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Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes :

contenant ce qu'ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec la vie, les mœurs, les coûtumes des habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une description exacte de ces lieux; où l'on voit l'établissement d'une chambre des comptes dans les Indes, & un etat, tiré de cette chambre, des offices tant ecclesiastiques, que seculiers, où le roy d'Espagne pourvoit, les revenus qu'il tire de l'Amerique, & ce que les plus grands princes de l'Europe y possedent ...
  
  
  
  
  

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Description de la Baye & de la ville de Maracaibo.
 VI. 

  

Description de la Baye & de la ville
de Maracaibo.

Description
des lieux oil
va l'Olonois.
Cette Baye commence depuis le
Cap de saint Romain, qui est entre le
neuf & le dixiéme degré de Latitude
Septentrionale, & finit au Cap de
Coquibacoa qui est au neuviéme degré
de la mesme Latitude. On le nomme
ordinairement Baya de Venezuela,
à cause de toute la Province qui est
ainsi nommée, petite Venize, parce
qu'elle est fort basse, & n'est garantie
de l'inondation, que par des dunes,
& par d'autres inventions de l'Art.

Cette Baye est ordinairement nommée
des Avanturiers, la Baye de Maracaibe:
car ils corrompent aussi le
nom propre de Macaraibo, en celuy
de Marecaye. A dix ou douze lieuës au



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[ILLUSTRATION]


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large vis à vis de cette baye, sont les
Isles d'Oruba & las Monges: cette
Isle d'Oruba est peuplée d'Indiens,
qui parlent fort bien Espagnol, & en
estoient autrefois dépendans Mais depuis
que les Etats Generaux des Provinces
unies, se sont emparez des Isles
de Caracao, Boudere & Oruba, ils se
sont rendus maistres de ces Indiens, &
ont mis des Gouverneurs sur chacune
de ces Isles, leur laissant neanmoins
la liberté de faire venir des Ecclesiastiques
de Coro, ville voisine, pour leur
administrer les Sacremens, deux ou
trois fois l'année.

Ces Isles ne sont point fertiles & ne
rapportent que quelque méchans pâturages,
qui servent à nourir des chevres
& des chevaux, que ces Indiens
ont en grand nombre, dont ils vendent
les peaux pour s'entretenir. Les Holandois
conservent ces Isles, seulement à
cause qu'elles leur sont utiles pour le
commerce des Esclaves, qu'ils font avec
les Espagnols; & de peur que quelquesuns
ne s'en emparent, ils y entretiennent
garnison.

La baye de Venezuela, peut done
avoir depuis son embouchûre jusqu'


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son fonds, douze à quatorze lieuës.
Dans ce fonds, on y rencontre deux
petites Isles, chacune d'une lieuë de
tour, entre lesquelles passe le grand
Lac de Macaraibo, pour se décharger
dans la mer: le courant duquel fait
un canal entre ces Isles, de la profondeur
d'environ vingt-quatre à vingtcinq
palmes; & s'affoiblissant peu à
peu, il entre dans la mer, où il forme
un banc de sable, que les Espagnols
nomment la Barre. Il y a toûjours
des Pilotes pour faire entrer les vaisseaux
par dessus cette Barre.

Sur une de ces petites Isles on voit
une vigie élevée, dont elle retient le
nom, & sur l'autre il y a un Fort; on
nomme cela l'Isle des Ramiers; ce
Fort est sur le bord du Canal par où
les navires entrent, sans oser en approcher
que de la portée d'un pistolet.
L'entrée de ce Lac est comme une
gorge qui s'élargit beaucoup; car il a
plus de trente lieuës de largeur, & plus
de soixante de longueur. Il est composé
de plus de soixante & dix rivieres,
dont quelques-unes peuvent porter
vaisseau. Tout le costé du Levant de
ce Lac, est terre basse, & presque toûjours


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noyée, & qui cependant est fort
fertile, mais mal-saine, à cause de l'humidité.

De ce mesme costé, fort prés de
son embouchûre, il y a un lieu nommé
Pointe de la Brite, où l'on voit
quantité de Ramiers, & plusieurs habitations.
Environ à vingt lieuës delà,
est un lieu nommé Barbacoa, où l'on
trouve des Indiens qui pêchent, qui
ont leurs maisons sur des arbres, à
cause que le païs est presque toûjours
inondé, & que les moucherons nommez
Mosquitos incommodent trop.

