tout le corps armé d'escailles si biẽ
à l'espreuue, que comme i'ay dit ailleurs
du Tatou beste terrestre, ie ne croy pas
qu'vn coup d'espee luy fit rien: la chair
en est fort tendre bonne & sauoureuse.

L'autre poisson que les Sauuages nom

Panapana

poisson ayant
la teste
monstru
euse.
mẽt Panapana, est de moyenne grandeur:
mais quant a sa forme, ayant le corps
queuë & peau semblable & ainsi aspre
que celle d'vn Requien de mer, il a au reste
vne teste plate si biiarre, & si estrangement
faite, que quand il est hors de l'eau,
se diuisant & separant en deux il semble
qu'on luy ait fendue, & n'est pas possible
de voir teste de poisson plus hideuse.

Quant à la façon de pescher des Sauuages,
faut noter en premier lieu sur ce
que i'ay desia dit, qu'ils prennent les mulets


189

Page 189
à coups de flesches (ce qui se doit aus
si entendre de toutes autres especes de
poissons qu'ils peuuẽt choisir dans l'eau)
que non seulemẽt les hommes & les femmes
de l'Amerique, comme chiens barbets
afin d'aller querir leur gibier & leur
pesche dans l'eau, scauent tous nager,
Hommes
femmes &
enfans
Ameriquains
bõs
nageurs.

mais qu'aussi les petits enfans dés qu'ils
commencent à cheminer se mettans dans
les riuieres, & sur le bord de la mer, grenouillẽt
desia dedãs cõme petits Canars.
Pour exemple dequoy ie reciteray brieuemẽt
qu'ainsi qu'vn dimanche matin en
nous pourmenant sur vne plate forme de
nostre fort nousvismes renuerser en mer
Dexteritẽ
des Sauuages
à nager

vne barque d'escorce, dans laquelle il y
auoit plus de trente personnes Sauuages
grands & petits qui nous venoyent voir:
comme en grande diligence auec vn de
nos bateaux pour les penser secourir,
nous fusmes aussi tost vers eux, les ayans
tous trouuez nageans & rians sur l'eau,
il y en eut vn qui nous dit: & ou allez
vous ainsi a si grand haste vous autres
Mair? (ainsi appelent ils les François)
Nous venons pour vous sauuer & retirer
de l'eau, dismes nous. Vrayement dit il
nous vous en scauons bon gré: mais au
reste auez vous opinion que nous nous
puissions noyer? Plustost sans aborder
terre demeurerions nous huit iours sur

190

Page 190
l'eau de ceste façon: tellement que nous
craignons beaucoup plus que quelque
grand poisson ne nous traisne en fond,
que d'enfoncer de nous mesmes. Partant
les autres qui tous nageoyent aussi aisément
que poissons, estãs aduertis par leur
compagnon de la cause de nostre venue si
soudaine vers eux, en s'en moquant s'en
prindrent si fort à rire, que comme vne
troupe de Marsouins nous les voyons &
entendions soufler & ronfler sur l'eau. Et
de fait, combien que nous fussions encores
à plus d'vn quart de lieuë de nostre
Fort, si n'y en eut-il q͂ quatre ou cinq qui
se voulussent mettre dans nostre batteau,
& encores plus pour causer auec no9 que
de crainte qu'ils eussent. I'obseruay que
non seulement les autres, quelques fois
en nous deuançans nageoyent tant roide
& si bellement qu'ils vouloyẽt, mais aussi
se reposoyent sur l'eau quand bon leur
sembloit. Et quant à leur Barque d'escorse,
quelques licts de couton & viures qui
estoyent dedans lesquels ils nous apportoyent
qui furent perdus, ils ne s'en soucioyent
certes non plus que vous feriez
d'auoir perdu vne pomme: car disoyent
ils n'en y a-il pas d'autres au pays?

Au surplus ie ne veux pas aussi obmettre
sur ceste matiere de la pescherie
des Sauuages, auoir ouï dire à vn d'iceux:


191

Page 191
que comme auec d'autres il estoit vne fois
Recit d'vn
Sauuage
à l'auteur
touchant
Vn poisson
ayãrmains
& teste de
forme humaine.


en temps de calme dans vne de leurs Barques
d'escorse assez auant en mer, il y eut
vn gros poisson lequel la prenant par le
bord auec la patte, à son aduis, ou la vouloit
renuerser ou se ietter dedans. Ce que
voyant, disoit-il, ie luy coupay soudainement
la main auec vne Serpe, laquelle
main estant tombee & demeuree dedans
nostre Barque, non seulement nous vismes
qu'elle auoit cinq doigts, comme
celle d'vn homme, mais aussi de la douleur
que ce poisson sentit, monstrãt hors
de l'eau vne teste qui auoit semblablement
forme humaine, il ietta vn petit cri.
Sur lequel recit assez estrange de cest Ameriquain
ie laisseray à philosopher au
lecteur si suyuant la commune opinion
qu'il y a dans la mer de toutes les especes
d'animaux qui se voyent en terre, & nom
mément qu'aucuns ont escrit des Tritons
& des Sereines: assauoir si s'en estoit
point vn ou vne, ou bien vn Marmot
ou Singe marin auquel ce Sauuage affermoit
auoir coupé la main. Toutes fois
sans condamner ce qui pourroit estre de
telles choses ie diray que tãt durãt l'espa
ce de 9. mois que i'ay esté en pleine mer
sãs mettre pied en terre qu'vne fois, qu'en
toutes les nauigatiõs q͂ i'ay souuẽt faites
sur les riuages ie n'ay riẽ aperceu de cela,

192

Page 192
ni veu poisson qui approchast si fort de la
semblance humaine.

Pour doncques continuer à parler de
la pescherie de nos Tououpinambaoults,
outre ceste premiere façon de flescher
les poissons dont i'ay fait mention, enco
res à leur ancienne mode vont ils coustu
mieremẽt sur l'eau douce ou salee, dessus
certains radeaux, composez seulement
de cinq ou six pieces de bois rond plus
grosses que le bras liees ensemble, qu'ils
appelent Piperis, sur lesquels ils sont as-

Piperis
Radeaux
surlesquels
les Sauuages
peschẽt
sis les cuisses & les iambes estẽdues & pes
chẽt ainsi (aussi biẽ que du bord de l'eau)
auec certaines espines qu'ils accommodent
en façon d'hameçon: & mesme quãd
ils nous voyoyẽt pescher auec des haims
ou rets (qu'eux appelent Puissaouassou) ou
Puissaouassou

rets a pescher.

ils nous scauoyẽt bien aider, ou pescher
fort bien tous seuls auec icelles si on leur
en bailloit. Mais sur tout nos Sauuages
depuis que les François trafiquent par
dela, trouuans fort propres les hameçons
Hamecons
trouuez
fort propre
par les Sau
uages &
l'herbe dequoyils

font leurs
lignes a
pescher.
qu'ils leur portent pour faire ce mestier
de pescherie, faisás leurs lignes d'vne cer
taine herbe qu'ils appelẽt Toucon laquelle
se tille cõme chãure, & est beaucoup plus
forte, louent grandement ceux qui leur
en ont baillé premierement l'inuention.

Aussi comme i'ay dit ailleurs, sont biẽ
apprins les petits garçons de ce pays là,


193

Page 193
à dire aux estrangers qui vont par delà.
Facon de
parler des
petits garcons
Sanuages.


De agatorem amabe pinda, c'est à dire, tu es
bon donne moy des haims: car agatorem
en leur langage veut dire bon: amabé don
ne moy: & pinda est vn hain. Que si on ne
leur en baille, la canaille tournant subitement
la teste de despit, ne faudra pas
de dire de-engaipa-aïouca, c'est à dire: tu ne
vaux rien, il te faut tuer.

Sur lequel propos ie diray que si on
veut estre cousin, comme nous parlons
communement, tant des grands que des
petis, qu'il ne leur faut rien refuser. Vray
est qu'ils ne sont point ingrats: car principalement
les vieillards se resouuenans
du don qu'ils auront receu de vous, voire
mesme lors que vous n'y penserez pas,
en le recognoissant vous dõneront quel-

Les Amariquains
ai
mans les hõ
mesioyeux,
& liberaux,

haissent
ceux d'humeurs
con
traires.

ques choses en recompense. Mais quoy
qu'il en soit i'ay obserué entr'eux que cõ
me ils aimẽt les hommes gays, ioyeux, &
liberaux, par le contraire ils haissent fort
les taciturnes, chiches, & melancoliques.
Partãt que les limes sourdes, songecreux,
taquins, & ceux qui comme on dit, mangent
leur pain en leur sac, ne facent pas estat
d'estre les bien-venus parmi nos Tou
oupinambaoults:
car de leur naturel ils detestent
telle maniere de gens.


194

Page 194

CHAP. XIII.

Des Arbres, Herbes, & Fruits exquis
que produit la terre du Bresil.

AYANT discouru ci dessus
des animaux a quatre pieds,
ensemble des Oy seaux, Poissons,
Reptiles, & choses
ayans vie, mouuement & sentiment,
qui se voyent en l'Amerique: auant
encores que parler de la Religion,
Guerre, Police, & autres manieres de
faire qui reste à dire de nos Sauuages, ie
poursuyuray à descrire les Arbres, Herbes,
Plantes, Fruits & en somme ce qu'on
dit communément auoir ame vegetatiue
qui se trouuent aussi en ce pays là.

Premierement entre les arbres les plus
celebrez & cogneus maintenant entre
nous, le bois de Bresil (duquel ceste terre
a prins son nom a nostre esgard) à cause
de la teinture qu'on en fait, est des plus
estimez. Cest arbre dõcques, que les Sau-

Araboutan

bois de
bresil & la
facon de
l'arbre.
uages appelent Araboutan, croist communément
aussi haut & branchu que
les Chesnes és forests de ce pays: & s'en
trouue qui ont le tronc si gros, que
trois hommes ne scauroyent embrasser
vn seul pied. Quant à la fueille, elle est
comme le buys: toutes fois de couleur tirant

195

Page 195
plus sur le vertgay, & ne porte aucun
fruit.

Mais touchant la maniere d'en charger
les Nauires, dequoy ie veux faire mention
en ce lieu, notez que tant à cause de
la dureté, & par consequent de la difficulté
qu'il y a de couper ce bois, que par-

Nuls cheuaux
ni
autres ani
maux pour
charrier en
l'Ameriq.

ce que n y ayant cheuaux, asnes, ni autres
bestes pour porter, charrier, ou traisner
les fardeaux en ce pays la, il faut necessairement
que ce soyent les hommes qui facent
ce mestier: n'estoit que les estrangers
qui voyagent par dela, sont aidez des Sau
uages, ils ne scauroyent charger vn moyẽ
Nauire en vn an. Les Sauuages doncques
moyennant quelques robes de frizes, che
mises de toiles, chapeaux, cousteaux, &
autres marchandises qu'on leur baille,
non seulement (auec les coignees, coings
de fer, & autres ferremens que les Francois
& autres de par deça leur donnent)
coupent, scient, fendent, mettent parquar
Sauuages
coupans &
porians le
bois de Bre
sil surleurs
espaules
pour charger
les Na
uires.

tiers, & arrõdissent ce bois de Bresil, mais
aussi le portent sur leurs espaules toutes
nues, voire le plus souuent, d'vne ou de
deux lieuës loin, par des montagnes &
lieux assez fascheux iusques sur le bord de
la mer pres desvaisseaux qui sont à l'ãcre,
ou les Mariniers le reçoyuẽt. Ie di expres
sément q͂ les Sauuages, despuis que les Frã
çois & Portugais frequentẽt en leur pays

196

Page 196
coupent leur bois de Bresil: car auparauãt
Facon an
cionne des
Ameriquainsd'a-

batre vn
arbreestoit
mettre le
feu au pied
ainsi que i'ay entendu des vieillards, lis
n'auoyent presques autre industrie pour
abbatre vn arbre, sinon que de mettre le
feu au pied. Et parce aussi qu'ily a des per
sonnages pardeca, qui pensent que les bu
ches rondes, qu'on voit ordinairement
chez les marchans, soit la grosseur des ar
bres: pour mõstrer que tels s'abusent, outre
que i'ay ia dit qu'il s'en trouue de fort
gros, i'ay encores adiousté que les Sauuages,
tãt afin qu'il leur soit plus aisé à por
ter qu'aisé à manier dans le Nauire, l'arrondissent
& accoustrent de ceste facon.
Ausurplus, parce que durãt le temps que
nous auons esté en ce pays là, nous auons
fait de beaux feux de ce bois de Bresil:
i'ay obserué que n'estant point humide
comme les autres arbres, ains comme na
Feude bois
de Bresil
presque
sans fumce
turellement sec, qu'il ne fait que biẽ peu,
& presques point du tout de fumee en
bruslant. Ie diray d'auantage, qu'ainsi
Cendre de
Bressl reignãten
rou
ge trompe
celuy qui
en pensoit
blanchtrdu
linge.
qu'vn iour vn de nostre cõpagnie se vou
lant mesler de blãchir nos chemises, sans
se douter de rien, mit des cendres de Bre
sil dans la lessiue, qu'au lieu de les faire
blanches, il les fit si rouges, que quoy
qu'on les sceust lauer puis apres il n'y
eut ordre de leur faire perdre ceste couleur:
de façon qu'il nous les fallut ainsi
vestir & vser.


197

Page 197

Au reste, parce que nos Tououpinambaoults
sont fort esbahis de voir prendre
tant de-peine-aux François, & autres de
lointains pays, d'aller querir leur Arabout
an,
c'est à dire Bresil: il y eut vne fois
vn vieillard d'entr' eux qui sur cela me fit
telle demande. Que veut dire que vous

Colloquede
l'auteur &
d'vn Sauua
ge monstrãt
qu'ils
ne sont
nnllement
tourdaux.

autres Maïr & Peros (c'est à dire Francois
& Portugais) veniez querir de si loin
du bois pour vous chauffer? n'en y a il
point en vostre pays? A quoy luy ayant
respondu qu'ouy & en grande quantité,
mais non pas de telle sorte que les leurs,
ni mesmes du bois de Bresil, lequel les
nostres n'emmenoyent pas pour brusler
comme il pensoit, ains (comme eux mefmes
en vsoyent pour rougir leurs cordons
de Cotons, plumes & autres choses)
pour faire de la teinture, il me repliqua
soudain. Voire mais vous en faut il tant?
Quy luy di-ie car (en luy faisant ti ouuer
bon) y ayant tel marchant en nostre pays
quia plus de frises & de draps rouges:
voire mesmes m'accommodant à luy par
ler de choses qui luy fussent cogneues)
de cousteaux ciseaux, mirouers, & autres
marchan dises que vous n'en auez iamais
veu par deca, il achetera luy seul tout le
bois de Bresil, dont plusieurs Nauires
s'en retournent chargezde ton pays. Ha
ha! dit mon Sauuage, tu me contes merueilles.

198

Page 198
Puis ayant bien retenu ce que ie
luy venois de dire, m'interroguant plus
auant dit. Mais cest homme tant riche
dont tu me parles, ne meurt il point? Si
fait, si fait luy di ie, aussi bien que les autres.
Surquoy (comme ils sont grands dis
coureurs, & poursuyuẽt fort bien vn pro
pos iusques au bout) il me demanda derechef:
& quand doncques il est mort, à
qui est tout le bien qu'il laisse? A ses enfans
s'il en a, & au defaut d'iceux à ses
freres, seurs, ou plus prochains parens.
Vrayement, me dit lois mon vieillard
(nullement lourdaut) à ceste heure cognois
ie que vous autres Mair, c'est à
dire François, estes de grands fols: car
vous faut il tant ti auailler à passer la mer
sur laquelle (comme vous nous dites estans
arriuez par deça) vous endurez tant
de maux, pour amasser des richesses ou à
vos enfans, ou à ceux qui suruiuentapres
vous? La terre qui vous a nourris,
n'est elle pas aussi suffisate pour les nour
Sentence
notable &
plus que
Philosopha
led'vn Sau
uage Ame
riquain.
rir? Nous auons (adiousta il) des parẽs, &
des enfans, lesquels, comme tu vois, nous
aimons & cherislons: mais parce que nous
nous asseurons qu'apres nostre mort, la
terre qui nous a nourris les nourrlra,
sans nous en soucier autrement, nous
nous reposons sur cela. Voila sommairement
& au vray le discours que i'ay entendu

199

Page 199
de la bouche d'vn pauure Sauuage
Ameriquain. Partant outre que ceste na-
Ameriquains
se
moquans
de ceux qui
hasardent
leurs vies
pour s'enri
chir attribuent
plus
ala fertili
té de la
terre que
ne faisons
ala prouidence
de
Dieu.

tion, que nous estimons tant barbare, se
moque de bonne grace de ceux qui au da
ger de leur vie passent la mer pour aller
querir du bois de Bresil a fin de s'enrichir,
encores q͂lque aueugle qu'elle soit attribuant
plus à nature & a la fertilité de la
terre que nous ne faisons à la puissance &
prouidence de Dieu, se leuera elle en iugement
contre les rapineurs, portans le
titre de chrestiẽs, dõt la terre de par deça
est aussi rẽplie, que leur pays en est vuide
quant a ses naturels habitans. Et pleust à
Dieu, suyuãt ce que i'ay dit que nos Tououpinambaoults
haissent mortellement les
auaricieux, qu'arin qu'ils seruissẽt desia de
Demons & de furies pour tourmẽter nos
gouffres insatiables qui n'ayãs iamais as
sez de biẽs, ne font ici que succer le sang
des autres) ils fussent tous cõfinez parmi
eux. Il falloit qu'a nostre grande honte,
& pour iustifier nos Sauuages du peu de
soin qu'ils ontdes choses de ce mõdeie fis
se cestedigressiõ en leur faueur. A quoyce
me sẽble, encor biẽ a propos, ie pourray
Hist. ge.
des Ind.
li. 4. ch.
108

adiouster ce que l'historiẽ des Indes a escrit
d'vne certaine natiõ de Sauuages du
Peru. Carcõmeil dit voyãs ducõmẽcemẽt
les Espagnols roder en ce pays là: ne les
voulãs receuoir (tant parce qu'ils estoyẽt

200

Page 200
barbus, que les voyãs ainsi si bragards &
mignons ils craignoyent qu'ils ne les cor
Reproche
des Sauua
ges aux va
gabonds.
rompissent & changeassent leurs anciennes
coustumes) les appeloyent escume de
la mer, gens sans peres, hommes sans repos
qui ne se peuuent arrester en aucun
lieu pour cultiuer la terre afin d'auoir à
manger.

Quatre ou
cinq sortes
de Pal
miers en
l'Ameriq.
Poursuyuant doncques à parler des
arbres de ceste terre d'Amerique, il s'y
trouue de quatre ou cinq sortes de Palmiers,
dont entre les plus communs sont
vn nommé par les Sauuages Geraü, & vn
Yri arbre
& sõ fruit
autre Yri: mais comme ni aux vns ni aux
autres ie n'ay iamais veu de Datres, aussi
croy ie qu'ils n'en produisent point. Biẽ
est vray que l'Yri porte vn fruit rõd com
me petites prunes serrees & arrengees
ensemble, ainsi que vous diriez vn bien
gros raisin: tellement que c'est tant qu'vn
hõme peut leuer d'vne main: mais il n'y a
que le noyau, qui n'est pas plus gros que
celuy d'vne cerize, qui en soit bon. Da-
Tendrons
à la cime
des ieunes
Palmiers
bons contre
tes hemorroides.

uantage il y a aussi vn tendron blanc entre
les fueilles de la cime des ieunes Palmiers,
lequel nous coupions pour manger:
& disoit le sieur du Pont. qui estoit
suiet aux hemorroïdes que cela y estoit
bon: dequoy ie me rapporte aux Medecins.

Vn autre arbre que les Sauuages appelent


201

Page 201
Aïri, lequel, bien qu'il ait les fueil-
Airy
espece d'ebene
arbre
espineux &
son fruit.

les cõme le Palmier, qu'il soit garni tout
à lentour d'espines, aussi desliees & picquantes
qu'esguilles, qu'il porte aussi vn
fruit de moyenne grosseur dans lequel se
trouue vn noyau blanc comme neige, qui
toutes fois n'est pas bon à mãger, est neãtmoins
à mon aduis vne espece d'hebene:
car outre ce qu'il est noir, & que les Sauuages
à cause de sa durté en font leurs espees
& massues de bois: voire vne partie
de leurs flesches, lesquelles ie descriray
quand ie parleray de leurs guerres, estant
fort poli & luysant quãd il est mis en besongne,
encores est il si pesant que si on
le met en l'eau, il ira au fond.

Au reste, & auant que passer plus outre,
il se trouue de beaucoup de sortes de
bois de couleur en ceste terre d'Amerique,
dont ie ne scay pas tous les noms des
arbres. Entre les autres, i'en ay veu d'aus-

Bois iaunes
violets
blancs &
rouges.

si iaunes que Buis, de naturellement violets,
dont i'auois apporté quelques reigles
en France, de blancs comme papier:
d'autres sortes de rouges que le Bresil,
dequoy les Sauuages font aussi des espees
de bois & des arcs. Vn autre qu'ils
nomment Copa-ü, lequel outre que sur le
Copaü
arbre ressemblant

au noyer.

pied il resemble aucunement au Noyer,
sans porter noix toutesfois, encores les
ais comme i'ay veu, en estant mis en besongne

202

Page 202
en meuble de bois, ont la mesme
Fueilles
d'arbre de
l'espesseur
d'vn teston
& d'autres
fort longs.
veine. Semblablement il s'en trouue au
cuns qui ont les fueilles plus espessesque
vn teston: d'autres les ayans larges de
pied & demi: & de plusieurs autres especes
qui seroyent longues a reciter par le
menu.

Bois de
senteur de
Roses.
Mais sut tout ie diray qu'il y a vn arbre
en ce pays là, lequel auec la beauté sẽt
si merueilleusement bon, que quand les
menuisiers le chapotoyent ou rabotoyẽt
si nous en prenions des coupeaux ou des
buchilles en la main, nous auiõs la vraye
senteur d'vne franche rose. D'autre au
contraire que les Sauuages appelent A-
Aouai
arbre puãt
& son fruit
venimeux.
ou-ai qui put & sent si fort les aulx, que
si on le coupe, ou qu'on en mette au feu,
on ne peut durer aupres. Ce dernier a
presques les fueilles comme celles d'vn
pommier: mais au reste son fruit (lequel
est aucunement de la forme d'vne chastaigne
d'eau) & encores plus le noyau
qui est dedans, sont si venimeux, que qui
en mangeroit il sentiroit soudain l'effet
d'vn vray poison. Toutes fois parce que
cest celuy, dont i'ay dit ailleurs que nos
Ameriquains font des sonnettes pour
mettre a lentour de leurs iambes ils
l'ont en grande estime a cause de cela. Et
faut noter en cest endroit, qu'encores

203

Page 203
(cõme nous verrons en ce chapitre) que
ceste terre du Bresil produise beaucoup
de bons & excellens fruits, neantmoins
il s'y trouue plusieurs arbres qui por-
Plusieurs
arbres en
l'Ameriq.
portans
fruits dau
gereux a
manger.

tent fruits beaux a merueilles, lesquels
toutesfois, ne sont pas bons à manger.
Et nommément sur le riuage de la mer
il y a force arbrisseaux qui portent les
leuis ressemblans presques a nos poires
yurees, mais tres dã gereux à manger. Aus
si les Sauuages voyans les François, ou
autres estrangers approcher de ces arbres
pour cueillir le fruit, leur disant
en leur langage ypochi, c'est à dire il n'est
pas bon, les aduertissant de s'en donner
garde.

Hiuouraé (comme ie l'ay ouy affermer

Hiuou
raué
espece de
Gaiat dõt
les Sauuages
vsent
contre vne
maladie
nommee
Pians

a deux ieunes appoticaires qui auoyent
passé la mer auec nous) ayant l'escorce
de demi doigt d'espais, & assez plaisante
à manger, principalement venant fraif
chement de dessus l'arbre, est vne espece
de Gaiat. Et de fait les Sauuages en
vsent contre vne maladie qu'ils nomment
Pians, laquelle, comme ie diray ailleurs,
est aussi dangereuse qu'est la grosse
verole par deça.

L'arbre que les Sauuages appelẽt Choyne
est de moyenne grãdeur, a les fueilles


204

Page 204
Choyne
arbre portant
fruit
gros comme
la teste
d'vn enfãt
duquel les
Sauuages
font leurs
maraca &
autres
vaisseaux.
approchantes de forme de celle d'vn Lau
rier, & ainsi vertes: & porte vn fruit gros
comme la teste d'vn enfant, fait de la façon
d'vn œuf d'Austruche, lequel n'est
pas bon a manger. Neantmoins nos Tououpinambaoults
en reseruans de tous entiers
en font leur instrument nommé Ma
raca
(dont i'ay ia fait & feray encores men
tion) comme aussi tant pour faire les tasses
ou ils boiuent, qu'autres vaisseaux ils
en creusent & fendent par le milieu.

Continuant a parler des arbres, il s'en
trouue vn que les Sauuages nomment Sa-

Sabaucaie

arbre &
son fruit
fait en fa
con de gobelet
propre
a faire
vases.
baucaïe portant son fruit plus gros que
les deux poingts, fait en façõ d'vn gobelet,
dans lequel il y a certains petits noyaux
comme amendes, & presques de
mesmes goust. Le reste assauoir l'escorce
ou coquille de ce fruit, est fort propre à
faire vases, & pense que ce soit ce que
nous appelons noix d'indes, lesquelles
apres qu'elles sont tournees & appropriees
de telle façon qu'on veut, on fait
coustumierement enchasser en argent par
deça. Aussi nous estans en ce pays par
Pierre
Bourdon
excellent
tourneur
mal recom
pensé de
Villegag.
dela vn nommé Pierre Bourdon, excellent
Tourneur, ayant fait plusieurs beaux
vases & autres vaisseaux, tant de ces
fruits de Saboucaïe que d'autres bois de
couleur, il en fit present à Villegagnon
lequel les prisoit grandement: toutesfois

205

Page 205
le pauure homme en fut si mal recompensé
par luy que (comme ie diray
en son lieu) ce fut l'vn de ceux qu'il fist
noyer & suffoquer en mer à cause de l'Euangile.

Il y a au surplus vn arbre en ce pays là
lequel croist haut esleué comme les cormiers,
& porte son fruit nommé Acaiou

Acaiou
fruit gros
comme vn
œuf bon &
plaisant á
manger.

de la grosseur & figure d'vn œuf de poule.
Ce fruit estant venu à maturité est
plus iaune qu'vn coing, & au reste il est
non seulement bon à manger, mais aussi
ayant vn ius vn peu aigret, & neantmoins
agreable à la bouche, quand on a
chaut, ceste liqueur refreschit fort plaisamment:
toutesfois estant assez malaisé
d'abatre de dessus ces grãds arbres: nous
n'en pouuious gueres auoir autrement
sinon que les Guenons montans dessus
pour en manger nous en faisoyent tomber
en grande quantité.

Paco-aire est vn arbrisseau qui croist

Pacoaire

arbriseau
tendre.

communémeut de dix ou douze pieds de
haut, & quãt a sa tige, combien qu'il s'en
trouue qui l'ont presques aussi grosse
que la cuisse d'vn homme, tant y a qu'elle
est si tendre qu'auec vne espee bien tran-
Pacos
fruit: lõgs
croissans
par floqusis.


chante d'vn seul coup vous en abattrez
vn. Quant a son fruit que les Sauuages
nomment Paco, il est de plus de demi pied

206

Page 206
de long, de forme assez ressemblant à vn
Coucombre, & ainsi iaune quand il est
meur: toutesfois croissans vingt ou vingt
cinq serrez tous ensemble en vne seule
branche, nos Ameriquains les cueillans
par gros floquets tant qu'ils peuuent leuer
d'vne main, les emportent ainsi en
leurs maisons.

Touchant la bonté de ce fruit, quand
il est venu à sa iuste maturité, & que
la peau, laquelle se leue tout anisi que
d'vne figue fresche, en est ostee, vn peu
semblablement grumeleux qu'il est, vous

Paco
fruitayant
goust de figues.

diriez en le mangeant que c'est aussi vne
figue: & de fait à cause de cela nous
autres François nommions ces Pacos Figues:
vray est qu'ayant encores le goust
plus doux & sauoureux que les meilleures
Figues de Marseille qui se puissent
trouuer, il doit estre tenu pour l'vn
des beaux & bons fruits de ceste terre
du Bresil. Les histoires racontent bien
que Caton retournant de Carthage, raporta
à Rome des Figues de merueilleuse
grosseur, mais parce que les anciens
n'ont fait aucune mention de celles
dont ie parle, il est vray semblable
que ce n'en estoyent pas.

Au surplus les fucilles du Paco-aire


207

Page 207
sont de figures assez semblables à celles
de Lapathum aquaticum, mais au
reste estans de si excessiue grandeur,
que chacune a communément enuiron
Fueilles de
Pacoaire
d'excessiue
longueur
& largeur

fix pieds de long, & plus de deux de
large, ie ne croy pas qu'en l'Europe,
Asie, ni Affrique: il se trouue de si
grandes & si larges fueilles. Car quoy
que i'aye ouy asseurer à Apoticaire auoir
veu vne fueille de Petasites d'vne aulne
& vn quart de large, qui est à dire, ce simple
estant tout rond, trois aulnes & trois
quaits de circonference, encores n'estce
pas approcher de celles de nostre
Pacouaire. Il est vray que n'estans pas
espesses à la proportion de leur grandeur,
ains au contraire fort minces, &
toutesfois se tenans tousiours toutes
droites, quand le vent est vn peu impetueux
(comme ce pays d'Amerique y
est fort suiet) n'y ayant que la tige du
milieu de la fueille qui puisse resister,
tout le reste à lentour se decoupe de telle
façon, que les voyans vn peu de loin
sur l'arbre vous iugeriez que ce seroyent
plumes d'Austruches.

Quant aux arbres portans le cou-

Arbres portans
Coton
& lafacon
comment it
croist.

ton lesquels croissent en moyenne hauteur,
il y en a en abondance en ce
ste terre du Bresil: la fleur vient en

208

Page 208
petite clochette iaune comme celle des
corges ou citrouilles de par deça, mais
quand le fruit est formé non seulement il
a la figure approchante de la feine des
fosteaux de nos forests, mais aussi quand
il est meur, se fendant ainsi en quatre, le
coton (que les Ameriquains appelẽt Ame-
Ameni
iou
Couton.
ni-iou) en sort par touffeaux ou floquets,
gros cõme esteuf: lequel les femmes Sauuages
sauent bien amasser & filler pour
faire des licts à la façõ que ie les despeindray
ailleurs.

Dauantage combien (ainsi que i'ay entendu)
qu'anciennement il n'y eust ni Orangiers,
ni Citronniers, en ceste terre
d'Amerique, tant y a neantmoins que sur

Abondance
de gros
ses Oran
ges & citrõs
en l'A
merique.
le riuage de la mer ou les Portugois ont
frequenté, y en ayans planté & edifié, ils
n'y sont pas seulement grandement multipliez,
mais anssi ils pottent Oranges
(que les Sauuages nomment Morgouia)
douces & grosses cõme les deux poings,
& des Citrons encores plus gros & en
plus grand nombre.

Grande
quantité
de Cannes
de succre
eu la terre
du Bresil.
Touchant les Cannes de succre, il en
croist grande quantité en ce pays la: toutesfois
nous autres François n'ayans pas
encores, quãd i'y estois, les gens propres
ni les choses necessaires pour en tirer le
succre (comme ont les Portugais és lieux
qu'ils possedent par delà) ainfi que i'ay

209

Page 209
dit ci dessus au chapitre neufieme sur le
propos du bruuage des Sauuages, nous
les faisions seulement infuser pour faire
de l'eau sucree: ou bien qui vouloit en
sucçoit & mangeoit la moelle. Sur lequel
propos ie diray vne chose qui en fera pos
sible esmerueiller plusieurs C'est que cõ-
Vinaigre
de Cannes
de Succre.

tre la qualité du Sucre, laquelle comme
chacun scait, est si douce que rien plus,
nous auons neantmoins souuent expressément
laissé enuieillir & moisir des Cannes
de Sucre, lesquelles laissans ainsi
quelque temps tremper dans l'eau elles
s'aigrissoyent puis apres de telle façon
qu'elles nous seruoyent de vinaigre.

Semblablement il y a des endroits par

Gros Roseaux
dont
les Sauuages
font le
bout de
leurs flesches.


les bois ou il croist force Roseaux & Cãnes
aussi grosses que la iambe d'vn homme
mais bien (comme i'ay dit du Pacoaire)
qu'elles soyent si tendres sur le pied:
que d'vn coup d'espee on en coupera aisément
vne, si est-ce neantmoins qu'estãs
seiches elles sont si dures, que les Sauuages
les fendans par quartiers & les accõmodans
en maniere de lancette ou de lãgue
de serpent, en font le bout de leurs
flesches dequoy ils arresteront vne beste
Sauuage du premier coup.

Le Mastic y vient aussi par petis buissons:
lequel auec vne infinité d'autres her
bes & fleurs odoriferantes rend la terre


210

Page 210
de tresbonne & souefue senteur.

Finalemẽt parce qu'à l'endroit ou nous
estions assauoir sous le Capricorne, bien
qu'il y ait de grãds tonnerres, que les Sau
uages nõment Toupan, pluyes vehemẽtes

Terre du
Bresil exempte
de
neige gelee
& gresle.
& de grands vents, tant y a que ni gelant,
neigeant, ni greslant iamais, & par consequent
les arbres n'y estans point assaillis
ni gastez du froid & des orages (comme
sont les nostres par deça) vous les verrez
tousiours, nõ seulemẽt sus estre despouil
lez & desgarnis de leurs fueilles, mais
aussi tout le lõg de l'ãnee les forests sont
Arbres
tousiours
verdoyans
en l'Amerique.

aussi verdoyantes qu'est le Laurier en no
stre France. Aussi puis que ie suis sur ce
propos, quant au mois de Decẽbre nous
auõs ici nõ seulemẽt les plus petits iours
mais aussi que trancissans de froid nous
soufflõs en nos doigts, & auõs les glaçõs
pendus au nez, c'est lors que nos Ameriquains,
ayãs les leurs plus lõgs, ont si grãd
Plus long;
iours &
plus grãdes
chaleurs
au mois de
Decembre
en l'Amerique.

chaud en leur pays que cõme mes compa
gnõs du voyage & moy auõs experimẽté
nous nous y baigniõs à Noel. Toutesfois
cõme ceux qui entendent la Sphere peuuẽt
comprẽdre, les iours n'estãs iamais si
longs ne si courts sous les Tropiques que
Saisons tẽperces
sous
les Tropiques.

nous les auons, en nostre climat, ceux
qui y habitẽt les ont non seulement plus
esgaux, mais aussi (quoy que les anciens
ayent autrement estimé (les saisons

211

Page 211
y sont beaucoup & sans comparaison
plus temperees.. Cest ce que i'auois à
dire sur le propos des arbres de la terre
du Bresil.

Quant aux plantes & herbes dontie
veux aussi faire mention, ie commenceray
par celles lesquelles à cause de leurs
fruits & effets me semblent les plus excellentes.
Premierement la plante qui
produit le fruit nommé par les Sauuages

Plantes
& fueilles
de l'Ananas.


Ananas est de figure semblable aux glaieuls,
& encores, ayant les fueilles vn peu
courbees & canelees tout alentour, plus
approchãtes de celles d'Aloes. Elle croist
aussi non seulement emmoncelee comme
vn grand Chardon, mais aussi son
fruit, qui est de la grosseur d'vn moyen
Melõ, & de façon comme les Pommes de
Pins, sans pendre ny pancher d'vn costé
ni d'autre, viẽt de la propre sorte de nos
Artichaux.

Ces Ananas au surplus, estans ve-

Ananas

plus excellent
fruit
de l'Amerique


nus à leur maturitez, sont de couleur de
iaune azuré, & ont vne telle odeur de
framboise que non seulement allans
par les bois on les sent de loin, mais
aussi quant à leur goust fondans en la
bouche, & estans naturellement si doux
qu'il ny a confitures de ce pays qui les sur
passe, ie tiẽs que cest le plus excellẽt fruit
de l'Amerique. Et de fait moy-mesme en

212

Page 212
ayant autresfois pressé tel, dont i'ay fait
sortir pres d'vn verre de suc, ceste liqueur
ne me sembloit pas moindre que
la maluaisie. Cependant les femmes Sauuages
nous en apportoyent de grands pa
niers qu'elles nomment Panacons, auec
de ces Pacos dont i'ay ia fait mention, &
autres fruits lesquels nous auions d'elles
pour vn peigne ou pour vn mirouer.

Povr l'esgard des Simples que ceste ter
re du Bresil produit, il y en a vn entre les
autres que nos Tou-oupinambaoults nom-

Petun
simple de
singuliere
vertu.
ment Petun, lequel croist vn peu plus haut
que nostre grãde ozcille, a les fueilles assez
semblables, mais encores plus appro
chantes de celles de Cõsolida maior. Ceste
herbe, a cause de la singuliere vertu
que vous entendrez qu'elle a, est en gran
de estime entre les Sauuages: & voici cõmẽt
ils en vsent. Apres qu'ils l'ont cueillie
& fait seicher par petites poignees en
leurs maisons, ils en prennent quatre ou
cinq fueilles, lesquelles ils enuelopent
dans vne autre grand fueille d'arbre en
façon de cornet d'espice. Cela fait mettãs
Maniere
aes Sauua
ges d'humerla
fumee
de
Petun.
le feu par le petit bout, puis le mettans
ainsi vn peu allumé dans leur bouche, ils
en tirent la fumee, laquelle, combien que
elle leur ressorte par les narines & par
leurs leures percees, ne laisse pas neantmoins
de tellement les substanter, que

213

Page 213
principalement s'ils vont en guerre, &
que la necessité les presse, ils seront trois
ou quatre iours sans se nourrir d'autre
Fumee du
Petun pur
geant le
ceruean.

chose. Il est vray qu'ils en vsent encores
pour vn autre esgard: car parce que cela
leur fait distiller les humeurs superflues
du cerueau, vous ne verriez gueres nos
Bresiliẽs sans auoir chacun vn cornet de
ceste herbe pendu au col: mesmes a toutes
les minutes & en parlant a vous, cela
leur seruant aussi de contenance, ils en
hument la fumee, laquelle, comme i'ay ia
dit (eux resserrãs soudain la bouche) leur
ressort par les nez & par les levres fendues,
comme d'vn encensoir. Neãtmoins
ie n'en ay point veu vser aux femmes, &
ne scay la raison pourquoy: mais bien
diray-ie, qu'ayant moy mesmes experimenté
ceste fumee de Petun, i'ay senti que
elle rassasie & garde bien d'auoir faim.
Au reste quoy qu'on appele maintenant
par deça la Necocienne ou herbe à la
Erreur de
prendre la
Necociéne
pour Petun

Royne Petun, tant s'en faut toutesfois
que ce soit de celuy dont ie parle, qu'au
contraire, outre que ces deux plantes n'õt
rien de commun ni en forme ni en proprieté,
encores quelque recherche que
i'aye faite en plusienrs iardins ou lon se
vantoit d'auoir du Petun iusques à present
ie n'en ay point veu en nostre France. Et
afin que celuy qui nous à fait feste de son

214

Page 214
Angoumoise, qu'il dit estre vray Petum,
ne pense pas que i'ygnore ce qu'il en a escrit:
si le naturel du simple dont il fait
mention ressemble au pourtrait qu'il en a
fait faire, i'en di autãt que de la Necociẽne:
tellement qu'en ce cas ie ne luy concede
pas ce qu'il pretend: assauoir qu'il ait
apporté le premier de la graine de Petum
en Frãce, ou a cause du froit i'estime que
malaisément ce simple pourroit croistre.

I'ay aussi veu pardelà vne maniere de

Caioua
espece de
choux
Choux que les Sauuages nomment. Caiou-a,
dõt ils font quelquefois du potage,
lesquels ont les fueilles aussi larges & pres
ques de mesme sorte q͂ celles du Nenufar
qui croist sur les marais en cepays deçà.

