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Histoire d'vn voyage fait en la terre du Bresil, autrement dite Amerique.

Contenant la nauigation, & choses remarquables, veuës sur mer par l'acteur: le comportement de Villegagnon, en ce païs la. Les meurs & façons de viure estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble la description de plusieurs animaux, arbres, herbes, & autres choses singulieres ...
  
  
  
  
  
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CHAP. XVI.
 XVII. 
 XVIII. 
 XIX. 
 XX. 
 XXI. 
 XXII. 

  
  

CHAP. XVI.

Ce qu'on peut appeler Religion entre les
Sauuages Ameriquains: des erreurs, ou certains
abuseurs qu'ils ont entre eux nommez

Caraïbes les detiennent: & de la grande
ignorance de Dieu ou ils sont plongez.

Combien quele dire de Ci-

Cicere de
natura
Deorum.
ceron, assauoir qu'il n'y a peuple
si brutal, ni nation si Barbare
& Sauuage, qui n'ait sentiment

259

Page 259
qu'il ya quelque diuinité, soit receu
& tenu d'vn chascun pour vne maxime
indubitable: tant y a neãtmoins quãd
ie considere de pres nos Tououpinamboults
de l'Amerique, que ie me trouue aucunement
empesché touchãt l'application de
ceste sentẽce en leur endroit. Car en pre
mierlieu outre qu'ils n'ont nulle conois-
Tououpin.
ignorans le
vray &
les faux
dieux.

sance du seul & vray Dieu, encores en
sont ils là (nonobstãt la coustume de tous
les Anciẽs payẽs lesquels ont eu la plura
lité de dieux, & ce que fõt encores les ido
latres d'auiourd'hui, voire cõtre la façon
des Indiens du Peru terre continente à la
leur enuiron cinq cẽs lieues au deçà, lesquels
sacrifiẽt au Soleil & à la Lune) que
ils ne cõfessent, ni n'adorẽt aucuns dieux
eclestes ni terrestres: & par consequent
n'ayans aucun formulaire ni lieu deputé
pour s'assembler, afin defaire quelque ser
uice ordinaire, ils ne prient parforme de
Religion ni en public ni en particulier
chose qu'elle quelle soit. Semblablement
ignorãs la creatiõ du mõde, sans qu'ilsnõ
mẽt ni distinguẽt les iours par noms, ils
n'ont point d'acceptiõ de l'vn plus que de
l'autre: cõme aussi ils ne cõtẽt semaines,
mois, ni annees, ains seulemẽt nombrent
ignorent la
creation du
monde

& retiennent les temps par les Lunes.
Quand à l'escriture soit saincte ou prophane,
nõ seulemẽt, aussi ils ne sauẽt que

260

Page 260
Quelle opi
nion ont
de l'escriture.

c'est, mais qui plus est n'ayans nul caracte
re pour signifier quelque chose quand du
commencement que ie fus en leur pays,
pour apprendre leur langage i'escriuois
quelques sentences, leur lisant puis apres
deuant eux, en estimans que cela fut vne
sorcelerie ils disoyent l'vn à l'autre: N'est
ce pas merueille que cestui ci qui n'eust
sçeu dire hier vn mot en nostre lãgue, en
vertu de ce papier qu'il tient qui le fait
parler, soit maintenant entendu de nous?
Qui est la mesme opinion que les Sauuages
habitans en l'Isle Espagnole auoyent
des Espagnols qui y furent les premiers,
car celuy qui en a escritl histoiredit ainsi.
Les Indiẽs cognoissas que les Espagnols
li. 1. c. 34.
sans se voir ni sans parler l'vn à l'autre,
neantmoins en enuoyant des lettres de
lieu en lieu, s'entendoyent ainsi, croyoyent
où qu'ils auoyent l'esprit de prophetie,
ou que les missiues parloyent: de
façon que les Sauuages craignans d'estre
descouuerts & surprins en faute, par ce
moyen furent si bien retenus en leur deuoir,
qu'ils n'osoyent plus mentir ni desrober
les Espagnols. Partant ie di que
qui voudroit ici amplifier ceste matiere
il se presente vn beau champ pour monstrer
qu'elle grace Dieu a faite aux natiõs
qui habitent les trois parties du monde,
assauoir Europe, Asie, & Afrique, par des