A quelques lieuës delà, il y a un beau
bourg nommé Gil-bratar bâti sur le
bord du Lac: proche de ce bourg,
sont quantité de belles habitations où
l'on fait le tabac tant estimé en Espagne,
qu'on nomme tabac de Macaraibo.
L'on y fait aussi quantité de cacao,
c'est le meilleur & le plus excellent, qui
croisse aux Indes du Roy d'Espagne.
Il s'y fait aussi assez de sucre pour entretenir
le païs, où il s'en consume une
grande quantité. Ce bourg a communication
avec plusieurs villes, qui sont
au delà de tres-grandes montagnes toûjours
couvertes de neiges, qu'on nomme


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Montes de Gilbratar. La ville
qui a le plus de commerce avec ce
bourg, est Merida, dont le Gouverneur
commande aussi à ce bourg. On
y met un Lieutenant.

Tout le païs d'autour est plat
& arrousé de tres-belles rivieres. Ce
terroir produit les plus beaux arbres
du monde. J'y ay veu des Cedres,
que les Sauvages des Indes nomment

Arbres du
tronc desquels
on peut
faire des
vaisseaux tout
d'unc piece.
Acajoux, du tronc desquels on a fait
des vaisseaux tout d'une piece, qui
pourroient porter en mer vingt-cinq à
trente tonneaux: Et ce qui est de plus
beau & de plus commode, c'est que
ces arbres ne sont pas rares en ce païslà.
Il y a de toutes les especes d'arbres
qu'on trouve dans les Indes; & les
Espagnols ayant soin de les cultiver,
ils fournissent toute l'année de diverses
sortes de fruits, & autant qu'ils
en ont besoin. Le poisson & la viande
n'y manquent non plus que toutes
les autres choses que la terre produit, &
qui sont necessaires à la vie des hommes.
Tout ce qui est de plus incommode
dans ce païs, c'est, qu'au temps
des pluyes, l'air est mal-sain & fiévreux;
aussi n'y reste-t'il que les gens

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de travail propres à cultiver la terre.
Tous les Marchands se retirent ou à
Merida, ou à Maracaibo.

A six lieuës de ce bourg, il y a
une fort belle riviere, nommée la Riviere
des Espines,
qui peut porter des
vaisseaux de cinquante tonneaux, plus
de six lieuës avant dans les terres. Le
païs d'autour n'est point different de
celuy de Gilbratar: on y fait grande
quantité de tabac; les lieux plus éloignez
sont noyez & pleins de tres grandes
forests. Je n'y ay jamais esté; mais
un vieil Espagnol naturel du païs m'a
raconté qu'il y avoit veu de certaines
gens, dont on n'avoit jamais entendu
parler, qui montoient aux arbres com-

Gens qui
grimpent aux
arbres comme
des chats.
me des chats, n'ayant aucun poil,
mais une peau d'un brun jaunastre;
& que lors qu'on leur tiroit un coup
de lance, ils sçavoient se ramasser de
telle sorte, qu'on ne les pouvoit percer.
Deplus, cet Espagnol disoit qu'ils
estoient de forme humaine, & fort
aspres à violer les femmes, quand ils
pouvoient en attraper, & que quand
ils tiennent des hommes, soit blancs
ou noirs, ils les portent sur les arbres,
& puis ils les jettent de haut en bas

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pour les tuer. Il me rapporta beaucoup
d'autres particularitez qui me parurent
si peu de choses, que je ne veux
pas les reciter. Je me figure que ce sont
de gros singes, & tout ce qui s'est dit
cy-dessus me confirme dans cette pensée:
& de plus, c'est que j'en ay beaucoup
veu dans ce païs, mais aucuns
de cette façon ny de si gros.

En faisant le tour de ce Lac, on
trouve en sa partie plus que Meridionale,
comme qui diroit au Sudest,
dudit Lac, une nation d'Indiens qui
ne sont point encore reduits, & que
pour cet effet les Espagnols nomment
Indios bravos: ce qui fait que les
Espagnols n'ont aucun accez en ce païs,
& ne le peuvent pas si bien découvrir.
En venant vers l'Occident, on trouve
une contrée fort seche & aride, qui ne
produit que de petits arbres, lesquels
à faute de nourriture ne croissent pas
plus de dix à douze pieds de haut.
Ce païs rapporte aussi quantité de figuiers
d'Inde, qu'on nomme des
Raquettes & Torches qui sont tresdangereux
à traverser, parce qu'ils ont
des épines si subtiles, qu'elles percent
au travers des habits qui ne sont en ce