Quant aux racines outre celles de
Maniot & d'Aypi, desquelles comme
i'ay dit au neufieme chapitre. les Sauuages
font de la farine, ils en ont encores

Hetich
racinesfort
bonnes &
en grande
abondance
en l'Amerique

d'autres qu'ils appellent Hetich, lesquelles
non seulement croissent en aussi gran
de abondance en leur terre que font les
raues en Limosin, ou en Sauoye, mais
aussi il s'en treuue communément d'aussi
grosses que les deux poingts & longues
d'vn pied & demy plus ou moins.
Et combien que les voyant arrachees
hors de terre on iugeast de prime face
à la semblance, qu'elles fussent toute
d'vne sorte: tant y a neantmoins

215

Page 215
d'autant qu'en cuisant les vnes deuenans
viollettes comme certaines Pastenades
de ce pays, les autres iaunes
comme Coins, & les troisiemes blancheastres,
i'ay opinion qu'il y en a de
trois especes. Mais quoy qu'il en soit
ie vous puis asseurer que quand elles
sont cuites aux cendres, principalement
celles qui iaunissent, qu'elles ne
sont pas moins bonnes à manger que
les meilleures Poires que nous puissions
auoir. Quant à leurs fueilles, lesquelles
traisnent sur terre comme Hedera
terrestris, elles sont fort semblables
à celles de Cocombres, ou des plus
larges Espinars qui se puissent trouuer
par deçà: non pas toutesfois qu'elles
soyent si vertes, car quant à la couleur
elles tirent plus à celles de Vitis Alba.
Au reste parce qu'elles ne portent point
Facon mer
ueilleuse de
multiplier
les racines
d'Atich

de graines, les femmes Sauuages, qui
sont soigneuses au possible de les multiplier,
pour ce faire ne font autre
chose (œuure merueilleuse en l'Agriculture)
sinon d'en couper par petites pieces,
comme on fait icy les Carotes pour
faire salades: & semãs cela par les champs
elles ont au bout de quelques temps autãt
de grosses racines d'Hetich quelles ont
semé de petits morceaux. Toutesfois
parce que c'est la plus grande manne de

216

Page 216
ceste terre du Bresil, & qu'allans par pays
on ne voit presques autre chose, ie croy
qu'elles viennent aussi pour la pluspart
sans main mettre.

Les Sauuages ont semblablement vne
sorte de fruits, qu'ils nomment Manobi,

Manobi

espece de
noisette
craissant
dans terre.
lesquels croissans dans terre, & s'entretenans
l'vn l'autre par petits filamens, ne
sont pas plus gros que noisettes franches
& ont le noyau de mesme goust. Neantmoins
ils sont de couleur grisastre &
n'en est pas la creuse plus dure que la
gousse d'vn poix: mais de dire maintenant
s'ils ont fueilles & graines, combien
que i'aye mangé beaucoup de fois de ce
fruit, ie confesse ne l'auoir pas bien obscrué
& ne m'en souuient pas.

Il y a aussi quantité de Poyure long

Poiure lõg
duquel les marchans de par deça se seruent
seulement à la teinture: mais quant
à nos Sauuages, le pillant & broyant auec
du sel, & appelans ce meslange Ionquet, ils
Ioquet
sel des Sau
uages & la
facon cõme
ils envsent
en vsent cõme nous faisons de sel sur table:
nõ pas toutesfois qu'ainsi que nous,
soit en chair, poisson, ou autres viandes
ils salent leurs morceaux auant que les
mettre en la bouche: car eux prenans le
morceau le premier & à part, pincẽt puis
apres auec les deux doigts à chacune fois
de ce Ionquet, & l'aualent pour donner saueur
à leur viande.


217

Page 217

Finalement il croist en ce pays là vne

Cõman
da-ouas
sou
grosses
febues.

sorte d'aussi grosses & larges Febves que
le pouce, lesquelles les Sauuages appelent
Commanda-ouassou: comme aussi de
petits Pois blancs & gris qu'ils nommẽt
Commanda-miri. Semblablement certai-
Cõman
damiri
petites
febues.

nes Citrouilles rondes nommees par eux
Maurongans fort douces à manger.

Voila, non pas tout ce qui se pourroit

Mau
rongan
Citrouilles

dire des arbres, herbes, & fruits de ceste
terre du Bresil, mais ce que i'en ay remarqué
durant enuiron vn an que i'y ay demeuré.
Surquoy ie diray pour conclusion
que tout ainsi que i'ay dit ci deuant, qu'il
n'y a bestes à quatre pieds, Oyseaux, pois
sons, ni Animaux en l'Amerique, qui en
tout & par tout soyent semblables à ceux
que nous auons en Europe, qu'aussi, selon
que i'ay soigneusement obserué allant
& venant par les bois & par les
champs de ce pays là, excepté ces trois
Arbres
herbes &
fruits de
l'Ameriq.
excepté
trois tous
disserends
des nostres.

herbes: assauoir du Pourpier, du Basilic,
& de la Fougiere, qui viennent en quelques
endroits, ie n'y ay veu arbres, herbes,
ni fruits qui ne fussent differents des
nostres. Partant toutes les fois que l'image
de ce nouueau mõde, que Dieu m'a
fait voir, se presente deuant mes yeux:
& que ie considere la serenité de l'air,
la diuersité des Animanx, la varieté des
oyseaux, la beauté des arbres & plantes,

218

Page 218
l'excellence des fruits: & brief en general
les richesses dont ceste terre du Bresil est
decoree, incontinẽt ceste exclamation du
Prophete au Pseau. 104. me vient en memoire.

O Seigneur Dieu que tes œuures diuers
Sont merueilleux par le monde vniuers,
O que tu as tout fait par grand sagesse
Bref, la terre est pleine de ta largesse.

Ainsi donques heureux les peuples qui
y habitent s'ils cognoissoyẽt l'Aucteur &
Createur de toutes ces choses: mais au
lieu de cela ie vay entrer en des matieres
qui monstreront combien ils en sont
essoignez.

CHAP. XIIII.

De la guerre, combats, hardiesse & armes
des Sauuages.

COMBIEN que nos Touou-pi
nambaoults Toupinenquin
suyuãt
la coustume de tous les autres
Sauuages habitãs ceste quatrie
me partie du mõde, laquelle en
latitude, depuis le destroit de Magellan
qui demeure par les cinquante degrez
tirant au Pole Antarctique iusques aux
terres Neuues, qui sont enuiron les soixante
au deça du costé de nostre Arctique,


219

Page 219
contient plus de deux mille lieuës,
Amerique
quarte par
tie du mon
decontenãt
plus de
deux mille
lieues.

ayent guerre mortelle contre plusieurs
nations de ce pays la: tant y a que leurs
plus prochains & capitaux ennemis sont
tant ceux qu'ils nomment Margaias que
les Portugais qu'ils appelent Peros leurs
alliez: comme au reciproque lesdits Mar
gaias
n'en veulent pas seulement aux Tou
oupinambaoults,
mais aussi aux François
leurs confederez. Non pas quant à ces
Barbares qu'ils se facent la guerre pour
Bresiliens
pour quoy
font la guer
re.

conquerir les pays & terres les vns des
autres, car chacun en a plus qu'il ne luy
en faut: moins que les vainqueurs preten
dent s'enrichir des despouilles, rançons,
& armes des veincus, ce n'est pas di-ie
tout cela qui les meine. Car comme eux
mesmes confessent n'estans poussez d'autre
affection que de vẽger, chacun de son
costé, ses parẽs & amis qui par le passé ont
esté prins & mãgez, à la façõ que ie diray
au chap. suyuant, ils sont tellemẽt acharnez
les vns à lencõtre des autres, que qui
conque tombe en la main de son ennemi,
sans autre composition, il faut qu'il s'atẽ
de d'estre traitté de mesme: c'est à dire assommé
& mangé. Qui plus est, si tost que
la guerre est vne fois declaree entre quelques
vnes de ces natiõs, tous allegãs qu'a
tẽdu que l'ennemi qui a receu l'iniure s'en
ressentira à iamais, c'est trop laschement

220

Page 220
fait de le laisser eschaper quand on le tiẽt
à sa merci: leurs haines sont tellement inueterees
qu'ils demeurent perpetuelle-
Sauuages
irreconciliables.

ment irreconciliables. Surquoy on peut
dire que Machiauel & ses disciples, qui
Machiaue
lites imita
teurs de la
cruauté
des Barba
res.
contre la doctrine chrestienne pratiquẽt
& en seignent aussi que les nouueaux seruices
ne doyuent iamais faire oublier les
vieilles iniures: ayãs di-ie semblablemẽt
ces Atheistes vn courage de Tigre, ils sõt
en ce point vrais imitateurs des barbares.

Or selon que i'ay veu, la maniere que
nos Toupinenquin tiennent pour s'assembler
afin d'aller en guerre est telle: c'est,
combien qu'ils n'ayent entre eux Rois ni

Brefiliens
n'ayans
Rou ne
Princes
obeissent
aux vieillards.

Princes, & par consequent qu'ils soyent
presques aussi grands Seigneurs les vns
que les autres, neantmoins nature leur
ayant appris que les vieillards (qui sont
appelez Peoreroupicheh) à cause de l'experience
du passé, doyuent estre respectez
estans en chacun village assez bien obeis,
quand l'occasion se presente, eux se pour
menans, ou estans assis en leurs licts de
couton pendus en l'air, exhortent les autres
de telle ou semblable façon.

Et comment, diront-ils parlans l'vn a-

Harangue
des vieil
lards.
pres l'autre sans s'interrompre, nos predecesseurs,
lesquels non seulement ont si
vaillamment combatu, mais aussi subiugué
tué & mãgé tant d'ennemis, nous ont

221

Page 221
ils laissé l'exemple que comme effeminez
& lasches de cœur nous demeurions tous
iours à la maison? Faudra il qu'à nostre
grand hõte, au lieu que nostre nation par
le passé a esté tellement crainte & redoutee
de toutes les autres, qu'elles n'ont peu
subsister deuant elle, nos ennemis ayent
maintenant l'honneur de nous venir cercher
iusques au foyer? Nostre couardise
dõnera-elle occasion aux Margaias & aux
Peros-engaipa (c'est à dire, à ces deux natiõs
alliez qui ne valẽt riẽ) de se ruer les premiers
sur nous? Puis celuy qui parle ainsi
claquant des mains sur ses espaules & sur
ses fesses: auec exclamatiõ adioustera Erima,
Erima Tououpinambaoult canomi ouassou
Tan Tan:
&c. c'est à dire, non non gens de
ma nation, puissãs & tresforts ieunes hõ
mes, ce n'est pas ainsi qu'il nous faut faire:
plustost nous disposans de les aller trouuer
faut-il que nons-nous facions tous
tuer & manger, ou que nous ayons vengeance
des nostres.

Apres que ces harãgues des vieillards
(lesq͂lles durerõt quelquefois plus de six
heures) sont finies, chacun des auditeurs,
qui en escoutant attentiuement n'en aura
pas perdu vn mot, se sentant accouragé
& auoir, comme on dit, le cœur au ven
tre, en s'aduertissans de village en villages,
ne faudront point en diligence de


222

Page 222
s'assembler en grand nombre, & se trouuer
au lieu qui leur aura esté assigné.
Mais auant que faire marcher l'armee il
faut sauoir quelles sont les armes de nos
Tou-oupinambaoults.

Ils ont premieremẽt leur Tacapé, c'est

Tacapé, espee
ou mas
sue de bois.
à dire leurs espees & massues, les vnes
estans de bois rouge, & les autres de bois
noir ordinairement longues de cinq à six
pieds: & quant à leur façon, elles ont vn
rond, ou oval au bout, d'enuiron deux
paulmes de main de largeur, lequel espais
qu'il est de plus d'vn pouce par le milieu,
est si bien apprimé par les bords, que cela
(estãt de bois dur & pesant comme Buis)
tranchant presque comme vne coignee,
Sauuages
furieux
i'ay opinion que deux des plus accorts
Spadassins de par deça se trouueroyent
biẽ empeschez d'auoir affaire à vn de nos
Tououpinambaoults estant en furie s'il en
auoit vne au poing.

Secondement ils ont leurs Arcs (qu'ils

Orapat,
art.
nomment Orapats) faits des susdits bois
noir & rouge, lesquels sont tellemẽt plus
longs & plus forts que ceux que nous auons
par deça, que tat s'en faut qu'vn hõme
d'entre nous les peust enfõcer, moins
en tirer, qu'au contraire ce seroit tout ce
qu'il pourroit faire d'vn de ceux des garçons
de 9. ou 10. ans de ce païs la. Les cordes
de ces Arcs sont faites d'vne herbe

223

Page 223
que les Sauuages appelent Tocon. lesquel
Cordes
d'arcs faites
de l'her
be Tocon.

les (combien qu'elles soyẽt fort desliees)
sont neantmoins si fortes qu'vn cheual y
tireroit. Quant à leurs flesches, elles ont
pres d'vne brasse de longueur, & sont fai-
Flesches
longues.

tes de trois pieces, assauoir le milieu de
Roseau, & les deux autres parties de bois
noir, lesquelles pieces sont si bien raportees,
iointes & liees auec des petites pelu
res d'Arbres, qu'il n'est pas possible de
mieux. Au reste elles n'ont que deux empennons
chacun d'vn pied de long, lesquels
(parce qu'ils n'vsent point de colle)
sont aussi fort proprement liez auec du
fil de couton. Au bout d'icelles ils mettent
aux vnes, des os pointus, aux autres
la longueur de demi pied de quelque bois
de Cannes fait en façon de lancette & piquant
de mesme: & quelques fois le bout
d'vne queuë de Raye laquelle (comme
i'ay dit quelque part) est fort venimeuse:
mesmes depuis que les François &
Portugais ont frequenté ce pays la, les
Sauuages à leur imitation commencent
d'y mettre, sinon vn fer de flesches, pour
le moins vne pointe de clou.

I'ay desia dit comment ils manient
leurs Espees: mais quant à l'Arc, ceux
qui les ont veus en besongne diront
auec moy, que, sans brassards, ains


224

Page 224
tous nuds qu'ils sont, ils les enfoncent
tellement, tirent si droit & si soudaine-
Ameriquains
excellens
Ar
chers.
ment, que n'en desplaise aux Anglois (esti
mez neantmoins si bons Archers) nos Sau
uages tenans leurs trousseaux de flesches
en la main dequoy ils tiennent l'Arc, en
auront plustost enuoyé vne douzaine que
eux six.

Finalement ils ont leurs rondelles, fai
tes du dos du cuir sec & espais de cest a-

Rondelles
faites de
suir sec.
nimal qu'ils nõment Tapiroussou (duquel
i'ay parlé ci dessus) & de façon larges, ron
des & plates comme le fond d'vn tabourin
d'Alemand. Vray est que quand ils
viennent aux mains, ils ne s'en couurent
pas comme font les soldats de par deça
des leurs: mais elles leur seruẽt pour sou
stenir les coups de flesches de leurs ennemis.
C'est en somme ce que nos Ameriquains
ont pour toutes armes: car au demeurant
tant s'en faut qu'ils se couurent
le corps de chose quelle qu'elle soit, que
au contraire (horsmis leurs bonnets, bracelets
& courts habillemens de plumes
dont ils se parent) s'ils auoyent seulemẽt
Les Sauuages
com
batẽtnuds.
vestu vne chemise quand ils vont au com
bat, estimans que cela les empescheroit
de se bien manier, ils la despouilleroyẽt.

Et afin que ie paracheue ce que i'ay à
dire sur ce propos, si nous leur baillions
des espees trenchantes (comme ie fis present


225

Page 225
d'vne des miennes à vn bõ vieillard)
Espees tre
chãtes peu
estimees
des Sauua
ges pour le
combat.

iettans incontinent qu'ils les auoyent
les fourreaux, comme ils font aussi les
gaines des cousteaux qu'on leur baille,
ils prenoyent plus de plaisir à les voir
trefluire du commencement, ou d'en cou
per des brãches de bois, qu'ils ne les estimoyent
propres pour combatre. Et à la
verité aussi, selon ce que i'ay dit qu'ils sa
uent tant bien manier les leurs, elles sont
plus dangereuses.

Au surplus nous autres, ayans aussi
porté par delà quelque nombre d'harque
buzes de leger pris pour traffiquer auec
eux: i'en ay veu qui s'en scauoyent si bien

Passetẽps
de trou
Sauuages
à tirer vne
haquebute.

aider, qu'estans trois à en tirer vne, l'vn
la tenoit, l'autre prenoit visee, & l'autre
mettoit le feu: & au reste parce qu'ils
chargeoyent le canon iusques au bout,
n'eust esté qu'au lieu de poudre sine, nous
leur baillions moitié de charbon broyé,
il est certain qu'en danger de se tuer, tout
fust creué entre leurs mains. A quoy il
faut que i'adiouste qu'encores que du cõmencement
qu'ils oyoyent les sons de
Sauuages
s'esionnãs
du son du
canon s'en
asseurent
sinalement.

nostre Artillerie, & les harquebuzades
que nous tirions ils s'en estonnassent aucunement:
mesmes que voyans souuent
en leur presence aucuns d'entre nous abbatre
vn oiseau de dessus vn arbre, ou
vne beste sauuage, sans qu'ils vissent la

226

Page 226
balle ils s'en esbahissent bien fort, tant y
a neantmoins, qu'ayans cogneu l'artifice
& disans (comme il est vray) qu'auec leurs
arcs ils auront plustost delasché cinq ou
six flesches qu'on n'aura chargé & tiré vn
coup d'harquebuze, ils commençoyent
de s'asseurer à l'encontre. Que si on dit la
dessus: voire mais l'harquebuze fait bien
plus grande faucee: ie respond contre ceste
obiection, que quelques colets de buffles,
voire cotte de maille, ou autres armes
(sinon qu'elles soyent à l'espreuue)
qu'on puisse auoir, que nos Sauuages
Sauuages
descochans
roidement
leurs arcs.
forts & robustes qu'ils sont, tirent si roidement
qu'ils transperceront aussi bien
le corps d'vn homme d'vn coup de flesche,
qu'vn autre fera d'vne harquebuzade.
Mais par ce qu'il eust esté plus à propos
de toucher ce point, quant cy apres
ie parleray de leurs cõbats, afin de ne con
fondre les matieres plus auãt ie vay mettre
nos Tououpinambaoults en campagne
pour marcher contre leurs ennemis.

Iusques á
quel nombre
s'assem
blent les
Sauuages
& pour
quoy leurs
femmes
marchent
en guerre.
Estans dõques, par le moyen que vous
auez entendu, assemblez en nombre quelques
fois de huit ou dix mille hommes:
& mesmes que beaucoup de femmes, non
pas pour combatre ains seulement pour
porter les licts de couton, farines & autres
viures, se trouuẽt auec les hommes,
apres que les vicillards qui par le passé

227

Page 227
ont le plus tué & mangé des ennemis,
ont esté creez conducteurs par les autres,
Vicillards
creiz conduiteurs.


tous se mettent en chemin sous leur conduicte.
Et quoy qu'ils ne tiennent ni rãg,
ni ordre en marchant, si est-ce toutesfois
que s'ils võt par terre, outre que les plus
vaillans font tousiours la pointe, & qu'ils
Sauuages
marchans
sans ordre
& toutesfois
sans
confusion.

marchent tous serrez, encore est-ce vne
chose incroyable de voir vne telle multitude
laquelle, sans Mareschal de camp
ni autre qui ordonne des logis pour le
general, se scait si bien accommoder, que
sans confusion vous les verrez tousiours
prests à marcher.

Au surplus tant au desloger de leurs
pays qu'au departir de chacun lieu ou ils
seiournent: afin d'aduertir & tenir les
autres en ceruelle, il y en a tousiours quel
ques vns qui auec des Cornets qu'ils nõment
Inubia, de la grosseur & longueur

Inubia
grands
cornets.

d'vne demie pique, mais par le bout d'em
bas large d'enuiron demi pied comme vn
Haubois, sonnent au milieu des troupes:
mesmes aucuns ont des Fifres & fleutes
Fissres &
flcutes d'es
humains.

faites des os, des bras & des cuisses de
céux qui ont esté par eux mãgez, desquel
les pour s'inciter d'auãtage d'en faire autant
à ceux contre lesquels ils marchent,
ils ne cessent de flageoler par les chemins.
Que s'ils se mettent par eau comme
ils font souuent) costoyans tousiours

228

Page 228
la terre & ne se iettans gueres en mer, ils
Ygat
Ba que
descorce.
serengerõt dans leurs Barques, qu'ils appellent
Ygat, lesquelles faites chascune
d'vne seule escorse d'Arbre, qu'ils pellẽt
du haut en bas, sont neantmoins si grandes
que quarante ou cinquante personnes
peuuent tenir dans vne d'icelles. Ain
si vogans tout debout à leur mode, auec
vn auiron plat par les deux bouts, lequel
ils tiennent par le milieu, ces Barques
(plates qu'elles sont) n'enfonsãs pas dans
l'eau plus auant que feroit vn ais, sont
fort aisees a manier & à conduire. Vray
est qu'elles ne scauroyẽt endurer la mer
vn peu haute & esmeue, moins la tourmente,
mais en temps calme vous en verrez
des fois, quand nos Sauuages vont en
guerre pl9 de 60. tout d'vne flote lesquelles
se suyuãs pres à pres võt si viste qu'on
les a incontinent perdues de veue. Voila
donc les armees terrestres & Nauales de
nos Toupinenquins aux champs & en mer.

Or allans ainsi ordinairement cercher
leurs ennemis vingt & cinq où trente
lieues loin, quand ils approchent de leur
pays, voici les premieres ruses & strata-

Premier
stratageme
de guerre
entre les
Ameriquatns.

gemes de guerre dont ils vsent. Les plus
habiles & plus vaillãs, laissansles autres
auec les femmes vne iournee ou deuxder
riere eux, approchãs le plus secrettemẽt
qu'ils peuuẽt pour s'embusquer dans les

229

Page 229
bois, d'affection qu'ils ont de surprendre
leurs ennemis, ils y demeurerõt tapis tel,
le fois sera, plus de vingt quatre heures.
Tellement que si les autres sont prins au
despourueu, tout ce qui sera attrapé soit
hommes, femmes ou enfans, non seulement
sera emmené, mais aussi quant ils
seront de retour en leur pays, tuez, mis
par pieces rostis, & Boucanez. Et leur
sont telles surprises tant plus aisees à fai
re, qu'outre que les villages (car de villes
Nulle ville
close en
l'Amerique


ils n'en ont point) ne ferment pas, encores
n'õt ils autre porte aux huys de leurs
maisons (longues cependant pour la plus
part de quatre vingt a cent pas & percees
en plusieurs endroits) sinõ quelques brã-
Long ueur
des maisons
des
Sauuages.

ches de Palmier ou d'vne grande herbe
qu'ils appellent Pindo. Bien est vray
qu'al ẽtour de quelques villages frõtiers
Villages
frontiers
comment
fortifiez

des ennemis, les mieux aguerris y plantẽt
des paux de Palmier de cinq ou six pieds
de haut: & encores, sur les aduenues des
chemins en tournoyãt, des cheuilles poin
tues à fleur de terre: tellement que si les
assaillans pensent entrer de nuit (comme
cest leur coustume) ceux de dedans qui sa
uent les destroits ou ils peuuẽt aller sans
s'offenser, sortans dessus eux, soit qu'ils
veullent combatre ou fuir (parce qu'ils se
piquent bien fort les pieds) il en demeure
ordinairement sur la place.


230

Page 230

Que s'il aduient que les ennemis soyẽe
aduertis les vns des autres, les deux armees
se rencõtrans, on ne pourroit croire
cõbien le combat est cruel: dequoy ayant
esté sepectateur ie puis parler à la ve
rité. Car cõme vn autre François & moy
au danger si nous eussions esté prins

Escarmouche
furieu
se ou l'Au
teur est oit
ou tuez sur le champ destre mangez des
Margaias, fusmes vne fois par curiosité,
accõpagner nos Sauuages, lors en nõbre
d'enuiron quatre mille hõmes, en vne escarmouche
qui se fit sur le riuage de la
mer, nous vismes ces Barbares cõbattre
de telle furie que gẽs forcenez & hors du
sens ne scauroyent pis fa ire.

Premieremẽt quad nos Tououpinãb. d'enuirõ
demi quart de lieue aperceurẽt leurs

Cris &
hurl mens
apperceuans
l'enne
mi.
ennemis ils se prindrent à hurler de telle
façon, que nõ seulemẽt ceux qui vont à la
chasse aux loups par deçà sans cõparaison
ne menẽt point tel bruit, mais aussi pour
Gestes &
contenan
ces approchant
l'ennemy.

certain, l'air fẽdat de leurs cris & de leurs
voix, quãd il eust tõné nous ne l'eussions
pas entẽdu. Et au reste à mesure qu'ils approchoyẽt,
redoublãs leurs cris, sõnãs de
leurs Cornets, estendãs les bras, se menas
sans & mõstrans les vns aux autres, les os
Monstre
des os &
dents des
prisoniers
mangez.
des prisonniers qui auoyẽt esté mangez,
voire les dẽts enfilees, dont aucũs auoyẽt
plus de deux brasses pẽdues à leur col, c'e
stoit vn horreur de voir leurs cõtenãces.


No Page Number
[ILLUSTRATION]

232

Page 232
Mais au ioindre, ce fut biẽ encore le pis:
car si tost qu'ils furent à deux cens pas
pres, en se saluans à grands coups de flesches,
vous en eussiez veu vne infinité durãt
ceste escarmouche voler en lair aussi
drues que mouches. Que si quelques vns
Sauuages
acharnez
& comme
enragez
au combat
en estoyent attaints, comme furent plusieurs,
apres qu'auec vn merueilleux cou
rage ils les auoyent arrachees de leurs
corps, voire les rompans & comme chiẽs
enragez mordans les pieces à belles dẽts,
ils ne laissoyẽt pas pour cela tous navrez
de retourner au combat. Surquoy faut no
ter que ces Ameriquains sont si acharnez
en leurs guerres, que tant qu'ils pour
ront remuer bras & iambes sans reculer
ni tourner le dos, ils combatront incessamment.
Finalemẽt quand ils furẽt meslez,
ce fut auec leurs espees de bois à
grands coups & a deux mains à se charger
de telle façon, que qui rencõtroit sur
la teste de son compagnõ il nel enuoyoit
pas seulement par terre, mais l'assommoit
comme vn bœuf.

Ie ne touche point icy s'ils estoyẽt biẽ
où mal montẽz, car pressupposant, parce
que i'ay dit cy dessus, que chacũ se ressouuiendra
qu'ils n'ont cheuaux ni autres
montures en leur pays, tous estoyent &
vont tousiours à beaux pieds sans lance.
Partãt cõbien qu'estãt par delà i'aye souuẽt


233

Page 233
desiré que nos Sauuages vissẽt des che
Sauauges
combatans
à pied quel
le opinion
auroyẽt des
cheuaux

naux, si est-ce que lors plus qu'auparauãt
ie souhaitois d'en auoir vn bõ entre mes
iãbes. Et de fait ie croy que s'ils voyoyẽt
vn de nos Gẽdarmes bien monté & armé
auec la pistole au poing faisant bondir &
passader son cheual, qu'en voyant sortir
le feu d'vn costé & la furie de l'homme &
du cheual de l'autre, de prime face ils pẽseroyent
que ce fut Aygnan, cest à dire le
diable en leur langage. Toutefois quelqu'vn
à escrit vne chose notable à ce propos:
car combien qu'Attabalipa ce grand
Hist. gen
des Ind.
lin. 4 ch.
113.

Roy du Peru, qui de nostre aage fut subiugué
par Pizarre, n'eut iamais veu de che
naux, tant y a quoy qu'vn Capitaine Espagnol
allant contre luy, par gentilesse &
pour donner esbahissement aux Indiens,
fit tousiours voltiger le sien iusques à ce
qu'il fut pres la personne d'Attabalipa,
il fut si asseuré qu'encores qu'il sautast vn
peu d'escume du cheual sur son visage il
ne fit signe aucun de changemẽt: mais sit
commandement de tuer ceux qui s'en estoyent
fuis de deuant le cheual: chose
(dit l'historien qui fit estonner les siens &
esmerueiller les nostres. Ainsi pour retourner
à mon propos, si vous demandez
maintenant, & toy & toncompagnon que
faisiez vous durant ceste escarmouche, ne
combatiez vous pas auec les Sauuages?

234

Page 234
ie respond, pour n'en rien desguiser,
qu'en nous contentans d'auoir fait ceste
premiere folie de nous estre ainsi hazardez
auec ses Barbares, que nous tenans
à l'arriere garde nous auions seulement
le passetemps de iuger des coups.
Surquoy cependant ie diray qu'encores
que iaye souuentesfois veu des armees
& de la gendarmerie tant de pied que
de cheual en ces pays par deçà, que
neantmoins ie n'ay iamais eu tant de
contentement en mon esprit de voir les
compagnies de gens de pied auec leurs
morrions dorez & armes luisantes, que
i'eu lors de plaisir de voir combatre ces
Sauuages. Car outre le passe-temps
qu'il y auoit de les voir sauter siffler &
se manier si dextremẽt & diligẽment, encores
faisoit il merueilleu semẽt bõ voir,
non seulement tant de flesches auec leurs
grands empennons de plumes rouges
Corps &
flesches des
Sauuages
decorez de
plumes.
bleues, incarnates, vertes & autres, voler
en l'air parmi les rayons du Soleil qui les
faisoit estinceller: mais aussi tant de robbes,
bonnets, bracelets & autres bagages
faits aussi de ces plumes de couleurs
naifues dont les Sauuages estoyent
vestus.

Or en fin apres que ceste escarmouche
eut duré enuiron trois heures, & que d'vne part & d'autre il y en eut


235

Page 235
beaucoup de blessez, voire aucuns demeurez
sur la place, nos Tououpinambaoults,
ayans prins plus de trente Margaias
hommes & femmes prisonniers eurent
la victoire. Partant encores que
nous deux François n'eussions fait autre
chose sinon tenans nos espees nues
en la main & tirans quelques coups de
pistolles en l'air, donner courage à nos
gens, si est-ce toutesfois, ne leur pouuans
faire plus grand plaisir que d'aller à la
guerre auec eux, qu'ils ne laissoyent
de tellement nous estimer pour cela que
du depuis les vieillards des villages ou
nous frequentions nous en ont tousiours
aimez dauantage.

Les prisonniers doncques mis au
milieu & pres de ceux qui les auoyent
prins,, voire aucuns hommes des plus
forts pour s'en mieux asseurer liez & gar
rotez, nous nous en retournasmes con-

prisonniers
liez & gar
rotez.

tre nostre riuiere de Genevre, aux enuirons
de laquelle habitoyent nos Sauuages.
Mais encores, parce que nous en
pouuiõs estre à douze ou quinze lieues,
ne demandez pas si en passant par les villages
de nos alliez, venans au deuant de
Applaudis
semẽs aux
vaĩqueurs

nous, dãsans & sautãs, auec claquemẽs de
mains, & autres aplaudissemens ils nous
caressoyẽt. Pour cõclusion dõques quand
nous fusmes arriuez à l'ẽdroit de nostre

236

Page 236
Isle mon compagnon & moy nous fismes
passer dans vne Barque en nostre Fort, &
les Sauuages s'en allerent en terre ferme,
chacun en son village.

Cependant quelques iours apres que
aucuns de nos Tououpinambaoults, qui auoyent
de ces prisonniers en leurs maisons
nous vindrent voir en nostre Isle,
priez qu'ils furent par Villegagnon, & so

Prisoniers
achetez
par les Erã
cou.
licitez par les Truchemens que nous auions,
de nous en vendre, il y en eut vne
partie recousse par nous d'entre leurs
mains. Toutesfois ainsi que ie cognu en
achetant vne femme & vn sien petit garçon
qui n'auoit pas deux ans, lesquels me
cousterent pour enuiron trois francs de
marchandise, c'estoit assez maugré eux:
car disoit celuy qui les me vendoit. Ie ne
scay d'oresenauant que s'en sera, car despuis
que Pai-colas (entendant Villegagnon)
est venu par deça, nous ne mangeons
pas la moitié de nos ennemis. Ie
pensois bien garder le petit garçon pour
moy, mais outre que Villegagnon en me
faisant rendre ma marchandise, voulut
tout auoir pour luy, encores y auoit-il ce
la que quãd ie disois à la mere quelors que
ie repasserois la mer, ie le ramenerois
par deça: elle respondoit (tant ceste nation
a la vengeance enracinee en son
cœur) qu'à cause de l'esperance qu'elle

237

Page 237
auoit qu'estant deuenu grand il pourroit
eschaper & se retirer auec les Margaias
pour les venger, qu'elle eust mieux aimé
qu'il eust esté mangé par les Tououpinambaoults,
que de l'esloigner si loin d'elle.
Neantmoins (comme i'ay dit ci deuant)
enuiron quatre mois apres que nous fusmes
arriuez en ce pays là, d'entre quarante
ou cinquante esclaues qui trauailloyent
en nostre Fort (que nous auions
aussi achetez des Sauuages nos alliez)
nous choisismes dix ieunes garçons, lesquels
dans les Nauires qui reuindrent,
nous enuoyasmes en Frãce au Roy Henri
second lors regnant.

CHAP. XV.

Comment les Ameriquains traitent leurs
prisonniers prins en guerre, & les ceremonies
qu'ils obseruent tant à les tuer qu'à les mãger.

IL reste maintenant de sçauoir
commẽt les prisonniers
prins en guerre sont traitez
au païs de leurs ennemis. Incontinent
doncques qu'ils
sont arriuez, non seulemẽt ils sont nour-

Traitemẽs
des prisonniers
de
guerre.

ris des meilleures viandes qu'on peut
trouuer, mais aussi on baille des femmes
aux hommes (& non des maris aux femmes,

238

Page 238
mesmes celuy qui aura vn prisonnier
ne faisant point de difficulté de luy
bailler sa fille ou sa seur en mariage, celle
qu'il retiendra le traitera & luy administrera
tout ce qui luy sera necessaire.
Bref, combien que sans aucun terme pre
fix, selon qu'ils cognoistront les hommes
ou bons chasseurs, ou bons pescheurs, &
les femmes propres à faire les iardins ou
à aller querir des Huitres, ils les gardent
plus ou moins de temps, tant y a que finalement
apres les auoir engraissez com
me pourceaux en l'auge, auec les ceremo
nies suyuãtes ils sont assõmez & mangez.

Premierement apres que tous les villa

Assemblee
pour le mas
sacre du
prisonnier.
ges d'alentour de celuy ou sera le prison
nier auront esté aduertis du iour de l'exe
cution, hõmes, fẽmes & enfans y estãs arriuez
de toutes pars, c'est à dãser, boire &
Prisonnier
approchant
de sa fin se
mõstre plus
ioyeux.
Caouiner toute la matinee. Mesmes celuy
qui n'ignore pas q͂ telle assẽblee se faisãt
à son occasion, il doit estre dãs peu d'heu
re assommé, emplumassé qu'il sera, tãt s'en
faut qu'il en soit contristé, qu'au cõtraire
sautãt & buuãt il sera des plus ioyeux. Or
cependant apres qu'auec les autres il aura
ainsi riblé & chanté 6. ou 7. heures durant:
deux ou trois des plus estimez de la
troupe l'empoignans & le lians par le mi
lieu du corps auec des cordes de cotõ, ou
autres faites de l'escorce d'vn arbre que

239

Page 239
ils appellent Yuire laquelle est come celle
du Til de par deçà, sans qu'il face aucune
resistãce, combiẽ qu'on luy laisse les deux
Prisonnier
lié & pour
mené en
trophee.

bras à deliure, il sera ainsi quelque peu
de temps pourmené en trophee parmi le
village. Mais pẽsez vous qu'encores pour
cela (ainsi que feroyent les criminels par
deçà) il en baisse la teste? rien moins: car
Iactance in
croyabledu
prisonnier

aucõtraire auec vne audace & asseurance
incroyable, se vantant de ses prouësses du
passé, il dira à ceux qui le tiennẽt lié: i'ay
moy mesme, vaillant que ie suis, premierement
lié & garroté vos parens: puis en
s'exaltant tousiours de plus en plus, auec
vne contenãce de mesme, se tournant de
costé & d'autre il dira à l'vn: i'ay mãgé de
tõ pere: à l'autre i'ay assommé & Boucané
tes freres: bref, dira-il, i'ay en general tãt
mangé d'hommes & de femmes, voire des
enfans, de vous autres Tououpinambaoults
que i'ay prins en guerre que ie n'en say le
nombre: & au reste ne doutez pas que les
Margaias de la nation dont ie suis pour
venger ma mort n'en mangẽt encores cy
apres autant qu'ils en pourront attraper.

Finalemẽt apres qu'il aura esté ainsi ex
posé à la veue d'vn chacũ, les deux Sauua
ges qui le tiẽnẽt lié s'esloignãtde luy l'vn
à dextre & l'autreà senestre d'ẽuirõ trois
brasses, tenãs neãtmoins vn chacũ le bout


240

Page 240
de sa corde qui est de mesme longueur,
tirent lors si fermemẽt que le prisonnier
saisi cõme i'ay dit, par le milieu du corps,
estant arresté tout court, ne peut aller ni
Prisonier
arrestétout
court, se
vẽge auãt
quemourir
venir de costé ni d'autre. La dessus on luy
apporte des pierres & des tectz de vieux
pots cassez, ou de tous les deux ensemble:
puis les deux tenans les cordes, de
peur d'estre blessez, s'estans couuerts cha
cun d'vne de ces rondelles de la peau du
Tapiroussou dont i'ay parlé ailleurs, luy di
sent: venge toy auant que mourir: tellement
que iettant & ruant fort & ferme
contre ceux qui sont assemblez alentour
de luy, quelquesfois en nombre de trois
ou quatre mille personnes, ne demandez
pas s'il y en a de marquez: & de fait ie vi
vn iour en vn village nommé Sarigoy, vn
prisonnier qui de ceste façon donna si
grand coup de pierre contre la iambe d'v
ne femme que ie pensois qu'il luy eust rõ
pue. Or les pierres, & tout ce qu'en se
baissant il a peu ramasser aupres de soy,
iusques aux mottes de terre estans faillies,
celuy qui doit faire le coup ne s'estant
point monstré tout ce iour là, sortant
d'vne maison auec vne de ces grandes
espees de bois au poing, richement
decoree, de beaux & excellens plumages,
comme aussi luy en a vn bonnet, & autres
paremens sur son corps, s'approchãt

241

Page 241
lors du prisonnier il luy vse ordinaire-
Colloque
du massacreur
auec
le prisonier
qu'il doit
assommer.

ment de telles paroles. Nés tu pas de la
nation nommee Margaias qui nous est
ennemie? & n'as tu pas toy mesme tué &
mãgé de nos parens & amis? Luy plus asseuré
que iamais respond en son langage
(car les Margaias & les Tonpinemquins
s'entendent) Pa, che tan tan, aiouca atoupaué:
c'est à dire ouy ie suis tresfort & en
ay voirement tué plusieurs. Puis auec exclamatiõ
& pour faire plus de despit à ses
ennemis mettãtses mains sursa teste ils'es
crie: ô que ie ne m'y suis pas feint: ô com
bien i'ay esté hardy à assaillir & àprendre
de vos gens, dequoy i'ay tant & tant de
fois mangé, & autres propos semblables
qu'il adiouste. Pour ceste cause aussi, luy
dira l'autre, nous te tenans maintenanten
nostre puissance tu seras presentement
tué par moy, puis mangé de tous nous au
tres. Et bien respond il encore (aussi reso
Resosutiõ
merueilless
se du prisonnier
n'a
prehendãt
nullement.
la mort.

lu d'estre assommé pour sa nation que Re
gulus fut constãt à endurer la mort pour
sa republique Romaine) mes parens me
vengeront aussi. Surquoy pour monstrer
qu' encores que ces nations barbares
crai gnent fort la mort naturelle, neantmoins
tels prisonniers s'estimans heureux
de mourir ainsi publiquement au
milieu de leurs ennemis ne s'en soucient
nullemẽt, i'alegueray cest exemple. M'estant

242

Page 242
vn iour trouué inopinément en vn
village de la grande Isse nommé Pirauiiou
ou il y auoit vne femme prisonniere
toute preste d'estre tuee, en m'approchãt
d'elle & pour m'accõmoder à son langage
Exemple
d'vne prisonniere

mesprisant
la mort.
luy disant qu'elle se recommadast à Toupan
(car Toupan entre eux ne veut pas dire
Dieu, ains le tõnerre) & qu'elle le priast
ainsi que ie luy enseignerois: pour toute
responce hochant la teste & se moquant
de moy me dit: que me bailleras-tu & ie
feray ainsi que tu dis? Aquoy luy repliquant:
poure miserable il ne te faudra
tantost plus rien en ce monde, & partant
puis que tu crois l'ame immortelle
(ce qu'eux tous comme ie diray au chapitre
suyuant confessent) pense que c'est
qu'elle deuiendra apres ta mort: mais
elle s'en riant derechef mourut & fut assommee
de ceste façon.