261

Page 261
sus les Sauuages de c'este quatrieme par-
Escriture
don de
Dieu excellent


tie dite Amerique: car au lieu qu'eux ne
se peuuent rien communiquer que verba
lement, nous aucontraire auons cest aduantage
que sans nous bouger d'vn lieu
par le moyen de l'escriture & des lettres
que nous enuoyons, nous pouuons decla
rer nos secrets à ceux qu'il nous plaist, &
fussent ils esloignez iusques au bout du
monde. Ainsi outre les sciences que nous
apprenons par les liures dont ces Sauuages
sont du tout destituez, encores ceste
inuention d'escrire que nous auõs, dont
ils sont aussi priuez, doit estre mise au
rang des dons singuliers que les hommes
de par deçà ont receu de Dieu.

Pour donques retourner à nos Tououpinambaoults:
quand en deuisant auec
eux, nous leur disions que nous croyons
en vn seul Dieu souuerain createur du
monde, lequel comme il a fait le ciel & la
terre auec toutes les creatures qui y sont

Esbahissement
des
Sauuages
oyans parter
du
vray Dieu

contenues: gouuerne aussi & dispose du
tout comme il luy plaist: eux di-ie nous
oyans reciter cest article, en se regardans
l'vn l'autre, vsans de ceste interiection
d'esbahissement Teh! qui leur est accoustumee,
demeuroyent tous estonnez. Et
parce, comme ie diray plus au long, que
quand ils entendent le Tonnerre qu'ils
Toupã. tonnerre.

nomment Toupan, ils sont grandement

262

Page 262
effrayez, si nous accommodans à leur rudesse
prenions particulierement occasion
de la de leur dire que c'estoit le Dieu dõt
nous leur parlions qui, pour monstrer sa
grande puissance, faisoit ainsi trẽbler ciel
& terre: leurs resolutions & responces à
cela estoyẽt q͂ puis qu'il les espouuãtoit
de ceste façõ, il ne valoit dont rien. Voila
choses deplorables, ou en sont ces poures
gens. Comment donques, dira maintenant
quelqu'vn, se peut il faire que comme
bestes brutes ces Ameriquains viuent
sans aucune Religion? Certes comme
i'ay ia dit peu s'en faut, & ne pense pas
qu'il y ait nation sur la terre qui en soit
plus esloignee. Toutefois pour commen
cer à declarer ce qui leur reste de lumiere,
ie diray en premier lieu: qu'au milieu
de ces espesses tenebres d'ignorãce où ils
Ameri
quains
croyentl'im
mortalité
des ames.
sont detenus, que non seulemẽt ils croyẽt
l'immortalité des ames, mais ausi ils tiẽnent
fermement qu'apres la mort des
corps celles de ceux qui ont vertueusement
vescu, cest à dire selon eux qui se
sont bien vengez & ont beaucoup mangez
de leurs ennemis, s'en vont derriere
les hautes montagnes ou elles dansent
dãs de beaux iardins auec celles de leurs
grands peres (ce sont les champs Elisiens
des Poetes) & au contraire que celles des
effeminez & gens de neant qui n'ont tenu

263

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conte de defendre la patrie vont auec
Aygnan, ainsi nomment ils le diable en
leur langage, ou elles sont incessamment
tormentees. Surquoy ie diray que ces
poures gens durant leurs vies sont
Aygnã
malin esprit
tourmentantles

Sauuages.