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païs que de toile ou de soye. Cependant
les Espagnols ne laissent pas de
s'accommoder à ce païs, qui est un
pâturage propre pour des cabrits, moutons,
bœufs & vaches, dont ils ont
un tres-grand nombre. On y voit des
hatos ou maisons de campagne, où ils
nourrissent mille bestes à cornes, deux
ou trois fois autant de cabrits & de
moutons. Ils ne profitent que des
cuirs & du suif de ces animaux: car
de la viande, on n'en tient aucun conte,
à cause qu'il n'y a pas assez de monde
pour la consumer, quoy qu'elle ne s'y
perde pas: car il y a une sorte d'oyseaux
qui la mangent, qu'on nomme
Marchands. Ces oyseaux ont la figure
Oyseaux appellez
Marchands.

d'une de nos poulles d'Inde, & ne
sont pas si gros.

Me rencontrant dans ce païs, je fus
le plus trompé du monde, j'en tuay six
que j'apportay à nos gens, & croyois
avoir fait grande capture, & que c'étoit
des poullets d'Indes; mais je fus
mocqué, parce qu'on me fit remarquer
qu'ils ne valoient rien & qu'ils
sentoient la charogne, ne vivant d'autre
chose que des bestes que les Espagnols
tuënt, dont ils laissent la viande.


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Ils sont si carnaciers qu'ils mangeroient
un bœuf assez puissant en un
jour à quatre ou cinq; à mesure qu'ils
mangent ils rejettent par derriere, ce
qui fait connoistre qu'ils ont l'estomac
fort chaud. S'ils sçavent bien manger,
aussi sçavent-ils bien jeûner: car ils
demeureront huit jours perchez sur un
arbre sans en bouger, & sans rien prendre.
Ils sont si craintifs, que le
moindre oyseau gros comme un moineau
les fait fuïr & changer de place:
c'est pourquoy les Espagnols les ont
nommez Gallinaces, donnant le nom
de poulle à tout ce qui est craintif. Ces
oyseaux se rencontrent dans toutes les
villes de la terre ferme de l'Amerique
& qui y font grand bien, nettoyans
les fumiers de toute charogne & immondices
capables de corrompre l'air.

Ville de Ma-
raibo bâtie
à la moderne.
Du mesme costé, à six lieuës de l'embouchûre
de ce Lac, on trouve la petite
ville de Maracaibo, qui est tresbien
bâtie à la moderne, sur le bord
de l'eau, où il y a quantité de belles
maisons fort regulieres, & ornées de
tres-beaux balcons qui regardent sur ce
Lac, qui paroît une mer, à cause de
sa vaste étenduë. Cette ville peut avoir

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quatre mille habitans, & huit cens hommes
capables de porter les armes. Il y a
un Gouverneur dependant de Caraco.
On y voit une grande Eglise Paroissiale,
un Hospital, & quatre Convents
tant d'hommes que de femmes, dont
le plus beau est celuy des Cordeliers. Il
y a là quantité de Barques de vingtcinq
à trente tonneaux, qui vont ramasser
toutes les marchandises qui se
font aux environs de ce Lac, & les apportent
en cette Ville, afin de les charger
sur les navires qui viennent d'Espagne
pour les acheter.

Cetre Ville est remplie de fameux
Marchands & de Bourgeois tres-riches,
qui ont leurs terres à Gilbratar, & ne
se retirent là qu'à cause que ce lieu est
plus sain que l'autre. Les Espagnols y
bâtissent aussi des navires, qu'ils font
negocier par toutes les Indes, & mesme
en Espagne, la commodité du port y
estant la meilleure du monde.

Voilà la description de Marecaye, où
tendent nos Avanturiers, voyons maintenant
ce qu'ils y vont faire.

L'Olonois d'accord avec ses gens,

L'Olonois
arrive à l'Isle
de Cuba.
mit à la voile, & fut suivi de sa Flotte.
Peu de jours aprés il arriva à l'Isle

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d'Aruba, où il descendit à terre, &
prit quelques rafraischissemens. Il en
usa ainsi, à cause qu'il ne vouloit pas
arriver devant la barre du lac qu'à la
pointe du jour, afin que n'estant point
obligé à rester là long-temps, les Espagnols
n'eussent pas le loisir de se preparer.
Le soir il leva l'ancre de l'Isle d'Aruba,
fit voile toute la nuit, & approcha
à la sonde jusques devant la Barra,
où il fut aperceu de la Vigie, qui fit
aussi-tost un signal au Fort, d'où l'on
tira du canon pour avertir ceux de la
Ville, que les ennemis estoient proche.