Ainsi, pour continuer ce propos,
apres ces contestations, & le plus souuent
parlans encores l'vn à l'autre, celuy
qui est la tout prest pour faire ce mas
sacre, leuant sa massue de bois à deux
mains, donne du rondeau qui est au bout
de si grande force sur la teste du poure
prisonnier, que tout ainsi que les bou-

Prisonnier
iue par
terre &
assommédu
premier
coup.
chers assomment les bœufs par deçà i'en
ay veu du premier coup tomber tout
roide mort, sans remuer puis apres ne

243

Page 243
bras ne iambe. Vray est qu'estant estendu
par terre à cause des nerfs & du sang
qui se retire on les voit vn peu formiller
& trembler: mais neantmoins ceux
qui font l'execution frappent ordinairement
si droit sur le tect de la teste,
voire sauent si bien choisir derriere l'oreille,
que (sans qu'il en sorte gueres
de sang) pour leur oster la vie ils n'y retournent
pas deux fois. Aussi est-ce la
Facon de
parler des
Barbares
imitee des
Francois

façon de parler de ce pays là, laquelle
nos François auoyent desia en la bouche,
qu'au lieu que les soldats & autres en
querellant pardeçà disent maintenant
l'vn à l'autre ie te creuerray, de dire à
celuy auquel on en veut ie te casseray
la teste.

Or si tost que le prisonnier aura
esté ainsi tué, s'il auoit vne femme,
(comme i'ay dit qu'on en donne à quelques
vns) elle se mettra aupres du
corps mort & fera quelque petit dueil:
ie di nommément petit dueil, car suyuant
vrayement ce qu'on dit que fait le Cro-

Dueil ypocrite
de la
femme du
prisonnier.
mort.

codille: assauoir qu'ayant tué vn homme
il pleure aupres auant que de le
manger, aussi apres que ceste femme
aura fait quelques tels quels regrets, &
ietté quelques fenites larmes sur sonmari
mort, si elle peut ce sera la premiere qui
en mangera.

244

Page 244
Cela fait les autres femmes, & principale-
Corps mort
du prisonnier
eschau
dé comme
vncouchon
ment les vieilles (lesquelles plus conuoiteuses
demãger de la chair humaine que
les ieunes, seruent de soliciteurs enuers
tous ceux qui ont des prisonniers pour
les faire vistemẽt despescher) se presentãs
auec de l'eau chaude, qu'elles ont toute
preste, frottent & eschaudent de telle façon
le corps mort, qu'en ayãt leué la pre
miere peau elles le font aussi blanc que
les cuisiniers par deçà font vn couchon
de laict prest à rostir.

Apres cela celuy duquel il estoit prisonnier
auec d'autres, tels, & autant qu'il

Corps du
prisonier
soudainement
par
pieces
luy plaira, prenans ce poure corps le fen
dront & mettront si soudainemẽt en pieces,
qu'il n'y a boucher en ce pays icy qui
puisse plustost desmembrer vn Mouton.
Mais outre cela (cruauté plus que prodigi
euse) tout ainsi que les Veneurs par deçà
apres qu'ils ont pris vn Cerf en baillẽt la
curee aux chiẽs courãs, aussi ces Barbares
afin d'inciter & acharner dauantage leurs
Enfans sau
uages frotez
du
sang des
prisonniers
enfans, les prenans l'vn apres l'autre leur
frotent le corps, bras, cuisses & iambes
du sang de leurs ennemis. Aureste depuis
que les Chrestiens ont frequenté ce pays
là, les Sauuages decoupent tant les corps
de leurs prisonniers que les Animaux &
autres viandes auec les cousteaux & ferremens
qu'on leur baille: Mais auparauant,

245

Page 245
comme i'ay entendu des vieillards,
Pierressor
uans de cou
steaux aux
Ameriquains.


ils n'auoyent autre moyen de ce faire, sinon
auec des pierres tranchantes qu'ils
accommodoyent à cest vsage.

Or toutes les pieces du corps, mesmes
les trippes apres estre bien nettoyees,

Chair du
prisonnier
sur le Bou
can.

sont incontinent mises sur le Boucan:
aupres duquel, pendant que le tout
cuit ainsi à leur mode, les vieilles femmes
(lesquelles comme i'ay dit appetans
merueilleusement de manger de la chair
humaine) estans toutes assemblees pour
recueillir la graisse qui desgoute le long
des bastons de ceste haute grille de bois,
exhortans les hommes qu'ils facent en
forte qu'elles ayent tousiours de telle
viande, en leschans leurs doigts disent
Yguatou: c'est à dire il est bon. Voila don-
Vieilles les
chans la
graisse humaine.


ques, ainsi que i'ay veu, comment les Sau
uages Ameriquains font cuire la chair
de leurs prisonniers prins en guerre: assa
uoir Boucaner.

Parquoy, d'autãt que bien au log ci des
sus au chap. des Animaux, parlant du Ta

pag. 153.

piroussou i'ay mesme declaré la façon du
Boucan, pour obuier aux redites, priant
les lecteurs afin de se le mieux represẽter
d'y auoir recours, ie refuteray icil'erreur
de ceux qui, cõme on peut voir en leurs
Cartes vniuerselles, nous ont nõ seulemẽt
marqué & peint les Sauuages de la terre du

246

Page 246
Erreur és
Cartes mõ
strans les
Sauuages
rostir la
chair humaine
com
menous fai
sons nos
viandes.
Bresil, qui sont ceux dont ie parle à present,
rostissans la chair des hommes embrochee
comme nous faisons les membres
de moutons & autres viandes, mais
aussi ont feint qu'auec de grands Couperets
de fer ils les coupoyent sur des
bancs, & en pendoyent & mettoyent les
pieces en monstre, comme font par deça
les Bouchers la chair de beuf. Tellement
que ces choses n'estans non plus vrayes
que le conte de Rabelais touchant son
Panurge qui eschapa de la broche tout
lardé & à demi cuit, il est aisé à voir par
l'ignorance de ceux qui font telles Cartes,
qu'ils n'ont iamais eu cognoissance
des choses qu'ils mettent en auant. Pour
confirmation dequoy i'adiousteray, que
outre la façon que i'ay dit que les Bresiliens
ont de cuire la chair de leurs prison
niers, encores quand i'estois en leur pays
ignoroyent-ils tellement nostre façon de
rostir, que comme vn iour quelques miẽs
compagnons & moy en vn village faisions
tourner dans vne broche de bois vne
Poule d'Inde, auec d'autres volailles:
Sauuages
se moquãs
de nostre
rotisserie.
eux se rians & moquans de nous ne voulurent
iamais croire, les voyans remuer
ainsi incessamment, qu'elles puissent cuire,
iusques à ce que l'experience leur mõ
stra du contraire.

Reprenant donc mon propos, quand


247

Page 247
la chair d'vn prisonnier, ou de plusieurs
(car ils en tuent quelques fois deux ou
trois en vn iour) est ainsi cuite, tous ceux
qui ont assisté à voir faire le massacre, s'estans
derechef resiouys à l'entour des Bou
cans,
quelque grand qu'en soit le nombre,
s'il est possible chacun en aura son mor-
Chacunpar
vengeance
a vn morceau
du
prisonnier.

ceau. Et de fait, horsmis ce que i'ay dit
particulierement des vieilles femmes, cõ
bien que tous confessent que ceste chair
humaine soit merueilleu sement bonne &
delicate, tant y a neantmoins, qu'excepté
la ceruelle, & plus par vengeance que
pour le goust & la nourriture, ils mangent
entieremẽt tout ce qui se peut trouuer
depuis les extremitez des orteils, iusques
aux nez, oreilles & sommet de la te-
Tectz, os
& dents
des prison
niers pour
quoy reser
uez.

ste. Et au surplus nos Tou-oupinambaoults
reseruans les tectz par mõceaux en leurs
villages, comme on voit par deça les testes
de morts és cimetieres, la premiere
chose qu'ils font quand les François les
vont voir, c'est en recitant leurs vaillances,
& en leur monstrant par trophee ces
tectz ainsi descharnez, dire qu'ils feront
de mesme à tous leurs ennemis. Semblablement
ils serrent fort soigneusement
tant les plus gros os des cuisses & des
bras, pour (comme i'ay dit au chapitre
precedent faire des fleutes, que les dents
lesquelles ils arrachent & enfilent en façon

248

Page 248
de patenostre les portans tourtillees
à l'entour de leur col. De mesme l'historien
des Indes, parlãt de ceux de l'Isle
de Zamba, dit qu'eux attachans aux portes
hist. gen.
des Ind.
liu. 2.
ch. 7.
de leurs maisons les testes de ceux qu'ils
tuent & sacrifient, en portent aussi les
dents pendues au col pour plus grandes
brauades.

Quant à celuy ou ceux qui ont commis
ces meurtres, reputans cela à grand gloire,
dés le mesme iour qu'ils auront fait le

Corps du
massacreur
incisé &
pour quoy
coup, se retirans à part ils se feront non
seulement inciser iusques au sang, la poictrine,
les bras, les cuisses, le gras des iam
bes, & autres parties du corps: mais aussi
afin que cela paroisse toute leur vie ils
frottẽt ces taillades de certaines mixtiõs
& poudre noire qui ne se peut iamais
effacer: tellement que tant plus qu'ils
sont ainsi dechiquetez, tant plus cognoist
on qu'ils ont beaucoup tué de prisonniers:
& par consequẽt sont estimez plus
vaillans par les autres. Ce que pour vous
mieux faire entendre, encores que ci dessus
au chapitre de la guerre i'aye ia mis
ceste figure du Sauuage dechiqueté, ie
vous le represente icy derechef.



No Page Number
[ILLUSTRATION]

250

Page 250

Pour la fin de ceste tant estrange Trage
die, s'il aduient que les femmes qu'on auoit
baillees aux prisonniers demeurent
grosses d'eux, les Sauuages qui ont
tué les peres alleguans que tels enfans
sont prouenus de la semence de leurs en-

Horrible
& nompareilie
cru
auté.
nemis (chose horrible à ouyr, & encores
plus à voir) mangeront les vns incontinẽt
apres qu'ils seront naiz, où selon que
bõ leur semblera auant que d'en venir là
leslaisseront deuenir vn peu grandets. Et
non seulement ces Barbares se delectent,
plus qu'en toute autre chose, d'exterminer
ainsi autant qu'il leur est possible la
race de ceux contre lesquels ils ont guerre
(car les Margaias font le mesme traitement
aux Tououpinamboults quandils les
tiennent) mais aussi ils prennent vn singulier
plaisir de voir les estrangers qui
leur sont alliez faire le semblable. Tellement
que quand ils nous presentoyent
de ceste chair humaine de leurs prisonniers
pour manger, & que nous en faisions
refus (ainsi que moy & beaucoup
d'autres des nostres ne nous estans point
Dieu merci tant oubliez auons tousiours
Truchemens
de
Norma n
die menãs
vie d'Atheistes

fait) il leur sembloit par cela que nousne
leurs fussions point assez loyaux. Surquoy
à mon grand regret ie suis cõtraint
de reciter, que quelques Truchemens de
Normandie, qui auoyent demeuré long

251

Page 251
temps en ce pays là, pour s'accommoder
à eux menans vne vie d'Atheistes, ne se
polluoyent pas seulement en toutes sortes
de paillardises & vilenies parmy les
femmes & les filles, dont vn entre autres
de mon temps auoit vn garçon aagé d'en
uiron trois ans, mais aussi surpaslant les
Sauuages en inhumanité, i'en ay ouy qui
sè vantoyent d'auoir tué & mangé des
prisonniers.

Ainsi continuant à descrire la cruauté
de nos Tououpinamboults enuers leurs ennemis:
aduint pendant que nous estions
par delà, qu'eux s'estans aduisez qu'il y a
uoit vn village en la grande Isle, dõt i'ay
parlé cy deuãt, lequel estoit habité de cer
tains Margaias leurs ennemis qui neãtmoins
s'estoyent rẽdus à eux dés que leur
guerre cõmẽça: assauoir il y auoit enuirõ
vingt ans: combien di-ie que depuis ce
temps-là ils les eussent tousiours laissez
viure en paix parmi eux, tant y a qu'vn
iour en beuuant & Caouinant, s'accourageans
l'vn l'autre & alleguans cõme i'ay
tantost dit, que c'estoyent gens islus de
leurs ennemis mortels ils delibererẽt de

Desolation
d'Vn villa
ge sàccagé
par les
Tououp.

tout saccager. Et de fait s'estans mis vne
nuit à la pratique de leurs resolutions,
prenans ses poures gens au despourueu,
ils en firẽt vn tel carnage & vne telle bou
cherie que c'estoit vne pitié nõpareille de

252

Page 252
ouir crier. Plusieurs de nos François en
estans aduertis, enuiron minuit partirẽt
bien armez & s'en allerẽt dãs vne Barque
en grande diligence contre ce village qui
n'estoit qu'à quatre ou cinq lieues de nostre
Fort. Mais auant qu'ils y fussent arriuez,
nos Sauuages enragez & acharnez
qu'ils estoyẽt apres la proye, ayans mis le
feu aux maisons pour faire sortir les per
sonnes, ils en auoyẽt ia tant tuez que c'estoit
presques fait. Mesmes i'ouy affermer
à quelques vns des nostres estãs de retour,
que non seulemẽt ils auoyent veus en pie
ces & en carbõnades plusieurs hõmes &
femmes sur les Boucans, mais aussi que les
Extreme
cruauté.
potits enfans à la mãmelle y furent rostis
tous entiers. Il y en eut neantmoins quel
que petit nõbre des grands qui s'estãs iet
tez en mer, & en faueur des tenebres de la
nuit sauuez à nage, se vindrẽt rẽdre à no9
en nostre Isle: dõt cependãt nos Sauuages
quelques iours apres estãs aduertis, grõdãs
entre leurs dens de ce que nous les re
tenions n'en estoyẽt gueres contẽs. Toutesfois
apres qu'ils furent appaisez par
quelques marchãdises qu'on leur donna,
moitié de force & moitié de gré, ils les
laisserent pour esclaues à Villegagnon.

Vne autresfois que quatre ou cinq Frã
çois & moy estiõs en vn village de la mes
me grande Isle nommé Piraui-iou ou il y


253

Page 253
auoit vn prisonnier beau & puissant ieune
homme, enferré de quelques fers que
nos Sauuages auoyẽt recouurez des Chre
stiens, s'accostant de nous, il nous dit en
lãngage Portugalois (car deux de nostre
Margaia
baptizé en
Portugal
prisonnier
que nous
voulusmes
sauuer.

compagnie parlans bon Espagnol l'entẽdirent
bien) qu'il auoit esté en Portugal:
qu'il estoit chrestiane: auoit esté baptizé
& se nommoit Antoni. Partant quoy qu'il
fut Margaia de nation, ayant toutesfois
par ceste frequentation en autre pays aucunement
despouillé sa barbarie, il nous
fit entendre qu'il eust biẽ voulu estre deliuré
d'entre les mains de ses ennemis.

Parquoy, outre nostre deuoir d'en retirer
autant que nous pouuions, ayans
par ces mots de Crestiane & d'Antoni esté
plus esmeus de compassion en son endroit,
l'vn de ceux de nostre compagnie
qui entẽdoit l'Espagnol, serrurier de son
estat, luy dit qu'il luy apporteroit dés le
lẽdemain vne lime pour limer ses fers: &
partant qu'incontinent qu'il seroit à deli
ure (n'estãt point autremẽt tenu de court)
pendãt que nous amuserions les autres de
paroles il s'allast cacher sur le riuage de
la mer dans certains boscages que nous
luy mõstrasmes: esquels en nous en retour
nãs nous ne faudriõs point de l'aller querir
dãs nostre Barque: mesmes luy dismes
que si nous le pouuions tenir en nostre


254

Page 254
Fort, nous acorderions bien auec ceux
desquels il estoit prisonnier. Le pauure
homme bien aise du moyen que nous luy
presentions, en nous remerciant, promit
qu'il feroit tout ainsi que nous luy auiõs
conseillé. Mais quoy que la canaille de
Sauuages n'eust point entendu ce colloque,
se doutãs bien neantmoins que nous
leur voulions enleuer d'entre les mains,
dés le mesme iour que nous fusmes sortis
de leur village, eux ayans seulement
en diligence appelé leurs plus prochains
voisins pour estre spectateurs de la mort
de leur prisonnier, il fut incontinent assommé.
Tellement que dés le lendemain
qu'auec la lime, feignãs d'aller querir des
farines & autres viures, nous fusmes retournez
en ce village: comme nous demandions
aux Sauuages du lieu ou estoit
le prisonnier que nous auions veu le iour
precedent, quelques vns nous menerent
en vne maison ou nous vismes le pauure
Antoni par pieces sur le Boucan: mesmes
parce qu'ils cogneurent bien qu'ils nous
auoyent trompez, en nous monstrant la
teste ils en firent vne grande risee.

Semblablement nos Sauuages ayans

Deux Por
tugais
prins &
mãgez par
nos Sauuages.

vn iour surpris deux Portugalois dans
vne petite maisonnette de terre, ou ils
estoy ent dans les bois pres leur Fort appelé
Morpion, quoy qu'ils se defendissent

253

Page 253
vaillammẽt depuis le matin iusques
au soir, mesmes qu'apres que leur munition
d'harquebuzes & traits d'arbalestes
furent faillis, ils sortissent auec chacun
yne espee à deux mains, dequoy ils firent
yn tel eschec sur les assaillans que beaucoup
furent tuez & autres blessez, tant y
a neantmoins, s'opiniastrans de plus en
plus auec resolution de se faire plustost
tous hacher en pieces que de se retirer
sans vaincre, qu'en fin ils prindrẽt & emmenerẽt
prisonniers les deux Portugais:
de la despouille desquels vn Sauuage me
vendit quelques habits de buffles: comme
aussi vn de nos Truchemens eut vn
plat d'argent, qu'ils auoyent pillé auec
d'autres choses dans la maison qui fut
forcee, lequel, eux ignorans la valeur, ne
luy cousta que deux cousteaux. Ainsi estãs
de retour en leurs villages apres que par
ignominie ils eurent arraché la barbe à
tes deux Portugais ils les firent non seulement
mourir cruellement, mais aussi
parce que les pauures gens ainsi affligez,
sentans la douleur s'en plaignoyent, les
Sauuages se moquãs d'eux leur disoyent.
Et coment? sera-il ainsi que vous-vous
soyez si brauement defendus & que main
tenant qu'il falloit mourir auec honneur
vous monstriez que vous n'auez pas tant
de courage que desfemmes? & de ceste

256

Page 256
façon furent tuez & mãgez à leur mode.

Ie pourrois encores amener quelques
autres semblables exemples touchant là
cruauté des Sauuages enuers leurs ennemis,
n'estoit qu'il me semble que ce qué
i'en ay dit est assez pour faire auoir horreur
& dresser les cheueux en la teste à vn
chacũ. Neãtmoins afin que ceux qui lirõt
ces choses tant horribles exercees iournellement
entre les nations Barbares de
la terre du Bresil, pensent aussi vn peu de
pres à ce qui se fait par deça parmi nous:
iediray en premier lieu, sur ceste matiere,
que si on considere à bon escient ce qué

Vsuriers
plus cruels
queles An
tropophages.

font nos gros vsuriers, (sucçans le sang
& la moelle, & par consequent mangeans
tous en vie tant de vefues, orphelins &
autres pauures personnes ausquels il vau
droit mieux couper la gorge tout d'vn
coup que de les faire ainsi languir) qu'on
dira qu'ils sont encores plus cruels que
les Sauuages dont ie parle. Voila aussi
pourquoy le Prophete dit, que telles gẽs
escorchent la peau, mangent la chair, rõ-
Mich. 3.
3.
pent & brisent les os du peuple de Dieu
comme s'ils les faisoyent bouillir dans la
chaudiere. Dauantage si on veut venir à
l'action brutale de macher & mãger reellement
(comme on parle) la chair humaine
ne s'ẽ est-il point trouué en ces regiõs
de par deçà, voire mesmes entre ceux qui

257

Page 257
portẽt le titre de Chrestiens, tãt en Italie
qu'ailleurs, lesquels ne s'estans pas contentez
d'auoir fait cruellement mourir
leurs ennemis, n'õt peu rassasier leur cou
rage felon sinõ en mangeant de leur foye
& de leur cœur? Ie m'en rapporte aux histoires.
Et sans aller plus loin en la Fran-
Comparai
son de la
cruauté
Francoise
à celle des
Barbares.

ce quoy? (ie suis fasché de le dire carie
suis François) durant la sanglante tragedie
qui commença à Paris le 24. d'Aoust
1572. dont ie n'accuse point ceux qui n'en
sont pas cause, entre autres actes horribles
à raconter qui se perpetrerent lors
par tout le Royaume, dans Lion la graisse
des corps humains qui furent massacrez
d'vne façõ plus barbare & plus cruel
le que celle des Sauuages, apres estre retirez
de la riuiere de Saone, nefut elle pas
publiquement vendue au plus offrant &
dernier encherïsseur? Les foyes, cœurs &
autres parties des corps de quelques vns
ne furent-ils pas mangez par les furieux
meurtriers dont les enfers ont horreur?
Semblablement apres qu'vn nõmé Cœur
de Roy faisant profession de la Religion
reformee dans la ville d'Auxerre fut miserablement
massacré, ceux qui commirent
ce meurtre ne decouperent ils pas
son cœur en pieces, l'exposerent en vente
à ses haineux, & finalement le firent
grisler sur les charbons, puis en mangerent

258

Page 258
pour assouuir leur rage? Il y a encores
des milliers de personnes en vie qui
tesmoigneront de ces choses non iamais
ouyes auparauant entre peuples quels
Voyez l'hi
stoire de
mostre tẽps
liu vii.
pag. xxi.
qu'ils soyent: & les liures qui en sont ia
imprimez dés long temps en feront foy à
la posterité. Parquoy qu'õ n'haborre plus
tant la Barbarie des Sauuages Anthropophages,
cest à dire mangeurs d'hommes:
car puis qu'il y en a de tels, voire
d'autãt plus detestables & pires au milieu
de nous qu'eux, comme il a esté veu, ne se
ruent que sur les autres nations qui leur
sont ennemies, & ceux-ci se sont plõgez
au sang de leurs parens, voisins, & compatriotes,
il ne faut pas aller si loin qu'en
l'Amerique ni qu'en leur pays pour voir
choses si monstrueuses & prodigieuses.

CHAP. XVI.

Ce qu'on peut appeler Religion entre les
Sauuages Ameriquains: des erreurs, ou certains
abuseurs qu'ils ont entre eux nommez

Caraïbes les detiennent: & de la grande
ignorance de Dieu ou ils sont plongez.

Combien quele dire de Ci-

Cicere de
natura
Deorum.
ceron, assauoir qu'il n'y a peuple
si brutal, ni nation si Barbare
& Sauuage, qui n'ait sentiment

259

Page 259
qu'il ya quelque diuinité, soit receu
& tenu d'vn chascun pour vne maxime
indubitable: tant y a neãtmoins quãd
ie considere de pres nos Tououpinamboults
de l'Amerique, que ie me trouue aucunement
empesché touchãt l'application de
ceste sentẽce en leur endroit. Car en pre
mierlieu outre qu'ils n'ont nulle conois-
Tououpin.
ignorans le
vray &
les faux
dieux.

sance du seul & vray Dieu, encores en
sont ils là (nonobstãt la coustume de tous
les Anciẽs payẽs lesquels ont eu la plura
lité de dieux, & ce que fõt encores les ido
latres d'auiourd'hui, voire cõtre la façon
des Indiens du Peru terre continente à la
leur enuiron cinq cẽs lieues au deçà, lesquels
sacrifiẽt au Soleil & à la Lune) que
ils ne cõfessent, ni n'adorẽt aucuns dieux
eclestes ni terrestres: & par consequent
n'ayans aucun formulaire ni lieu deputé
pour s'assembler, afin defaire quelque ser
uice ordinaire, ils ne prient parforme de
Religion ni en public ni en particulier
chose qu'elle quelle soit. Semblablement
ignorãs la creatiõ du mõde, sans qu'ilsnõ
mẽt ni distinguẽt les iours par noms, ils
n'ont point d'acceptiõ de l'vn plus que de
l'autre: cõme aussi ils ne cõtẽt semaines,
mois, ni annees, ains seulemẽt nombrent
ignorent la
creation du
monde

& retiennent les temps par les Lunes.
Quand à l'escriture soit saincte ou prophane,
nõ seulemẽt, aussi ils ne sauẽt que

260

Page 260
Quelle opi
nion ont
de l'escriture.

c'est, mais qui plus est n'ayans nul caracte
re pour signifier quelque chose quand du
commencement que ie fus en leur pays,
pour apprendre leur langage i'escriuois
quelques sentences, leur lisant puis apres
deuant eux, en estimans que cela fut vne
sorcelerie ils disoyent l'vn à l'autre: N'est
ce pas merueille que cestui ci qui n'eust
sçeu dire hier vn mot en nostre lãgue, en
vertu de ce papier qu'il tient qui le fait
parler, soit maintenant entendu de nous?
Qui est la mesme opinion que les Sauuages
habitans en l'Isle Espagnole auoyent
des Espagnols qui y furent les premiers,
car celuy qui en a escritl histoiredit ainsi.
Les Indiẽs cognoissas que les Espagnols
li. 1. c. 34.
sans se voir ni sans parler l'vn à l'autre,
neantmoins en enuoyant des lettres de
lieu en lieu, s'entendoyent ainsi, croyoyent
où qu'ils auoyent l'esprit de prophetie,
ou que les missiues parloyent: de
façon que les Sauuages craignans d'estre
descouuerts & surprins en faute, par ce
moyen furent si bien retenus en leur deuoir,
qu'ils n'osoyent plus mentir ni desrober
les Espagnols. Partant ie di que
qui voudroit ici amplifier ceste matiere
il se presente vn beau champ pour monstrer
qu'elle grace Dieu a faite aux natiõs
qui habitent les trois parties du monde,
assauoir Europe, Asie, & Afrique, par des

261

Page 261
sus les Sauuages de c'este quatrieme par-
Escriture
don de
Dieu excellent


tie dite Amerique: car au lieu qu'eux ne
se peuuent rien communiquer que verba
lement, nous aucontraire auons cest aduantage
que sans nous bouger d'vn lieu
par le moyen de l'escriture & des lettres
que nous enuoyons, nous pouuons decla
rer nos secrets à ceux qu'il nous plaist, &
fussent ils esloignez iusques au bout du
monde. Ainsi outre les sciences que nous
apprenons par les liures dont ces Sauuages
sont du tout destituez, encores ceste
inuention d'escrire que nous auõs, dont
ils sont aussi priuez, doit estre mise au
rang des dons singuliers que les hommes
de par deçà ont receu de Dieu.

Pour donques retourner à nos Tououpinambaoults:
quand en deuisant auec
eux, nous leur disions que nous croyons
en vn seul Dieu souuerain createur du
monde, lequel comme il a fait le ciel & la
terre auec toutes les creatures qui y sont

Esbahissement
des
Sauuages
oyans parter
du
vray Dieu

contenues: gouuerne aussi & dispose du
tout comme il luy plaist: eux di-ie nous
oyans reciter cest article, en se regardans
l'vn l'autre, vsans de ceste interiection
d'esbahissement Teh! qui leur est accoustumee,
demeuroyent tous estonnez. Et
parce, comme ie diray plus au long, que
quand ils entendent le Tonnerre qu'ils
Toupã. tonnerre.

nomment Toupan, ils sont grandement

262

Page 262
effrayez, si nous accommodans à leur rudesse
prenions particulierement occasion
de la de leur dire que c'estoit le Dieu dõt
nous leur parlions qui, pour monstrer sa
grande puissance, faisoit ainsi trẽbler ciel
& terre: leurs resolutions & responces à
cela estoyẽt q͂ puis qu'il les espouuãtoit
de ceste façõ, il ne valoit dont rien. Voila
choses deplorables, ou en sont ces poures
gens. Comment donques, dira maintenant
quelqu'vn, se peut il faire que comme
bestes brutes ces Ameriquains viuent
sans aucune Religion? Certes comme
i'ay ia dit peu s'en faut, & ne pense pas
qu'il y ait nation sur la terre qui en soit
plus esloignee. Toutefois pour commen
cer à declarer ce qui leur reste de lumiere,
ie diray en premier lieu: qu'au milieu
de ces espesses tenebres d'ignorãce où ils
Ameri
quains
croyentl'im
mortalité
des ames.
sont detenus, que non seulemẽt ils croyẽt
l'immortalité des ames, mais ausi ils tiẽnent
fermement qu'apres la mort des
corps celles de ceux qui ont vertueusement
vescu, cest à dire selon eux qui se
sont bien vengez & ont beaucoup mangez
de leurs ennemis, s'en vont derriere
les hautes montagnes ou elles dansent
dãs de beaux iardins auec celles de leurs
grands peres (ce sont les champs Elisiens
des Poetes) & au contraire que celles des
effeminez & gens de neant qui n'ont tenu

263

Page 263
conte de defendre la patrie vont auec
Aygnan, ainsi nomment ils le diable en
leur langage, ou elles sont incessamment
tormentees. Surquoy ie diray que ces
poures gens durant leurs vies sont
Aygnã
malin esprit
tourmentantles

Sauuages.

aussi tellement affligez de ce malin esprit
(lequel autrement ils nomment Kaagerre)
que comme i'ay veu par plusieurs
fois, mesmes ainsi qu'ils parloyẽt à nous,
se sentans tormentez & crians tout soudain
comme enragez, nous disoyent:
helas defendez nous d'Aygnan qui nous
bat: voire disoyent que visiblement ils
le voyoyent tantost en guise de beste,
d'oyseaux, ou d'autres formes estranges.
Et parce qu'ils s'esmerueilloyent bien
fort de voir que nous n'en estions point
assaillis, quand nous leur disions que telle
exẽption venoit du Dieu duquel nous
leur parliõs si souuent lequel estãt sãs cõ
paraisõ pl9 fort qu'Aignã gardoit qu'il ne
nous pouuoit ni molester ni mal faire, il
est aduenu quelque fois qu'eux se voyans
pressez promettoyent d'y croire comme
nous: mais suyuant le prouerbe qui dit,
quele danger passé on se moque du saint,
si tost qu'ils estoyent deliurez, ils ne
se soucioyent plus de leurs promesses.
Toutesfois, pour monstrer que ce n'est
pas ieu, ie leur ay veu souuent tellement
apprehender ceste furie infernale,

264

Page 264
que quand ils se ressouuenoyent de ce
qu'ils auoyent enduré par le passé frappans
des mains sur leurs cuisses, voire de
destresse ayans la sueur au front, en se cõplaignans
à moy ou à autre de nostre cõpagnie,
ils disoyẽt. Mair Atou-assap. Acequeiey
Aygnan atoupaué,
c'est à dire Fran
çois mõ ami, ou mõ parfait allié, ie crain
le diable, ou l'esprit malin, plus que toute
autre chose. Que si au contiaire celuy auquel
ils s'adressoyent leur disoit. Nacequeiey
Aygnan,
c'est à dire ie ne le ciain
point moy: en desplorant leur condition
ils respondoyent: helas que nous serions
heureux si nous estions comme vous autres.
Il faudroit croire & vous asiurer
comme nous faisons en celuy qui est plus
puissant que luy, repliquions nous: mais
comme i'ay dit quelques protestations
qu'il, fissent d'ainsi le faire, tout cela s'esuanouissoit
incontinent de leur cerueau.

Or auant que passer plus outre i'adiousteray
sur le propos que i'ay touché
de nos Ameriquains qui croyent l'ame
immortelle (nonobstant la maxime qui
aussi a tousiours esté communément tenue
par les Theologiẽs: assauoir que tous
les Philosophes, Payẽs, & autres Gẽtils &
barbares auoyent ignoré & nié la resurre
ction de la chair) que l'historien des Indes
Occidentales dit que non seulement les


265

Page 265
Sauuages habitãs de la ville de Cuzco prin
Sauuages
au Peru
croyans la
resarrictiõ
des corps

cipale au Peru & ceux des enuirons confessent
aussiles ames estre immortelles,
mais qui plus est croyent la resurrection
des corps: & voici l'exemple qu'il en ale-
hist gen.
des Ind.
liu. 4.
ch. 124.

gue. Les Indiens dit il voyans que les
Espagnols en ouurãs les sepulchres pour
auoir l'or & les richesses qui estoyent dedans
iettoyent les ossemens des morts
deça & delà, les prioyent qu'afin que cela
ne les empeschast de ressusciter ils ne les
escartassent pas de ceste façon: car adiouste-il,
parlant des Sauuages de ce pays là,
ils croyent la resurrection des corps &
l'immortalité de l'ame. Il y a semblable-
Voyez
Apptan
dela guerre
Celrique.

ment quelque autre auteur prophane lequel
afferme qu'au temps iadis vne certai
ne nation Payenne en estoit aussi passee
iusques là de croire cest article. Ce que
i'ay bien voulu narrer expressément en
cest endroit afin que chascunentende que
si les plus qu'endiablez Atheistes dont la
contre les
Atheistes.

terre est maintenant toute couuerte par
deçà ont cela de commun auec les Tououpinambaoults
de se vouloir faire acroire,
voire encores d'vne façon plus estrãge &
plus bestiale qu'eux, qu'il n'y a point de
Dieu, que pour le moins en premier lieu,
ils leur aprennent qu'il y a des diables
pour tormenter, mesme en ce monde
ceux qui nient Dieu & sa puissance. Que

266

Page 266
s'ils repliquent la dessus que c'est vne fol
le opinion que ces Sauuages ont de choses
qui ne sont point, & qu'ainsi qu'aucuns
d'eux ont voulu maintenir, il n'y a
autres diables que les mauuaises affections
des hommes. Ie respond que tant
parce que i'ay dit & qui est tres vray, assauoir
que les Ameriquains sont extremement
voire visiblement & actuellement
tormentez des malins esprits, que parce
que chacun peut iuger que les affections
quelques violentes qu'elles puissent estre
ne pourroyent affliger les hommes de tel
le façon qu'il sera aisé de les rembarrer
par ce moyen.

Secondement parce que ces Athees
nians les principes sont indignes qu'on
leur allegue ce que les Escritures sainctes
disent de l'immortalité de l'ame,
ie leur proposeray encores nos pauures
aueugles Bresiliens, lesquels leur enseigneront
qu'il y a vn esprit en l'homme
qui ne mourant point auec le corps
est suiet à felicité ou infelicité perpetuelle.

Et pour le troisieme touchant la resurrection
de la chair: d'autant que comme
chiens ils se font aussi accroire que quãd
le corps est mort il n'en releuera iamais,
ie leur oppose les Indiens du Peru, lesquels
au milieu de leur fausse Religion,


267

Page 267
& n'ayans presques autre cognoissance
que le sentiment de nature, en se leuans
en iugement desmentiront ces execrables.
Mais d'autant comme i'ay dit, que
estans pires que les diables mesmes, lesquels
comme dit saint Iacques croyent
Ia c. 2. 19.

qu'il y a vn Dieu & en tremblent, ie leur
fais encores trop d'hõneur de leur bailler
ces Barbares pour Docteurs: sans plus
parler pour le presẽt de leurs detestables
erreurs ie les rẽuoye tout droit en enfer.

Ainsi pour retourner à mon principal
suiet, qui est de poursuyure à declarer ce
qu'on peut appeler Religion entre les
Sauuages de l'Amerique: ie di en premier
lieu, si on examine de pres ce que i'ay ia
touché d'eux, assauoir, qu'au lieu qu'ils
desireroyent bien de demeurer en repos,
ils sont neantmoins contraints quãd
ils entendent le Tonnerre de trembler
sous vne Puissance à laquelle ils ne peuuent
resister, qu'on pourra recueillir de
la, que non seulement la sentence de Ciceron,
que i'ay alleguee du commencement,
contenant qu'il n'y a peuple qui
n'ait sentiment qu'il y a quelque Dieu, est
verifiee en eux, mais aussi ceste crainte
qu'ils ont de celuy qu'ils ne veulẽt point
cognoistre, les rendra du tout inexcusables.
Et de fait quand il est dit par l'A-

Act. 14.
17.

postre que nonobstant que Dieu és temps

268

Page 268
passez ait laissé tous les Gentils cheminer
en leurs voyes, que cependãt en bien
faisant à tous, & en enuoyant la pluye du
ciel & les saisons fertiles, il ne s'est iamais
laissé sans tesmoignage: cela monstre
assez quand les hommes ne cognoissent
pas leur Createur, que cela procede
de leur malice. Comme aussi pour les cõ
Ro. 1. 20.
uaincre dauantage il est dit ailleurs, que
ce qui est inuisible en Dieu, se voit par la
creation du monde.

Presupposant doncques que nos Ame
riquains, quoy qu'ils ne le confessent,
estans conueincus en eux mesmes qu'il y
a quelque Diuinité ne pourront pretendre
cause d'ignorance: outre ce que i'ay
ia dit touchant l'immortalité de l'ame, laquelle
ils croyent: le Tonnerre dontils
sont espouuantez, & les diables qui les
tourmentent, ie monstreray encores en
quatrieme lieu, nonobstant les grandes
& obscures tenebres ou ils sont plongez,
comme ceste semence de Religion (si toutesfois
ce qu'ils font merite ce titre) bour
ionne & ne peut estre esteint en eux.