aussi tellement affligez de ce malin esprit
(lequel autrement ils nomment Kaagerre)
que comme i'ay veu par plusieurs
fois, mesmes ainsi qu'ils parloyẽt à nous,
se sentans tormentez & crians tout soudain
comme enragez, nous disoyent:
helas defendez nous d'Aygnan qui nous
bat: voire disoyent que visiblement ils
le voyoyent tantost en guise de beste,
d'oyseaux, ou d'autres formes estranges.
Et parce qu'ils s'esmerueilloyent bien
fort de voir que nous n'en estions point
assaillis, quand nous leur disions que telle
exẽption venoit du Dieu duquel nous
leur parliõs si souuent lequel estãt sãs cõ
paraisõ pl9 fort qu'Aignã gardoit qu'il ne
nous pouuoit ni molester ni mal faire, il
est aduenu quelque fois qu'eux se voyans
pressez promettoyent d'y croire comme
nous: mais suyuant le prouerbe qui dit,
quele danger passé on se moque du saint,
si tost qu'ils estoyent deliurez, ils ne
se soucioyent plus de leurs promesses.
Toutesfois, pour monstrer que ce n'est
pas ieu, ie leur ay veu souuent tellement
apprehender ceste furie infernale,

264

Page 264
que quand ils se ressouuenoyent de ce
qu'ils auoyent enduré par le passé frappans
des mains sur leurs cuisses, voire de
destresse ayans la sueur au front, en se cõplaignans
à moy ou à autre de nostre cõpagnie,
ils disoyẽt. Mair Atou-assap. Acequeiey
Aygnan atoupaué,
c'est à dire Fran
çois mõ ami, ou mõ parfait allié, ie crain
le diable, ou l'esprit malin, plus que toute
autre chose. Que si au contiaire celuy auquel
ils s'adressoyent leur disoit. Nacequeiey
Aygnan,
c'est à dire ie ne le ciain
point moy: en desplorant leur condition
ils respondoyent: helas que nous serions
heureux si nous estions comme vous autres.
Il faudroit croire & vous asiurer
comme nous faisons en celuy qui est plus
puissant que luy, repliquions nous: mais
comme i'ay dit quelques protestations
qu'il, fissent d'ainsi le faire, tout cela s'esuanouissoit
incontinent de leur cerueau.

Or auant que passer plus outre i'adiousteray
sur le propos que i'ay touché
de nos Ameriquains qui croyent l'ame
immortelle (nonobstant la maxime qui
aussi a tousiours esté communément tenue
par les Theologiẽs: assauoir que tous
les Philosophes, Payẽs, & autres Gẽtils &
barbares auoyent ignoré & nié la resurre
ction de la chair) que l'historien des Indes
Occidentales dit que non seulement les


265

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Sauuages habitãs de la ville de Cuzco prin
Sauuages
au Peru
croyans la
resarrictiõ
des corps

cipale au Peru & ceux des enuirons confessent
aussiles ames estre immortelles,
mais qui plus est croyent la resurrection
des corps: & voici l'exemple qu'il en ale-
hist gen.
des Ind.
liu. 4.
ch. 124.

gue. Les Indiens dit il voyans que les
Espagnols en ouurãs les sepulchres pour
auoir l'or & les richesses qui estoyent dedans
iettoyent les ossemens des morts
deça & delà, les prioyent qu'afin que cela
ne les empeschast de ressusciter ils ne les
escartassent pas de ceste façon: car adiouste-il,
parlant des Sauuages de ce pays là,
ils croyent la resurrection des corps &
l'immortalité de l'ame. Il y a semblable-
Voyez
Apptan
dela guerre
Celrique.

ment quelque autre auteur prophane lequel
afferme qu'au temps iadis vne certai
ne nation Payenne en estoit aussi passee
iusques là de croire cest article. Ce que
i'ay bien voulu narrer expressément en
cest endroit afin que chascunentende que
si les plus qu'endiablez Atheistes dont la
contre les
Atheistes.

terre est maintenant toute couuerte par
deçà ont cela de commun auec les Tououpinambaoults
de se vouloir faire acroire,
voire encores d'vne façon plus estrãge &
plus bestiale qu'eux, qu'il n'y a point de
Dieu, que pour le moins en premier lieu,
ils leur aprennent qu'il y a des diables
pour tormenter, mesme en ce monde
ceux qui nient Dieu & sa puissance. Que

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Page 266
s'ils repliquent la dessus que c'est vne fol
le opinion que ces Sauuages ont de choses
qui ne sont point, & qu'ainsi qu'aucuns
d'eux ont voulu maintenir, il n'y a
autres diables que les mauuaises affections
des hommes. Ie respond que tant
parce que i'ay dit & qui est tres vray, assauoir
que les Ameriquains sont extremement
voire visiblement & actuellement
tormentez des malins esprits, que parce
que chacun peut iuger que les affections
quelques violentes qu'elles puissent estre
ne pourroyent affliger les hommes de tel
le façon qu'il sera aisé de les rembarrer
par ce moyen.