L'Olonois ne perdit point de temps,
fit au plus viste descendre son monde
à terre, & Michel le Basque se mit à la
teste pour les commander. L'Olonois
qui ne manquoit point de courage, &
qui vouloit partager le peril, y alla
aussi, & sans prendre d'autres mesures,
ils attaquerent ce Fort, qui n'estoit

Attaque du
Eort.
que de bons gabions faits de pieux &
de terre, derriere lesquels les Espagnols
avoient quatorze pieces de canon, &
estoient deux cens cinquante hommes.
Le combat fut rude, les deux partis
estant fort opiniâtrez: mais comme les
Avanturiers tiroient plus juste que les

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Espagnols, ils les avoient tellement affoiblis,
qu'ils ne les purent empescher
de gagner les embrasures, d'entrer dans
le Fort, d'en massacrer une partie, &
de faire l'autre prisonniere.

Aussi-tost que ces gabions furent gagnez,
l'Olonois les fit abattre, & encloüer
le canon, & fut à Maracaibo
sans perdre de temps; mais auparavant
qu'il y arrivast, quoy qu'il n'y eust que
six lieuës, les Espagnols sçachant que
leur Fort n'estoit pas capable de resister,
avoient, au premier coup de canon
qu'ils oüirent, embarqué le meilleur de
leurs hardes, leur or & leur argent, &
s'estoient sauvez à Gilbratar, ne croyant

Espagnols
se sauvent à
Gilbratar.
pas que les Avanturiers les poursuivroient
jusques là; ou s'imaginant du
moins qu'ils s'arresteroient à piller ce
qui restoit dans la Ville: ce qui arriva,
car l'Olonois estant venu à Marecaye,
& n'y trouvant que des magazins pleins
de marchandises, & des caves remplies
de toutes sortes de bons vins, il s'amusa
à faire bonne chere luy & tous ses
gens, & à aller en party autour de la
Ville: mais il ne fit pas grand butin,
il ne prit que quantité de pauvres gens
qui n'avoient pas eu moyen de se sauver

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sur l'eau, & qui leur dirent que les
riches estoient à Gilbratar.

L'Olonois
les poursuit.
L'Olonois demeura quinze jours à
Marecaye, & voyant qu'il ne faisoit
pas grand butin, il resolut d'aller à Gilbratar; il avoit des prisonniers qui
sçavoient bien la route, & qui luy promettoient
de l'y mener: mais ils l'avertirent
que les Espagnols se seroient fortifiez:
N'importe, dit-il, il y aura plus
à prendre. Trois jours aprés son départ
de Marecaye il arriva devant Gilbratar,
où il y a un petit Fort en façon de terrasse,
sur lequel on peut mettre six pieces
en batterie de front: mais les Espagnols
avoient fait des gabions le long du
rivage, & s'estoient retranchez derriere;
si bien qu'ils se moquoient des Avanturiers,
montroient seulement leurs pavillons
de soye, & tiroient du canon.

Nonobstant tout cela, l'Olonois mit
son monde à terre, & chercha le moyen
d'aller dans les bois, pour surprendre
les Espagnols par derriere: mais ils y
avoient remedié, ayant prévû tout ce
qui leur pouvoit estre dangereux, &
abattu quantité de tres grands arbres
qui bouchoient toutes les avenuës; outre
que tous les pays estoient presque


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noyez, en sorte qu'on n'y pouvoit
marcher, à moins que d'avoir de la
bouë jusqu'aux genoux.

Quand l'Olonois vit qu'il n'y avoit
pas d'autre moyen de passer que par un
chemin que les Espagnols leur avoient

Brave resolution
de l'Olonois
& des
siens.
laissé, où ils pouvoient aller environ six
de front: Courage, mes freres, dit-il,
il faut avoir ces gens-là, ou perir; suivezmoy,
& si j'y succombe, ne vous raletissez
pas pour cela. A ces mots il fondit
teste baissée sur les Espagnols, suivi de
tous ses gens, qui étoient aussi braves que
luy. Quand ils furent environ à la portée
du pistolet du retranchement des Espagnols,
ils enfoncerent jusqu'au genoüil
dans la vase, & les Espagnols commencerent
à tirer sur eux une batterie de
vingt pieces de canon chargées à cartouches.
A la verité il en tomba beaucoup,
mais les dernieres paroles de ceux qui
tomboient, c'estoit, Courage, ne vous
épouvantez pas, vous aurez la victoire.