Pour doncques entrer en ceste matic-

Caraibes

faux Prophetes.

re, faut scauoir qu'ils ont entre eux cercertains
faux Prophetes & abuseurs que
ils nomment Caraïbes, lesquels allans &
venans de village en village, comme les
porteurs de Rogaton en la Papauté, leur

269

Page 269
font accroire, que communiquans auec
les esprits, non seulement ils peuuent dõ
ner force à qui il leur plaist pour veincre
& surmonter les ennemis, mais qu'aussi
te sont eux qui font croistre les grosses
racines & les fruicts, tels que i'ay dit ailleurs
que ceste terre du Bresil les produit.
Dauantage ainsi que i'ay sceu des Truchemens
de Normandie qui auoyent lõg
temps demeuré en ce païs la, nos Tououpinambaoults
ont ceste coustume que de
trois en trois, ou de quatre en quatre ans,
ils font vne grande solennité de laquelle
comme vous entendrez pour m'y estre
trouué sans y penser, ie peux parler à la
verité. Comme doncques vn autre François
nommé Iacques Rousseau & moy auec
vn Truchemẽt allions par pays, ayãs
couché vne nuict en vn village nommé
Cotiua, le lendemain de grand matin que
nous pensions passer outre nous vismes
en premier lieu les Sauuages qui venans
Discours
notable sur
l'assemblee
& grande
solennité
des Sauua
ges
-

des lieux plus proches, & mesmes sortãs
des maisons de ce village s'assemblerent
en vne place en nombre de cinq ou six
cents. Parquoy nous arrestans pour sauoir
à quelle fin ceste assemblee se faisoit,
ainsi que nous-nous en enquerions nous
les vismes soudain separer en trois bandes:
assauoir, tous les hommes qui se retirerent
en vne maison à part, les femmes

270

Page 270
en vn autre, & les enfans de mesme. Or
parce que ie vis dix ou douze de ces messieurs
les Caraïbes, qui s'estoyent rangez
auec les hommes, me doutant bien qu ils
vouloyent faire quelque chose d'extraor
dinaire ie priay instamment mes compagnons
que nous demeurissions là pour
voir ce mistere, ce qui me fut accordé.
Ainsi apres que les Caraibes auant que se
departir d'auec les femmes & enfans leur
eurent estroitement defendu de ne sortir
des maisons ouils estoy ent, ains que
de la, ils escoutassent attentiuement
quand ils les orroyent chanter: aduint
que nous ayans aussi commandé de nous
tenir enclos dans le logis ou estoyent les
femmes, ainsi que nous desieunions, sans
scauoir encores ce qu'ils vouloyẽt faire,
nous commençasmes d'ouir en la maison
ou estoyent les hommes (laquelle n'estoit
pas à trente pas de celle ou nous estions)
vn bruit fort bas, comme vous diriez
le murmure de ceux qui barbotent
leurs heures: ce qu'entendans les femmes
lesquelles estoyent aussi en nombre d'en
uiron deux cens, toutes se leuerent debout,
& en prestant l'aureille se serrerent
ensemble. Mais apres que les hommes
peu à peu eurent esleué leurs voix, & que
nous les entendismes fort distinctement
chanter tous ensemble, & repeter souuent

271

Page 271
ceste interiection d'accouragement
Chanterie
des Sanuages.


he, he, he, he, nous fusmes tous es bahis que
elles de leur costé leur respondant & reiterant,
auec vne voix tremblante, ceste
mesme interiection, he, he, he, he, se prindrent
à crier de telle façon l'espace de
plus d'vn quart d'heure, qu'en les regardant
nous ne scauions quelle contenance
tenir. Et de fait parce que non seule-
Hurlemẽs
& contenã
ces estrãges
des femmes
Sauuages.

ment elles hurloyent ainsi, mais qu'aussi
auec cela en sautans en l'air de la grande
violence faisoyent bransler leurs mammelles,
escumoyent par la bouche, voire
aucunes (cõme ceux qui ont le haut mal
pardeça) tomboyent toutes esuanouïes,
ie ne croy pas autrement que le diable
ne leur entrast dans le corps, & qu'elles
ne deuinsẽt soudain enragees. Bref nous
oyans semblablement les enfans de leur
part brasler & se tourmenter de mesme
aulogis ou ils estoyent separez, qui estoit
tout aupres de nous: combien di
ie qu'il y eut ia lors plus de demi an que
ie frequentois les Sauuages, & que ie
fusse desia autrement accoustumé parmi
eux, tant y a, pour n'en rien desguifer,
qu'ayant eu quelque frayeur & ne
scachant qu'elle seroit l'issue du ieu, i'eus
se bien voulu estre en nostre Fort
Toutesfois, quand ces bruits & hurlemens
confus furent finis, & apres

272

Page 272
vne petite pose (les femmes & les enfans
se taisans tout court) nous entendismes
derechef les hommes lesquels chantans
& faisans resõner leurs voix d vn accord
merueilleux, m'estant vn peu r'asseuié en
oyãt ces doux & plus gracieux sons, il ne
faut pas demãder si ie desiroisde les voir
de pres: mais parce que quand ie voulois
sortir pour m'en approcher, nõ seulemẽt
les femmes me retiroyent, mais aussi nostre
Truchemẽt disoit que depuis 6. ou 7.
ans, qu'il yauoit qu'il estoit en ce pays là,
il ne s'estoit iamais osé trouuer parmi les
hommes en telle feste: de façon, adioustoit-il,
que si i'y allois iene ferois par sagement:
craignant de me mettre en danger
ie demeuray vn peu en suspens. Neãt
moins parce que l'ayant sondé plus auãt,
il me sembloit qu'il ne me donnoit pas
grande raison de son dire, ioint que ie
m'asseurois de l'amitié de certains bons
vieillards qui demeuroyent en ce village
auquel i'auois esté quatre ou cinq fois au
parauãt, moitié de force, & moitié de gré,
ie m'hazarday de sortir. M'approchant
doncques du lieu ou i'oyoye ceste chantrerie,
comme ainsi soit que les maisons
Maisons
des Sauua
ges de quel
le facon.
des Sauuages (longues qu'elles sont & de
façon rondes cõme vous diriez vne treille
de nos iardins de par deça) soyent basses
& couuertes d'herbes iusques contre

273

Page 273
terre, afin que ie peusse mieux voir à mõ
plaisir, ie fis auec les mains vn petit pertuis
en la couuerture. Apres cela faisant
signe du doigt aux deux François qui me
regardoyent, eux à mon exemple s'estans
aussi enhardis & approchez, sans nul empeschement
ni difficulté, nous entrasmes
tous trois dans ceste maison. Ainsi les
Sauuages continuans tousiours leurs chã
sons & tenans leur rang & leur ordre d'v
ne facon admirable, nous tout coyement
& pour les contempler tout nostre saoul
nous retirasmes en vn coin. Mais suyuãt
ce que i'ay promis ci dessus, quand i'ay
parlé de leurs danses en leur Caouïnage,
que ie dirois aussi l'autre façon qu'ils
ont de danser: afin de les mieux represen
ter, voici les morgues, gestes, & contenãces
qu'ils tenoyent. Tous pres à pres l'vn
de l'autre, sans se tenir par la main, ni
sans se bouger d'vne place, ains estans ar
rengez en rond, courbez sur le deuant,
guindans vn peu le corps, remuans seulement
la iambe & le pied droit, chacun
Contenãce
des Sauuages
dãsans
en rond.

ayãt aussi la main dextre sur ses fesses, &
le bras & la main gauche pendant, dansoyent
& chantoyent de ceste façon. Au
surplus parce qu'à cause de la multitude
il y auoit trois rondeaux, y ayant tout au
milieu d'vn chacũ trois ou quatre de ces
Caraïbes richemẽt parez de robes, bonnets

274

Page 274
& bracelets de belles plumes naifues
naturelles & de diuerses couleurs: tenans
Caraïbes

dedians les
Maracas.
au reste en chacune de leurs mains vn de
ces Maracas, c'est à dire sonnettes faites
d'vn fruit plus gros qu'vn œuf d'Austruche,
dont i'ay parlé ailleurs, afin disoyent
ils, que l'esprit parlast puis apres dans icelles
pour les dedier à cest vsage ils les
faisoyẽt sõ ner à toute reste: & ne vous les
scaurois mieux comparer en l'estat qu'ils
estoyent lors, qu'aux sonneurs de campanes
de ces Caphars, qui en abusant le
pauure monde par deça portent de lieu
en lieu les chasses de saint Anthoine, de
Bernard & autres tels instrumens d'idolatrie.
Ce qu'outre la susdite description
ie vous ay bien voulu encores representer
par la figure suyuante, du Danseur & du Sonneur de Maraca.



No Page Number
[ILLUSTRATION]

276

Page 276

Outre plus ces Caraïbes en s'auançãs &
sautans en deuant, puis reculans en arriere
ne se tenoyent pas tousiours en vne
place comme faisoyent les autres:
mesmes i'obseruay qu'eux prenans souuent
vne canne de bois, longue de quatre
à cinq pieds au bout de laquelle il y auoit
de l'herbe de Petun (dont i'ay fait mentiõ
autrepart) seiche & allumee, en se tournãs

Caraïbes

soufflans
sur les autres
Sauua
ges.
& soufflans de toutes parts la fumee d'icelle
sur les autres Sauuagesleur disoyẽt:
afin que vous surmontiez vos ennemis,
receuez tous l'esprit de force: & ainsi
firent par plusieurs fois ces maistres Cara
ïbes.
Or ces ceremonies ayant ainsi duré
pres de deux heures, ces cinq ou six cens
hommes Sauuages ne cessans tousiours
Melodie es
merueillable
des Sau
uages.
de chanter il y eut vne telle melodie qu'a
tendu qu'ils ne scauent que c'est de musique,
ceux qui ne les ont ouïs ne croiroyẽt
iamais qu'ils s'accordassent si bien. Et de
fait au lieu qu'au commencement de ce
sabbat (estant commei'ay dit en la maison
ou estoyent les femmes) i'auois eu quelque
crainte, i'eu lors en recompense vne
telle ioye que non seulement oyant les
accords d'vne telle multitude si bien mesurez,
& sur tout pour la cadance & refrain
de la balade à chacun couplet tous
traisnans leurs voix disant. heu, heuaüre,
heüra, heüraüre, heüra, heüra, oueh.
i'en demeuray

277

Page 277
tout raui: mais aussi toutes les
fois qu'il m'en souuient, le cœur m'en
tressaillant il me semble que ie les aye encores
à mes oreilles. Quand ils voulurẽt
finir, frappãs du pied droit contre terre,
plus fort qu'au parauant, apres que chacun
eut craché deuant soy, tousvnanimement
d'vne voix rauque, prononcerent
deux ou trois fois he, hua, hua, hua, & ainsi
cesserent. Et parce que n'entendãt pasencores
lors parfaitement tout leur langage
ils auoyent dit plusieurs choses que ie n'a
uois peu comprendre, ayant prié le Truchement
qu'il les me declarast: il me dit
en premier lieu qu'ils auoyẽt fort incisté
à regretter leurs grands peres decedez
qui estoyent si vaillans: toutesfois qu'en
fin ils s'estoyent consolez en ce qu'apres
leur mort ils les iroyẽt trouuer derriere
les hautes mõtagnes ou ils dãseroyẽt & se
resiouyroyẽt auec eux. Sẽblablement qu'à
toute outrance ils auoyent menassez les
Ouëtacas (nation de Sauuages, laquelle
comme i"ay dit ailleurs leur est tellemẽt
ennemie qu'ils ne l'ont iamais peu dõpter)
d'estre bien tost prins & mangez par
eux, ainsi que leur auoyent promis leurs
Opinion
confuse du
deluge vni
uerselentre
les Ameri
quains.

Caraibes. Au surplus qu'ils auoyent entremeslé
& fait mentiõ en leurs chansons
que les eaux s'estãsvne fois tellement des
bordees qu'elles auoyẽt couuert toute la

278

Page 278
terre tous les hõmes du monde, exceptez
leurs grands peres qui se sauuerẽt sur les
plus hauts Arbres de leur pays, furent
noyez: lequel dernier point qui est, ce
qu'ils tiennent entre eux plus approchãt
de l'Escriture sainte, ie leur ay d'autre fois
depuis ouy reiterer. Et defait estant vray
semblable que de pere en fils ils ayẽt entẽ
du quelque chose du deluge vniuersel,
qui aduint du temps de Noe: suyuant la
coustume des hommes qui ont tousiours
corrompu & tourné la verité en mensonges:
ioint comme il a esté veu ci dessus
qu'estans priuez de toutes sortes d'escritures
il leur est malaisé de retenir les cho
ses en leur pureté, ïls ont adiousté ceste
fable, comme les Poëtes, que leurs grands
peres se sauuerent sur les Arbres.

Pour retourner à nos Caraibes, ils furent
nõ seulemẽt biẽ receus ce iour là de tous
les autres Sauuages qui les traitãs magni
fiquement des meilleures viandes qu'ils
peurent trouuer, n'oublierent pas aussi
selon leur coustume ordinaire, de Caouiner
& boire d'autant, mais aussi mes
deux compagnons François & moy qui
comme i'ay dit nous estions trouuez
inopinément à ceste confrairie des
Bacchanales, à cause de cela, fismes bonne
chere auec nos Moussacats, cest à dire
bons peres de famille qui donnent à man


279

Page 279
ger aux passans. Et au surplus de tout ce
que i'ay dit, apres que ces iours solennels
(ausquels ainsi de trois en trois ou de
quatre en quatre ans, toutes les singeries
que vous auez entendues se font entre
Preparation
des
Maracas.

nos Tououpinambaoults) sont passez, &
quelques fois auparauant, les Caraïbes allans
encore particulierement de village
en village, font accoustrer des plus belles
plumasseries qui se peuuent trouuer en
chacune famille trois ou quatre, plus où
moins, de ses hochets ou grosses sonnettes
qu'ils nomment Maracas: lesquelles,
ainsi parees fichant le plus grand bout du
baston qui est à trauers dans terre, les arrengeans
tout le lõg & au milieu des mai
sons, ils commandent puis apres qu'on
Lourdesuperstition.


leur baille à boire & à manger. Tellemẽt
que ces affronteurs faisans accroire aux
autres poures idiots, que ces fruits & especes
de courges ainsi cresez parez & de
diez mangent & boyuent la nuit, chacun
chef d'hostel adioustant foy à cela, ne faut
point de mettre aupres des siens, non seu
lement de la farine auec de la chair & du
poissõ, mais aussi de leur bruuagedit Caoüin.
Voire les laissãs ainsi ordinairement
plãtez en terrequinze iours ou trois semai
nes, tousiours seruis, de mesmeils õtapres
cela vne opiniõ si estrãge de ces Maracas,
lesquels ils ont presque tousiours en la

280

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Erreur
grossiere.
main qu'en y attribu ã t quelque sainteté,
ils disent que souuẽtes fois en les sonnãs
vn esprit parle à eux. Que si au reste nous
autres passãs parmi leurs maisõs & lõgues
loges voyons quelques bonnes viandes
presentee à ces Maracas & que nous les
prinssions & mangissions (commenous
auons souuent fait) nos Ameriquains, estimans
que cela nous causeroit quelque
malheur, n'en estoyẽt pas moins offencez
que sõt les supersticieux & successeurs des
prestres de Baal de voir prendre les offrandes
qu'on porte à leurs Marmosets,
dequoy cependant eux & leurs putains se
nourrissent. Qui plus est si delà nous prenions
occasion de leur remonstrer leurs
erreurs, & mesmes que nous leurs dissions
que les Caraïbes non seulement leur
faisant accroire que leurs Maracas mangeoyent
& buuoyẽt, les trõpoyẽt en cela,
mais qu'aussi ce n'estoit pas eux, cõme ils
se vantoyent, ains le Dieu en qui nous
croyons & que nous leur annoncions qui
faisoit croistre leurs fruits & leurs grosses
racines: cela estoit autant en leur endroit,
que de parler par deça contre le
Pape, ou de dire à Paris que la chasse de
sainte Geneureue ne fait pas pleuuoir.
Aussi ces pipeurs de Caraïbes ne nous
Lalumiere
chasse les
senebres.
haïssãs pas moins que les faux prophetes
de Iezabel, craignas de perdre leurs gras

281

Page 281
morceaux, faisoyent le vray seruiteur de
Dieu Elie, qui semblablement descouuroit
leurs abus, commençans àse cacher
de nous craignoyent mesmes de venir ou
de coucher és villages ou ils scauoyent
que nous estions.

Or quoy que nos Tououpinambaoults,
suyuant ce que i'ay dit au commencemẽt
de ce chapitre, & nonobstant les ceremonies
qu'ils font n'adorent par fleschissement
de genoux ou autres façõs externes
leurs Caraibes, ni leurs Maracas, ni creatures
quelles qu'elles soyent, moins les
prient & inuoquent: pour continuer toutesfois
à dire ce que i'ay apperceu en eux
en matiere de Religion, i allegueray encores
cest exemple. M'estant trouué vne
autre fois auec quelques-vns de nostre
nation en vn village nommé O Karentin,
distant deux lieuës de Cotiua dont i'ay
tantost fait mention: comme nous soupions
au milieu d'vne place, les Sauuages
de ce lieu (non pas pour manger, car s'ils
veullent faire honneur à vn personnage
ils ne prendront pas leur repas auec luy)
s'estans assemblez pour nous cõtempler:

Vieillards
Tououpin.
cherissans
les Frãcois

& mesmes les vieillards biẽ fiers de nous
voir en leur village nous monstrans tous
les signes d'amitié qu'il leur estoit possible,
ainsi qu'Archers de nos corps, auec
chacun en la main vn os du nez d'vn pois

282

Page 282
son long de deux ou trois pieds fait en
façon de scie, estans alẽtour de nous pour
chasser les enfans, ausquels ils disoyẽt en
leur lãgage: petites canailles retirez vous
car vous n'estes pas dignes de vous apro
cher de ces gens ici: apres di-ie que tout
ce peuple sans nous interrompre vn seul
mot de nos deuis nous eut laissé souper
en paix, il y eut vn vieillard lequel ayant
obserué, que nous auions prié Dieu à la
fin & au commencement du repas nous
demanda. Que veut dire ceste maniere de
faire dont vous auez tantost vsé, ayans
tous par deux fois ostez vos chapeaux &
sãs dire mot, excepté vn qui parloit, vous
estes tenus cois? A qui s'adressoit ce qu'il
à dit? est ce à vous qui estes presens, ou à
Occasion
d'annoncer
le Vray
Dieu aux
Sauuages.
quelques autres absens? Surquoy empoignãs
ceste occasion qu'il noùs presentoit
fort à propos pour leur parler de la vraye
Religion: ioint qu'outre que ce village
d'O Karentin est des plus grands & plus
peuplez de ce pays là, ie voyois encores
ce me sembloit les Sauuages mieux dispo
sez & attẽtifs à nous escouter que de cou
stume, ie priay nostre Truchemẽt de m'ai
der à leur donner à entẽdre ce que ie leur
dirois, Apres donc que pour respondre à
la question du vieillard ie luy eu dit que
c'estoit à Dieu auquel nons auions adressé
nos prieres: & que quoy qu'il ne le vit

283

Page 283
pas il nous auoit non seulement bien entẽdus,
mais qu'aussi il sauoit ce que nous
pensions & auions au cœur, ie commençay
à leur parler de la creation du mõde:
& sur tout i'insistay sur ce point de leur
bien faire entẽdre que ce que Dieu auoit
fait l'hõme excellent par dessus les autres
creatures estoit afin qu'il glorifiast tant
plus sõ createur: adioustãt par ce q͂ nous
leseruiõs, qu'il nous preseruoit en trauer
sãt la mer pour les aller voir, sur laquelle
nous demeurions ordinairement 4. ou 5.
mois sãs mettre pied à terre. Sẽblablemẽt
qu'à ceste occasiõ nous ne craignõs point
cõme eux d'estre tormẽtez d'Aignã, ni en
ceste vie ni en l'autre: de façõ leur disoi ie
que s'ils se vouloyẽt cõuertir des erreurs
ou leurs Caraibes mẽteurs les detenoyẽt:
ensemble delaisser leur barbarie pour ne
plus mãger la chair de leurs ennemis que
ils auroyent les mesmes graces qu'ils conoissoyẽt
par effect que nous auions. Bref
afin que leur ayãt fait entẽdre la perditiõ
de l'homme nous les preparissions à rece
noir Iesus Christ, leur baillant tousiours
des cõparaisõs de choses qui leur estoyẽt
cognuesnous fusmes plus de 2. heures sur
Sauuages
s'esmerueillans

d'ouyr par
lerdu Vray
Dieu.

ceste matiere de lacreation, dõt pour brie
ueté ie ne feray ici plus lõg discours. Or
tous prestans l'oreille: escoutoyẽt atentti
uemẽt auec grãde admiration, de maniere

284

Page 284
qu'estans entrez en esbahissement de ce
qu'ils auoyent ouy, il y eut vn vieillard
qui prenant la parole dit: Certainement
vous nous auez dit merueilles, & choses
tres bonnes que nous n'auiõs iamais entendues:
toutesfois, dit-il, vostre harengue
m'a fait rememorer ce que nous auõs
Recit nota
ble d'vn
Sauuage.
ouy reciter beaucoup de fois à nos grãds
peres: assauoir que dés long temps & dés
le nombre de tãt de Lunes que nous n'en
auons peu retenir le conte, vn Mair, c'est
à dire François ou estranger vestu & barbu
comme aucuns de vous autres, vint
en ce pays ici, lequel pour les penser ren
ger à l'obeissance de vostre Dieu, leur
tint le mesme lãgage que vous nous auez
maintenant tenu: mais comme nous tenons
aussi de peres en fils, ils ne le voulurent
pas croire: & partant il en vint vn
autre qui en signe de malediction leur
bailla l'espee, dequoy depuis nous-nous
sommes tousiours tuez l'vn l'autre: tellement
qu'en estans entrez si auant en possession,
si maintenant laissans nostre coustume
nous desistions, toutes les nations
qui nous sont voisines se moqueroyent
de nous. Nous repliquasmes la dessus auec
grande vehemence, que tant s'en falloit
qu'ils se deussent soucier de la gaudisserie
des autres, qu'au contraire s'ils
vouloyent adorer & seruir comme nous

285

Page 285
le seul & grãd Dieu du ciel & de la terre
que nous leur annõciõs, si leurs ennemis
pour cest occasion les venoyẽt puis apres
attaquer, ils les surmonteroyent & vaincroyent
tous. Somme par l'efficace que
Dieu donna lors à nos paroles, nos Tououpinambaoults
furent tellement esmeus,
que non seulement plusieurs promirent
Sauuages
promettãs
seranger
au seruics
de Dieu
assistent à
lapriers

d'oresenauant de viure comme nous leur
auions enseigné, & qu'ils ne mangeroyẽt
plus la chair humaine de leurs ennemis:
mais aussi apres ce colloque (lequel com
me i'ay dit dura fort long temps) eux se
mettans à genoux auec nous, l'vn de nostre
compagnie, en rendãt graces à Dieu,
fit la priere à haute voix au milieu de ce
peuple, laquelle en apres leur fut exposee
par le Truchement. Cela fait ils nous
firent coucher à leur mode dans des licts
de couton pendus en l'air: mais auãt que
nous fussions endormis nous les ouismes
chanter tous ensemble, que pour se
venger de leurs ennemis il en falloit plus
prẽdre & pl9 mãger qu'ils n'auoyẽt iamais
fait. Voila l'incõstãce de ce poure peuple,
bel exẽple de la nature corrõpue de l'hõme.
Toutesfois i'ay opinion que si Villegagnon
ne se fust reuolté de la Religion
reformee, & que nous fussions demeurez
plus long temps en ce pays là, qu'on en
eust attiré & gagné quelques vns à Iesus
Christ.


286

Page 286

Or i'ay pensé depuis à ce qu'ils nous
auoyent dit tenir de le ur deuanciers, que
il y auoit beaucoup de centeines d'annees
qu'vn Mair, cest à dire (sans m'arrester
s'il estoit François ou Alemand) hom
me de nostre nation ayant esté en leur
terre leur auoit annoncé le vray Dieu,
assauoir si ç'auroit point esté l'vn des Apostres.
Et de fait, sans approuuer les liures
fabuleux qu'outre ce que que la parole
de Dieu nous en dit, on a escrit de

li. 2. c. 41
leurs voyages & peregrinations, Nicepho
re recitant l'histoire de saint Matthieu,
dit expressément qu'il a presché l'Euangile
au pays des Cannibales qui mãgent
les hommes, peuple non trop eslongné
de nos Ameriquains. Mais me fondant
ps. 19. 5.
Ro. 10. 13
beaucoup plus sur le passage de saint Paul
tiré du Pseaume: assauoir, Leur son est allé
par toute la terre & leurs paroles iusques
au bout du monde, qu'aucuns bons
expositeurs rapportent aux Apostres: attendu
di-ie que pour certain ils ont esté
en beaucoup de pays lointains à nous in
cogneus, quel inconuenient y auroit-il
de croire que l'vn ou plusieurs ayent esté
en la terre de ces Barbares? Cela mesme
seruiroit de l'ample exposition que quelques
vns requierẽt à la sentence de Iesus
mat. 24.
41.
Christ lequel a prononcé que l'Euangile
seroit presché par tout le monde vniuer

287

Page 287
sel. Ce que cependant ne voulant point
autrement affermer pour l'esgard dutẽps
des Apostres, i'asseureray neãtmoins, que
ainsi que i'ay mõstré ci dessus en ceste histoire,
i'ay veu & oui de nosiours annõcer
L'Euangi
le de nostre
temps pres
ché aux
Anthipodes?


l'Euãgile iusques aux Antipodes: tellemẽt
qu'outre que l'obiectiõ qu'on faisoit sur
ce passage sera soluë par ce moyẽ, encores
y a il cela que les Sauuages en serõtrẽdus
plus inexcusables au dernier iour. Quant
à l'autre propos de nos Ameriquains tou
chant ce qu'ils croyent que leurs predecesleurs
n'ayãs pas voulucroire celuy qui
les voulut enseigner en la droite voye, il
en vint vn autre qui, à cause de ce refusles
maudit, & leur dõna l'espee dequoy ils se
tuẽt encores tous les iours. Nous lisõsen
l'Apocaplise, Qu'à celuy qui estoit assis
sur le cheual Roux lequel, selon l'exposition
daucuns, signifie persecution par
feu & par guerre, fut donné pouuoir
d'oster la paix de la terre & qu'on se tuast
l'vn l'autre, & luy fut donné vne grande
espee. Voila le texte lequel quant à
la lettre approche fort du dire & de ce
que pratiquent nos Tououpinamboults:
toutes fois craignant d'en destourner le
vray sens, & qu'on n'estime que ie
recerche les choses de trop loin, i'en
laisseray faire l'application à d'autres.


288

Page 288

Or me ressouuenãt encores d'vnexẽple,
qui seruira aucunement pour monstrer
que si on prenoit la peine d'enseigner ces
natiõs des Sauuages habitas en la terredu
Bresil, elles sont assez dociles pour estre
attirees à la cognoissance de Dieu, ie le
mettray ici en auant. Comme doncques
pour aller querir des viures & autres cho
ses necessaires, ie passay vn iour de nostre
fort & de nostre Isle en terre ferme, suyui
que i'estois de deux de nos Sauuages Toupinemquins,
& d'vn autre de la nation nom
mee Ouëanen (qui leur est alliee) lequel aauec
sa femme estat venu visiter ses amis
s'en retournoit en son pays: ainsi qu'auec
eux ie passois à trauers d'vne grãde forest,
cõtẽplant tant de diuers arbres, herbes &
fleurs verdoyantes & odoriferantes: ensemble
oyant le chant de tant d'oyseaux
rossignollants parmi ce bois ou le soleil
dõnoit, me voy at di-ie cõme cõuié à louër
Dieu par toutes ses choses, ayant d'ailleurs
le cœur gay ie me prins à chanter à
haute voix le Pseaume 104. Sus sus mon
ame il te faut dire bien &c. lequel ayant
poursuyui tout au long: mes trois Sauua
ges & la femme qui marchoyent derriere
moy y prindrent si grand plaisir (c'est à
dire au son, car au demeurant ils n y entendoyent
rien) que quand i'eu acheué,
L'ouëanen tout esmeu de ioye auec vne fa


289

Page 289
ceriante s'aduançant me dit. Vrayement
tu as merueilleusement bien chanté: mes-
Notez le
discours
& demande
de ce
Sauuage.

mes ton chant esclatant m'ayant fait ressouuenir
de celuy d'vne nation qui nous
est voisine & alliee, i'ay esté bien ioyeux
de t'ouir. Mais me dit-il, nous entendons
bien son langage & non pas le tien, parquoy
ie te prie de nous dire ce dequoy il a
esté question en ta chãson. Ainsi luydecla
rant le mieux que ie peus (car i'estoislors
seul François & en deuois trouuer deux
cõme ie fis au lieu ou i'allay coucher) que
i'auois nõ seulemẽt en general loué mon
Dieu en la beauté & gouuernemẽt de ces
creatures: mais qu'aussi en particulier le
luy auois attribué cela, que c'estoit luy
seul qui nourrissoit tous les hommes &
tous les Animaux: voire faisoit croistre
les arbres, fruits & plantes qui estoyent
par toutle monde vniuersel: & au surplus
que ceste chanson que ie venois de dire
ayant esté dictee par l'esprit de ce Dieu
magnifique duquel i'auois celebréle nom
auoit esté premierement chátee il y auoit
plus de dix mille Lunes par vn de nos
grands Prophetes, lequel l'auoit laissee à
la posterité pour en vser à mesme fin.
Bref comme ie reiteré encores, que sans
couper le propos, ils sont merueilleusement
attentifs à ce qu'on leur dit, apres
qu'en cheminant l'espace de plus de demie

290

Page 290
heure luy & les autres eurent ouy ce
discours vsansde leur interiection desbahissement
Teh! ils dirent. O que vous autres
Maĩrs estes heureux de scauoir tant
Sauuages
confessans
leur aueuglissement.

de secrets qui sont cachez à nous chetifs
& poures miserables. Tellemẽt que pour
me congratuler en me disant, voila pource
que tu as bien chanté, il me fit present
d'vn Agoti qu'il portoit) cest à dire d'vn
petit Animal lequel i'ay descrit cy dessus.
Afin doncques de tãt mieux prouuer que
ces nations de l'Amerique quelques Bar
bares & cruelles qu'elles soyent enuers
leurs ennemis, ne sont pas si farouches,
qu'elles ne considerẽt bien tout ce qu'on
leur dit auec bonne raison, i'ay bien encores
voulu faire ceste digression. Et de
fait quant au naturel de l'homme, ie main
tien qu'ils discourẽt mieux que ne fontla
pluspart des paysãs, voire que d'autres de
par deçà qui pensent estre bien habiles.

Reste maintenant pour la fin que ie
touche la question qu'on pourroit faire
sur ceste matiere que ie traite: assauoir,
d'ou peuuent estre descendus ces Sauua-

Questiõ
d'eu peuuent
estre
descendus
les Sauuages.

ges. Il est bien certain en premier lieu
qu'ils sont sortis de l'vn des trois fils de
Noé, mais d'affermer duquel, d'autãt que
cela ne se pourroit prouuer parl'Escriture
sainte, ni mesmes ie croy par les histoi
res prophanes, il est bien malaisé. Vray

291

Page 291
est que Moyse faisant mẽtion des enfans
de Iaphet, dit que d'iceux furent habitees
les Isles: mais parce (comme tous exposent)
qu'il est là parlé des pays de Grece
Gaule, Italie, & autres regions de par deçà,
lesquelles d'autant que la mer les sepa
re de Iu dee ou estoit Moyse, sont appellees
Isles, il n'y auroit pas grãde raison de
l'entendre, ni de l'Amerique, ni des terres
continentes à icelle. De dire aussi qu'ils
soyent venus de Sem, dont est issue la semence
benite, ie croy pour plusieurs causes
que nul ne l'aduouëra. D'autãt doncques
que quant à ce qui concerne la vie
future c'est vn peuple maudit & delaissé
de Dieu, s'il y en a vn autre sous le ciel, il
semble qu'il y a plus d'apparẽce de cõclu
re qu'ils soyent descendus de Cham: &
voici à mon aduis la coniecture plusvray
semblable qu'on pourroit amener. C'est
lors que Iosué, selon les promesses que
Dieu auoit faites aux Patriarches, cõmẽ
I. s. 2. 9.

ça d'entrer & prẽdre possessiõ de la terre
de Chanaã, l'Escriture tesmoignãtqueles
peuples qui y habitoyẽt furẽt tellemẽt es
pouuantez que le cœur defaillit à tous: il
pourroit estre (ce que ie di sous correctiõ)
que les Maieurs & Ancestres de nos Ameriquains
estans chassez par les enfans
d'Israel de certaines cõtreesde cesteterre
de Chanaã, s'estãsmis dãs quelq͂s vaisseaux

292

Page 292
à la merci de la mer auroyent esté iettez
& seroyent abordez en ceste terre du Bre
sil. Et de fait l'Espagnol autheur de l'histoire
generale des Indes (homme bien
versé aux bonnes sciences quel qu'il soit)
est d'opinion que les Indiens du Peru,
terre continente de l'Amerique sont descendus
de Cham, & ont succedé à la ma-
li. 5. cha.
217.
lediction que Dieu luy donna. Chose aus
si, comme ie vien de dire, que i'auois pen
see & escrite és memoires que ie fis de
la presente histoire plus de seize ans auparauant
que i'eusse veu son liure. Toutefois
par ce qu'on pourroit faire beaucoup
d'obiections là dessus, n'en voulant
affermer autre chose, i'en laisseray croire
à vn chacũ ce qu'il luy plaira. Mais quoy
que s'en soit tenant pour tout resolu que
ce sont poures gens venus de la race cor
rompue d'Adam, tant s'en faut que les
ayant considerez ainsi despourueus de
tous bons sentimens de Dieu, ma foy (laquelle
Dieu merci est apuyee d'ailleurs)
ait esté pour cela esbranlee: moins qu'auec
les Atheistes & Epicuriens i'aye conclud,
ou qu'il n'y a point de Dieu!, ou biẽ
qu'il ne se mesle point des hommes, qu'au
contraire ayant fort clairement cogneu
en leurs personnes la difference qu'il y a
entre ceux qui sont illuminez par le S.
Esprit & par l'Escriture sainte, & ceux

293

Page 293
qui sont abandonnez à leursens & laissez
en leur aueuglement, i'ay esté beaucoup
plus confermé en l'asseurance de la verité
de Dieu.

CHAP. XVII.

Du Mariage, Polygamie: & degrez de con
sanguinité obseruez par les Sauuages: & du
traitt ement de leurs petis enfans.

Tovchant le mariage de
nos Ameriquains, ils obseruent
seulement ces degrez

Degrez de
consangui
nité.

de consanguinité: que nul ne
prend sa mere, ni sa sœur, ni
sa fille à femme: mais quant à l'oncle il
prend sa niece, & autrement en tous les
autres degrez ils n'y regardẽt rien. Pour
l'esgard des ceremonies, ils n'en font
point d'autres, sinon que celuy qui voudra
auoir femme ou fille, apres auoir sceu
sa volonté, s'adressant au pere, & au defaut
d'iceluy aux plus proches parens d'i
celle, demandera si on luy veut bailler vne
telle en mariage. Que si on respond
qu'ouy, dés lors, sans passer autre contract,
car les notaires n'y gagnent rien, il
l'a tiendra auec soy comme sa femme. Si
on luy refuse sans s'en formalizer autrement

294

Page 294
il se deportera. Mais notez que
Poligamie.
la Poligamie cest à dire la pluralité de
femmes ayant lieu en leur endroit, il est
permis aux hommes d'en auoir autant
qu'il leur plaist: mesmes ceux qui en ont
plus grand nombre sont estimez les plus
hardis & plus vaillãs, & en ay veu tel qui
en auoit huit. Et ce qui est esmerueillable
Chose vra
yement es
merueilla
ble entre
les femmes
Sauuages.
entre ceste multitude de femmes, encores
qu'il y en ait tousiours vne mieux aimee
du mari, tant y a que pour cela les autres
n'en seront point ialouses, ni n'en murmureront,
au moins n'en monstreront
aucun semblant: tellemẽt qu'elles s'occu
pans toutes à faire leur mesnage, licts de
couton, aller aux iardins, & planter les
racines, elles viuẽt ensemble en vne paix
la nompareille. Surquoy ie laisse à considerer
à vn chacun, quand mesmes il ne
seroit point defendu par la parole de
Dieu de prendre plus d'vne femme, s'il
seroit possible que celles de par deçà
s'accordassent de ceste façon. Plustost
certes vaudroit il mieuxenuoyer vn hom
me aux Galeres que de le mettre en vn
tel grabuge de noises & de riottes qu'il
seroit: tesmoin ce qui aduint à Iacob
pour auoir prins Lea & Rachel. Mais
comment se pourroyent elles endurer
plusieurs ensemble, veu que bien souuent
au lieu que celle seule que Dieu a

295

Page 295
ordonné l'homme pour luy estre en aide
& pour le resiouir luy est comme vn
diable familier en la maison? Pour donc
ques retourner au mariage de nos Ameriquains
l'adultere, du costé des femmes
L'Adulte
re en horreur
entre
les Ameiq,

leur est en tel horreur, que sans qu'ils
ayẽt autre loy que celle de nature, si quel
qu'vne mariee s'abandonne à vn autre
qu'à son mary, il a puissance de la tuer:
ou pour le moins de la repudier & renuoyer
auec honte. Il est vray que les
peres & parens auant que marier leurs
filles ne font pas grande difficulté de
les prostituer au premier venu: de maniere
qu'ainsi que i'ay la touché autrepart,
encores que les Truchemens de
Normandie auant que nous fussions
en ce pays là en eussent abusez en plusieurs
villages, pour cela elles ne receuoyent
point note d'infamie: toutesfois
estans mariees, à peine comme i'ay dit,
d'estre assommees ou honteusement renuoyees,
qu'elles se gardent bien de tresbucher.

Ie diray dauantage que veu la region
chaude ou ils habitent, & nonobstant
ce qu'on dit des Ori entaux, que les
ieunes gens à marier tant fils quefilles de
ceste terre ne sont pas tant adõnez à paillardise
qu'on pourroitbiẽ pẽser: & pleust
à Dieu qu'elle ne regnastnõ plus pardeçà.


296

Page 296
Au reste si vne femme est grosse d'enfant,
Femmes
grosses cõ
mẽt se gou
uernent en
l'Ameriq.
se gardant seulement de porter quelques
fardeaux pesans, elle ne laissera pas au
demeurant de faire sa besongne ordinaire:
comme de fait les femmes de nos Tououpinambaoults
trauaillas sans cõparaison
plus que les hõmes lesquels, excepté quel
ques matinees (& non au chaut du iour)
qu'ils coupent & essertent du bois pour
faire les iardins, ne font gueres autre
chose qu'aller à la guerre, à la chasse, pescher,
faire leurs espees de bois, arcs, flesches,
habillemẽs de plumes & autres cho
ses que i'ay specifiees ailleurs, dont ils se
parent le corps. Touchant l'enfantement
voici ce que i'en puis dire pour l'auoir
veu. Estant vne fois couché en vn village
auec vn autre François: comme enuiron
minuit nous ouismes crier vne femme,
pensans que ce fust ceste beste Ianouare (laquelle
i'ay dit ci dessus qui les mange) qui
la voulust deuorer, y estans soudainemẽt
Peres ser
uans de Sa
ge femme.
accourus nous trouuasmes que ce n'estoit
pas cela: mais que le trauail d'enfant ou
elle estoit la faisoit crier de ceste façon,
Tellement que ie vis moy-mesme le pere
lequel apres auoir receu l'enfant entreses
bras, luy ayant premieremẽt noué le petit
boyau du nõbril, il le coupa puis apres à
belles dents. En secõd lieu seruãt de Sage
femme, aulieu que celles de par deça pour

297

Page 297
plus grande beauté tirent le nez aux enfans
nouuellement nais, luy au contraire
Nez des
petis enfans
escrar
sez.

(parce qu'ils les trouuent plus iolis quãd
ils sont camus) enfonsa & escrasa auec le
pouce celuy de son fils: ce qui se pratique
enuers tous les autres. Comme aussi si
tost que le petit enfant est sorti du ventre
de la mere, estant laué bien net, il est tout
incontinent apres peinturé de couleurs
noires & rouges par le pere: lequel au sur
plus, sans l'emmailloter, le couchant dans
vn lict de coton pẽdu en l'air, luy fera vne
Petit equi
page de l'ẽsans.


petite espee de bois, vn petit arc & de pe
tites flesches empẽnees de plumes de Per
roquets: ce que mettãt aupres de son enfant,
en le baisant auec vne face ioyeuse
luy dira. Estant venu en aage, afin que tu
te venges de tesennemis, sois adextre aux
armes, fort vaillant, & bien aguerri. Touchant
les noms, le pere de celuy que ie
vis naistre le nomma Orapacen, c'est à dire
l'arc & la corde: car ce mot est composé
d'Orapat qui est l'arc, & de Cen qui si-
Quels nõs
baillent à
leurs enfans.


gnifie la corde d'iceluy. Et voila comme
ils en fõt enuers tous les autres ausquels,
tout ainsi que nous faisons aux chiens &
autres bestes de par deça, ils baillent indiferemment
tels noms des choses qui
leur sont cognues: comme Sarigoy qui est
vn Animal à quatre pieds: Arignan vne
poule: Arabouten l'arbre de Bresil: Pindo

298

Page 298
qui est vne grande herbe, & autres semblables.

Pour l'esgard de la nourriture ce sera
quelques farines maschees & autres

Nourriture
de l'enfant.

viandes fort tendres auec le laict de la me
re, laquelle au surplus ne demeurant ordinairement
qu'vn iour ou deux en la
couche prenant son petit enfant pendu
à son col dans vne escharpe de couton fai
te expres pour cela, s'en ira au iardin ou à
quelques autres affaires. Ce que ie di sans
desroger à la coustume des dames de par
deça, lesquelles outre qu'elles demeurent
le plus souuent quinze iours ou trois semaines
dans le lict, encores pour la plus
part sont elles si dclicates que sans auoir
aucun mal qui les peut empescher, au lieu
de nourrir leurs enfans comme font les
femmes Sauuages (ou pour leur faire plus
de honte ainsi que les petits oiselets &
bestes brutes font leurs engeances) elles
leur sont si inhumaines, que si tost qu'elles
en sont deliurees, ou elles les enuoyẽt
si loin que s'ils ne meurent ieunes sans
qu'elles en sachent rien, pour le moins
faut-il qu'ils soyent grands pour leur dõner
du passetemps auãt qu'elles les vueillent
souffrir aupres d'elles.

Or retournant à mon propos, quoy
qu'on tienne communément par deçà que


299

Page 299
si les enfans en leur tendreur & premie
re ieunesse n'estoyent bien serrez & emmaillotez
ils seroyent contrefaits & auroyent
les iambes corbees, ie di qu'encores
que cela ne soit nullement pratiqué
à l'endroit de ceux des Ameriquains (les-
Snfansdes
Saunages
nõ emmail
lotez.

quels ainsi que i'ay ia touché dés leur nais
sance sont tenus & couchez sans estre en
uelopez) que neantmoins il n'est pas possible
de voir enfãs cheminer ni aller plus
droit qu'ils font. Surquoy concedãt bien
que l'air doux & bonne tẽperature de ce
pays la en est cause en partie, i'accorde
qu'il est bon en yuer de tenir par deça
les enfans enueloppez, couuerts &
bien serrez dãs les berceaux, parce qu'autremẽt
ils ne pourroyent resister au froit:
mais en Esté, voire és saisons temperees,
principalement quand il ne gele point, il
me semble (sous correction toutesfois)
par l'experience que i'en ay veuë qu'il
vaudroit mieux laisser au large gambader
les petits enfans tout à leur aise parmi
quelque façon de lict qu'on pourroit faire
dont ils ne sauroyent tomber, que de
les tenir ainsi tant de court. Et de fait i'ay
opinion que cela nuit beaucoup à ces po
ures petites & tendres creatures, d'estre
ainsi presques à demie cuites durant les
grandes chaleurs dans ces maillots ou on
les tient comme en la gehenne. Toutes

300

Page 300
fois afin qu'on ne dise que ie me mesle de
trop de choses, laissant les peres, meres,
& nourrisses de par deçà gouuerner leurs
enfãs, ie retourneray à parler de ceux des
femmes Ameriquaines. Ainsi outre ce
que i'en ay dit, i'adiouste que combien
qu'elles n'ayent aucuns linges pour torcher
le derriere de leurs enfans, mesmes
qu'elles ne se seruent non plus à cela
des fueilles d'arbres & d'herbes, dont elles
ont cependant grande abondance,
neãtmoins elles en sont sisoigneuses, que
seulemẽt auec de petis bois qu'elles rom
pent comme petites cheuilles, elles les
nettoyent si bien que vous ne les verriez
iamais breneux. Ce qu'aussi font les
grands, lesquels combien qu'ils pissent
Enfans tenus
nettement
sans
linge.
parmi leurs maisons (sans toutefois à cau
se des feus qu'ils font en plusieurs endroits,
& qu'elles sont comme sablees
que cela sente mal) vont cependant
fort loin faire leurs excremens. Dauantage
encores que les Sauuages ayent soin
de tous leurs enfans, desquels il ont com
me des formilieres, si est-ce neantmoins
qu'à cause de la guerre en laquelle entre
eux il n'y a que les hommes qui combattent,
& qu'ils ont sur tout la vengeance
contre leurs ennemis en recommãdation
les masles sont plus aimez que les femelles.
Que si on demande maintenant plus

301

Page 301
outre: assauoir quelle erudition ils leur
baillent, & que c'est qu'ils leur apprennent
quand il sont grands: ie respon à cela
que cõme on a peu recueillir ci dessus,
tant és huitieme, quatorzieme & quinzie
me chapitres, qu'ailleurs en ceste histoire
ou parlant de leur naturel, guerre & façons
de manger leurs ennemis, i'ay monstré
à quoy ils s'appliquent qu'il sera aisé
à iuger (n'ayans entr'eux colleges ni autre
moyen pour apprendre les sciences
honnestes, moins en particulier les arts
liberaux) que comme vrais successeurs de
Lamech, de Nimrod, & d'Esau qu'ils sont
ge. 4. 23.
&c.

leur mestier ordinaire est (tant grand que
petit) d'estre non seulement chasseurs &
Occupatiõ
ordinaire
des Sauua
ges.

guerriers, mais aussi tueurs & mangeurs
d'hommes.