Secondement parce que ces Athees
nians les principes sont indignes qu'on
leur allegue ce que les Escritures sainctes
disent de l'immortalité de l'ame,
ie leur proposeray encores nos pauures
aueugles Bresiliens, lesquels leur enseigneront
qu'il y a vn esprit en l'homme
qui ne mourant point auec le corps
est suiet à felicité ou infelicité perpetuelle.

Et pour le troisieme touchant la resurrection
de la chair: d'autant que comme
chiens ils se font aussi accroire que quãd
le corps est mort il n'en releuera iamais,
ie leur oppose les Indiens du Peru, lesquels
au milieu de leur fausse Religion,


267

Page 267
& n'ayans presques autre cognoissance
que le sentiment de nature, en se leuans
en iugement desmentiront ces execrables.
Mais d'autant comme i'ay dit, que
estans pires que les diables mesmes, lesquels
comme dit saint Iacques croyent
Ia c. 2. 19.

qu'il y a vn Dieu & en tremblent, ie leur
fais encores trop d'hõneur de leur bailler
ces Barbares pour Docteurs: sans plus
parler pour le presẽt de leurs detestables
erreurs ie les rẽuoye tout droit en enfer.

Ainsi pour retourner à mon principal
suiet, qui est de poursuyure à declarer ce
qu'on peut appeler Religion entre les
Sauuages de l'Amerique: ie di en premier
lieu, si on examine de pres ce que i'ay ia
touché d'eux, assauoir, qu'au lieu qu'ils
desireroyent bien de demeurer en repos,
ils sont neantmoins contraints quãd
ils entendent le Tonnerre de trembler
sous vne Puissance à laquelle ils ne peuuent
resister, qu'on pourra recueillir de
la, que non seulement la sentence de Ciceron,
que i'ay alleguee du commencement,
contenant qu'il n'y a peuple qui
n'ait sentiment qu'il y a quelque Dieu, est
verifiee en eux, mais aussi ceste crainte
qu'ils ont de celuy qu'ils ne veulẽt point
cognoistre, les rendra du tout inexcusables.
Et de fait quand il est dit par l'A-

Act. 14.
17.

postre que nonobstant que Dieu és temps

268

Page 268
passez ait laissé tous les Gentils cheminer
en leurs voyes, que cependãt en bien
faisant à tous, & en enuoyant la pluye du
ciel & les saisons fertiles, il ne s'est iamais
laissé sans tesmoignage: cela monstre
assez quand les hommes ne cognoissent
pas leur Createur, que cela procede
de leur malice. Comme aussi pour les cõ
Ro. 1. 20.
uaincre dauantage il est dit ailleurs, que
ce qui est inuisible en Dieu, se voit par la
creation du monde.

Presupposant doncques que nos Ame
riquains, quoy qu'ils ne le confessent,
estans conueincus en eux mesmes qu'il y
a quelque Diuinité ne pourront pretendre
cause d'ignorance: outre ce que i'ay
ia dit touchant l'immortalité de l'ame, laquelle
ils croyent: le Tonnerre dontils
sont espouuantez, & les diables qui les
tourmentent, ie monstreray encores en
quatrieme lieu, nonobstant les grandes
& obscures tenebres ou ils sont plongez,
comme ceste semence de Religion (si toutesfois
ce qu'ils font merite ce titre) bour
ionne & ne peut estre esteint en eux.