Ils poursuivirent toûjours avec la même
vigueur, & franchirent enfin le retranchement
des Espagnols. J'oubliois
à dire que pour le franchir plus facilement,
ils avoient coupé des branches
d'arbres, dont ils comblerent le chemin;


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& de cette maniere applanissant
la voye, ils se firent un passage. Ayant
forcé les Espagnols dans leur premier
retranchement, ils les pousserent encore
jusques dans un autre, où ils les re-
Défaire des
Espagnols.
duisirent à demander quartier. De six
cens qu'ils estoient, il en demeura quatre
cens de tuez sur la place, & cent de
blessez. Les Avanturiers perdirent de
leur costé cent hommes, tant tuez que
blessez. Les Officiers Espagnols perirent
presque tous dans cette occasion; mais
le plus signalé d'entr'eux fut le Gouverneur
de Merida, grand Capitaine, qui
avoit bien servi le Roy Catholique dans
la Flandre. L'Olonois & le Basque eurent
le bonheur de n'estre point blessez,
mais ils curent le chagrin de perdre
plusieurs braves compagnons: ce qui
fut cause que pour venger leur mort,
ils firent un plus grand carnage des Espagnols
qu'ils n'auroient fait.

Aprés que l'Olonois se vit ainsi victorieux,
& eut donné ordre à tout, il
ne songea plus qu'à faire amasser ce qui
provenoit du pillage. Il se faisoit des

L'Olonois
envoye ses
gens en parti,
met Gilbratar
& les prison-
niers a rançon.

partis qui alloient aux environs de Gilbratar
chercher l'or & l'argent que les
Espagnols avoient caché dans les bois.

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Quand on prenoit des prisonniers, on
leur donnoit la gehenne pour leur faire
confesser où estoient leurs tresors. L'Olonois
n'estant pas encore content de
cet avantage, eut dessein d'aller jusqu'à
Merida, qui est à quarante lieuës de
là par terre; mais comme il vit que ses
gens n'estoient pas de son avis, il n'insista
point davantage.

Les Avanturiers ayant demeuré là environ
six semaines, & voyant qu'ils ne
trouvoient plus rien à piller, resolurent
de se retirer; ce qu'ils auroient esté obligez
de faire tost ou tard, parce que la
maladie commençoit à se mesler parmi
eux, à cause du mauvais air qu'exhaloient
le sang répandu, & tous les corps
morts, qui n'estoient qu'à demi enterrez;
encore n'avoient-ils pris ce soin
que pour ceux qui estoient trop prés
d'eux, ayant laissé les autres en proye
aux oyseaux & aux mouches.

Les soldats qui n'estoient pas bien
gueris commencerent à avoir des fiévres,
leurs playes se r'ouvrirent, &
mouroient ainsi subitement. Cela determina
l'Olonois à s'en aller plûtost;
mais auparavant il fit sçavoir aux principaux
prisonniers qu'il avoit, qu'ils


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eussent à luy payer rançon pour ce
Bourg, ou autrement qu'il alloit le reduire
en cendres. Les Espagnols consulterent
là-dessus, quelques-uns opinerent
qu'il ne faloit rien payer, parce
que cela accoûtumeroit ces gens à leur
faire tous les jours de nouvelles hostili-
tez; les autres estoient d'un sentiment
contraire. Pendant qu'ils contestoient
ainsi entr'eux, l'Olonois fit embarquer
ses gens & tout le butin, & aprés demanda
la rançon du Bourg: mais voyant
Il fait brûler
Gilbratar.
que les Espagnols n'avoient encore rien
resolu, il fit mettre le feu aux quatre
coins du Bourg, & en moins de six
heures il fut consumé. Ensuite il dit aux
prisonniers, que s'ils ne faisoient venir
au plûtost leur rançon où il les alloit mener,
qu'ils devoient s'attendre à recevoir
un pareil traitement. Alors ils le
prierent de laisser aller l'un d'eux pour
traiter de cette affaire, & que cependant
les autres demeureroient en ôtage
auprés de luy; ce qu'il leur accorda facilement.