Au surplus poursuyuant à parler du
mariage des Tououpinambaoults autant
que la vergongne le pourra porter, i'affer
me, contre ce qu'aucuns ont imaginé, que
les hommes d'entr'eux gardans l'honnesteté
de nature, & n'ayans iamais publiquement
la compagnie de leurs femmes,
sont non seulement en cela à preferer à
ce vilain Philosophe Cinique, qui trou-

L'honnesteté
gardee
és mariages
des
Ameriq.

ué sur le fait au lieu d'auoir hõte dit qu'il
plantoit vn homme, mais qu'aussi ces
boucs puans qu'on a veus par deça de
nostre temps, ne se point cacher pour

302

Page 302
cõmettre leurs vilenies sont plus infames
qu'eux. Il y a d'auantage qu'en tout l'espace
d'enuiron vn an que nous demeuraf
mes en ce pays la, frequentans parmi eux,
nous n'auons iamais veu les femmes auoir
leurs ordes fleurs. Vray est que i'ay
Purgation
des Ameriquaines.

opinion qu'en les diuertissant elles ont
vne autre façon de se purger que n'ont
celles de par deçà: car i'ay veu des ieunes
filles en l'aage de douze à quatorze ans
lesquelles les meres ou parẽtes faisant te
nir toute debout pieds ioints sur vne pier
re de gray leur incisoyẽt iusques au sang
auec vne dent d'animal trenchante comme
vn cousteau, depuis le dessous de l'aisselle
tout le long de l'vn des costez & de
la cuisse iusques au genouil: tellement
que ces filles auec grandes douleurs en
grincant les dents saignoyent ainsi vne
espace de temps: & pense, comme i'ay dit
que dés le commencement elles vsent de
ce remede pour obuier qu'on ne voye
leurs pouretez. Que si on replique la dessus,
ainsi que les Medecins & autres plus
scauans que moy en telles matieres pourroyent
bien faire: comment se pourra accorder,
qu'elles estans mariees soyent si
fertiles en enfans, veu que cela cessant
aux femmes elles ne peuuent conceuoir,
ni engendrer: si on allegue di-ie que ces
choses ne peuuent conuenir l'vne auec

303

Page 303
l'autre, ie respond que mon intention
n'est pas ni de soudre ceste question, ni
d'en dire dauantage.

Au reste i'ay refuté ci dessus, à la fin du
huitieme chapitre, ce que quelques vns
ont escrit & d'autres pensé, que la nudité
des femmes & filles Sauuages, incite plus
les hommes à paillardise que si elles estoyent
habillees: comme aussi ayant la
declaré quelques autres poincts concernans
la nourriture, meurs & facons de
viure des enfans Ameriquains, afin de
suppleer à vne plus ample deduction
que le Lecteur pourroit requerir en ce
lieu touchant ceste matiere, il faudra s'il
luy plaist qu'il y ait recours.

CHAP. XVIII.

Ce qu'on peut appeler Loix & Police ciuile
entre les Sauuages: Comment ils traitent
& recoyuent humainement leurs amis qui les
vont visiter: & des grands pleurs que les femmes
font à leur arriuee & bien venue.

Qvant à la Police de nos
Sauuages, c'est vne chose in
croyable, & qui ne se peut
dire sans faire honte à ceux
qui ont les loix diuines &


304

Page 304
humaines comme estans seulement con-
Saunages
viuans en
vnion.
duits par leur naturel, quelque corrompu
qu'il soit, s'entretiennent & viuent si
bien en paix les vns auec les autres. I'enten
chacune nation entre elle mesme,
ou celles qui sont alliees par ensemble:
car quant aux ennemis, il a esté veu comment
ils sont traitez. Que si toutesfois il
aduient que quelques vns querellent (ce
qui se fait si peu souuent que durant pres
d'vn an que i'ay esté auec eux ie ne les ay
veu iamais debatre que deux fois) tant
s'en faut que les autres tachent de les separer
ni d'y mettre la paix, qu'aucontraire
quant les contestans se deuroyent cre
uer les yeux l'vn l'autre, sans leur rien di
re, ils les laisseront faire. Toutefois, si au
cun est blessé par son prochain, & que celuy
qui à fait le coup soit aprehendé il en
receura autant au mesme endroit de son
corps par les prochains parens de l'offen
cé: & mesmes si la mort s'en ensuit ou
qu'il soit tué sur le champ, les parens du
deffunct feront semblablement perdre la
Quelle punition
des
homicides
entre les
Sanuages
vie au meurtrier. Bref pour le dire en vn
mot, vie pour vie, œil pour œil, dent pour
dent, &c. mais comme i'ay dit cela se voit
fort rarement entre eux.

Touchant les immeubles de ce peuple
consistans en maisons (& comme i'ay dit
ailleurs) en beaucoup plus de tresbonne


305

Page 305
terre qu'il n'en faudroit pour les nour
rir: quant au premier, se trouuant tel vil
lage entr'eux ou il y a de cinq à six cents
Villages &
familles des
Sanuages
comment
disposez.

personnes, encores que plusieurs habitẽt
en vne mesme maison, tant y à que chaque
famille (sans separation toutesfois
de chose qui puisse empescher qu'on ne
voye d'vn bout à l'autre de ces bastimens
ordinairement longs de plus de soixante
pas) ayant son rang à part: le mari a ses
femmes & enfans separez. Surquoy faut
noter (ce qui est aussi estrange entre ce
peuple) que les Ameriquains ne demeurans
ordinairement que cinq ou six mois
en vn lieu, emportans puis apres les gros
ses pieces de bois & grãdes herbes de Pin
Remurmẽt
des Villages
des Ameriq.


do dont leurs maisons sont faites & couuertes,
changent ainsi souuent de place
leurs villages, lesquels cependant retiennent
tousiours leurs noms anciens: de
maniere que nous en auons quelque fois
trouuez d'esloignez des lieux ou nous auiõs
esté au parauant d'vn quart ou demi
lieuë. Ce qui peut faire iuger à vn chacun
puis que leurs tabernacles sont si aisez à
transporter, que non seulement ils n'ont
hist. gen.
des Ind.
li. 2. cha.
60.

point de grands Palais esleuez (comme
quelqu'vn a escrit qu'il y a des Indiens au
Peru qui ont leurs maisons de bois si biẽ
basties qu'il y a des Sales longues de 150.
pas, & larges de 80.) mais qui plus est que

306

Page 306
que nul de ceste nation de Tououpinambaoults
dont ie parle, ne commence logis,
ni bastiment qu'il ne puisse voir acheuer,
voire faire & refaire, plus de vingt fois
en sa vie. Que si vous leur demãdez pourquoy
ils remuent si souuent mesnage: ils
n'ont autre responce, sinon dire qu'en
changeãt ainsid'air, ils s'en portẽtmieux,
& que s'ils faisoyent autremẽt que leurs
grands peres, ils mourroyent soudainement.
Pour l'esgard des champs & des ter
Quelles
terres ils
possedẽt en
particulier
res: chacun pere de famille en aura bien
aussi quelques arpens à part qu'il choisit
ou il veut à sa commodité pour faire
son iardin & planter ces racines, mais au
reste, de se tant soucier de partager leurs
heritages moins plaider pour planter des
bornes, afin de faire les separations, ils
laissẽt faire cela aux enterrez, auaricieux
& chiquaneurs de par deçà.

Quant à leurs meubles, i'ay ia dit en
plusieurs endroits de ceste histoire quels
ils sont: assauoir (pour en faire vn sommaire)
des lits de cotõ, qu'ils appelẽt Inis,
faits les vns en maniere de Rets ou filets
à pescher, & les autres tissus comme gros
caneuats: mais estans pour la pluspart
longs de quatre, cinq ou six pieds, & d'vne
brasse de large, plus oumoins, tous ont
deux boucles aux deux bouts faites aussi
de couton, ausquelles les Sauuages lient


307

Page 307
des cordes pour les attacher & pendre en
Facon de
coucher des
Sauuages

l'air à quelques pieces de bois mises en
trauers expressément pour cest effet en
leurs maisons. Que si aussi ils vont à la
guerre, ou qu'ils couchent par les bois à
la chasse, ou sur le bord de la mer, ou des
riuieres à la pescherie, ils les pendẽt lors
entre deux arbres.

Au demeurant les femmes qui ont tou
te la charge du mesnage, font force Can-

Grands
vaisscaux,
& vaisselle
de terre
fabriques
par les fem
mes.

nes & grands vaisseaux de terre pour faire
& tenir le bruuage dit Caouïn: semblablement
des pots à mettre cuire, tant de
façon ronde qu'ouale: des pesles moyen
nes & petites, plats & autre vaisselle de
terre, la quelle cõbien qu'elle ne soit guere
vnie par le dehors, est neantmoins si
bien polie & comme plombee par le dedans
de certaine liqueur blanche qui s'en
durcit, qu'il n'est possible aux potiers de
par deça de mieux accoustrer leurs poteries
de terre. Mesmes ces femmes, faisant
quelques couleurs grisastres propres à ce
la, auec des pinceaux font mille petites
gentilesses, comme guilochis, lacs d'amours,
& autres droleries au dedans de
ces vaisselles de terre, principalement en
celles ou lon tient la farine & les autres
viãdes: de faço qu'on est serui assez hõne
stemẽt: voire diray plus que ne sont ceux
qui seseruẽt de vaisselle de bois par deçà.

308

Page 308
Vray est qu'il y a cela de defaut en ces
peintresses: e'est qu'ayans fait auecleurs
pinceaux ce qui leur sera venu en la fanta
sie, si vous les priez puis apres d'en faire
de la mesme sorte, parce qu'elles n'ont
point d'autre proiet, pourtrait, ni cray on
que la quinte essence de leur ceruelle qui
trote, elles ne sauroyẽt cõtrefaire le premier
ouurage: tellement que vous n'en
verrez iamais deux de mesme facon.

Au surplus, cõme i'ay touché ailleurs,
nos Sauuages ont des Courges & autres

Tasses &
Vasesfaits
de fruits.
gros fruicts mipartis & creusez, dequoy
ils font tant leurs tasses à boire qu'ils ap
pelent Couĩ, qu'autres petits vases dõt ils
se seruent à autre vsage. Semblablement
Coffins &
paniers.
certaines sortes de grãds & petits coffins
& paniers faits & tissus fort propremẽt,
les vns de Iõcs, & les autres d'herbes iaunes
comme gli ou paille de froment, lesquels
ils nomment Panacon, & tiennẽt la
farine & ce quileur plaist dedans. Touchant
leurs armes, habits de plumes, l'engin
nõmé par eux Maraca, & autresleurs
vtenciles, parce que i'en ay ia faict la description
en autre lieu, à cause de brieueté
ie n'en feray ici autre mention. Voila
donc les maisons de nos Sauuages faites
& meublees: & partant il est temps de les
aller voir au logis.

Pour donc prẽdre ceste matiere vn peu


309

Page 309
de haut, cõbien que nos Tououp. reçoyuẽt
fort humainemẽt les estrangers amis qui
Ameriq.
receuans
humairument
les
estrangers

les vont visiter, si est ce neãtmoins que les
François & autres de par deca qui n'entẽ
dent pas leur langage se trouuent du cõmencement
merueilleusement estonnez
parmi eux. Et de fait la premiere fois que
ie les frequentay, qui fut trois semaines
apres que nous fusmes arriuez en l'Isle
de Villegagnõ qu'vn Truchemẽt me mena
auec luy en terre ferme en 4. ou 5. villages:
quand nous fusmes arriuez au premier
nommé Yabouraci en lãgage du païs,
& par les Frãçois Pepin (à cause d'vn Nauire
qui y chargea vne fois dont le maistre
s'appeloit ainsi) lequel n'estoit qu'à
Plaisant
disceurs
surce'qui
aduini à
l'auoeur la
premiere
foisqu'ilfut
parmi les
Sauuages.

deux lieuës de nostre Fort: me voyãt tout
incontinent enuironné des Sauuages, qui
me demandoyẽt Marapé-derere, Marapé-derere,
c'est à dire comment as tu nom,
comment as tu nom (à quoy pour lors ie
n'entendois que le haut Alemand) & au
reste l'vn prenãt mõ chapeau qu'ilmit sur
sa teste, l'autre mon espee & ma ceinture
qu'il ceignit sur son corps tout nud l'autre
ma cazaque qu'il vestit: eux, di-ie,
m'eslourdissans de leurs crieries, courans
de ceste façon parmileur village auec mes
hardes, nõ seulemẽt ie pensois auoir tout
perdu, mais aussiie ne sauois ou i'ẽ estois.
Mais comme l'experience memõstra pluplusieurs

310

Page 310
fois depuis, ce n'estoit que faute
de sauoir leur maniere de faire: car faisãt
de mesme à to9 ceux qui les visitẽt, & prin
cipalemẽt à ceux qu'ils n'ont point encor
veus, apres qu'ils se sõt vn peu ainsi iouez
des besongnes qu'ils ont prinses, ils rapportẽt
& rendẽt le tout à ceux à qui elles
appartiennent. La dessus le Truchement
m'ayant aduerti qu'ils desiroyẽt sur tout
de sauoir mon nom, mais que de leur dire
Pierre, Guillaume ou Iean, eux ne le pou
uans pronõcer ni retenir (cõme de fait au
lieu de dire Ieã il disoyẽt Nian) il me falloit
accommoder de leur nommer quelque
chose qui leur fut cogneuë: cela (cõme
il me dit) estant si bien venu à propos
que mon surnom Lery signifie vne Huitre
en leur langage, ie leur di que ie m'ap
Nom de
l'Autheur
en langage
Sauuage.
pelois Lery-oussou: c'est à dire, vne grosse
Huytre. Dequoy eux se tenans bien satis
faicts, auec leur admiration Teh! se prenans
à rire, dirent: vrayement voila vn
beau nom, & n'auions point encores veu
de Mair, c'est à dire, de François qui s'ap
pelast ainsi. Et de fait ie puis dire que iamais
Circé ne metamorphosa homme en
vne si belle huytre, ne qui discourut si biẽ
auec Vlysses que i'ay depuis ce tẽps la fait
auec nos Sauuages. Surquoy faut noter
qu'ils ont la memoire si bõne, que si tost
que quelcũ leur a vne fois dit sõ nõ quãd

295

Page 295
par maniere de dire ils seroyent cent ans
apres sans le reuoir, ils ne l'oublieront
iamais: ie diray tantost les autres ceremo
nies qu'ils obseruẽt à la receptiõ de leurs
amis qui les vont voir. Mais pour le present
poursuyuãt à reciter vne partie des
choses notables qui m'aduinrent en mon
premier voyage parmi les Tououp. le Tru
chemẽt & moy, qui dés ce mesme iour pas
sans plus outre fusmes coucher en vn autre
village nommé Euramiri (les Frãçois
l'appelent Goset à cause d'vn Truchemẽt
ainsi nommé qui s'y estoit tenu) trouuans
sur le soleil couchãt q͂ nous y arriuasmes,
les Sauuages dãsãs & acheuãs de boire le
Caouin d'vn prisonnier qu'ils auoyẽt tué
n'y auoit pas six heures, duquel nous vismes
les pieces qui cuisoyẽt sur le Boucan,
ne demãdez pas si à ce cõmencemẽt ie fus
estõné de voir telle tragedie: toutefois cõ
me vous entendrez cela ne fut riẽ au prix
de la peur que i'eu bien tost apres. Cõme
dõc nous fusmes entrez en vne maisõ de
ce village, & selõ la mode du païs, nous estãs
assis chacun dãs vn lict de cotõ pẽdu
en l'air: apres que les fẽmes (à la maniere
que ie diray ci apres) eurent ploré, & que
le vieillard Maistre de la maisõ eut fait sa
harãgue à nostre bien venue, le Truchemẽt,
à qui nõ seulemẽt ces façons de faire
des Sauuages n'estoyẽt point nouuelles,

312

Page 312
mais qui au reste aimoit aussi bien à boire
& Caouiner qu'eux, sans me dire vn seul
mot, ni m'aduertir de rien s'en allãt vers
la grosse troupe de ces danseurs, me laissa
là auec quelques vns: tellement que
Iuste occasion
d'anoir
Peur.
moy qui estant las ne demandois qu'à reposer,
apres auoir mangé vnpeu de farine
de racine & d'autres viandes qu'on nous
auoit presentees, me rëuersay & couchay
dãs le lict de cotõ sur lequel i'estois assis.
Toutesfois outre qu'à cause du bruit
que les Sauuages, dansans & siffians toute
la nuit en mangeant le prisonnier, sirent
à mes oreilles ie fus bien reueillé: en
cores l'vn d'entre eux auec vn pied d'iceluylcuit
& boucané qu'il tenoit en sa main,
s'approchant de moy me demandant (cõme
ie sceu depuis car ie ne l'entẽdois pas
lors) si i'en voulois manger, par ceste con
tenance me donna vne telle frayeur, que
il ne faut pas demander si i'en perdi toute
enuie de dormir. Et de fait pensant que
veritablement par ce signal & monstre de
ceste chair humaine qu'il mangeoit, me
menassant il me dist & voulust faire entẽdre
que ie serois ainsi accommodé: ioint
comme vn doute en engendre vn autre,
que ie soupçonnay tout aussi tost que le
Truchement m'ayãt trahi de propos deliberé
m'auoit abandonné & liuré entre
les mains de ces Barbares, si i'eusse veu

313

Page 313
quelque ouuerture pour pouuoir sortir
de là & m'enfuir, ie ne m'y fusse pas feint.
Mais me voyant enuirõné de toutes pars
de ceux desquels ignorant l'intẽtion (car
ils ne pensoyent rien moins qu'à me mal
faire) ie croyoys fermemẽt & m'attendois
deuoir estre mangé: en inuoquant Dieu
en mõ cœur, toute ceste nuit là, ie laisse à
pẽser à ceux qui cõprendrõt bien ce que
ie di, & qui se mettrõt en ma place, si elle
me sẽbla lõgue. Or le matin venu que mõ
Truchemẽt, lequel en d'autres maisõs du
village auoit riblé toute la nuit auec les
friponniers de Sauuages, mevint retrouuer,
me voyant, comme il me dit, non seu
lement blesme & fort deffait de visage,
mais aussi presque en la fieure, me demãdant
si ie me trouuois mal, & si ie n'auois
pas bien reposé: apres qu'encores tout
esperdu que iestois ie luy eu respõdu en
colere qu'on m'auoit voirement bien gar
dé de dormir, & qu'il estoit vn mauuais
homme de m'auoir laissé de ceste façon
parmi ces gens que ie n'entendois point:
ne me pouuãt r'asseurer, ie le priay qu'en
diligence nous nous ostissions de là. Luy
la dessus m'ayant dit que ie n'eusse point
de crainte, & que ce n'estoit pas à nous
qu'on en vouloit, apres qu'il eut le tout
recité aux Sauuages, lesquels s'esiouissans
de ma venue me pensans caresser n'auoyẽt

414

Page 414
bougé d'aupres de moy toute la nuit, eux
ayans dit aussi qu'ils s'estoyent aucunemẽt
apperceus que i'auois eu peur d'eux
& qu'ils en estoyent bien marris, ma consolation
fut (selon qu'ils sont grãds gaus
seurs) vne risee qu'ils firẽt de ce que sans
y penser ils me l'auoyent baillee si belle.
Le Truchement & moy fusmes encores
de là en quelques autres villages, mais
me contentant d'auoir recité ce que dessus
pour eschantillon de ce qui m'aduint
en mon premier voyage parmi les Sauua
ges, ie poursuyuray à la generalité.

Pour dõcques declarer les ceremonies
que les Tououpinamboults, obseruent à la
reception de leurs amis qui les vont visiter.
Il faut en premier lieu, si tost que le
voyager est arriué en la maison du Mous
sacat,
cest à dire bõ pere de famille qui dõ
ne à manger aux passans qu'il aura choisi
pour son hoste (ce qu'il faut faire en chacun
village ou l'on frequente, & sur peine
de le facher quand on y arriue n'aller pas
premieremẽt ailleurs) que s'asseãt dãs vn
lict de coton pendu en l'air il y demeure
quelque peu de tẽps sans dire mot. Apres
cela les femmes venãs à l'ẽtour du lict, sa

Ameriquaines
plo
rans la bien
venue
croupissãs, les fesses cõtre terre, & tenãs
les deux mains sur leurs yeux, en plorans
de ceste façon la bien venuë de celuy dõt
sera qu'estion, elles diront milles choses
à sa louange.



No Page Number
[ILLUSTRATION]

316

Page 316

Comme pour exemple: tu as pris tant
de peine à nous venir voir: tu es bon: tu
es vaillãt: & si c'est vn François, ou autre
estranger de par deçà, elles adiousteront:
tu nous as apporté tant de belles besongnes,
dont nous n'auons pointen ce pays:
bref, comme i'ay dit, elles en iettant de
grosses larmes tiendront plusieurs tels
propos d'aplaudislemẽs & flatteries. Que

Contenance
du voya
ger.
si au reciproque le nouueau venu assis
dans le lict leur veut agreer: en faisant
bonne mine de son costé s'il ne veut plorer
tout a fait, (comme i'en ay veu de nostre
nation qui oyant la brayerie de ses
femmes aupres d'eux estoyent si veaux
d'en venir iusques là) pour le moins
leur respondant iettãt quelques souspirs
faut il qu'il en face semblant. Ceste premiere
salutation faite ainsi de bonne gra
ce par ces fẽmes Ameriquaines, le Moussacat,
c'est à dire vieillard maistre de la
maison, lequel aussi de sa part aura esté
vn quart d'heure sans faire semblant de
vous voir (caresse fort contraire à nos em
brassemens, accollades, baisemens & touchemẽs
à la main à l'arriuee de nos amis)
Moussacat.

receuant
son haste.
venant lors à vous: vous dira, premierement
Ere-ioubé, cest à dire és tu venu? puis
comment te portes tu? que demandes tu?
& c. à quoy il faut respondre selon que
verrez ci apres an colloque de leur

317

Page 317
langage. Cela fait il vous demandera si
vous voulez manger, que si vous respondez
qu'ouy, il vous fera soudain apprester
& apporter dans de belle vaisselle de
terre tãt de la farine qu'ils mãgẽt au lieu
de pain, que des venaisons, volailles, pois
sons, & autres viandes qu'il aura: mais
parce qu'ils n'ont tables, bancs, ni scabelles,
le seruice se fera à belle terre deuant
vos pieds: quant au bruuage si vous voulez
du Caouïn & qu'il en ait de fait il
vous en baillera aussi. Semblablement
apres que les femmes ont pleuré aupres
du passát, afin d'auoir de luy des peignes,
mirouers, ou petites patenostres de verre
qu'on leur porte pour mettre à l'entour
de leur bras, elles luy apporteront
des fruits, ou autre petit present des cho
ses de leur pays.

Que si au surplus on veut coucher au
village ou on est arriué, le vieillard non
seulement fera tendre vn beau lict blanc,
mais encore outre cela (combien
qu'il ne face pas froid en leur pays,)
à cause de l'humidité de la nuit & à leur
mode, il fera faire trois ou quatre petis
feus à l'entour du lict, lesquels seront
souuent ralumez la nuit auec certains pe
tis ventaux qu'ils appellent Tatapecoua,
faits de la façon des contenances que les
Dames de par deçà tiennent deuãt elles


318

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aupres du feu de peur qu'il ne leur gaste
la face. Mais puis qu'en traitant de la police
des Sauuages ie suis tombé à parler
du feu, lequel ils appellent Tata, & la fumee
Tatatin, ie veux aussi declarer l'inuẽ
Sauuages
pourquoy
aimäsprin
cipalemẽt
le feu: &
l'inuention
à nous incogneue

qu'ils ont
d'en faire.
tion gentille & incognue par deçà qu'ils
ont d'enfaire quãd il leur plaist. D'autant
dõcques qu'aymãs fort le feu ils ne demeu
rẽtgueres en vn lieu sans en auoir, princi
palemẽt la nuit qu'ils craignẽt merueilleusemẽt
d'estre surprins d'Aygnan, c'est
à dire du malin esprit lequel comme i'ay
dit ailleurs les bat & les tourmente souuent:
soit qu'ils soyent par les bois à la
chasse ou sur le bord des eaux à la pesche
rie, ou ailleurs par les cbãps: au lieu que
nous nous seruons à cela de la pierre &
du fusil dont ils ignorent l'v sage, ayansen
recompence en leurs pays de deux certai
nes especes de bois, dõt l'vn presque aussi
tendre que s'il estoit à demi pourri, &
l'autre au contraire aussi dur que celuy
dequoy nos cuisiniers font des lardoires:
quant ils veulẽt allumer du feu, ils les accommodent
de ceste sorte. Premieremẽt
apres qu'ils ont aprimé & rẽdu aussi poin
tu qu'vn fuseau par l'vn des bouts vn baston
de ce dernier, de la longueur d'enuiron
vn pied, plantant ceste pointe au milieu
d'vne piece de l'autre, que i'ay dit estre
fort tendre, laquelle ils couchẽt tout

303

Page 303
à plat contre terre, ou la tiennent sur vn
tronc, ou grosse busche, en façon de potẽce
renuer see: tournãt puis apres fort sou
dainement ce baston entre les deux paumes
de leurs mains, comme s'ils vouloyẽt
forer & percer la piece de dessous de part
en part, il aduient que de ceste, roide agitation
de ces deux bois qui sont ainsi
comme entrefichez l'vn dans l'autre, il
sort non seulement de la fumee, mais aus
si vne telle chaleur qu'ayans du coton, ou
des fueilles d'arbres bien seches toutes
prestes (ainsi qu'il faut auoir par deça le
drapeau bruslé ou autre esmorce aupres
du fusil) le feu si emprend si bien que i'asseure
ceux qui m'en voudront croire, en
auoir moy mesme fait de ceste façon: Nõ
pas cependant que pour cela ie vueille di
re moins croire ou faire acroire ce que
quelqu'vn a mis en ses escrits: assauoir
que les Sauuages de l'Amerique (qui sont
Theuet
des sing.
de l'Am.
c. 53.

ceux dont ie parle à present) auant ceste in
uention de faire feu seichassent leurs viãdes
à la fumee: car tout ainsi que ie tien
ceste maxime de Philosophie tournee
en prouerbe estre tres vray, assauoir
qu'il n'y a point de feu sans fumee: aussi
par le contraire estime-ie celuy n'estre
pas bon naturaliste qui nous veut
faire accroire qu'il y a de la fumee
sans feu. I'entend de la fumee laquelle

320

Page 320
comme celuy dont ie parle veut donner à
entendre, puisse cuire les viandes: tellement
que si pour solution il vouloit aleguer
qu'il a entendu parler des vapeurs
& exhalations, la responce sera, attendu
que tant s'en faut qu'elles les puissent seicher,
qu'au contraire, fust chair ou poisson,
elles les rendroyẽt plustost moites &
humidcs que c'est se moquer du monde.
Partãt puis q͂ cest aucteur tant en sa Cosmog.
qu'ailleurs, se plaind si souuent de
ceux lesquels ne parlãs pas à son gré des
matieres qu'il a touchees, il dit n'auoir
pas biẽ leu ses escrits, ie prie les lecteurs
d'y biẽ noter le passage ferial que i'ay coté
de sanouuelle & chaude fumee, laquelle
ie luy renuoye en son cerueau de vent.
Retournãt dõc à parler du traitemẽt que
les Sauuages font à ceux qui les vont visiter:
apres qu'en la maniere que i'ay dit
leurs hostes ont beu & mangé, se sont reposez,
& ont couché en leurs maisõs, s'ils
Faconde
contenter
son hoste en
l'Ameriq
sont honnestes, ils baill ent ordinairemẽt
des cousteaux, des cizeaux, ou pincettes
à arracher la barbe aux hommes: aux fem
mes des peignes & des miroirs: & encores
aux petits garçons des haims à pescher.
Que si au reste on a afaire de viures
ou autres choses de ce qu'ils ont, ayant
demandé que c'est qu'ils veulẽt pour cela,
quãd on leur a baillé ce dequoy on sera

321

Page 321
cõuenu, on le peutemporter & s'ẽ aller.
Au surplus parce (cõme i'ay dit ailleurs)
que n'ayans cheuaux, Asnes, ni autres bestes
qui portent ou qui charrient en leur
pays la façon ordinaire est qu'il y faut aller
à beaux pieds sans lãce, toutefois si les
passans estrãgers se trouuẽt las, en presen
tans vn cousteau ou autres choses aux
Sauuages, prompts qu'ils sont à faire plai
sir à leurs amis, ils s'offriront pour les
Sauuages
prompts à
faire plaisir
portent
les estrangers
sur
leur col.

porter. Et de fait il y en a eu tels qui nous
ayans mis la teste entre les cuisses, nos
iambes pendantes sur leurs ventres, nous
ont ainsi portez sur leurs espaules plus
d'vne grãde lieuë sans se reposer: de façõ
que si pour les soulager nous les vouliõs
quelques fois faire arrester, eux se mocquans
de nous disoyent en leur langage:
& comment pensez vous que nous soyõs
femmes, ou si lasches de cœur, que
nous puissions defaillir sous le faix? Plu
stost me dit vne fois vn qui m'auoit fur
son col, ie te porterois tout vn iour sans
cesser d'aller: tellemẽt que nous autres de
nostre costé rians à gorge desployee sur
ces Traquenards à deux pieds, les voyãs
Traquenards
à
deux pieds

si bien deliberez, en leur applaudissans &
mettans encores, comme on dit, dauantage
le cœur au ventre, leurs disions: allons
doncques tousiours.

Quant à leur charité naturelle, se distri


322

Page 322
Sauuages
naturellement
chari
tables.
buans & faisans iournellement presens
les vns aux autres des venaisons, poissõs,
fruits, & autres biens qu'ils ont en leur
pays, ils l'exercent de telle façon, que nõ
seulement vn Sauuage, par maniere de di
re, mourroit de honte s'il voyoit aupres
de soy son prochain, ou son voisin auoir
faute de ce qu'il a en sa puissance, mais
aussi, comme ie l'ay experimenté, ils vsent
de la mesme liberalité enuers les estrangers
leurs alliez. Pour exemple dequoy
ie diray que ceste fois (ainsi que i'ay
ia touché au dixieme chapitre) que deux
Frãçois & moy nous estãs esgarez par les
bois, cuidasmes estre deuorez d'vn gros
& espouuãtable Lezard, ayans outre cela
l'espacede deux iours & d'vne nuit que
nous demeurasmes perdus enduré grand
faim, nous estans finalement retrouuez
en vn village nommé Pauo, ou nousauiõs
esté d'autres fois, il n'est pas possible d'estre
mieux receu que nousfusmes des Sau
uages de ce lieu là. Car en premier lieu,
nous ayans ouy raconter les maux que
nousauions endurez: mesme le danger ou
nous auions esté destre nonseulement de
uorez des bestes cruelles, mais aussi d'estre
prins & mãgez des Margaias, nos en
nemis & les leurs, de la terre desquels
(sans y penser) nous nous estions approché
bien pres: parce di ie qu'outre cela

323

Page 323
passans par les deserts, les espines nous
auoyent bien fort esgratinez, eux nous
voyans en tel estat en prindrent si grand
pitié, qu'il faut qu'il m'eschape de dire
que les receptiõs hipocritiques de ceux
de par deçà qui n'vsent que du plat de la
langue pour la consolation des affligez,
est bien esloignee de l'humanité de ces
gens, lesquels neantmoins nous appellõs
barbares. Pour dõcques venir à l'effet, apres
qu'auec de belle cau claire qu'ils fu-
Exemplene
table de
l'humanité
des Sauua
ges.

rent querir expres, ils eurent commencé
par là (qui me fit resouuenir de la façon
des Anciens) de lauer les pieds &
les iambes de nous trois François qui estions
assis chacun en vn lict à part, les
vieillards qui dés nostre arriuee auoyent
donné ordre qu'on nous apprestast à man
ger, mesmes ayans commandé aux femmes
qu'en diligence elles nous fissent de
la farine tendre (de laquelle comme i'ay
dit ailleurs, i'aimerois autant manger
que du molet de pain blanc tout chaut)
nous voyãs vn peu refraischis nous firent
aussi tost seruir à leur mode de force
bonnes viandes, comme de venaisons,
volailles, poissons, & fruits exquis
dont ils ne manquent iamais.

Dauãtage le soir venu, afin que nous re
posissions plus à nostre aise, le vieillard
nostre hoste, ayant fait oster tous les enfans


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Page 324
d'aupres de nous, le matin à nostre
resueil nous dit: & biẽ Atour-assats: (cest
à dire parfaits alliez) auez vous bien dormi
ceste nuit? Aquoy luy estant fait responce
que fort bien, il nous dit: reposez
vous encores mes enfans, car ie vis bien
hier au soir que vous estiez fort las. Bref
il m'est malaise d'exprimer la bonne
chere qui nous fut faite lors par ces Sauuages,
lesquels à la verité, pour le dire en
vn mot, firent en nostre endroit ce que
act. 28. 1. 2.
saint Luc ditaux Actes des Apostres, que
les Barbares de l'Isle de Malte pratiquerent
enuers saint Paul, & ceux qui estoyent
auec luy apres qu'ils eurent eschappé
le naufrage dont il est la fait mẽtion.
Or parce que nous n'allions point
par pays que nous n'eussions chacun vn
sac de cuir plein de mercerie, qui nous ser
uoit au lieu d'argent pour conuerser par
mi ce peuple, au departir de là, nous bail
lasmes ce qu'il nous pleut: assauoir comme
i'ay tantost dit que c'est la coustume,
des cousteaux, cizeaux, & pincettes aux
bons vieillards: des peignes mirouers &
bracelets de boutons de verre aux femmes:
& des hameçons à pescher aux petis
garçons.

Surquoy aussi afin que ie face
mieux entendre combien ils font cas
de ces choses: ie reciteray que moy estant


325

Page 325
vn iour en vn village, mo Moussacat, c'est
a dire celuy qui m'auoit receu chez soy,
m'ayant prié de luy monstrer tout ce que
i'auois dans mon Caramento, c'est à dire
dans mon sac de cuir, apres qu'il m'eut
fait apporter vne belle grande vaisselle de
Recit mõstrant
com
bien ils esti
ment les
cousteaux
& autres
marchãdises


terre dans laquelle i'arengeay tout mon
cas: luy s'esmerueillant de voir cela, appelant
soudain tous les autres Sauuages
leur dit: ie vous prie mes amis de considerer
quel personnage i'ay en ma maison:
car puis qu'il a tant de richesses ne
faut il pas bien dire qu'il soit quelque
grand Seigneur? Et cependant comme ie
dis en riãt cõtre vn miencõpagnon qui estoit
auec moy, tout ce que ce Sauuage estimoit
tant, qui estoit en somme cinq ou
six cousteaux emmanchez de diuer ses façõs,
autãt de peignes, deux ou trois grãds
mirouers, & autres petites besongnes,
n'eust pas vallu deux testons dans Paris.
Partant suyuant ce que i'ay dit ailleurs,
qu'ils aiment ceux qui sont liberaux, me
voulant encores moy mesme plus exalter
qu'il n'auoit fait, ie luy baillay gratuitemẽt
& publiquement deuant tous le plus
grãd & plus beau de mes cousteaux, du quel
de fait il fit autant de cõte que feroit quel
qu'vn en nostre France, auquel on auroit
fait present d'vne chained'or de la valeur
de cent escus.


326

Page 326

Que si vous demandez maintenãt plus
outre, sur la frequentation des Sauuages
de l'Amerique dont ie traite maintenant:

Sauuages
loyaux à
leurs amis
assauoir si nous nous tenions bien asseurez
parmi eux, ie respond que tout ainsi
qu'ils haissent si mortellement leurs ennemis,
que comme vous auez entendu ci
deuant, quand ils les tiennent, sans a utre
composition ils les assommẽt & mangẽt:
par le contraire ils aiment tant estroitement
leurs amis & confederez, tel que
nous estions de ceste nation nõmee Tououpinambaoults,
que plustost pour les garẽ
tir, & auant qu'ils receussent aucun desplaisir
ils se feroyent mettre en cent mille
pieces, ainsi qu'on parle: tellement que
les ayant experimentez, ie me fierois, &
me tenois lors plus à seurté entre ce peu
ple que nous appellons Sauuages, que ie
ne ferois maintenant en quelques endroits
de nostre France auec les François
desloyaux & degenerez: ie parle de ceux
qui sont tels: car quant aux gens de bien,
dont par la grace de Dieu le Royaume
n'est pas vuide, ie serois bien marry de
toucher à leur honneur.

Toutesfois, afin que ie dise le pro
& le contra de ce que i'ay congneu estant
parmi nos Ameriquains, ie reciteray encores
vn fait contenant la plus grande


327

Page 327
apparence de danger ou ie me sois iamais
Discours

veu entre eux. Nous estans doncques vn
iour inopinément rencontré six François
en ce beau grand village D'ocarantin duquel
i'ay ia plusieurs fois fait mention ci
dessus, distant de dix ou douze lieues de
nostre Fort, ayans resolus d'y coucher,
nous fismes partie à l'arc, trois contre
trois pour auoir tant des poulles d'Indes
qu'autre chose pour nostre souper.
Tellement qu'estant aduenu que ie fus
des perdans, comme ie cerchois des volailles
à acheter parmi le village, il y eut
vn de ses petis garçons François que i'ay
dit du commencement que nous auions
menez dãs le Nauire de Rosee pourapprẽ
dre la langue) lequel se tenoit en ce village
qui me dit: voila vne belle & grasse cane
d'Inde, tuez la vous en serez quitte en
la payant: ce que (parce que nous auions
souuent ainsi tué des poulles en d'autres
villages dont les Sauuages enles cõtentãs
ne s'estoyent point fachez) n'ayant point
fait difficulté de faire, apres que i'eu ceste
Cane morte en ma main ie m'en allay en
vne maison, ou presques tous les Sauuages
de ce lieu estoyent assemblez pour
Caouiner.