Pour doncques entrer en ceste matic-

Caraibes

faux Prophetes.

re, faut scauoir qu'ils ont entre eux cercertains
faux Prophetes & abuseurs que
ils nomment Caraïbes, lesquels allans &
venans de village en village, comme les
porteurs de Rogaton en la Papauté, leur

269

Page 269
font accroire, que communiquans auec
les esprits, non seulement ils peuuent dõ
ner force à qui il leur plaist pour veincre
& surmonter les ennemis, mais qu'aussi
te sont eux qui font croistre les grosses
racines & les fruicts, tels que i'ay dit ailleurs
que ceste terre du Bresil les produit.
Dauantage ainsi que i'ay sceu des Truchemens
de Normandie qui auoyent lõg
temps demeuré en ce païs la, nos Tououpinambaoults
ont ceste coustume que de
trois en trois, ou de quatre en quatre ans,
ils font vne grande solennité de laquelle
comme vous entendrez pour m'y estre
trouué sans y penser, ie peux parler à la
verité. Comme doncques vn autre François
nommé Iacques Rousseau & moy auec
vn Truchemẽt allions par pays, ayãs
couché vne nuict en vn village nommé
Cotiua, le lendemain de grand matin que
nous pensions passer outre nous vismes
en premier lieu les Sauuages qui venans
Discours
notable sur
l'assemblee
& grande
solennité
des Sauua
ges
-

des lieux plus proches, & mesmes sortãs
des maisons de ce village s'assemblerent
en vne place en nombre de cinq ou six
cents. Parquoy nous arrestans pour sauoir
à quelle fin ceste assemblee se faisoit,
ainsi que nous-nous en enquerions nous
les vismes soudain separer en trois bandes:
assauoir, tous les hommes qui se retirerent
en vne maison à part, les femmes

270

Page 270
en vn autre, & les enfans de mesme. Or
parce que ie vis dix ou douze de ces messieurs
les Caraïbes, qui s'estoyent rangez
auec les hommes, me doutant bien qu ils
vouloyent faire quelque chose d'extraor
dinaire ie priay instamment mes compagnons
que nous demeurissions là pour
voir ce mistere, ce qui me fut accordé.
Ainsi apres que les Caraibes auant que se
departir d'auec les femmes & enfans leur
eurent estroitement defendu de ne sortir
des maisons ouils estoy ent, ains que
de la, ils escoutassent attentiuement
quand ils les orroyent chanter: aduint
que nous ayans aussi commandé de nous
tenir enclos dans le logis ou estoyent les
femmes, ainsi que nous desieunions, sans
scauoir encores ce qu'ils vouloyẽt faire,
nous commençasmes d'ouir en la maison
ou estoyent les hommes (laquelle n'estoit
pas à trente pas de celle ou nous estions)
vn bruit fort bas, comme vous diriez
le murmure de ceux qui barbotent
leurs heures: ce qu'entendans les femmes
lesquelles estoyent aussi en nombre d'en
uiron deux cens, toutes se leuerent debout,
& en prestant l'aureille se serrerent
ensemble. Mais apres que les hommes
peu à peu eurent esleué leurs voix, & que
nous les entendismes fort distinctement
chanter tous ensemble, & repeter souuent

271

Page 271
ceste interiection d'accouragement
Chanterie
des Sanuages.


he, he, he, he, nous fusmes tous es bahis que
elles de leur costé leur respondant & reiterant,
auec vne voix tremblante, ceste
mesme interiection, he, he, he, he, se prindrent
à crier de telle façon l'espace de
plus d'vn quart d'heure, qu'en les regardant
nous ne scauions quelle contenance
tenir. Et de fait parce que non seule-
Hurlemẽs
& contenã
ces estrãges
des femmes
Sauuages.

ment elles hurloyent ainsi, mais qu'aussi
auec cela en sautans en l'air de la grande
violence faisoyent bransler leurs mammelles,
escumoyent par la bouche, voire
aucunes (cõme ceux qui ont le haut mal
pardeça) tomboyent toutes esuanouïes,
ie ne croy pas autrement que le diable
ne leur entrast dans le corps, & qu'elles
ne deuinsẽt soudain enragees. Bref nous
oyans semblablement les enfans de leur
part brasler & se tourmenter de mesme
aulogis ou ils estoyent separez, qui estoit
tout aupres de nous: combien di
ie qu'il y eut ia lors plus de demi an que
ie frequentois les Sauuages, & que ie
fusse desia autrement accoustumé parmi
eux, tant y a, pour n'en rien desguifer,
qu'ayant eu quelque frayeur & ne
scachant qu'elle seroit l'issue du ieu, i'eus
se bien voulu estre en nostre Fort
Toutesfois, quand ces bruits & hurlemens
confus furent finis, & apres