Peu de jours aprés l'Olonois rentra
dans Marecaye, où il fit commandement
à ses prisonniers de luy faire apporter
cinq cens Vaches grasses, afin de


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ravitailler ses vaisseaux: ce que les Espagnols
firent promptement, croyant
en estre quittes pour cela: mais ce fut
bien autre chose, quand il leur demanda
encore la rançon de la Ville, & qu'il
ne leur donna que huit jours pour la
luy payer, à faute de quoy faire il jura
de la reduire en cendres, comme il
avoit fait Gilbratar.

Pendant que les Espagnols tâchoient
d'amasser la rançon que l'Olonois demandoit
pour leur Ville, les Avantu-

Fait démolir
les Eglises
de Marecaye,
& emporter
ce qu'il y avoit
de plus
beau à la Tortuë.

riers démolissoient les Eglises, & en
embarquoient les ornemens, les tableaux,
les images, toutes les sculptures,
les cloches, jusqu'aux croix qui
estoient sur les Clochers, pour porter
sur l'Isle de la Tortuë, afin d'y bâtir
une Chapelle. Le temps que l'Olonois
avoit donné aux Espagnols pour la rançon,
n'estoit pas expiré, qu'ils l'apporterent,
tant ils estoient ennuyez de
voir ces gens-là chez eux.

La rançon de la Ville estant receuë,
& les Avanturiers ne sçachant plus que
prendre, que piller & que rompre, resolurent
enfin de sortir & de s'en retourner:
ce qu'ils firent, & dans peu
de jours ils se rendirent à l'Isle de la


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Vache, où ils parlerent de separer leur
butin: mais comme tous n'en estoient
pas d'accord, ils determinerent de le
venir separer aux Gonayves sur l'Isle Espagnole.

Les Avanturiers
partagent
leur butin.

Alors chacun s'assembla, l'Olonois
& les Capitaines firent serment, selon la
coûtume, qu'ils n'avoient rien détourné,
mais au contraire qu'ils apportoient
tout sans reserve, afin d'estre partagé
aux Avanturiers qui avoient également
risqué leur vie pour cela. Le reste de la
Flotte, jusqu'aux garçons de quinze
ans, furent obligez d'en faire de mesme.

Tout ayant esté ainsi ramassé, on
trouva qu'en comptant les joyaux, l'argent
rompu, prisé à dix écus la livre,
il y avoit deux cens soixante mille écus,
sans le pillage, qui en valoir bien encore
cent mille, outre le degast, qui
montoit à plus d'un million d'écus, tant
en Eglises ruinées, que meubles rompus,
navires brûlez, & un autre chargé
de Tabac, qu'ils avoient pris & emmené
avec eux, que l'Olonois montoit,
& qui valoit pour le moins cent mille
livres.

Tout ce butin fut donc ainsi partagé,
ayant pris auparavant sur le total


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les recompenses promises aux blessez,
aux estropiez, & aux Chirurgiens. Les
esclaves qui avoient esté pris, furent
vendus à l'encan, & l'argent qui en
provint fut encore partagé entre chaque
équipage.

Aprés que l'Olonois eut donné ordre
à tout, & qu'il vit qu'on estoit content,
il fit voile & arriva à la Tortuë.
Tant que cet argent dura, nos Avan-

Réjoüissance
des Avanturiers.

turiers firent bonne chere; on ne voyoit
parmy eux que danses, que festins, que
réjoüissances, que protestations mutuelles
d'amitié. Quelques-uns heureux
au jeu, gagnerent encore de l'argent
outre celuy qu'ils avoient, & furent
en France, dans le dessein d'acheter
quelques marchandises, afin de revenir
negocier en ce pays, comme plusieurs
qu'ils avoient vû beaucoup profiter sur
leurs camarades, en leur vendant du
vin & de l'eau de vie, que ces gens
aiment passionnément, & pour quoy
ils donneroient ce qu'ils ont de plus
cher: si bien que les Cabaretiers & les
femmes, par le travail de leurs mains,
en eurent la meilleure part. Monsieur le
Gouverneur en eut aussi la sienne, parce
qu'il acheta la charge de Cacao, & le

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vaisseau mesme que l'Olonois avoit
pris, & le fit recharger de la mesme
marchandise, qu'il envoya en France,
sur quoy il gagna cent vingt mille livres,
tous frais faits; & sans doute ce
gain luy estoit mieux dû qu'à pas-un autre,
à cause qu'il avoit risqué tout son
bien pour maintenir cette Colonie; &
fait des pertes considerables. D'ailleurs
il aimoit les honnestes gens, les obligeoit
sans cesse, & ne les laissoit jamais
manquer de rien.