Ainsi ayant la demandé à qui
estoit la Cane afin que ie luy payasse,
il y eut vn vieillard, lequel


328

Page 328
se presentant auec vne assez mauuaise
trongne, me dit, c'est à moy. Que veux tu
que ie t'en donne luy di-ie? vn cousteau,
respondit-il: auquel sur le champ en ayãt
voulu bailler vn, quand il l'eut veu il dit,
i'en veux vn plus beau: ce que sans repliquer
luy ayãt presenté, il dit qu'il ne vouloit
point encores de cestuy là. Que veux
tu donc, luy di-ie que ie te donne? vne ser
pe dit-il. Mais parce qu'outre que cela
estoit vn pris du tout excessif en ce pays
là, de donner vne serpe pour vne cane, ie
n'en auois point pour lors, ie luy dis qu'il
se contentast s'il vouloit du second cousteau
que ie luy presentois, & qu'il n'en
auroit autre chose. Mais la dessus le Truchement
qui cognoissoit mieux leur façõ
de faire (combien qu'en ce fait là il fust
aussi bien trompé que moy) me dit, il est
biẽ faché, & quoy que s'en soit il luy faut
trouuer vne serpe. Parquoy en ayant emprunté
vne du garson dõt i'ay parlé, quãd
ie la voulu bailler à ce Sauuage, il en fit
derechef plus de refus qu'il n'auoit fait
auparauant des cousteaux: de façon que
mefachant de cela, pour la troisieme fois,
ie luy dis: que veux tu donc de moy? A
quoy furieusement il repliqua, qu'il me
vouloit tuer comme i'auois tué sa Cane:
car, dit-il, parce qu'elle a esté à vn mien
frere qui est mort, ie l'aimois plus que

329

Page 329
chose que i'eusse. Et de fait de ce pas mõ
homme s'en alla querir vne espee, ou plu
stost grosse massue de bois, de cinq à six
pieds de long, & s'en reuenant tout soudain
vers moy, il continuoit tousiours
de dire qu'il me vouloit tuer. Qui fut dõc
bien esbahi ce fut moy: & toutesfois, cõme
il ne faut pas faire le chien couchant,
(comme on parle) ni le craintif entre ceste
nation, il ne falloit pas que i'en fisse semblant.
La dessus le Truchement qui estant
assis dans vn lict de couton pendu entre
le querelleur & moy, m'aduertissant de
ce que ie n'entẽdois pas, me dit: dites luy
tenant vostre espee au poing, & luy monstrant
vostre arc & vos flesches, à qui il
pense auoir affaire? car quãt à vous, vous
estes fort & vaillant, & ne vous lairrez
pas tuer si aisément qu'il pense. Somme
faisant bonne mine & mauuais ieu, ainsi
qu'on dit, apres plusieurs autres propos
que nous eusmes ce Sauuage & moy (sans
suyuant ce que i'ay dit au commencemẽt
de ce chapitre que les autres fissent aucun
semblant de nous accorder) yure que
il estoit du Caoïtin qu'il auoit beu tout le
long du iour, s'en alla dormir & cuuer
son vin: & moy & le Truchement souper
& manger sa Cane auec nos compagnõs
qui nous attendans au haut du village, ne
sauoyent rien de nostre querelle. Or cependant,

330

Page 330
comme l'issue mõstra, les Tououpinambaoults
sachas bien que s'ils auoyẽt
tué vn François, la guerre irreconciliable
seroit tellement declaree entre eux
(estans ia ennemis des Portugais) qu'ils
seroyẽt priuez à iamais d'auoir de la mar
chandise, tout ce que mõ lourdaut auoit
fait n'estoit qu'en se iouãt. Et de fait s'estant
resueillé enuirõ trois heures apres,
il m'enuoya dire par vn autre Sauuage,
que i'estois son fils, & que ce qu'il en auoit
fait, n'estoit que pour m'esprouuer,
& voir à ma contenance si ie ferois bien
la guerre aux Portugais & aux Margaias
leurs ennemis. Mais cependant de mon
costé afin de luy oster l'occasion d'en faire
autant vne autre fois, ou à moy ou autre
des nostres: ioint que telles risees ne
sont pas fort plaisantes, non seulement
ie luy manday que ie n'auois que faire de
luy, & que ie ne voulois point de pere
qui m'esprouuast auec vne espee au poing
mais aussi le lendemain entrant en la mai
son ou il estoit, afin de luy faire trouuer
meilleur, ie donnay de petits cousteaux
& des haims à pescher aux autres tout
aupres de luy, qui n'eut rien. On peut
donc recueillir tant de cest exemple, que
de l'autre que i'ay recité ci dessus de mõ
premier voyage parmi les Sauuages, ou
pour l'ignorãce de leur coustume enuers

331

Page 331
nostre nation ie cuidois estre en danger,
que ce que i'ay dit de leur loyauté enuers
leurs amis demeure tousiours vray & fer
me: assauoir, qu'ils seroyent bien marris
de leur faire desplaisir, surquoy pour cõ
clusion de ce point, i'adiousteray que sur
tout les vieillards, qui par le passé ont eu
faute de coignees, serpes & cousteaux
(qu'ils trouuent maintenat tant propres
pour couper leur bois & faire leurs arcs
& leurs flesches) non seulement traitent
fort bien les François, mais aussi exhortent
les ieunes gens d'entre eux de faire
le semblable à l'aduenir.

CHAP. XIX.

Comment les Sauuages se traitent en leurs
maladies: ensemble de leurs sepultures & funerailles:
& des grands pleurs qu'ils font apres
leurs morts.

POVR donques mettre fin à
parler de nos Sauuages de
l'Amerique, il faut sauoir
comment ils se gouuernent
tant en leurs maladies qu'à
la fin de leurs iours: c'est à dire quand ils
sont prochains de la mort naturelle. S'il
aduient donc qu'aucuns d'eux tombe malade


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apres qu'il aura monstré & fait entẽ
dre ou il sent le mal, soit aux bras iambes
ou autres parties du corps, cest endroit
là sera succé auec la bouche par l'vn de
ses amis: & quelques fois par vne maniere
d'abuseurs qu'ils ont entre eux nom-
Pagés me
decin des
Sauuages.
mez Pagés, qui est à dire Barbier ou Medecin
(autres que les Caraïbes dont i'ay
parlé traitant de leur religion) lesquels
non seulement leur font accroire qu'ils
leur arrachent la maladie mais aussi que
ils leur prolongent la vie. Cependat outre
les fievres & maladies communes de
nos Ameriquains, à quoy cõme i'ay touché
ci deuant à cause de leur pays bien
temperé, ils ne sont si suiets que nous
sommes par deça, ils ont vne maladie in-
Pians maladie
conta
gieuse.
curable qu'ils nomment Pians, laquelle
combien qu'ordinairement elle prouienne
& se prenne de paillardise, i'ay neantmoins
veu auoir à de ieunes enfans lesquels
en estoyent aussi couuerts qu'on
en voit par deça estre de la petite verole.
Mais au reste ceste contagion se conuertissant
en pustules plus larges que le pou
ce, lesquelles s'espãdẽt par tout le corps,
voire iusqu'au visage, ceux qui en sont
entachez en portent aussi bien les marques
toute leur vie, que font les verolez
& chancreux de par decà de leur tur
pitude & vilenie. Et de fait i'ay veu en

333

Page 333
ce pays-là vn Truchement, natif de Rouen,
lequel s'estant veautré en toutes sortes
de paillardises parmi les femmes &
filles Sauuages, en auoit si bien receu son
salaire, que son corps & son visage estans
aussi couuerts & desfigurez de ces Pians,
que s'il eust esté vray ladre, les places y
estoyent tellement imprimees qu'impossible
luy fut de les iamais effacer: aussi
est ceste maladie la plus dangereuse en
ceste terre du Bresil. Ainsi pour reprendre
mõ premier propos, les Ameriquains
ont ceste coustume, que quant au traitement
de la bouche de leurs malades: si
Ameriquains
com
ment trastent
leurs
malades.

celuy qui est detenu au lict deuoit demeu
rer vn mois sans manger on ne luy en dõ
nera iamais qu'il n'en demande: mesmes
quelque grieue que soit la maladie, les au
tres qui sont en santé, suyuant leur coustume,
ne laisseront pas pour cela, buuans
sautãs & chantãs, de faire bruit autour du
poure patiẽt: lequel aussi de son costé sachant
bien qu'il ne gagneroit rien de s'en
fascher, aime mieux auoir les oreilles rõ
pues que d'en dire mot. Toutes fois s'il
aduient qu'il meure, & sur tout si c'est
quelque bon pere de famille, la chantrerie
estant soudain tournee en pleurs, ils
lamẽtent de telle façon que si nous-nous
trouuions en quelque village ou il y eut
vn mort, ou il ne falloit pas faire estat d'y

334

Page 334
coucher, ou ne se pas attendre de dormir
la nuit. Mais principalemẽt c'est merueille
d'ouyr les femmes lesquelles braillans
si fort & si haut que vous diriez que ce
sont hurlemẽs de chiens & de loups font
communément tels regrets & tels dialogues.
Il est mort, diront les vnes en trainant
leur voix, celuy qui estoit si vaillãt,
& qui nous a tant fait manger de prisonniers.
Puis les autres en esclatant de mes
me respondront. O que c'estoit vn bon
chasseur & vn excellent pescheur: Ha le
braue assommeur de Portugais & de
Margaias, desquels il nous a si bien vengez,
dira quelqu'vne parmi les autres. tel
lement que parmi ces grands pleurs s'em
brassans les bras & les espaules l'vne de
l'autre s'incitans à qui fera le plus grand
dueil: iusques à ce que le corps soit osté
de deuant elles, elles ne cesseront en dechifrant
& recitant ainsi par le menu tout
ce qu'il aura fait & dit en sa vie, de faire
de longues kirielles de ses louanges.


No Page Number
[ILLUSTRATION]

336

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Bref, à la maniere que les fẽmes de Bearn
ainsi qu'on dit, faisans de vice vertu en
vne partie des pleurs qu'ẽlles font sur
leurs maris decedez, chantẽt La mi amou,
La mi amon: Cara rident, oeil de splendou: Ca
ma leugé bet dansadou: Lo mé balen, Lo m'esburbat:
matî depes: fort tard au lheit

C'est à dire mon amour: Mon amour visage
riant, œil de splendeur, iambe lege
re, beau danseur, le mien vaillant, le mien
esueillé, matin debout fort tard au lict: voi
re cõme aucũs disent que les femmes en
quelques endroits de Gascongne adioustent,
Yere, yere, o le bet renegadou o le
bet iougadou qu'here:
c'est à dire, helas
helas, ô le beau renieur, ô le beau ioueur
qu'il estoit: ainsi en font nos poures Ame
ri quaines: lesquelles au surpl9 au refrein
de chacune pose adioustant tousiours, il
est mort, il est mort celuy duquel nous
faisions maintenant le dueil, les hommes
leur respondant disent: Helas il est vray
nous ne le verrons plus iusques à ce que
Fosses &
facon d'enterrer
les
morts en
Amerique
nous soyons derriere les montagnes, ou,
ainsi que nous enseignent nos Caraïbes,
nous danserons auec luy & autres propos
semblables qu'ils adioustent. Or ces
querimonies durant ordinairement demy
iour (carils ne gardent gueres leurs
corps morts dauantage) apres que la fosse
aura esté faite, non pas longue à nostre

337

Page 337
mode, ains ronde & profonde comme vn
grand tonneau à tenir le vin, le corps qui
aussi incontinent apres auoir esté expiré
aura esté plié, les bras & les iambes liez
alentour, sera ainsi enterré presques tout
facon d'enterrer
les
meorts en
l'Ameriq.

debout: mesme (comme i'ay dit) si c'est
quelque bon vieillard qui soit decedé, il
sera ensepulturé dans sa maison enueloppé
de son lict de couton, voire on enterrera
auec luy quelques coliers, plumasseries,
& autres besongnes qu'il souloit por
Ioyaux en
terré auec
ce corps.

ter, quand il estoit en vie. Sur lequel propos
on pourroit alleguer beaucoup d'exemples
des Anciens qui en vsoyent de
ceste facon: comme ceque dit Iosephe qui
fut mis au sepulchre de Dauid: & ce que
les historiens prophanes tesmoignent de
tant de grãds personnages qui apres leur
mort ayans esté ainsi parez de ioyaux fort
precieux le tout est pourri auec leurs
corps: & pour n'aller plus loin de nos Ameriquains,
comme nous auons ia allegué
ailleurs, les Indiens du Peru terre
continente à la leur enterrans auec leurs
Rois & Caciques grande quantité d'or &
de pierres precieuses, plusieurs Espagnols
de ceux qui furent les premiers en
ceste contree recerchans les despouilles
de ses corps morts iusquesaux tombeaux
& crotes ou ils scauoyẽt les trouuer, en fu
rent grandemẽt enrichis. Toutefois pour

338

Page 338
retourner à nos Tououpinambaoults, depuis
que les François ont hanté parmi eux ils
n'enterrent pas si coustumierement les
choses de valeur auec leurs morts, qu'ils
faisoyent auparauãt: mais ce qui est beaucoup
pire, oyez la plus grande superstition
qui se pourroit imaginer en laquelle
ces poures gens sont detenus. Dés la
premiere nuit d'apres qu'vn corps, à la
façon que vous auez entendu, a esté enter
ré, eux croyans fermemẽt que si Aygnan,
Erreur
vrayement
diabolique
c'est à dire le diable en leur lãgue ne trou
uoit d'autres viandes toutes prestes aupres,
qu'il le deterreroit & mangeroit, nõ
seulement ils mettent de grands plats de
terre pleins de farines, volailles, poissons
& autres viandes bien cuites auec de leur
bruuage dit Caouin sus la fossedu deffũct,
mais aussi iusqu'à ce qu'ils pensent que
le corps soit entierement pourri, ils continuent
à faire tels seruices, vrayement
diaboliques. Duquel erreur il nous estoit
tant plus malaisé de les diuertir, que les
Truchemens de Normandie qui nous auoyẽt
precedez en ce pays là, à l'imitatiõ
des prestres de Bel prenans de nuit ces
bonnes viandes pour les manger, les y auoyent
tellement entretenus, voire confirmez,
que quoy que par experiẽce nous
leur mõstrissiõs que ce qu'ils y mettoyẽt
le soir s'y retrouueroit le lẽ demain, à pei

339

Page 339
ne peusmes nous persuader le contraire
à quelques vns. Tellemẽt qu'on peut dire
ceste resuerie des Sauuages n'estre pas
fort differente de celle des Rabins Docteurs
Iudaiques: ni de celle de Pausanias.
Car les Rabins tiennẽt que le corps
Voyez la
Phisique
papale de
Viret
Dialoguei
troizieme
pag. cc. x.

mort est laissé en la puissance d'vn diable
qu'il nommẽt Zazel ou azazel, lequel ils
disent estre appelé prince du desert au
Leuitique: & mesme pour confirmer
leur erreur ils destournent ces passages
de l'Escriture ou il est dit au serpent tu
Gen. 3.
14

mangeras la terre tout le temps de ta vie:
car puis disent ils que nostre cosps est
terre du limon & de la poudre de la ter-
Is. 65. 24.

re, qui est la viande du Serpent, il luy est
leui. 16. 8

suiet iusques a ce qu'il soit transmué en
nature spirituelle. Pausanias semblablement
raconte d'vn autre diable nommé
Eurinomus, duquelles interpreteurs des
Delphiens ont dit, qu'il deuoroit la chair
des morts, & n'y laissoit rien que les os,
qui est en somme, ainsi que i'ay dit, le mes
me erreur de nos Ameriquains.

Finalement quand les Sauuages, à la
maniere que nous auons monstré au chapitre
precedent, renouuellent & trans-

Forme de
cimetieres
entre les
Sauuages

portent leur village en autre lieu, mettãs
dessus les fosses des trespassez de petites
couuertures de leur grande herbe nommee

340

Page 340
Pindo: non seulement les passans y re
cognoissent forme de Cimitiere, mais
aussi quand les femmes s'y rencontrent,
ou autremẽt quãd elles sont par les bois
si elles se ressouuiennẽt de leurs feus ma
ris, ce sera à faire les regrets accoustumez,
& à hurler de telle sorte qu'elles se
font ouyr de demie lieuë. Parquoy les
laissant pleurer tout leur saoul, puis que
i'ay poursuyui les Sauuages iusques
à la fosse, ie mettray ici fin à discourir
de leur maniere de faire: toutesfois
les lecteurs en pourrõt encore voir quelque
chose au Colloque suyuant lequel
fut fait au temps que i'estois en l'Amerique
à l'aide d'vn Truchement, qui non
seulement, pour y auoir demeuré sept ou
huit ans entendoit parfaitement le langage
des gens du pays, mais aussi parce
qu'il auoit bien estudié mesme en la langue
Grecque, dont (ainsi que ceux qui
l'entendent ont ia peu voir ci dessus) ceste
nation des Tououpinamboults, a quelques
mots, il le pouuoit mieux expliquer.

CHAP. XX.

Colloque de l'entree ou arriuee en la terre
du Bresil entre les gens du pays nommez
Tououpinambaoults,
& Toupinenquin en
langage Sauuage & Francois.


341

Page 341
Tououpinambaoult

ER E-ioubé? Es tu venu?


François

Pa-aiout, Ouy ie suis venu?


T

Teh! auge-ny-po, Voila bien dit.


T

Mara-pé-deréré? Comment te nommes
tu?


F

Lery-oussou,

C'est le
noin de
l'autheure
enlangag
Sauuage.
Vne grosse Huitre


T

Ere-iacasso pieno? As-tu laissé ton pays
pour venir demeurer ici?


F

Pa. Ouy


T

Eori-deretani ouani repiac. Vien doncques
voir le lieu ou tu demeureras.


F

Auge-bé, Voila bien dit.


T

Iendé répiac? aout Iendéré piac aoul é éhéraire
Teh! oouereté Kénoii Lery-oussou
sméen!

Voila doncques il est venu par deçà mon
fils nous ayant en sa memoire helas!



342

Page 342
T

Ererou dé caramémo? As tu apporté des
coffres? Ils entendent aussi tous autres
vaisseaux à tenir hardes que l'hõme peut
auoir.


F

Páarout. Ouy ie les ay apportez.


T

Mobony? Combien?

Autant que l'on en aura on leur pourra
nõ brer par paroles iusques au nobre de
einq, en les nommant ainsi, Augé-pé
mocoueiu,
2, mossaput, 3, oioieoudié, 4, combo, 52
Si tu en as deux, tu n'as que faire d'en nõmer
quatre ou cinq. Il te suffira de dire
mocoueiu de trois & quatre. Semblablemẽt
s'il y en a quatre tu diras oioieoudic. Et ainsi
des autres. Mais s'ils ont passé le nombre
de cinq il faut que tu monstres par
tes doigts & par les doigts de ceux qui
sont aupres de toy, pour accomplir le
nombre que tu leur voudras donner à
entendre. Et de toute autre chose semblablement.
Car ils n'ont autre maniere
de conter.


T

Mae pérérout, de caramemo poupé?
Quelle chose est-ce que tu as apportee
de dans tes coffres.


F

A-aub. des vestemens.



343

Page 343
T

Mara vaé? De quelle sorte ou couleur?

Soboni-eté: De bleu:

Pirenti. Rouge.

Ioup. Iaune.

Son. Noir.

Sobony, massou. Verd.

Pirienti. De plusieurs couleurs.

Pegassou-aue, Couleur de ramier,

Tin. Blanc. Etentendu de chemises.


T

Maé pámo? Quoy encores?


F

Acang aubé-roupé, Des chapeaux,


T

Seta-pé? Beau-coup?


F

Icatoupaué. Tant qu'on ne les peut
nombrer.


T

Aipogno. Est-ce tout?


F

Erimen. Non, ou Nenny.


T

Esse nou bat. Nomme tout.


F

Coromo. Attend vn peu.


T

Mém. Or sus doncques.


344

Page 344

Artilleriehar

quebuze
&
Pistoles
Mocap, ou, mororocap. Artillerie à feu
comme harquebuze grãde ou petite: car
Mocap signifie toute maniere d'Artillerie
a feu, tant de grosses pieces de Nauires,
qu'autres. Il sembleaucune fois qu'ils
prononcent Bocap. par B. & seroit bon
en escriuant ce mot d'entremesler, m. b.
ensemble qui pourroit.

Poudre
à Canõ
Mocap-coui, De la poudre à Canon, ou
poudre à feu

Mocap-couioureu, Pour mettre la pou
dre à feu, comme flasques, cornes, & autres.


T

Maravaè? Quels sont ils?


F

Tapiroussou-alc, De corne de bœuf.


T

Augé-gatou-tégué. Voila tresbien dit:

Mâe pé sepouyt rem? Qu'est-ce qu'on
baillera pource?


F

Arouri. Ie ne les ay qu'apportees com
me disant, ie n'ay point de haste de m'en
deffaire en leur faisant sembler bon.


T

Interie
ction
Hé! C'est vne interiection qu'ils ont
accoustumé de faire quand ils pẽsent à ce
qu'on leur dit, voulans repliquer volontiers.
Neantmoins se taisent asin qu'ils ne
soyent veus im portuns.



345

Page 345
F

Arrou-ita ygapen. I'ay apporté des espees
de fer.


T

Nacepiac-icho péné? Ne les verray-ie
point?


F

Bégoéirem. Quelque iour à loisir.


T

Néréroùpe guya-pat? N'as tu point ap-

Serpes.

porté de serpes à heuses?


F

Arrout, I'en ay apporté.


T

Igatou-pé? Sont-elles belles?


F

Guiapar-été Ce sont serpes excellẽtes.


T

Aua pomoquem? Qui les a faites.


F

Pagé-ouassou remymognèn. C'a esté celuy
que cognoissez, qui se nomme ainsi, qui
les a faictes.


T

Augé-terah. Voila qui va bien.


T

Acépiah mo-mèn. Helas ie les verrois
volontiers.


F

Karamoussee, Quelque autre fois.


T

Tâcépiah taugé, Que ie les voye presen
tement.


346

Page 346

Eémbereinguè, Atten encore.


T

Ereroupè itaxé amo, As tu point apporté
de cousteaux?


F

Arroureta, I'en ay apporté en abõdãce


T

Secouarantin vaé? Sont-ce des cousteaux
qui ont le manche fourchu.


F

En-en non ivetin A manche blanc Ivèpèp
à demi raffe Taxe miri des petits cousteaux.

Pinda Des haims Moutemõton des alaines

Arroua des miroirs Kuap des peignes
Moùrobouy été des colliers ou bracelets
bleus, Cepiah yponyeum que lon n'a point
accoustumé d'en voir. Ce sont les plus
beaux que lon pourroit voir depuis que
on a commence à venir de par deça.


T

Easo ia-voh de caramemo t'acepiah dè maè
Ouure ton cofre afin que ie voye tes biẽs


F

Aimossaénen Ie suis empesché

Acépiah-ouca iren desne Ie la mõstreray
quelque iour que ie viendray à toy.


T

Nârour icho p'Irèmmaè desne! Ne t'apporteray-ie
point des biens quelques
iours.


347

Page 347

Mae! pererou potat? Que veux-tu apporter.


T

Sceh dè Ie ne scay mais toy Mae perei potat?
Que veux-tu.


F

Soo, Des bestes, Oura, des oiseaux, Pira
du poisson, Ouy, de la farine yetic, des naueaux
Commenda-ouassou des grandes febues,
Commenda miri des petites febves,
morgouia ouassou des oranges, & des citrõs
maè tirouèn, de toutes ou plusieurs choses


T

Mara-vaé sóo ereiusceh? de quelle sorte de
beste as-tu appetit de manger?


F

Nacepiah quevon-gouaaire Ie ne veux de
celles de ce pays.


T

Aassenon desne Que ie te les nomme.


F

Neiu Or la


T

Tapiroussou Vne beste qu'ils nomment
ainsi, demi asne & demi vache.

Se-ouassou espece de Cerf & Biche,

Taiasou Sanglier du pays.

Agouti vne beste rousse grande comme
vn petit couchon de trois semaines.

Pague c'est vne beste grande comme vn
petit couchon d'vn mois rayee de blanc
& noir.


348

Page 348

Tapiti Espece de lieure.

Esse non ooca ychesue. Nomme moy des
oyseaux.


T

oiseaux
Iacou, c'est vn oiseau grand comme vn
chapon, fait comme vne petite poule de
guinee, dont il y en a de trois sortes, c'est
assauoir, Iacoutin, Iacoupem & Iacou-ouassou:
& sont de fort bonne saueur, autant
qu'on pourroit estimer autres oiseaux.

Mouton Paon Sauuage dont en y a de
deux sortes, de noirs & gris ayãs le corps
de la grandeur d'vn Paon de nostre pays
(oiseau rare)

Mócacouà c'est vne grande sorte de perdrix
ayãt le corps plus gros qu'vn chapõ.

Ynambou-ouassou, c'est vne perdrix de la
grande sorte presque aussi grande comme
l'autre ci dessus nommee.

Ynambou c'est vne perdrix presque cõme
celles de ce pays de France.

Pegassou Torterelle du pays.

Paicacu autre espece de tourterelle
plus petite.


F

Seta pé-pira seuaé Est-il beaucoup de
bons poissons.


T

Nan Il y en a autant.

Kurema Le mulet.

Parati Vn franc mulet


349

Page 349

Acara-pep Poisson plat encores plus
delicat qui se nomme ainsi.

Acara ouassou Vn autre grand poisson
qui se nomme ainsi.

Acara-bouten Vn autre de couleur tan
nee qui est de moindre sorte.

Acara-miri de tres petit qui est en eau
douce de bonne saueur.

Ouara, Vn grand poisson de bon goust.

Kamouroupouy-ouassou, Vn grãd poisson.

Mamo-pe deretam? Ou est ta demeure.

Maintenant il nomme le lieu de sa
demeure

Kariauh, Ora-ouassou-ouée Iaueu-ur assic?
Pira-can i o-pen, Eiraia, Itanen, Taracouirapan,
Sarapo-u,

Ce sont les villages du long du riuage
entrant en la riuiere de Genevre du costé
de la main senestre nommez en leurs pro
pres noms: & ne sache qu'ils puissent auoir
interpretation selon la signification
d'iceux.

Ke-ri-u, Acara-u Kouroumouré, Ita-auc,
Ioirárouen,
qui sont les villages en ladite
riuiere du eosté de la main dextre.

Les plus grands villages de dessus
les terres tant d'vn costé que d'autre,
sont.

Sacouarr-oussou-tuue, Ocarentin, Sapopem
Nouroucuue, Arasa-tuue, Vsu-potuue
&
plusieurs autres dont auec les gens de la


350

Page 350
terre ayant communication on pourra
auoir plus ample cognoissance & des peres
de familles que frustrement on appele
Rois qui demeurent ausdits villages:
& en les cognoissant on en pourra iuger.


F

Móbouy-pe toupicha hatou heuou Combien
y a-il de grands par deça.


T

Seta-que Il y en a beaucoup.


F

Essenon auge pequoube ychesue, Nomme
m'en quelqu'vn.


T

Nân C'est vn mot pour rendre attentifceluy
à qui on veut dire q͂lque propos

Eapirau i ioup c'est le nom d'vn homme
qui est interpreté, teste à demi pelee, ou
il n'y a guere de poil.


F

Mamo-pè se tam? Ou est sa demeure.


T

Kariauh-bè En ce village ainsi dit ou
nommé qui est le nom d'vne petite riuiere
dont le village prend le nom à raison
qu'il est assis pres. Et estinterpreté la mai
son des Karios composé de ce mot Karios
& auq qui signifie maison & en ostãt os
& y adioustãt auq fera Kariauh, & be c'est
l'article de l'ablatif qui signifie lelieu que
on demande ou là ou on veut aller.



351

Page 351
T

Mossen y gerre Qui est interpreté garde
de medecines ou à qui medecine appartient,
& en vsent proprement quand ils
veulent appeler vne femme sorciere, ou
qui est possedee d'vn mauuais esprit: car
Mossen c'est medecine, & gerre c'est appar
tenance.


T

Ourauh-ousson au carentin, La grande
plume de ce village nommé des estorts.


T

Tau-couar-oussou-tuue-gouare, Et en ce village
nommé le lieu ou on prend des cannes
comme de grands roseaux.


T

Ouacan le principal de ce lieu la qui est
à dire leur teste.


T

Soouar-oussou C'est la fueille qui est tom
bee d'vn arbre.


T

Morgouia-ouassou Vn gros citron ou orange,
il se nomme ainsi.


T

Maedu Qui est flãbe de feu de quelque
chose.


T

Maraca-ouassou Vne grosse sonnette ou
vne cloche.


T

Mae-uocep Vne chose à demi sortie soit
de la terre ou d'vn autre lieu.



352

Page 352
T

Kariau-piarre, Le chemin pour aller
aux Karios.

Ce sont les noms des principaux de la
riuiere de Genevre, & à l'enuiron.


T

Che-rorup-gatou, derour-ari. Ie suis fort
ioyeux de ce que tu es venu.

Ainsi nõmoyent-ils

Villegagnon.

Nein téréico, pai Nicolas iron, Or tien toy
donc auec le seigneur Nicolas.

Nère roupé d'eré miceco? N'as tu point
amené ta femme.


F

Arrout iran-chèreco augernie. Ie l'ame neray
quand mes affaires seront faites.


T

Marapè d'erecoran. Qu'est-ce que tu as
affaire?


F

Cher auc-ouam. Ma maison pour demeurer.


T

Mara-vae-auc? Quelle sorte de maison


F

Seth, daè ehèrèco-rem eouap rengnè. Ie ne
scay encore comme ie dois faire.


T

Nein tèreieouap dèrècorem. Or la donc
pense ce que tu auras affaire.



353

Page 353
F

Peretan repiac-iree Apres que i'auray
veu vostre pays & demeure.


T

Nereico-icho-pe-deauem a irom? Ne te
tiendras tu point auec les gens? c'est à dire
auec ceux de ton pays.


F

Marã amo pè? Pourquoy t'en enquiers-tu


T

Aipo-gué. Ie le di pour cause.

Che-poutoupa-gué déri, I'en suis ainsi en
malaise: comme disant ie le voudrois biẽ
sauoir.


F

Nèn pé amotareum pè orèroubicheh? Ne

Principal
ou vieillar

haissez vous point nostre principal, c'est
à dire nostre vieillard?


T

Erymen. Nenny.

Séré cogatou pouy-èum-été mo? Si ce n'estoit
vne chose qu'on doit bien garder,
on deuroit dire.

Sécouaè apoau-è engatouresme, yporéré coga
tou,
C'est la coustume d'vn bon pere qui
garde bien ce qu'il aime.


T

Neresco-icho pirem-ouariui? N'iras-tu
point à la guerre au temps aduenir?


F

Assoirénué, I'iray quelque iour.


354

Page 354

Noms des
ennemis.
Mara-pé perouagérrè-rèrè? Comment
est-ce que vos ennemis ont nom?


T

Touaiat ou Margaiat, C'est vne nation
qui parle comme eux, auec lesquels les
Portugais se tiennent.

Ouétaca, Ce sont vrais Sauuages qui
sont entre la riuiere de Mac-he & dé paraï

Ouèauem, Ce sont Sauuages qui sont en
cores plus Sauuages, se tenans parmi les
bois & montagnes.

Caraia, Ce sont gens d'vne plus noble
façon, & plus abondans en biens tant viures
qu'autrement, que non pas ceux ci
deuant nommez.

Karios, Ce sont vne autre maniere de
gens demeurans par delà les Touaiaire,
vers la riuiere de plate qui ont vn mesme
langage que les Toúoup. Toupinenquin.

La difference des langues, ou langage
de la terre, est entre les nations dessus

Conformité
& differẽce
des
langues.
nommees.

Et premierement les Tououpinambaoults
Toupinenquin, Touaiare, Tenreminon & Ka
rio,
parlent vn mesme langage, ou pour le
moins y a peu de differẽce entr'eux, tant
de façon de faire qu'autrement.

Les Karaia ont vne autre maniere de
faire & de parler.

Les Ouetaca different tant en langage
qu'en fait de l'vne & de l'autre partie.


355

Page 355

Les Oueanen aussi au semblable ont tou
te autre maniere de faire & de parler.


T

Teh? Oioac poeireca á paau ué, iende ue, Le
monde cerche l'vn l'autre & pour nostre
bien. Car ce mot iendéue est vn dual dont
les Grecs vsent quand ils parlẽt de deux.
Et toutes fois icy est prins pour ceste maniere
de parler à nous.

Ty ierobah apòau ari, Tenons nous glorieux
du monde qui nous cerche.

Apóau ae mae gerre, iendesue. C'est le
mõde qui nous est pour nostre bien. C'est
qui nous donne de ses biens.

Ty rèco-gatou iendesue, Gardons le bien
C'est que nous le traitions en sorte qu'il
soit content de nous.

Iporenc eté-am reco iendesue? Voila vne
belle chose s'offrant à nous.

Ty maran-gatou apoau-apé, Soyons à ce
peuple icy.

Ty momourrou, mé mae gerre iendesue, Ne
faisons point outrage à ceux qui nous
donnent de leurs biens.

Ty poich apoaue iendesue, Donnons leur
des biens pour viure.

Ty poeraca apoaué. Trauaillons pour prẽ
dre de la proye pour eux. Ce mot yporraca
est specialemẽt pour aller en pescherie au
poisson. Mais ils en vsent en toute autre
industrie de prendre beste & oyseaux.


356

Page 356

Tyrrout maè tyronam ani apé, Apportons
leur de toutes ehoses que nous leur pour
rons recouurer.

Tyre comrémoich-meiendé-maè recoussaue
Ne traitons point mal ceux qui nous apportent
de leurs biens.

Pe-poroinc auu-mecharaire-oueh, Ne soyez
point mauuais mes enfans.

Taperè coihmaé, Afin que vous ayez des
biens.

Toerecoih peraíre amo, Et que vos enfans
en ayent.

Ny recoih iender amouyn maé pouaire, No9
n'auons point de biens de nos grans peres.

O pap cheramouyn maè pouaire aitih. I'ay
tout ietté ce que mõ pere grand m'auoit
laissé.

Apoau maè-ry oi ierobiah, Me tenant glo
rieux des biens que le monde nous apporte.

Ienderamouyn-remie pyac potategue a ouaire,
Ce que nos grands peres voudroyẽt
auoir veu, & toutesfois ne l'ont point
veu.

Teh! oip otarhètè ienderamouyn rècohiare
ete iendesue,
Or voila qui va bien que l'eschange
plus excellent que nos grands peres
nous est venu.

Iende porrau-oussou-vocare, C'est ce qui
nous methors de tristesse.


357

Page 357

Iende-co ouassou-gerre Qui nous fait anoir
de grands iardins.

Ensassi piram. Ienderè memynon apè, Il ne
fait plus de mal à noz enfanchonets quãd
on les tond, i'enten ce diminutif enfanchonets
pour les enfans de nos enfans.

Tyre coih apouau, ienderoua gerre-ari, menons
ceux ci auee nous contre nos ennemis.

Toere coih mocap ò mae-ae, Qu'ils ayent
des harquebuzes qui est leur propre bien
venu d'eux.

Mara-mo senten gatou-euin-amo? Pourquoy
ne seront-ils point forts?

Meme-tae morerobiarem C'est vne natiõ
ne craignant rien.

Ty senenc apouau, maram iende iron, Esprouuons
leur force estans auec nous
autres.

Mènre-tae moreroar roupiare, Sont ceux
qui deffont ceux qui emportent les autres,
assauoir les Portugais.

Agne he oueh, Comme disant, Il est
vray tout ce que i'ay dit.


T

Nein-tya moueta iendere cassariri, Deuisons
ensemble de ceux qui nous cerchẽt:
ils entendent parler de nous en la bonne
partie, comme la phrase le requiert.



358

Page 358
F

Nein-che atouu-assaire, Or donc mon al
lié.

Mais sur ce point il està noter que ce mot
Atour-assap & Cotouassap different. Car
le premier signifie vne parfaite alliance
entr'eux, & entr'eux & nous, tant que
les biens de l'vn sont commun à l'autre.
Et aussi qu'ils ne peuuent auoir la fille
ne la seur dudit premier nommé. Mais il
n'en est pas ainsi du dernier. Car ce n'est
qu'vne legere maniere de nommer l'vn
l'autre par vn autre nom que le sien propre
comme ma iambe, mon œil, mon oreille
& autres semblables.


T

Maéresse iende moueta? Dequoy parlerons
nous?


F

Seéh mae tirouen-resse, De plusieurs & di
uerses choses


T

Mara-pieng vah-reré? Comment s'appele
le ciel?


F

Le ciel.


T

Cyh-rengne-tassenouh maetirouen desue.

Auge-bè, C'est bien dit.



359

Page 359
T

Mac, Le ciel. Couarassi, le Soleil, Iasce,
la Lune. iassi tataouassou, La grande estoile
du matin & du vespre qu'on appele cõmunémẽt
Lucifer. Iassi tatamiri, Ce sont
toutes les autres petites estoilles. Ybouy
c'est la terre. Paranan la mer, Uh-etè c'est
eau douce, Uh-een eau salee. Vh-een buhc
eaux que les matelots appelent le plus
souuent Sommaque.


T

Ita, est proprement pris pour pierre.
Aussi est prins pour toute espece de metail
& fondement d'edifice, comme aohita,
le pillier de la maison.

Yapurr-yta, le feste de la maison.

Iuraita, Les gros trauersains de la mai
son.

Igourahou y bouirah, toute espece & sor
te de bois.

Ourapat, vn arc. Et neantmoins que ce
soit vn nom cõposé de ybouyrah qui signi
fie bois, & apat crochu, ou partie toutesfois
ils prononcent Orapat par syncope.

Arre, l'air, Arraip, mauuais air.

Amen, pluye.

Amen poyton, Le temps disposé &
prest à pleuuoir.

Toupen, tonnerre, Toupen verap, c'est
l'esclair qui le preuient.


360

Page 360

Ybuo-ytin, les nuees ou le brouillard.

Cãpagnes
Ybueture, Les montagnes.

Guum Campagnes ou pays plat ou il
n'y a nulles montagnes.


T

Village &
riuiere.
Taue Villages, Auc Maison, Uh-ecouap
riuiere ou eau courant.

Uh-paon, vne Isle enclose d'eau.

Kaa C'est toute sorte de bois & forests

Kaa paon, C'est vn bois au milieu d'vne
champagne.

Kaa-onan, Qui est nourri par les bois.

Kaa-gerre, C'est vn esprit malin qui ne
leur fait que nuire en leurs affaires.

Ygat Vne nasselle descorce qui contiẽt
trente ou quarãte hõme allans en guerre

Aussi est pris pour nauire qu'ils appelent
ygueroussou.

Puissa-ouassou C'est vne saine pour prẽ
dre poisson.

Inguea, C'est vne grande nasselle pour
prendre poisson.

Inquei, diminutif Nasselle qui sert
quand les eaux sont desbordees de leur
cours.

Nomognot mae tasse nom desue, Que ie ne
nomme plus de choses.

Emourbeou deretaniichesue, Parle moy
de ton pays & de ta demeure.



361

Page 361
F

Augébé derenguéepourendoup. C'est bien
ditenquiers toy premierement.


T

Ia-eh-marape deretani-rere. Ie t'accorde
cela. Comment à nom ton pays & ta demeure.


F

Roven, C'est vne ville ainsi nommee.

Deuis
touchãt
la Frã
ce.


T

Tau-ouscou-pe-ouim. Est-ce vn grand
village.

Ils ne mettent point de difference entre
ville & village à raison de leur vsage,
car ils n'ont point de ville.


F

Pa. Ouy.


T

Moboii-pe-reroupichah-gatou? Combien
auez vous de Seigneurs


F

Auge-pe. Vn seulement.


T

Marape-sere? Comment a-il nom.


F

Henry, C'estoit du temps du Roy Hen

Henry
second.

ry. 2. que ce voyage fut fait.


T

Tere-porrenc. Voila vn beau nom.


362

Page 362

Mara-pe-perou pichau-eta-enin? Pour
quoy n'auez vous plusieurs seigneurs?


F

Moroéré-chih-gué, Nous n'en auons nõ
plus.

Ore ramouim-aué? Dés le temps de nos
grands peres.


T

Mara-pieuc-pee? Et vous autres qu'estes
vous?


F

Oroicógue. Nous sommes contẽs ainsi.

Oree-mae-gerre. Nous sommes ceux
qui auons du bien.


T

Epè-noeré-coih? peroupichah-mae? Et vostre
Prince à il point de bien.


F

Oerecoih. Il en a tant & plus.

Oree-mae-gerre-a hépé. Tout ce que
nous auons est a son commandement.


T

Oraiui-pe-ogépé? Va-il en la guerre?


F

Pa. Ouy.


T

Discours
sur les facens
des
villes &
villages
Mobouy-taue-pe-iouca ny mae? Combiẽ
auez vous de villes ou villages.


F

Seta-gatou. Plus que ie ne pourrois
dire.


T

363

Page 363

Niresce-nouih-icho-pene? Ne me les
nommeras tu point?


F

ypoicopouy. Il seroit trop long ou prolixe.


T

yporrenc-pe-peretani? Le lieu dont vous
estes est il beau?


F

yporren-gatou. Il est fort beau.


T

Eugaya-pe-per-auce. Vos maisons sont
elles ainsi? assauoir comme les nostres?


F

Oicoe-gatou. Il y a grande difference.


T

Mara-vaé? Comment sont elles?


F

Ita-gepe- Elles sont toutes de pierre.


T

Youroussou-pe. Sont elles grandes?


F

Touroussou-gatou. Elles sont fortgrãdes


T

Vate-gatou-pé. Sontelles fort grandes,
assauoir hautes?


F

Mahmo. Beaucoup. Ce mot emporte
plus quebeaucoup car ils le prẽnent pour
chose esmerueillable.


T

Engaya-pe-pet-anc ynim? Le dedãs est il
ainsi, assauoir comme celles de par deçà?