272

Page 272
vne petite pose (les femmes & les enfans
se taisans tout court) nous entendismes
derechef les hommes lesquels chantans
& faisans resõner leurs voix d vn accord
merueilleux, m'estant vn peu r'asseuié en
oyãt ces doux & plus gracieux sons, il ne
faut pas demãder si ie desiroisde les voir
de pres: mais parce que quand ie voulois
sortir pour m'en approcher, nõ seulemẽt
les femmes me retiroyent, mais aussi nostre
Truchemẽt disoit que depuis 6. ou 7.
ans, qu'il yauoit qu'il estoit en ce pays là,
il ne s'estoit iamais osé trouuer parmi les
hommes en telle feste: de façon, adioustoit-il,
que si i'y allois iene ferois par sagement:
craignant de me mettre en danger
ie demeuray vn peu en suspens. Neãt
moins parce que l'ayant sondé plus auãt,
il me sembloit qu'il ne me donnoit pas
grande raison de son dire, ioint que ie
m'asseurois de l'amitié de certains bons
vieillards qui demeuroyent en ce village
auquel i'auois esté quatre ou cinq fois au
parauãt, moitié de force, & moitié de gré,
ie m'hazarday de sortir. M'approchant
doncques du lieu ou i'oyoye ceste chantrerie,
comme ainsi soit que les maisons
Maisons
des Sauua
ges de quel
le facon.
des Sauuages (longues qu'elles sont & de
façon rondes cõme vous diriez vne treille
de nos iardins de par deça) soyent basses
& couuertes d'herbes iusques contre

273

Page 273
terre, afin que ie peusse mieux voir à mõ
plaisir, ie fis auec les mains vn petit pertuis
en la couuerture. Apres cela faisant
signe du doigt aux deux François qui me
regardoyent, eux à mon exemple s'estans
aussi enhardis & approchez, sans nul empeschement
ni difficulté, nous entrasmes
tous trois dans ceste maison. Ainsi les
Sauuages continuans tousiours leurs chã
sons & tenans leur rang & leur ordre d'v
ne facon admirable, nous tout coyement
& pour les contempler tout nostre saoul
nous retirasmes en vn coin. Mais suyuãt
ce que i'ay promis ci dessus, quand i'ay
parlé de leurs danses en leur Caouïnage,
que ie dirois aussi l'autre façon qu'ils
ont de danser: afin de les mieux represen
ter, voici les morgues, gestes, & contenãces
qu'ils tenoyent. Tous pres à pres l'vn
de l'autre, sans se tenir par la main, ni
sans se bouger d'vne place, ains estans ar
rengez en rond, courbez sur le deuant,
guindans vn peu le corps, remuans seulement
la iambe & le pied droit, chacun
Contenãce
des Sauuages
dãsans
en rond.

ayãt aussi la main dextre sur ses fesses, &
le bras & la main gauche pendant, dansoyent
& chantoyent de ceste façon. Au
surplus parce qu'à cause de la multitude
il y auoit trois rondeaux, y ayant tout au
milieu d'vn chacũ trois ou quatre de ces
Caraïbes richemẽt parez de robes, bonnets

274

Page 274
& bracelets de belles plumes naifues
naturelles & de diuerses couleurs: tenans
Caraïbes

dedians les
Maracas.
au reste en chacune de leurs mains vn de
ces Maracas, c'est à dire sonnettes faites
d'vn fruit plus gros qu'vn œuf d'Austruche,
dont i'ay parlé ailleurs, afin disoyent
ils, que l'esprit parlast puis apres dans icelles
pour les dedier à cest vsage ils les
faisoyẽt sõ ner à toute reste: & ne vous les
scaurois mieux comparer en l'estat qu'ils
estoyent lors, qu'aux sonneurs de campanes
de ces Caphars, qui en abusant le
pauure monde par deça portent de lieu
en lieu les chasses de saint Anthoine, de
Bernard & autres tels instrumens d'idolatrie.
Ce qu'outre la susdite description
ie vous ay bien voulu encores representer
par la figure suyuante, du Danseur & du Sonneur de Maraca.