364

Page 364
F

Erymen. Nenny.


T

Des cho
ses apparte-

nãtesau
corps
Esce-non-de-rete renomdau eta-ichesue.
Nomme moy les choses appartenantes
au corps.


E

Escendou. Escoute:


T

Ieh. Me voila prest.


T

Chè-acan. Ma teste. De acan. Ta teste.
ycan, Sa teste, oreacan. Nostre teste.
Pe acan, Vostre teste. an atcan. leur
teste.

Mais pour mieux entendre ces pronõs
en passant ie declaireray seulement les
personnes tant du singulier que du plurier.


Premierement

Ché, C'est la premiere personne du
singulier qui sert en toute maniere de
parler, tant primitiue que deriuatiue, pos
sessiue, ou autrement. Et les autres personnes
aussi.

Chè-auè. Mon chefou mon cheueux.

Ché-voua. Mon visage.

Chè-nembi. Mes oreilles.

Chèsshua. Mon front.


365

Page 365

Ché-ressa. Mes yeux.

Chè-tin. Mon nez.

Chè-iourou. Ma bouche.

Ché-retoupauè. Mes ioues.

Chè-redmiua. Mon menton.

Chè-redmiua-auè. Ma barbe.

Ché-ape-cou. Ma langue.

Chè-ram. Mes dents.

Ché-aíouré. Mon col ou ma gorge.

Ché-asseoc. Mon gosier.

Ché-poca. Ma poitrine.

Ché-rocapè. Mon deuant generalemẽt.

Ché-atoucoupè. Mon derriere.

Ché pouy-asóo. Mon eschine.

Ché-rousbony. Mes reins.

Ché-reuirè. Mes fesses.

Ché-inuanpony. Mes espaules.

Ché-inua. Mes bras.

Chè-papouy. Mon poing.

Chè-po. Ma main.

Chè-poneu. Mes doigts.

Ché-puyac. Mon estomac ou foye

Ché-reguie Mon ventre.

Ché-pourou-assen. Mon nombril.

Ché-cam. Mes mamelles.

Ché-oup. Mes cuisses.

Ché-roduponam. Mes genoux.

Chè-porace. Mes coudes.

Chè-retemeu. Mes iambes.

Ché-pouy. Mes pieds.

Ché pussempé. Les ongles de mes pieds.


352

Page 352

Che-ponampe. Les ongles de mes mains

Che-guy-encg. Mon cœur & poulmon.

Che-encg. Mon ame, ou ma pensee.

Che-enc-gouere. Mon ame apres quelle
est sortie de mon corps.

Noms des parties du corps qui ne
sont honnestes à nommer.

Che-rencouem.

Che-rementien.

Che-rapoupit.

Et pour cause de briefueté ie n'en feray
autre diffinition. Il est a noter qu'on
ne pourroit nommer la pluspart des cho
ses tant de celles ci deuant escrites qu'au
trement, sans y adiouster le pronom, tant
premiere seconde que tierce personne
tant en singulier qu'en plurier. Et pour
mieux les entendre separemẽt & à part.


Premierement.

Ché-moy, Dè. toy Ahé. luy.


Plurier

Oree, Nous Peè Vous, Au-ae. Eux.

Quant à la tierce personne du singulier
ahe est masculin & pour le feminin &
neutre sans aspiration. Et au plurier
Au-ae est pour les deux genres tant mas
culins que feminins: & par consequent
peut estre commun.


367

Page 367

Des choses appartenantes au mesnage
& cuisine.

Emiredu-tata. Allume le feu.

Des choses
du mesnage

Emo-goep tata. Estein le feu.

Erout-che-rata-rem. Apporte dequoy
allumer mon feu.

Emogip-pira. Fay cuire le poisson.

Essessit. Rosti-le.

Emoui. Fay le bouillir.

Fa-vecu-òuy-amo. Fay de la farine.

Emogip-caouin-amo. Fay du vin ou brunage
ainsi dit.

Coein vpé. Va à la fontaine.

Erout-v-ichesue. Apporte moy de l'eau.

Ché-renni-auge-pe. Donne moy à boire

Quere-me-che-remyou-recoap. Viẽ moy
donner à manger.

Taie-poeh. Que ie laue mes mains.

Tae-iourou-eh. Que ie laue ma bouche.

Ché-embouassi. I'ay faim de manger

Nam-che-iourou-eh. Ie n'ay point d'ap
petit de manger.

Ehe-vsseh. I'ay soif.

Ché-reaic. I'ay chaut, ie sue.

Chè-roũ. I'ay froid.

Ché-racoup. I'ay la fieure.

Ché-carouc-assi. Ie suis triste.

Neantmoins que earouc signifie le
vespre ou le soir.


368

Page 368

Aicoteue. Ie suis en malaise de quelque
affaire que ce soit.

Che-poura-oussoup. Ie suis traité mal
aisément, ou ie suis fort pouremẽt traité.

Cheroemp. Ie suis ioyeux.

Aico memouoh. Ie suis cheu en moquerie,
ou on se moque de moy.

Aico-gatou. Ie suis en mon plaisir.

Che-remiac-oussou. Mon esclaue

Chere-miboye. Mon seruiteur.

Che-roiac. Ceux qui sont moindre
que moy & qui sont pour me seruir.

Che-porracassare. Mes pescheurs tant
en poisson, qu'autrement.

Ché-mae. Mon bien & ma marchandise,
ou meuble & tout ce qui m'appartient.

Che-rémigmognem. C'est de ma façon.

Che-rere-couarré. Ma garde.

Che-roubichac. Celuy qui est plus grãd
que moy, ce que nous appellons nostre
Roy Duc ou Prince.

Moussacat. C'est vn pere de famille
qui est bon, & donne à repaistre aux passans,
tant estrangers qu'autres.

Querre-mubau. Vn puissant en laguer
re & qui est vaillãt à faire quelque chose.

Tenten. Qui est fort par semblance
soit en guerre ou autrement.


Du lignage

Chè-roup. Mon pere.


369

Page 369

Chè-requeyt. Mon frere aisné.

Ché-rebure. Mon puisné.

Chè-renadire. Ma sœur.

Ché-rure. Le fils de ma sœur.

Chè-tipet. La fille de ma sœur.

Chè-aiché. Ma tante.

Ai. Ma mere. On dit aussi Ché-si ma
mere & le plus souuent en parlant d'elle.

Ché-siit. La compagne de ma mere qui
est femme de mon pere comme ma mere.

Chè-raiit. Ma fille.

Chérememynou. Les enfans de mes fils
& de mes filles.

Il est à noter qu'on appele communément
l'oncle comme le pere. Et par semblable
le pere appele ses neueux & nieces
mon fils & ma fille.

Ce que les grammariens nomment &
appelent Verbe peut estre dit en nostre
langue parole: & en la langue Bresilienne
guengaue qui vaut autant à dire que par
lement ou maniere de dire. Et pour en auoir
quelque intelligence nous en mettrons
en auant quelque exemple.


Premierement.

Singulier indicatifou demonstratif.

Aico. Ie suis, Ereico, Tu es. Oico.
Il est.



370

Page 370
Plurier.

Oroico, Nous sommes, Peico, Vous estes
Auraè oico, Ils sont.

La tierce personne du singulier & plurier
sõt semblables, excepté qu'ilfaut adiouster
au plurier an-ae pronõ, qui signi
fie eux ainsi qu'il appert.

Au temps passé imparfait & non du
tout accompli. Car on peut estre encores
ce qu'on estoit alors.

Singulier resout par l'Aduerbe aquoémè
c'est à dire en ce temps là.

Aico-aquoémè. I'estoye alors, Ereîcoaquoémé.
Tu estois alors Oico aquoèmè. Il
estoit alors.


Plurier imparfait.

Oroico aquoémè. Nous estions alors
Peico aquoémé Vous estiez alors Auraeoico-aquoèmé.
Ils estoyent alors.

Pour le temps parfaitement passé &
du tout accompli.


Singulier.

On reprendra le Verbe Oico comme
deuant, & y adioustera on cest Aduerbe


371

Page 371
Aquoè-menè. qui vaut à dire au temps iadis
& parfaitement passé, sans nulle esperance
d'estre plus en la maniere que l'on
estoit en ce temps là.


Exemple.

Assavoussou-gatou-aquoemené Ie l'ay aymé
parfaitement en ce temps là Quovènén-gatoutègné.
Mais maintenant nullement,
comme disant, il se deuoit tenir à
mon amitié durant le temps que ie luy
portois amitié. Car on n'y peut reuenir.

Pour le temps à venir que l'on appelle
Futur.

Aico-irén, Ie seray pour l'auenir. Eten
ensuyuant des autres personnnes comme
deuant, tant au singulier qu'au plurier.

Pour le commandeur que l'on dit imperatif.

Oico. Sois. Toico. Qu'il soit.


Plurier.

Toroico. Que nous soyons Tapeico.
Que vous soyez. Aurae-toico. Qu'ils
soyent. Et pour le Futur il ne faut qu'ad
iouster Iren ainsi que deuant. Et si en
commandant pour le present. Il faut dire
Taugé, qui est à dire tout maintenant.

Pour le desir & affection qu'on a en
quelque chose, que nous appelons
Optatif.


372

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Aico-mo-men. O que ie serois volontiers
poursuyuant semblablement comme
deuant.

Pour la chose qu'on veut ioindre ensemblément
que nous appelons Conionctif
on le resout par vn Aduerbe Iron qui
signifie auec ce qu'on le veut ioindre.


Exemple.

Taico-de-iron. Que ie soye auec toy:
& ainsi des semblables.


Le Participe tiré de ce Verbe

Chè-recoruré. Moy estant.

Lequel Participe ne peut bonnement
estre entẽdu seul sans y adiouster le Pronom
de-ahe-et-aé Et le plurier semblable
ment Oreé, pèe, an,-ae.

Le terme indefini de ce Verbe peut estre
prins pour vn infinitif mais ils n'en
vsent guere souuent.


La declination du Verbe Aiout

Exemple de l'indicatif ou demonstratif
en temps present. Neantmoins qu'il
sonne en nostre langue Françoise double
C'est qu'il sonne comme passé.



373

Page 373
Singulier nombre

Aiout. Ie viens, ou ie suis venu.

Ereiout. Tu viens, ou es venu.

O-out, Il vient, ou est venu.


Plurier nombre.

Ore-iout. Vous venez, ou estes venus.

An-ae-o-out. Viennent, ou sont venus.

Pour les autres temps, on doit prendre
seulement les Aduerbes ci apres declarez.
Car nul Verbe n'est autrement de
cliné qu'il ne soit resout par vn Aduerbe
tant au preterit, present imparfait: plusque
parfait indefini que au futur, ou tẽps
à venir.

Exemple du preterit impar fait & n'est
àce du tout accompli.

Aiout-aguoème. Ie venoye alors.

Exemple du preterit parfait & du tout
accompli.

Aiout-aguoèmènè. Ie vins ou estoye
ou fus venu en ce temps là.

Aiout-dimaè-nè. Il y a fort long temps
que ie vins.

Lesquels temps peuuent estre plustost
indefinis qu'autrement tant en cest endroit
qu'en parlant.

Exemple du futur ou temps à venĩr.

Aiout-Iran-nè. Ie viendray vn certain


374

Page 374
iour aussi on peut dire Iran. sans y adiou
ster, né, ainsi comme la phraze ou maniere
de parler le requiert.

Il est a noter qu'en adioustantles aduer
bes, conuient repeter les personnes tout
ainsi que au present de l'Indicatif ou demonstratif.

Exemple de l'Imperatif ou commandeur.


Singulier nombre.

Eori. Vien, n'ayant que la seconde personne.

Eyot. Car en ceste langue on ne peut
commander à la tierce personne qu'on ne
voit point, mais on peut dire.

Emo-out. Fay le venir.

Pe-ori. Venez.

Pe-iot. Venez.

Les sons escrits. eiot. & pe-iot. ont sem
blable sens, Mais le premier. eiot. est plus
honneste à dire entre les hommes. D'autant
que le dernier Pe-iot est communément
pour appeler les bestes & oyseaux
qu'ils nourrissent.

Exemple de l'Optatif, Neãtmoins sem
ble commander en desir de priant ou en
commandant.


Singulier.

Aiout-mo. Ie voudrois ou serois venu
volontiers. En poursuyuãt les personnes
comme en la declinaison de l'Indicatif. Il


375

Page 375
a vn temps à venir, en adioustant l'Aduer
be, comme dessus.


Exemple du Conionctif.

Ta-iout. Que ie vienne.

Mais pour mieux emplir la significatiõ
onadiouste ce mot Nein. qui est vn Ad
uerbe pour exhorter, cõmander, inciter,
ou de prier.

Ie ne cognois point d'indicatif en ce
Verbe ici, mais il s'en forme vn Participe.

Tovvme. Venant.


Exemple.

Ché-rourmè-Assoua-nitin.

Chè-remièreco-pouére.

Comme en venant i'ay rencontré ce
que i'ay gardé autrefois.

Senoyt-pe, sang sue.

Inuby-a. Des cornets de bois dont les
Sauuages cornent.


Fin du Colloque.

Au surplus afin que non seulement
ceux auec lesquels i'ay passé & rapassé la
mer, mais aussi ceux qui m'õt veu en l'Amerique
(dõt plusicurs peuuẽt encores estre
en vie) mesmes les mariniers & autres
qui ont voyagé & quelque peu seiourné
en la riuiere de Genevre ou Ganabara sous


376

Page 376
le Tropique de Capricorne iuge mieux,
& plus promptement, des discours que
i'ay fait ci dessus touchant les choses que
i'ay remarquees en ce pays là, i'ay bien
voulu encores particulierement en leur
faueur apres ce Colloque adiouster àpart
le Catalogue de vingt & deux villages ou
i'ay esté & frequenté familierement parmi
les Sauuages Ameriquains.

Premierement ceux qui sont du costé
gauche quant on entre en ladite riuiere.

Kariauc. 1. yaboraci. 2. Les François
appelent ce second Pepin à cause d'vn
Nauire quiy chargea vne fois duquel le
maistre s'appeloit ainsi.

Euramyry. 3. Les François l'appelent
Gosset à cause d'vn Truchement ainsi appellé
qui s'y estoit tenu.

Pira-ouassou. 4. Sapopem. 5. O Karantin,
beau village. 6. Oura-ouassou-oueé. 7. Ten
timen.
8. Cotiua. 9. Pauo. 10. Sarigoy. 11.

Vn appelé la pierre par les François à
cause d'vn petit Rocher presques de la
façon d'vne meule de Moulin, lequel remarquoit
le chemin en entrant au bois
pour y aller. 12.

Vn autre appelé Vpee par les François,
parce qu'il yauoit force Canes d'Indes
que les Sauuages nomment a insi. 13.

Itẽ vn sur le chemin duquel dãs les bois
la premiere fois que nous y fusmes pour


377

Page 377
le mieux retrouuer puis apres, ayans tiré
force flesches au haut d'vn fort grand
& gros arbre pourri, lesquelles y demeurerent
tousiours fichees, nous nommasmes
le village aux flesches. 14.


Ceux du costé dextre.

Keri-u. 15. Acara-u. 16. Morgouiaouassou.
17.


Ceux de la grande Isle.

Pindo-oussou. 18. Corouque. 19. Pirauiiou
20. Et vn autre duquel le nom m'est escha
pé entre Pindo-oussou & Pirauiiou, au quel
i'aiday vne fois à acheter quelques prisonniers.
21.

Puis vn autre entre Corouque & Pindooussou
duquel i'ay aussi oublié le nom 22.

I'ay dit ailleurs quels sont ces villages
& la façon des maisons.


CHAP. XXI.

De nostre departement de la terre du Bresil,
dite Amerique: ensemble des naufrages &
autres premiers perils que nous eschapasmes
sur mer à nostre retour.

Povr bien comprendre l'oc
casion de nostre departemẽt
de la terre du Bresil, il faut
reduire en memoire ce que
i'ay dit ci deuant à la fin du


378

Page 378
sixieme chapitre: assauoir qu'apres que
nous eusmes demeuré huit mois en l'Isle
ou se tenoit Villegagnon, luy à cause de
sa reuolte de la Religion, se faschant de
nous, ne nous pouuant dompter par force,
nous contraignit d'en sortir: tellemẽt
que nous-nous retirasmes en terre ferme
à costé gauche en entrant en la riuiere
de Genevre, seulement à demie lieuẽ
du Fort de Coligny situé en icelle, au lieu
Lieu appe
lé la Briqueterie
en
l'Ameriq.
que nous appelions la Briqueterie: auquel
dãs certaines telles quelles maisons
que les manouuriers François pour se
mettre à couuert quand ils alloyent la
nuit à la pescherie ou autres affaires de
ce costé-là y auoyent basties, nous demeu
Les sieurs
de la Chapelle
& de
Boissipour
quoy quittẽt
Villeg.
rasmes enuiron deux mois. Durant ce
temps les sieurs de la Chapelle & de Boissi,
lesquels nous auions laissez auec Villegagnon,
l'abandonnans pour la mesme
cause que nous auions fait: assauoir,
parce qu'il auoit tourné le dos à l'Euangile,
s'estans venus renger & ioindre en
nostre compagnie furent compris au mar
ché de six cents liures tournois & viures
du pays, que nous auions promis payer
& fournir au maistre du Nauire dans lequel
nous rapassasmes la mer.

Mais suyuãt ce que i'ay promis ailleurs
auant que passer plus outre, il faut icy declarer
comment Villegagnon se porta


379

Page 379
enuers nous à nostre departement de l'A
merique.

D'autant donc que faisant le ViceRoy
en ce pays-là, tous les mariniers
François qui y voyageoyent n'eussent riẽ
osé entreprendre contre sa volonté: pendant
que ce vaisseau ou nous rapassasmes
estoit à l'ãcre & à la rade en la riuiere de
Genevre ou il chargeoit pour s'en reuenir,
non seulement il nous enuoya vn cõgé
signé de sa main, mais aussi il escriuit
vne lettre au maistre dudit Nauire, par
laquelle il luy mandoit qu'il ne fist point
de difficulté de nous rapasser pour son
esgard: car disoit-il tout ainsi que ie fus
ioyeux de leur venue pensant auoir rencontré
ce que ie cerchois, aussi, puis que
ils ne s'accordent pas auec moy, suis ie
content qu'ils s'en retournent. Toutesfois,
sous ce beau pretexte, il nous auoit
brassé ceste trahison: qu'ayant donné à ce
maistre dudit Nauire vn petit coffret enuelopé
de toile ciree (à la mode de la
mer) plein de lettres qu'il enuoyoit par
deça à plusieurs personnes, il y auoit

Ruse mortelle
de
Villegag.
cõtre nous.

aussi mis vn proces, qu'il auoit fait &
formé contre nous à nostre desceu, auec
mandement expres au premier iuge
à qui on le bailleroit en France, qu'en
vertu d'iceluy il nous retinst & fist brusler
comme heretiques qu'il disoit que

380

Page 380
nous estions: tellement qu'en recompence
des seruices que nous luy auions faits
il auoit comme seellé & cacheté nostre
congé de ceste desloyauté, laquelle neantmoins
(comme il sera veu en son lieu)
Dieu par sa prouidence admirable fit redonder
à nostre soulagement & à sa confusion.

Or apres que ce Nauire, qu'õ appeloit
le Iacques, fut chargé de bois de Bresil,
Poiure long, Cotons, Guenõs, Sagouins,
Perroquets & autres choses rares par de
ça, dont la pluspart d'entre nous s'estoit
fourni auparauant, le quatrieme de Ianuier
1558. prins à la natiuité nous-nous
embarquasmes pour nostre retour. Mais
auant que nous mettre en mer ie ne veux
oublier à dire que nous auions pour Capitaine
en ce vaisseau, vn nommé Faribau
de Rouen, lequel à la requeste de plusieurs
notables personnages faisans profession
de la Religion reformee au Royaume
de France, ayant expressément fait
ce voyage pour explorer la terre, voire
choisir promptement lieu pour habiter,
nous dit, que n'eust esté la reuolte de Vil-

Reuolte de
villegagno
cause que
l'Ameriq.
n'est habitce.

legagnon dés la mesme annee, on auoit
deliberé de passer sept ou huit cens personnes
dans de grandes Hourques de Flã
dres pour commẽcer de peupler l'ẽdroit
ou nous estions en ceste terre d'Amerique.

381

Page 381
Comme de fait ie croy fermement si
cela ne fust interuenu qu'il y auroit à pre
sent plus de dix mille François, lesquels
outre la bõne garde qu'ils eussent fait de
nostre Isle & de nostre Fort (contre les
Portugais qui ne l'euslent iamais sceu
prendre comme ils ont fait) possederoyẽt
maintenant sous l'obeissance du Roy vn
grand pays en la terre du Bresil, lequel à
bon droit on eust peu cõtinuer d'appeler
la France Antarctique.

Ainsi pour reprendre mon propos par
ce que ce n'estoit qu'vn moyen Nauire de
marchant ou nous rapassasmes, ce maistre
dont i'ay parlé nommé Martin Baudouin
du Havre de grace n'ayant qu'enuiron
vingtcinq Matelots, & quinze que nous
estions de nostre compagnie, pouuans estre
en tout quarante cinq personnes: dés
le mesme iour quatrieme de Ianuier, ayãt

Iour de
nostre depart
de
l'Ameriq

leué l'ancre nous-nous mettans en la pro
tection de Dieu nous mismes derechef à
nauiger sur ceste grande & impetueuse
mer Occeane & du Ponent. Non pas toutesfois
sans grandes craintes & apprehẽsions:
car à cause des trauaux que nous auions
endurez en allãt, n'eust esté le mauuais
tour que nous ioua Villegagnon,
plusieurs d'entre nous ayant là non seulement
moyen de seruir à Dieu, comme
nous desirions, mais aussi gousté la bonté

382

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& fertilité du pays, n'auoyent pas deliberé
de retourner en France, ou les difficultez
sont sans comparaison voirement
beaucoup plus grandes, tant pour le fait
de la Reilgion, que pour les choses concernantes
ceste vie: tellement que pour
dire ici Adieu à l'Amerique, ie confesse
en particulier, combien que i'aye tousiours
aymé & ayme encores ma patrie,
que neantmoins voyant non seulement
le peu & presques point du tout de charité
qui y reste, mais aussi les dessoyautez
dont on y vse les vns enuers les autres,
& brief que tout nostre cas ne consiste
maintenant qu'en dissimulations &
paroles sans effets, ie regrette souuent
que ie ne suis parmi les Sauuages ausquels
(ainsi que i'ay amplement monstré
en ceste histoire) i'ay cogneu plus de rondeur
qu'en plusieurs de par deça qui à
leur condãnation portent titre de Chrestiens.
Or du commencement de nostre
nauigation qu'il nous falloit doubler les
Les grandes
basses.
grandes basses, c'est à dire vne pointe de
sables & de rochers entremeslez se iettãs
enuiron trente lieuës en mer que les mariniers
craignent fort, ayans vent assez
mal propre pour abandonner la terre
sans la costoyer afin d'euiter ce danger,
nous fusmes presques contraints de relascher,


383

Page 383

Toutesfois apres que par l'espace de
sept ou huit iours nous eusmes flotté &
fusmes agitez de costez & d'autres de ce
mauuais vent qui ne nous auoit gueres
auancez: aduint enuiron minuit (inconuenient
beaucoup pire que les precedẽs)
que les matelots qui selon la coustume
faisoyent leur quart, en tirans l'eau à la
pompe y demeurerent si long temps, que
quoy qu'ils en contassent plus de quatre
mille bastonnees (ceux qui ont frequenté
la mer entendent bien ce terme) impossible
leur fut de la pouuoir franchir ni
espuiser: apres qu'ils furent bien las
de tirer, le Contremaistre, pour voir
d'ou cela procedoit, estant descendu dans
levaisseau, non seulement le trouua entr'ouuert
en quelques endroits mais aussi
desia si plein d'eau (laquelle y entroit
tousiours à force) que de la pesanteur, au
lieu de se laisser gouuerner, on le sentoit
peu à peu enfoncer. De façon qu'il ne
faut pas demãder, quand tous furent resueillez,
cognoissans le danger ou nous
estions, si cela engendra vn merueilleux
estonnement entre nous: & de vray l'ap-

Proche
danger du
Naufraga

parence estoit si grande, que tout à l'instant
nous deussions estre submergez,
que plusieurs perdans soudain toutes
esperances d'en reschaper, faisoyent ia
estat de la mort & couler en fond.


384

Page 384

Toutesfois comme Dieu voulut quelques
vns dõt i'estois du nombre, s'estans
resolus de prolonger la vie autant qu'ils
pourroyent, prindrent tel courage qu'auec
deux pompes ils soustindrent le Na.
uire iusques à midy: c'est à dire pres de
douze heures, durant lesquelles l'eau entra
en aussi grande abondance dans no
stre Vaisseau, que sans cesser vne seule mi
nute, nous l'en peusmes tirer auec lesdites
deux pompes: mesme ayant surmonté
le Bresil dont il estoit chargé, elle en sortoit
par les canaux aussi rouge que sang
de beuf. Pendant donc qu'en telle diligẽce
que la necessité requeroit, nous-nous
y employons de toutes nos forces aynat
vent propice pour retourner contre la
terre des Sauuages, laquelle n'ayant pas
fort esloignee, nous vismes dés enuiron
les vnze heures du mesme iour, en deliberation
de nous y sauuer si nous pouuions,
nous mismes le cap dessus. Cependant
les mariniers & le charpentier qui
estoyent sous le Tillac, recerchans les
trous & fentes par ou ceste eau entroit
& nous assailloit si fort, firent tant qu'auec
du lard, du plomb, des draps, & autres
choses qu'on n'estoit pas chiche de
leur bailler, ils estouperent les plus dangereux:
tellemẽt qu'au besoin, voire lors
que nous n'en pouuions plus, nous cusmes


385

Page 385
vn peu relasche de nostre trauail.
Toutesfois apres que le charpentier eut
bien visité ce vaisseau, ayant dit, parce
qu'il estoit trop vieux & tout rongé de
vers qu'il ne valoit riẽ pour faire levoyage
q͂ nous entrepreniõs, son aduis fut que
nous retournissions d'ou nous venions,
& la attendre qu'il vint vn autre Nauire
de France, ou bien que nous en fissions
vn neuf, & fut cela fort debatu. Neantmoins
le maistre ayant mis en auant que
il voyoit bien s'il retournoit en terre que
ses matelots l'abandonneroyent, & qu'il
aimoit mieux hazarder sa vie que de perdre
ainsi son Nauire & sa marchãdise, cõ
clud à tout peril de poursuyure sa route.
Bien dit-il que si monsieur du Pont & les
passagers qui estoyent sous sa conduite
vouloyent rebrosser vers la terre du Bresil
qu'il leur bailleroit vne Barque: mais
du Pont respondant soudain que comme
il estoit resolu de tirer du costé de France,
qu'aussi conseilloit-il à tous les siens
de faire le semblable. Le Contremaistre
remõstrantlà dessus, qu'outre la nauigation
dangereuse, preuoyant biẽ que nous
serions long temps sur mer, il n'y auoit
pas assez deviure au Nauire pour rappasser
tous ceux qui y estoyent, nous fusmes
six qui sur cela considerans le naufrage
d'vn costé & la famine qui se preparoit

386

Page 386
de l'autre, nous deliberasmes de retourner
en la terre des Sauuages, de
laquelle nous n'estions qu'à neuf ou dix
lieues. Et de fait pour effectuer nostre
dessein ayans mis nos hardes dans la Barque
qui nous fut donnee, auec quelque
peu de farine & de bruuage, ainsi que
nous prenions congé de nos compagnons
l'vn d'iceux du regret qu'il auoit
de mon depart, poussé de singuliere
affection qu'il me portoit, me tendant
la main dans la Barque ou i'estois desia
me dit: ie vous prie de demeurer auec
nous, car quoy que s'en soit si nous ne
pouuons aborder en France, encores y
a-il plus d'esperance de nous sauuer,
ou du costé du Peru, ou en quelque Isle
que nous pourrons rencontrer, que de
retourner vers Villegagon, lequel comme
vous pouuez iuger, ne vous lairra
iamais en repos par deçà.

Sur lesquelles remonstrances, parce
que le temps ne permettoit pas de faire
plus long discours, quittant vne partie
de mes besongnes, que ie laissay dans
la Barque, rentrant en grand haste dans
le Nauire, Dieu par ce moyen me preserua
du danger que vous orrez ci apres,
lequel ce mien ami auoit bien preueu.

Toutesfois les cinq autres, desquels


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Page 387
pour cause ie specifie ici les noms: assauoir,
Pierre Bordon, Iean du Bordel,
Matthieu Verneuil, André la Fon & Iaques
le Balleur: auec pleurs prenans con
gé de nous, s'en retournerent en la terre
du Bresil: en laquelle (comme ie diray
à la fin de ceste histoire) estans abordez
à grandes difficultez, retournez qu'ils
furent auec Villegagnon, il fit mourir les
trois premiers pour la confession de l'Euangile.

Ainsi nous autres ayans appareillé &
mis voiles au vent, nous reiettasmes derechef
en mer dans ce vieil & meschant
Vaisseau, auquel comme en vn sepulchre,
nous-nous attendions plustost de mourir
que de viure. Comme de fait outre
que nous passasmes les susdites Basses à
grandes difficultez, non seulement tout
le mois de Ianuier nous eusmes continuelles
tourmentes, mais aussi nostre
Nauire ne cessant de faire grand quantité
d'eau, si nous n'eussions esté incessamment
apres à la tirer aux pompes,
nous fussions (par maniere de dire) peris
cent fois le iour: & nauigasmes long tẽps
en telle peine.

Estans doncques esloignez de terre ferme
de plus de deux cents lieues, nous


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eusmes la veuë d'vne Isle inhabitable, rõ-
Isle inhabitable
rem
plie d'Arbres
&
d'oyseaux.
de comme vne tour, laquelle peut auoir
demie lieuë de circuit. Mais au reste cõme
nous la costoyons & laissions à main
gauche, ie vis qu'elle estoit non seulemẽt
remplie d'arbres tous verdoyans en ce
mois de Ianvier: mais aussi il en sortoit
tant d'oiseaux qui se venoyent reposer
sur les mats de nostre Nauire, mesmes se
laissoyẽt prẽdre à la main, que vous eussiez
dit la voyant ainsi vn peu de loin que
c'estoit vn Colombier. Il y en auoit de
noirs, de gris, de blanchastres, & d'autres
couleurs, qui tous en volans paroissoyẽt
fort gros: toutesfois quãd ceux que nous
prismes furent plumez, il n'y auoit gueres
plus de chair en chacun qu'en vn passereau.
Semblablement enuiron deux
lieues à main dextre nous vismes des rochers
sortans de la mer aussi pointus que
clochers: ce qui nous donna grande crain
te qu'il n'y en eut à fleur d'eau contre lesquels
nostre vaisseau se fust peu froisser,
& nous quittes d'en tirer l'eau. En tout
nostre voyage, à nostre retour, durant
pres de cinq mois que nous fusmes sur
mer, nous ne vismes autre terre que ces
Islettes: lesquelles nos maistres & Pilotes
ne trouuerent pas encores marquees en
leurs Cartes marines, & possible aussi
n'auoyent elles iamais esté descouuertes.


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Sur la fin du mois de Fevrier estans
paruenus à trois degrez de la ligne Equi
noctiale, parce que pres de sept semaines
s'estoyent passees sans auoir fait la tierce
partie de nostre route, nos viures cependant
diminuans fort, nous fusmes en de-

Le Cap. S.
Roc.

liberation de relascher au Cap saint Roc
habité de certains Sauuages desquels,
comme aucuns des nostres disoyent, il
y auoit moyen d'auoir des rafraischissemens.
Toutesfois la pluspart furent d'auis
que plustost pour espargner les viures,
on tuast vne partie des Guenons &
des Perroquets que nous apportions, &
que nous passissions outre: ee qui fut
fait. Ainsi (comme i'ay declaré ailleurs)
à cause de l'inconstance des vents en ces
endroits là, approchans peu à peu & à
grandes difficultez de l'Equator: comme
nostre Pilote quelques iours apres
eut prins hauteur auec son Astrolabe,
il obserua & nous asseura que nous estiõs
Iour equinoctial
auquel
nous
estions sous
l'Equator.

droit sous ceste Zone & Centre du monde
le mesme iour Equinoctial que le Soleil
y estoit: assauoir l'vnzieme de Mars:
ce qu'il nous dit par singularité, & pour
chose aduenue à bien peu d'autres Nauires.

Parquoy sans faire plus long discours
là dessus, ayans ainsi en cest endroit
là le Soleil pour Zenith, & en la ligne


390

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directe sur la teste, ie laisse à iuger à
vn chacun de l'extreme & vehemente cha
leur que nous endurions lors. Mais outre
cela, quoy qu'en autres saisons le soleil,
tirant d'vn costé & d'autre vers les Tro
piques, s'esgaye & s'esloigne de ceste ligne,
puis qu'impossible est neãtmoins de
se trouuer en part du mõde, soit sur mer
ou sur terre, ou il face plus chaut que
sous l'Equator, ie suis par maniere de dire
plus qu'esmerueillé de ce que quelcun
que i'estime digne de foy, a escrit de cer-
Hist. ge.
des ind.
Liu. 4.
ch. 126.
tains Espagnols: lesquels, dit-il, passans
en vne region du Peru, ne furent pas seulement
estonnez de voir neiger sous l'Equinoctial,
mais aussi auec grãde peine &
trauail trauerserent sous iceluy des mon
tagnes toutes couuertes de neige: voire
y experimenterent vn froid si violent que
plusieurs d'entr'eux en furent gelez. Car
d'alleguer la commune opinion des Philosophes,
assauoir que la neige se fait en
la moyenne region de l'air: attendu di-ie
que le soleil donnant perpetuellement
comme à plomb en cest ligne Equinoctia
le, & que par consequent l'air tousiours
chaud ne peut naturellement souffrir,
moins congeler de la neige, quelques hau
teurs de montagnes, ni frigidité de la lune
qu'on me puisse mettre en auant, pour
l'esgard de ce climat là (sous correction

391

Page 391
des scauãs) ie n'y voy point de fondemẽt.

Partant concluant de ma part que cela
est vn extraordinaire & exception en la
reigle de Philosophie, ie croy qu'il n'y à
point de solution plus certaine à ceste
question sinon celle que Dieu luy mesme
alegue à Iob: quãt entre autre chose pour
luy monstrer que les hommes quelques
subtils qu'ils soyent ne scauroy ent attein
dre à cõprẽdre toutes ses œuures magnifiques,
moins la perfection d'icelles illuy
dit. Es tu entré és thresors de de la neige?

Iob 38. 22

& as tu veu aussi les thresors de la gresle?
Comme si l'Eternel ce grand & tresexcel
lẽt ouurier disoit à son seruiteur Iob: en
quel grenier tien-ie ces choses à tõ aduis?
en donneras tu bien la raison? nenni il ne
t'est pas possible, tu n'es pas assez scauãt.

Ainsi retournant à mon propos, apres
que le vent de Surouest nous eut poussez
& tirez de ces grãdes chaleurs, au milieu
desquelles nous fussions plustost rostis
qu'en purgatoire, auançans au deça nous
commençasmes à reuoir nostre Pole Arctique,
duquel nous auions perdu l'eleuation
il y auoit plus d'vn an. Mais au reste
pour euiter prolixité, rẽuoyant les lecteurs
és discours que i'ay fait ci deuant
traitãt des choses remarquables que no9
vismes en allãt, ie ne reitereray point ici
ce que i'ay la dit, tant des poissons volans


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qu'autres monstrueux & bigerres de diuerses
especes qui se voyent sous ceste
Zone Torride.

Pour donques poursuyure la narration
des extremes dangers d'ou Dieu
nous deliura sur mer à nostre retour, cõme
ainsi fust qu'il y eust querelle entre
nostre Contremaistre & nostre Pilote (à
cause dequoy & par despit l'vn de l'autre
ils ne faisoyent pas leur deuoir en leur
charge) ainsi que le vingtsixieme de Mars
ledit Pillote faisant son quart, c'est à dire
conduisant trois heures, faisoit tenir tou
tes voiles hautes & desployees, ne s'estant
point pris garde d'vn grain, c'est à
dire, tourbillon de vent qui se peparoit,
il le laissa venir donner & frapper de telle
impetuosité dans les voiles (lesquelles
auparauant selon son deuoir il deuoit
faire abbaisser) que renuersant le Nauire
plus que sur le costé iusques à faire plonger
les Hunes & bouts des mats d'ẽhaut,
voire renuerser en mer les Cables, Cages
d'oiseaux & toutes autres hardes qui
n'estoyent bien amarees lesquelles furent
perdues, peu s'en fallut que nous ne fussions
virez ce dessus dessous.

Toutesfois apres qu'en grande diligence
on eut coupé les cordages & les
escoutes de la grand voile, le Vaisseau
se redressa peu à peu: mais quoy qu'il


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Page 393
en soit, nous la peusmes bien cõter pour
vne, & dire que nous l'auions eschapee
belle. Cependant tant s'en fallut que les
deux qui auoyent esté cause du mal, com
me ils furent priez à l'instãt, fussent pour
cela prestsà se reconcilier, qu'au contraire
si tost que le peril fut passé, leur action
Naturel de
l'homme
indomtable
si Dieu n'y
besongne.

de graces fut de s'empoigner & batre de
telle façon, que nous pensions qu'ils deus
sent tuer l'vn l'autre.

Dauantage, rentrans en nouueau danger,
comme quelques iours apres nous
eusmes la mer calme, le charpentier & au
tres mariniers, durant ceste tranquilité,
nous pensans soulager & releuer de la
peine ou nous estions iour & nuict à tirer
aux pompes: cerchans au fond du Nauire
les trous par ou l'eau entroit, il aduint
qu'ainsi qu'en charpentans à lentour
d'vn qu'ils pensoyent racoustrer tout au
fond du Vaisseau pres la quille, il se le-

Incõueniẽt
duquel
nouscuidas
mes estre
submergez.

ua vne piece de bois d'enuiron vn pied
en quarré, par ou l'eau entra si roide & si
viste, que faisant quitter la place aux mariniers,
qui abandõnerẽt le charpentier,
quand ils furent remontez vers nous sur
le Tilac, sans nous pouuoir autrement
declarer le fait, crioyent nous sommes
perdus, nous sommes perdus.

Surquoy les Capitaine, Maistre, & Pilote
voyans le peril eminent, afin de destraper


394

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& mettre hors la Barque en toute
diligence faisans ietter en mer les panneaux
du Nauire qui la couuroyent auec
grande quantité de bois de Bresil & autres
marchandises iusques à la valeur de
plus de mille francs, deliberans de quiter
le vaisseau se vouloyent sauuer dans icel
le: mesme le Pilote craignant que pour le
grand nombre des personnes qui se fussent
voulu ietter, elle ne fut trop chargee
y estant entré auec vn grand coustelas au
poing dit, qu'il couperoit les bras au pre
mier qui feroit semblant d'y entrer. Tellement
que nous voyans desia, ce nous
sembloit, delaissez à la merci de la mer,
nous ressouuenans du premier naufrage
d'ou Dieu nous auoit deliurez, autant
resolus à la mort qu'à la vie, & neantmoins
pour soustenir & empescher le Na
uire d'aller en fõd, nous employãs de tou
tes nos forces d'en tirer l'eau nous fismes
tant qu'elle ne nous surmonta pas. Non
pas toutesfois que tous fussent si courageux,
car la pluspart des mariniers s'attendans
boire plus que leur saoul, tous
esperdus apprehendoyent tellement la
mort qu'ils ne tenoyent conte de rien. Et
de fait cõme ie m'assure que si les Rabelistes
mocqueurs & contẽpteurs de Dieu
qui iasans & se moquans sur terre les

395

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pieds sous la table, des naufrages & perils
ou se trouuent ordinairement ceux qui
vont sur mery eussent esté, leur gaudisserie
fut changee en horribles espouuantemens,
aussi ne doutay-ie point que plusieurs
de ceux qui liront ceci (& les autres
dangers dont i'ay ia fait & feray encores
mention que nous experimentasmes
en ce voyage) selon le prouerbe ne
disent. Ha! qu'il fait bon planter des
choux, & beaucoup meilleur ouyr deuiser
de la mer & des Sauuages, que d'y aller
voir.

Cependant ce n'est pas encores fait,
car lors que cela nous auint estans à plus
de mille lieuës du port ou nous pretendions,
il nous en fallut bien endurer d'au
tres: mesmes comme vous entendrez ci
apres, il nous fallut passer par la griefue
famine qui en emportast plusieurs: mais
en attendãt voici come nous fusmes deli
urez du danger present. Nostre charpentier,
qui estoit vn petit ieune homme de
bon cœur, n'ayant pas abandonné le fond
du nauire comme les autres, ains au
contraire ayant mis son caban à la matelote
sur le grand pertuis qui s'y estoit
fait, se tenant à deux pieds dessus
pour resister à l'eau (laquelle comme il
nous dit depuis de son impetuosité l'enleua


396

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plusieurs fois) criant en tel estat tant
qu'il pouuoit à ceux qui estoyent en effroy
sur le Tilac, qu'on luy portast des ha
billemens, licts de cotons & autres choses
propres pour, pendant qu'il racoustre
roit la piece qui s'estoit enleuee, empescher
tant qu'ils pourroyẽt l'eau: estant di
ie ainsi secouru, nous fusmes preseruez
par son moyen.

Apres cela nous eusmes les vents tant
inconstans, que nostre vaisseau pousse &
deriuant tantost à l'Est, & tantost à l'Ouest
(qui n'estoit pas nostre chemin car
nous auions affaire au Su) nostre Pillote
qui au reste n'entendant pas fortbien son
mestier, ne sceut plus obseruer sa route,
nous nauigasmes ainsi en incertitude iusques
sous le Tropique de Cancer.

Dauãtage nous fusmes en ces endroits
là l'espace d'enuiron 15. iours entre des
herbes qui flotoyent sur mer si espesses &
en telle quantité, que si afin de faire voye
au Nauire qui auoit peine à les rompre,
nous ne les eussions coupees auec des
coignees, ie croy que nous fussions demeurez
tout court. Et parce que ces herbages
rendoyent la mer aucunemẽt trouble,
nous estant aduis que nous fussions
dans des marescages fangeux, nous coniecturasmes
que nous deuions estre pres
de quelques Isles: mais encores qu'on iettast


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la sonde auec plus de cinquante bras
ses de cordes, si ne trouua on fond ni rine,
moins descouurismes nous aucune
terre: surquoy ie reciteray aussi ce que
l'historiẽ Indois à escrit à ce propos. Chri
stofle Colomb, dit-il au premier voyage
qu'il fit au descouurement des Indes, qui
fut l'an. 1492. ayant prins refraichissemens
en vne des Isles des Canaries, apres
auoir singlé plusieurs iournees rencontra
tant d'herbes qu'il sembloit que ce
fust vn pré: ce qui luy donna vne peur,
encores qu'il n'y eust aucun danger. Semblablement
pour faire description de ces
herbes marines dont i'ay fait mention:
s'entretenant l'vne l'autre par longs filamens,
ainsi que Hedera terrestris, flottans
sur mer sans aucunes racines, ayant les
fueilles assez semblables à celles de Rue
de Iardins, la graine ronde & non plus
Forme de
ces herbes
marines

grosse que celle de Genevre, elles sont de
couleur blafarde ou blanchastre comme
foin fené: mais au reste, comme nous apperceusmes
aucunement dangereuses à
manier. Comme aussi i'ay veu plusieurs
fois nager sur mer certaines immõdicitez
rouges faites de mesme façon que la creste
d'vn coq, si venimeuses & contagieu-
Imõdicitez
rouges nageans
sur
mer.

ses, que si tost que nous les touchions la
main deuenoit rouge & enflee.

Estans doncques sortis de ceste mer


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herbue, parce que nous craignions d'estre
la rencontrez de quelques Pirates,
non seulement nous braquasmes quatre
ou cinq pieces de telle quelle artillerie
de fer qui estoyent dans nostre Nauire,
mais aussi pour nous defendre à la necessité,
nous preparasmes les lances à feu
& autres munitions de guerre.

Toutesfois à cause de cela, derechef
voici venir vn autre inconuenient qui
nous aduint: car comme nostre canõnier
faisant seicher sa poudre dans vn pot de
fer, le laissa si long temps sur le feu qu'il
rougit, la poudre s'estant emprise la flam
be donna de telle façon d'vn bout en autre
du Vaisseau: mesmes gasta quelques
voiles & cordages, que peu s'en fallut,
qu'à cause de la graisse & du Braitz dont
le Nauire estoit frotté & godronné, que
le feu ne s'y mist, en danger d'estre tous
brussez au milieu des eaux. Et de fait l'vn
des pages & deux autres mariniers furẽt
tellement gastez de brussures que l'vn en
mourut quelques iours apres: comme
aussi pour ma part, si soudainement ie
n'eusse mis mon bonnet à la mattelote
deuãt mon visage, i'eusse eu la face gastee
ou pis: mais m'estant ainsi couuert i'en
fus quitte pour auoir le bout des oreilles
& les cheueux grillez: cela nous auint
enuiron le quinzieme d'Apuril. Ainsi


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pour reprendre vn peu haleine en cest en
droit nous voici iusques à present par la
grace de Dieu non seulement eschapez
des naufrages & de l'eau dont, comme
vous aucz entendu, nous auons plusieurs
fois cuidez estre engloutis, mais aussi du
feu qui n'agueres nous a pensé cõsumer.

CHAP. XXII.

De l'extreme famine, tourmentes, & autres
dangers d'ou
Dieu nous preserua en rapassant
en France.

OR apres que toutes les choses
susdites nous furent ad
uenues, rentrãs de fiebvres
en chaud mal (comme on
dit) d'autant que nous estiõs
encores à plus de cinq cens lieuẽs loin
de France, nostre ordinaire tant de
biscuit que d'autres viures & bruuages,
qui n'estoit ia que trop petit, fut
tout à coup retranché de la moitié:
ne nous aduint pas seulement ce retardement
du mauuais temps & ventscontraires
que nous eusmes: caroutre cela,
cõme i'ay dit ailleurs, le Pilote pour n'auoir
bien obserué sa route, se trouua
tellement deceu, que quand il nous dit
que nous approchions du cap de fine, ter


400

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re) qui est sur la coste d'Espagne) nous estions
encores à la hauteur des Isles des
Essores qui en sont à plus de trois cens
lieues. C'est erreur doncques en matiere
de nauigation fut cause que dés la fin du
mois d'Auril estans entierement despourueus
de tous viures, ce fut, pour le
dernier mets, à nettoyer & ballier la Soute,
cest à dire la chambrette blanchie &
plastree ou l'on tient le biscuit dans les
Nauires, en laquelle ayant trouué plus de
vers & de crottes de Rats que de miettes
de pain, partissans neantmoins cela auec
Vers &
crotes de
Rats amas
ses auec les
miettes.
des cuilliers, nous en faisions de la bouillie,
laquelle estant aussi noire & amere
que suye, vous pouuez penser si c'estoit
vn plaisant manger. Sur cela ceux qui auoyent
encores des Guenons & des Perroquets
(car dés long temps plusieurs auoyẽt
ia mangez les leurs) pour leur apprendre
vn langage qu'ils ne scauoyent
pas, les mettãs au cabinet de leur memoire
les firent seruir de nourriture: bref
dés le commencement du moys de May,
que tous viures ordinaires deffaillirent
Deux mariniers

morts de
faim.
entre nous, deux mariniers estans morts
de malle faim, furent à la façon de la
mer iettez & ensepulturez hors le bord.

Outre plus durant ceste famine la tormente
continuant iour & nuict lespace
de trois semaines, nous ne fusmes pas


401

Page 401
seulement contraints à cause de la mer
merueilleusement haute & esmeue, de
plier toutes voiles & lier le gouuernail,
pour ne pouuans plus conduire autrement
laisser aller le Vaisseau, au gré des
ondes, mais aussi cela empescha que durant
tout ce temps & à nostre grande necessité
nous ne peusmes pescher vn seul
poisson: somme nous voila derechef tout
à coup en la famine iusques aux dents, assaillis
de l'eau au dedans, & tourmentez
des vagues au dehors. Parquoy puis
que ceux qui n'ont point esté sur mer
en telle espreuue n'ont veu que la moitié
du monde, il faut que ie repete ici qu'à
bon droit le Psalmiste dit, que flottans
Ps. 107.
23. 24.

montans & descendans ainsi sur ce tant
terrible Elemẽt subsistans au milieu de la
mort, c'est vrayement voir les merueilles
de l'Eternel. Cepẽdant ne demãdez pas si
nos matelots papistes se voyans reduits
à telle extremité, promettans s'ils pouuoyent
paruenir en terre, d'offrir à saint
Nicolas vne image de cire de la grosseur
d'vn homme, faisoyent au reste de merueilleux
vœuz: mais cela estoit crier apres
Baal qui n'y entendoit rien. Partant
nous autres nous trouuans bien mieux
d'auoir recours à celuy, duquel nous auions
ia tant de fois experimenté l'assistance,
& qui seul aussi, en nous soustenãt

402

Page 402
extraordinairemẽt en nostre famine, pou
uoit commander à la mer & appaiser l'orage,
c'estoit à luy & nõ à autres que nous
nous adressions.

Or estans ia si maigres & affoiblis, que
à peine nous pouuiõs nous tenir debout
pour faire les manœuures du Nauire, la
necessité toutesfois, au milieu de ceste apre
famine, suggerãt à vn chacun de penser
& repenser à bon escient dequoy il
pourroit remplir son ventre: quelques
vns s'aduisans de couper des pieces de
certaines rondelles faites de la peau de
l'animal nõmé Tapiroussou, duquel i'ay fait
mẽtiõ en ceste histoire, les firent bouillir
dans de l'eau pour les cuider ainsi mãger,
mais ceste recepte n'estant pas trouuee
bonne, d'autres qui de leur costé cerchoyent
aussi toutes les inuentions dont
ils se pouuoyent aduiser pour remedier
à leur faim, ayãs mis de ces pieces de ron

Rondelles
de cuir rosties
&
mangees.
delles de cuir sur les charbons, apres que
elles furẽt vn peu rosties, le bruslé raclé
auec vn cousteau, cela succeda si bienqu'ẽ
les mangeãsde ceste façõ nous estãt aduis
que ce fussẽt carbõnades de coines de por
ceau: ce fut, cest essay fait, à qui auoit des
rondelles de les tenir si de court, que par
ce qu'elles estoyent aussi dures que cuir
de beuf sec, apres qu'auec des serpes &
autres ferremens elles furent toutes decoupees,

403

Page 403
ceux qui en auoyent portans les
morceaux dans leurs manches en de petits
sacs de toille, n'en faisoyẽt pas moins
de conte, que font par deça sur terre les
gros vsuriers de leurs bources pleines
d'escus. Mesmes comme Iosephus dit que
Li. 7 ch. 7

les assiegez dans la ville de Ierusalen se
repeurent de leurs courroyes, souliers,
& cuir de leur Pauois, aussi en y eut il entre
nous qui en vindrent iusques là, de
Collets de
marroquĩs
& cuir des
souliers
mangez.

se nourrir de leurs collets de marroquins
& cuirs de leurs souliers: voire les pages
& garçons de Nauire pressez de malle
rage de faim, mangerent toutes les cor-
Cornes de
lanternes
& chandelles
de suif
seruans de
nourriture

nes de lanternes (dont il y a tousiours
grand nombre dans les Vaisseaux de mer)
& autant de chandelles de suif qu'ils en
peurent attraper. Dauantage nonobstant
la debilité ou nous estions, sur peine de
couler en fond & boire plus que nous n'a
uions à manger, il nous falloit auec grãd
trauail estre incessamment à tirer l'eau à
la pompe.

Le cinquieme iour de May sur le soleil
couchant nous vismes en l'air vo-

Flambeau
de feu volãt
enl'air.

ler & flan boyer vn grand esclair de
feu, lequel fit telle reuerberation
dans les voiles de nostre Nauire, que
nous pensions, que le feu s'y fust
mis: toutesfois sans nous endommager,
il passa en vn instant. Que si on

404

Page 404
demande d'ou cela pouuoit proceder, ie
di que la raison en sera tant plus malaisee
à rendre, que nous estãs lors à la hauteur
des terres neuues, ou on pesche les Molues,
& de Canada, regions ou il fait ordi
nairement vn froid extreme, on ne pourra
pas dire que cela vint des exhalations
chaudes qui fussent en l'air: & de fait afin
d'en essayer de toutes les façons, nous fus
mes en ces endroits la battus du vent de
Nord Nordest, qui est presque droite Bi
zc, lequel nous causa vne telle froidure
que durant plus de quinze iours nous n'e
chaufasmes aucunement.

Enuiron le douzieme dudit mois de
May, nostre canonnier, auquel au parauãt
apres qu'il eust bien langui i'auois veu
manger les tripes d'vn Perroquet toutes

Canonnier
mort de
faim.
crues, estant en fin mort de faim, fut, com
me les precedens decedez de mesme maladie,
iette & ensepulturé en mer: & nous
en souciasmes tant moins pour l'esgard
de sa charge, qu'au lieu de nous deffendre
si on nous eust assaillis, nous eussions
plustost desiré lors (tant estions nous attenuez)
d'estre prins & emmenez de quel
que Pirate, pourueu qu'il nous eust don
né à manger. Mais comme il pleut à Dieu
nous affliger, tout le long de nostre voya
ge à nostre retour, nous ne vismes qu'vn
seul vaisseau, duquel encores, à cause de

405

Page 405
nostre foiblesse ne pouuãs ap pareiller ni
leuer les voiles quãd nous le descouurismes
nous n'en peusmes approcher. Or les
rõdelles dont i'ay fait mention, & tout le
cuir, iusques aux couuercles des coffres
à bahu, auec tout ce qui se peut trouuer
pour sustanter dans nostre Nauire estant
entierement failli, nous pensions estre au
bout de nostre voyage. Mais ceste necessité,
inuentrice des arts, ayant derechef
mis en l'entendement de quelques vns de
chasser les Rats & les Souris, qui en grãd
nombre (parce que nous leur auions osté
les miettes & toutes autres choses qu'ils
eussent peu ronger) couroyent mourans
de faim parmi le Vaisseau, ils fu-
Rats &
Souris du
rant la famine
chassez
pour
manger.

rent poursuyuis en telle diligence, voire
auec tant de sortes de ratoires qu'vn cha
cun inuentoit, que cõme chats lesespians
à yeux ouuerts, mesme la nuit quand ils
sortoyent à la lune, ie croy quelques biẽ
cachez qu'ils fussent qu'il y en demeura
peu. Et de fait quand quelqu'vn auoit
prins vn Rat, l'estimant plus qu'il n'eust
fait vn beuf sur terre, non seulement i'en
ay veu tels qui ont esté vendusdeux trois
& iusques à quatre escus la piece: mais
qui plus est nostre Barbier, en ayant vne
fois prins deux tout d'vn coup, l'vn d'en
tre nous luy fit ceste offre que s'il luy en
vouloit bailler vn, quand nous serions

406

Page 406
au port il l'habilleroit de pied en cap:
ce que toutes fois (preferant sa vie à ses
habits) il ne voulut accepter. Brefvous
eussiez veu bouillir des Souris dans de
l'eau de mer, auec les tripes & les boyaux,
dont ceux qui les pouuoyent auoir faisoyent
plus de cas, que nous ne faisons
ordinairement sur terre de membres de
moutons.

Mais entre autres choses remarquables,
pour monstrer que rien ne se perdoit
parmi nous: comme nostre Contremaistre
vn iour apprestant vn gros Rat
pour faire cuire, luy eut couppé les quatre
pattes blanches lesquelles il ietta
sur le Tillac: ie scay vn quidam qui les

Pattes de
rats amos
sees pour
manger.
ayant aussi soudain amassees qu'en diligence
fait griller sur les charbons, en
les mangeant y trouua vn tel goust,
qu'il afferma n'auoir iamais tasté d'aisle
de Perdrix plus sauoureuse. Et
pour le dire en vn mot qu'est ce aussi
que nous n'eussions mangé ou plustost
deuoré en telle extremité? car de
vray souhaitans les vieux os & les ordures
que les chiens traisnent par dessus
les fumiers pour nous rassasier, ne
doutez point si nous eussions eu des
herbes vertes, voire du foin, ou fueilles
d'arbres (comme on peut auoir sur
terre) que tout ainsi que bestes brutes

407

Page 407
nous ne les eussious broutees.

Ce n'est pas tout, car l'espace de
trois sepmaines que ceste aspre famine
dura, n'estant nouuelle entre nous ni
devin ni d'eau douce, qui dés long temps
estoit faillie, nous estant seulement resté
pour tout bruuage vn petit tonneau
de Cistre, les maistre & Capitaine le
mesnageoyent si bien & tenoyent si de
court, que quand vn Monarque en ceste
necessité eust esté auec nous dans ce
Vaisseau il n'en eust eu non plus que les
autres: assauoir vn petit verre par iour.
Tellement qu'estans autant & plus pressez
de soif que de faim, non seulement

Soif plus
pressante
que la faim

quant il tomboit de la pluye, estendans
des linceux auec vne balle de fer au milieu
pour la faire distiller nous la receuions
dans des vaisseaux de ceste facon,
mais aussi recueillans celle qui par petits
ruisseaux degoutoit dessus le Tillac,
quoy qu'à cause du Bray & des souilleures
des pieds elle fut plus trouble que
celle qui court parmi les rues, nous ne
laissions pour cela d'en boire.

Conclusion combien que la famine

Famine de
Sancerre.

qu'en l'an. 1573. nous endurasmes durant
le siege de Sancerre, ainsi qu'on
peut voir par l'histoire que i'en ay aussi

408

Page 408
mise en lumiere doyue estre au rang des
plus grieues dont on ait iamais ouy parler:
tant y a toutesfois, comme i'ay la noté
que n'y ayant eu faute ni d'eau ni de
vin, quoy qu'elle fust plus longue, ie puis
dire qu'elle ne fut si extreme que celle dõt
il est ici question: car pour le moins auiõs
nous à Sancerre quelques racines, herbes
sauuages, bourgeons de vignes, & autres
choses qui se peuuent encores trouuer
sur terre. Comme de fait tant qu'il plairoit
à Dieu de laisser sa benediction aux
creatures, ie di mesmes à celles qui ne
sont point en vsage commun pour la
nourriture des hommes: cõme és peaux,
parchemins, & autres telles merceries,
dont i'ay fait cathalogue dequoy nous
vescumes en ce fiege: ayant di-ie experimenté
que cela vaut au besoin, tant que
i'aurois des collets de buffles, habits de
chamois, & telles choses ou il y a suc &
humidité, si i'estois enfermé dans vne
place pour vne bonne querelle, ie ne me
voudrois pas rendre pour crainte de la
famine. Mais sur mer au voyage dont ie
parle, ayans esté reduits à ceste extremité
de n'auoir plus que du Bresil,
Beu de
Bresilrogé
durant la
famine.
bois sans humidité & sec sur tous les autres,
plusieurs pressez iusques au bout,
faute d'autres choses en grignotoyent
entre leurs dents: tellement que le sieur

409

Page 409
du Pont nostre conducteur en tenant vn
lour vne piece en sa bouche, auec vn grãd
souspir me dit. Helas! de Lery mon ami il
m'est deu vne partie de 4000. frãcs en Frã
Souhait du
sieur du
Pont.

ce de laquelle pleust à Dieu auoir fait bõ
ne quitance & que i'en tinse maintenant
vn pain d'vn sol & vn verre de vin. Quãt
à maistre Pierre Richier, à present Ministre
de la parole de Dieu à la Rochelle,
le bon homme dira que de debilité durãt
Debilité de
Richter.

nostre misere estant estendu tout de son
long dans sa petite capite, il n'eust sceu
leuer la teste pour prier Dieu: lequel neantmoins
ainsi couché qu'il estoit tout à
plat, il inuoquoit ardemment.

Or auant que finir ce propos, ie diray
en passant, non seulement auoir obserué
aux autres, mais moymesme senti durant
ces deux aussi estroites famines ou i'ay
passéqu'hõme en ait iamais eschapee, que
pour certain quãd les corps sont ainsi attenuez,
nature defaillant, les sens estans
alienez, & les esprits dissipez, cela rend
les personnes non seulement farouches,

Famine en
gẽdre rage

mais aussi engendre vne colere, laquelle
on peut nommer espece de rage: & partant
le propos commun, quand on veut
signifier que quelqu'vn à faute de manger,
a esté fort bien inuenté: assauoir dire
qu'vn tel enrage de faim. Qui plus est,
comme l'experience fait mieux entendre

410

Page 410
vne chose, ce n'est point sans cause que
Dieu en sa loy menaçant son peuple s'il
ne luy obeit, de luy enuoyer la famine dit
expressément, qu'il fera que l'homme tẽdre
& delicat, c'est à dire d'vn naturel autrement
doux & benin & qui auparauant
auoit choses cruelles en horreur, en l'extremité
de la famine, deuiẽdra neãtmoins
si desnaturé que regardant son prochain,
voire sa fẽme & ses enfans d'vn mauuais
Choses pro
digieuses
pratiquees
& pourpẽ
sees és extremes
famines
de
nostretẽps.
œil, appetera d'en manger. Car outre les
exemples que i'ay narrez en l'histoire de
Sancerre, tant du pere & de la mere qui
mangerent de leur propre enfant, que de
quelques soldats lesquels ayans essayé de
la chair des corps qui auoyent esté tuez
en guerre, ont cõfessé depuis, si l'afflictiõ
eust encores continué, qu'ils estoyent en
deliberation de se ruer sur les viuans, outre
di-ie ces choses tant prodigieuses, ie
puis asseurer veritablement que durant
nostre famine sur mer nous estions si cha
grins, qu'encores que nous fussions retenus
par la crainte de Dieu, à peine pouuions
nous parler l'vn à l'autre sans nous
fascher: voire qui pis estoit (& Dieu nous
le vueille pardonner) sans nous ietter des
œillades & regards de trauers, accompagnez
de quelques mauuaises volõtez tou
chant cest acte barbare.

Or afin de poursuyure ce qui reste de


411

Page 411
nostre voyage, comme nous allions tousiours
en declinãt, les 15. & 16. de May que
il y eut encor deux de nos mariniers qui
Mariniers
morts de
faim.

moururent de malle rage de faim: aucuns
d'entre nous imaginans là dessus par maniere
de dire, qu'attẽdu le long temps que
sans voir terre, il y auoit que nous branlions
sur mer, nous deuions estre en vn
nouueau deluge, quãd pour la nourriture
des poissons nous les vismes ietter en
l'eau, nous n'attendions autre chose que
d'aller tost & tous apres. Cependãt nonobstant
ceste soufferte inexprimable durãt
laquelle, cõme i'ay dit, toutes les Gue
nõs & Perroquets que nous rapportions
furẽt mãgez, en ayãt neantmoins iusqu'à
ce tẽps là tousiours gardé vn que i'auois
aussi gros qu'vne Oye, proferant frãchemẽt
cõme vn hõme, & de plumage excellẽt:
lequel mesme, pour le grãd desir de le
sauuer, afin d'en faire present à M. l'Admiral,
ie tins 5. ou 6. iours caché sans luy
pouuoir rien bailler à mãger: tãt y a, la ne
cessité pressant, ioint la crainte que i'eu
qu'on ne le me desrobast la nuit, qu'il pas
sa cõme les autres: de façõ que n'en iettãt
rien que les plumes, nõ seulemẽt le corps
mais aussi les tripes, pieds, ongles, & bec
crochu seruirẽt à quelques miens amis &
a moy de viuoter trois ou quatre iours:
toutesfois i'en eus tant plus de regret

412

Page 412
que cinq iours apres que ie l'eu tué nous
vismes terre: tellement que ceste espece
d'oiseau se passant bien de boire il ne
m'eust pas fallu trois noix pour le nourrir
tout ce temps là.

Mais quoy? dira quelqu'vn, sans nous
particulariser tõ Perroquet duquel nous
n'auions que faire, nous tiendras tu tous
iours en suspens touchãt vos langueurs?
sera ce tantost assez enduré en toutes sor
tes? n'y aura il iamais fin ou par mort ou
par vie? Helas! si aura, car Dieu qui soustenoit
nos corps d'autres choses que de
pain & de viandes communes, nous tendant
la main au port, nous fit la grace
que le viugtquatrieme iour dudit mois

Iour auquel
nous
vismes ter
re à nostre
retour.
de May 1558. (Iors que tous estendus sur
le Tilac sans pouuoir presques remuer
ni bras ni iambes, nous n'en pouuions
plus) nous eusmes la veuë de basse Bretagne.
Toutesfois parce que no9 auiõs esté
tant de fois abusez par le Pilote, lequel
au lieu de terre nous auoit souuent mon
stré des nuees qui s'en estoyent allees en
l'air, quoy que le Matelot qui estoit à la
grande Hune cria par deux ou trois fois
terre terre, encores pensions nous que ce
fust moquerie: mais ayãt vent propice &
mis le cap droit dessus, nous fusmes tost
asseurez que c'estoit vrayement terre ferme.
Partãt pour conclusiõ de tout ce que

413

Page 413
i'ay dit ci dessus touchant nos afflictions,
afin de mieux faire entendre l'extreme ex
tremité ou nous estions tombez, & qu'au
besoin, n'ayant plus nul respit, Dieu nous
assista: apres luy auoir rendu graces de
nostre deliurance prochaine, le maistre
du Nauire dit tout haut, que pour cer-
Resolutiõ
prodigieuse

tain si nous fussions encor demeurez vn
iour en cest estat, il auoit deliberé & reso
lu, non pas de ietter au sort, comme quelques
vns ont fait en telle destresse, mais
sans dire mot, d'en tuer vn d'entre nous
pour seruir de nourriture aux autres: ce
que i'apprehenday tant moins pour mon
esgard que, quoy qu'il n'y eust pas grand
graisse en aucun de nous, sinon qu'on eut
seulemẽt voulu manger de la peau & des
os ie croy que ce n'eust pas esté moy. Or
parce que nos mariniers auoyent deliberé
d'aller descharger & vendre leur Bois
de Bresil à la Rochelle, quand nous fusmes
à deux ou trois lieuës de ceste terre
de Bretagne, le maistre du Nauire, le sieur
du Pont & quelques autres, nous laissans
à l'ancre, s'en allerent dans vne Barque en
vn lieu proche appelé Hodierne pour atheter
des viures: mais deux de nostre
compagnie ausquels particulierement ie
baillay argẽt pour m'apporter quelques
rafraichissements, s'estans aussi mis dans
ceste Barque, si tost qu'ils se virent en terre

414

Page 414
pensans que la famine fut enfermee
dans le Nauire, quittans les coffres &
hardes qu'ils y auoyent, ils protesterent
qu'ils n'y mettroyent iamais le pied: com
me de fait s'en estans allez de ce pas ie ne
les ay point veus depuis. Outreplus durãt
que nous fusmes là à l'ancre quelques
pescheurs s'estans approchez, ausquels
nous demandasmes des viures, eux estimans
que nous nous mocquissiõs ou que
sous ce pretexte nous leur voulussions
faire desplaisir se voulurent soudain reculer:
mais nous les tenansà bord, pressez
de necessité estans encores plus habilles
qu'eux nous iettasmes de telle impetuosi
té dans leur Barque, qu'ils pensoyẽt estre
saccagez: toutes fois sans leur rien prẽdre
que de gré à gré n'ayans trouué de ce que
nous cerchions sinon quelques quartiers
de pain noir, il y eut vn vilain nonobstãt
la disette que nous leur fismes entendre
ou nous estions qui au lieu d'en auoir pi
tié ne fit pas difficulté de prendre de moy
deux Reales pour vn petit quartier qui
nevaloit pas lors vnliard en ce païs là. Or
nos gens estans reuenus auec pain, vin &
autres viãdes, que nous ne laissasmes moi
sir ni aigrir, cõme en pẽsastousiours aller
à la Rochelle nous eusmes nauigué deux
ou trois lieuës, estans aduertis par ceux

415

Page 415
d'vn nauire qui nous aborda que certains
Pirates rauageoyẽt tout du long de ceste
coste: considerans la dessus qu'apres tant
de grãds dãgers d'ou Dieu nous auoit fait
la grace d'eschaper, ce seroit bien cercher
nostre malheur, de nous mettre en
nouueau hazard, dés le mesme iour 26.
de May, sans plus tarder de prendre terre
nous entrasmes dans le beau & spacieux
havre de Blanet pays de Bretagne: auquel
aussi lors arriuoyẽt grand nõbre de vaisseaux
de guerre retournãs de voyager de
diuers pays, qui tirans coups d'artilleries
& faisans les brauades accoustumees en
entrãs dans vn port de mer s'esiouissoyẽt
de leurs victoires. Mais entre autres y en
ayãt vn de S. Malo duquelles mariniers
peu au parauant auoyẽt prins & emmené
vn Nauire d'Espagnol qui reuenoit du Pe
ru chargé de bonnes marchandises qu'on
estimoit plus de soixante mille ducats: ce
qu'estãt diuulgué par toute la Frãce, beau
coup de marchans Parisiens, Lionnois &
d'ailleurs estans ia en ce lieu pour en acheter,
cela nous vint si bien à point,
qu'aucuns d'eux se trouuans pres nostre
Vaisseau quand nous mettions pied en
terre, non seulement (parce que nous ne
nous pouuions soustenir) nous emmenerent
par dessous les bras, mais aussi bien
à propos, ayans entendu nostre famine,

416

Page 416
nous exhorterent que nous gardans de
trop manger nous vsissions du commencement,
peu à peu, de bouillons de vieilles
poulailles bien consumees: de laict de
chevres & autres choses propres pour
nous eslargir les boyaux que nous auiõs
retraits. Et de fait ceux qui creurent leur
conseil s'en trouuerent bien: car quant à
nos mattelots qui du beau premier iour
se voulurent saouler, ie croy de vingt restez
de la famine que plus de la moitié cre
uerent & moururent soudainement de
trop manger. Mais quant à nous autres
quinze passagiers qui, comme i'ay dit au
commencement du precedent chapitre,
nous estions embarquez dans ce Vaisseau
en la terre du Bresil pour reuenir en Frãce,
il n'en mourut vn seul, ni sur mer ni
sur terre pour ceste fois la. Bien est vray
que n'ayans sauué que la peau & les os,
non seulement vous eussiez dit à nous
voir que c'estoyent corps morts desterrez,
mais aussi, si tost que nous eusmes
prins l'air de terre, nous fusmes si des-
Desgout
apres lafa
mine.
goustez, & abhorrions tellement les viãdes,
que pour parler de moy en particulier,
quand ie fus au logis soudain que
i'eus senti du vin, tombant à la renuerse
sur vn coffre à bahu, on pensoit, ioint ma
foiblesse, que ie deusse rẽdre l'esprit. Tou
tesfois ne m'estant pas fait grand mal,

417

Page 417
mis que ie fus dans vn lict, combien qu'il
y eust plus de dixneuf mois que ie n'auois
couché à la Françoise (comme on
parle auiourd'huy) tant y a que contre ce
qu'aucuns disent quand on a accoustumé
de coucher sur la dure, on ne peut de lõg
temps reposer sur la plume, que ie dormis
si bien ceste premiere fois, que ie ne
me resueillay qu'il ne fut le lendemain so
leil leuant. Ainsi apres que nous eusmes
seiourné trois ou quatre iours à Blanet,
no9 allasmes à Hanebõ petite ville à deux
lieuës de là, en laquelle durant quinze
iours nous-nous fismes traiter selon le
conseil des Medecins: mais quelque bon
regime que nous peussions tenir, la plus
part deuindrent enflez depuis la plante
des pieds iusques au sommet de la te
ste, & n'y eut que moy & deux ou trois au
tres qui le fusmes seulemẽt depuis la cein
ture en bas. Dauantage ayãs vn cours de
ventre & tel desuoyemẽt d'estomach, que
nous ne pouuions rien retenir dans le
corps, n'eust estévne certaine recepte que
on nous enseigna: assauoir du ius d'Hedera
terrestris, du Ris bien cuit estouffé
dansvn pot auec force drapeaux, quand il
est osté de dessus le feu, & des moyeufs
d'œufs le tout meslé ensemble dãs vn plat
sur vn rechaut, qu'ayans mangé auec des
cuilliers nous r'afermit fort soudainemẽt

418

Page 418
ie croy di ie sans cela que dans peu
de iours ce mal nous eut tous emportez.

Nous voila doncques ce semble pour
ce coup à peu pres quittes de tous nos
maux: mais tanty a que si celuy qui nous
auoit tant de fois garantis des naufrages,
tormentes, aspre famine, & autres inconueniens
dont nous auions esté assaillis
sur mer, n'eust conduit nos affaires à nostre
arriuee sur terre, nous n'estions pas
encores eschappez: car cõme i'ay touché
en nostre embarquement pour le retour,
Villegagnon, sans que nous en sceussiõs
rien, ayant baillé au maistre du nauire ou
nous rapassasmes (qui l'ignoroit aussi) vn
proces lequel il auoit fait & formé cõtre
nous, auec mandemẽt expres au premier
iuge auquel il seroit presenté en France,
non seulement de nous retenir, mais aussi
faire mourir & brusler comme heretiques
qu'il disoit que nous estions: aduint
que le sieur du Pont nostre conducteur
ayant eu cognoissance à quelques gens de
iustice de ce pays là (qui auoyẽt sentimẽt
de la Religion dont nous faisions professiõ)
ausquels le coffret couuert de toile ci
ree dãs lequel estoit ce proces & force let
tres adressantes à plusieurs personnages
fut baillé, apres qu'ils eurent veu ce qui
leur estoit mandé, tant s'en faut qu'ils
nous traitassent de la façon que Villegagnon


419

Page 419
desiroit, qu'au contraire, outre que
Prouidẽts
de Dieu
admirable.

ils nous firent la meilleure chere qui leur
fut possible, offrans leurs moyens à ceux
de nostre compagnie qui en auroyent affaire,
ils presterent argent audit sieur du
Pont, & àquelqnes autres. Voila commẽt
Dieu, qui surprẽd les rusez en leurs cautelles,
non seulement par le moyen de ces
bons personnages nous deliura du danger
ou le reuolté Villegagnon nous auoit
mis, mais qui plus est la trahison qu'il
nous auoit brassee estant ainsi descouuer
te à sa confusiõ, le tout retourna à nostre
soulagement. Apres doncques que nous
eusmes receu ce nouueau benefice de la
main de celuy qui, comme i'ay dit, tant
sur mer que sur terre se monstra nostre
protecteur, nos mariniers departans de
ceste ville de Hanebon pour s'en aller en
leur pays de Normãdie, nous aussi pour
nous oster d'entre ses Bretons bretonnãs,
desquels nous entendions moins le langage
que des Sauuages Ameriquains, d'a
uec lesquels nous veniõs, nous hastasmes
de venir à Nãtes d'ou nous n'estiõs qu'à
32. lieues, non pas toutesfois que nous
courussions la poste, car a cause de nostre
debilité n'ayãs pas la force de cõduire nos
cheuaux, desquels mesmes nous n'eussiõs
sceu endurer le trot, chacun auoit vn hõme
qui menoit le sien tout bellement par

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la bride. Dauantage parce qu'à ce commẽ
cement, il nous fallut comme renouueller
nos corps, nous n'estiõs pas seulemẽt
aussi enuieux de tout ce qui no9 venoit à
la fantasie, qu'on dit que sõt les fẽmes qui
chargẽt d'ẽfant, dequoy, si ie ne craignois
d'ennuyer les lecteurs, i'alleguerois des
exemples estranges, mais aussi aucuns eu
rent le vin tellement à desgout qu'ils furent
plus d'vn mois sans en pouuoir sen-
Nature en
uieuse se
renouuellant.

tir, moins gouster. Et pour la fin de nos
miseres, quãd nous fusmes arriuez à Nan
tes, comme si tous nos sens eussẽt esté en-
Sourdité
& debilitè
de veue cau
sees de famine.

tieremẽt renuersez, nous fusmes enuiron
huit iours oyans si dur & ayans la veuë
si offusquee que nous pensions deuenir
sourds & aueugles: toutesfois quelques
excellens docteurs, medecins, & autres
notables personnages qui nous visitoyẽt
souuent en nos logis, nous secoururent
si bien, que tãt s'en faut pour mon particulier
qu'il m'en soit demeuré quelque
reste qu'au contraire dés enuirõ vn mois
apres ie n'entendis iamais plus clair, ni
n'eu meilleure veuë: vray est que pour
l'esgard de l'estomach, ie l'ay tousiours
eu depuis fort foible & debile: tellement
qu'ainsi que i'ay tantost touché, la rechar
ge que i'eu il y a enuirõ quatre ans, durãt
le siege & la famine de Sancerre estant in
teruenuë, ie puis dire que ie m'ẽ sentiray

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toute ma vie: ainsi apres auoir vn peu reprins
nos forces à Nãtes, ou cõme i'ay dit
nous fusmes fort biẽ traitez, chacũ print
party & s'en alla ou il voulut.

Ne reste plus pour mettre fin à la presente
histoire sinon, scauoir que deuindrent
les cinq de nostre compagnie, lesquels,
ainsi qu'il à esté dit ci dessus, apres
le premier naufrage que nous cuidasmes
faire s'en retournerent en la terre d'Ame
rique: & voici par quel moyen il a esté
sceu. Certains personnages dignes de foy
que nous auiõs laissez en ce pays là, d'ou
ils reuindrẽt enuiron quatre mois apres
nous: ayans rencontré le sieur du Pont à
Paris, ne l'assurerent pas seulement qu'à
leur grand regret auoyẽt esté spectateurs
quand Villegagnon à cause de l'Euangile
en fit noyer trois au Fort de Colligni: assauoir
Pierre Bourdon, Iean du Bordel,
& Mathieu Vernueil, mais outre cela ayãs
rapporté par escrit tant leur confession
de foy que toute la procedure que Villegagnon
tint contre eux, ils la baillerent
audit sieur du Pont, duquel ie la recouuray
aussi bien tost apres. Tellement que
ayant veu par là, cõme pendant que nous
soustenions les flots & orages de la mer,
ces fideles seruiteurs de Iesus Christ enduroy
ent les tourmens voire la mort que
leur fit souffrir Villegagnon, me ressouuenant


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(ainsi qu'il à esté veu ci dessus) que
moy seul de nostre compagnie estois ressorti
de la barque, dãslaquelle ie fus tout
prest de m'en retourner auec eux: comme
i'eu matiere de rendre grace à Dieu de
ceste mienne particuliere deliurance, aus
si me sentant sur tous autres obligé, d'auoir
soin que la confession de foy de ces
trois bons personnages fut enregistree
au Catalogue de ceux qui de nostre tẽps
ont constamment enduré la mort pour le
tesmoignage de l'Euãgile, dés ceste mesme
annee 1558. ie la baillay à Iean Crespin
Imprimeur, lequel, auec la narration
de la difficulté qu'ils eurent d'aborder
la terre des Sauuages apres qu'ils nous
eurent laissez l'insera au liure des martirs
auquel ie renuoye les lecteurs: car n'
voyez
le. 5. li.
au tit.
desma.
de l'Ameriq.

eust esté la raison susdite, ie n'ẽ eusse fait
ici aucune mention. Neantmoins ie diray
encores ce mot qu'atendu que Villegagnõ
a esté le premier quia respandu le sang
des enfans de Dieu en ce pays nouuellement
cogneu, qu'à bon droit, à cause de
ce cruel acte, quelqu'vn la nõméle Cain
de l'Amerique.

Pour conclusion puis comme i'ay mõstré
en la presente histoire, que non seule
ment en general mais aussi en particulier
i'ay esté deliuré de tant de sortes de dan
gers, voire de tant de gouffres de morts


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ne puis ie pas biẽ dire auec ceste sainte fẽ
me mere de Samuel que i'ay experimenté
1. Sam.
2. 6.

l'Eternel estre celuy qui fait mourir & fait
viure? qui fait descendre en la fosse & en
fait remonter? ouy certainement ce me
semble aussi à bõnes enseignes qu'hõme
qui viue pour le iourd'huy: & toutesfois
si cela appartenoit à ceste matiere, ie
pourrois encores adiouster que par sa bõ
té infinie, il m'a retiré de beaucoup d'autres
destroits par ou i'ay passé. Voi la en
somme ce que i'ay obserué, tant sur mer
en allant & retournant en la terre du Bre
sil dite Amerique, que parmi les Sauuages
habitãs en ce pays là, lequel pour les
raisons que i'ay amplemẽt deduites peut
bien estre appelé mõde nouueau à nostre
esgard. Ie scay bien toutesfois qu'ayant
si beau suiet ie n'ay pas traité les diuerses
matieres que i'ay touchees, d'vn tel stile
ne d'vne façõ si graue qu'il falloit: mesme
entre autre chose, ie confesse auoir quelques
fois trop amplifié vn propos qui de
uoit estre coupé court: & au contraire tõ
bant en l'autre extremité, i'en ay touché
trop brefuement, qui deuoyent estre deduitsplusau
lõg. Surquoy pour suppleer
ces deffauts du langage, ie prie derechef
les lecteurs, qu'en considerãt combien la
pratique du contenu en ceste histoire m'a
esté dure & grie fue, ils reçoiuent ma bonne

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affection en payement. Or au Roy
des Siecles immortel & inuisible, à Dieu
seul sage soit honneur & gloire eternellement
Amen.