No Page Number
[ILLUSTRATION]

276

Page 276

Outre plus ces Caraïbes en s'auançãs &
sautans en deuant, puis reculans en arriere
ne se tenoyent pas tousiours en vne
place comme faisoyent les autres:
mesmes i'obseruay qu'eux prenans souuent
vne canne de bois, longue de quatre
à cinq pieds au bout de laquelle il y auoit
de l'herbe de Petun (dont i'ay fait mentiõ
autrepart) seiche & allumee, en se tournãs

Caraïbes

soufflans
sur les autres
Sauua
ges.
& soufflans de toutes parts la fumee d'icelle
sur les autres Sauuagesleur disoyẽt:
afin que vous surmontiez vos ennemis,
receuez tous l'esprit de force: & ainsi
firent par plusieurs fois ces maistres Cara
ïbes.
Or ces ceremonies ayant ainsi duré
pres de deux heures, ces cinq ou six cens
hommes Sauuages ne cessans tousiours
Melodie es
merueillable
des Sau
uages.
de chanter il y eut vne telle melodie qu'a
tendu qu'ils ne scauent que c'est de musique,
ceux qui ne les ont ouïs ne croiroyẽt
iamais qu'ils s'accordassent si bien. Et de
fait au lieu qu'au commencement de ce
sabbat (estant commei'ay dit en la maison
ou estoyent les femmes) i'auois eu quelque
crainte, i'eu lors en recompense vne
telle ioye que non seulement oyant les
accords d'vne telle multitude si bien mesurez,
& sur tout pour la cadance & refrain
de la balade à chacun couplet tous
traisnans leurs voix disant. heu, heuaüre,
heüra, heüraüre, heüra, heüra, oueh.
i'en demeuray

277

Page 277
tout raui: mais aussi toutes les
fois qu'il m'en souuient, le cœur m'en
tressaillant il me semble que ie les aye encores
à mes oreilles. Quand ils voulurẽt
finir, frappãs du pied droit contre terre,
plus fort qu'au parauant, apres que chacun
eut craché deuant soy, tousvnanimement
d'vne voix rauque, prononcerent
deux ou trois fois he, hua, hua, hua, & ainsi
cesserent. Et parce que n'entendãt pasencores
lors parfaitement tout leur langage
ils auoyent dit plusieurs choses que ie n'a
uois peu comprendre, ayant prié le Truchement
qu'il les me declarast: il me dit
en premier lieu qu'ils auoyẽt fort incisté
à regretter leurs grands peres decedez
qui estoyent si vaillans: toutesfois qu'en
fin ils s'estoyent consolez en ce qu'apres
leur mort ils les iroyẽt trouuer derriere
les hautes mõtagnes ou ils dãseroyẽt & se
resiouyroyẽt auec eux. Sẽblablement qu'à
toute outrance ils auoyent menassez les
Ouëtacas (nation de Sauuages, laquelle
comme i"ay dit ailleurs leur est tellemẽt
ennemie qu'ils ne l'ont iamais peu dõpter)
d'estre bien tost prins & mangez par
eux, ainsi que leur auoyent promis leurs
Opinion
confuse du
deluge vni
uerselentre
les Ameri
quains.

Caraibes. Au surplus qu'ils auoyent entremeslé
& fait mentiõ en leurs chansons
que les eaux s'estãsvne fois tellement des
bordees qu'elles auoyẽt couuert toute la

278

Page 278
terre tous les hõmes du monde, exceptez
leurs grands peres qui se sauuerẽt sur les
plus hauts Arbres de leur pays, furent
noyez: lequel dernier point qui est, ce
qu'ils tiennent entre eux plus approchãt
de l'Escriture sainte, ie leur ay d'autre fois
depuis ouy reiterer. Et defait estant vray
semblable que de pere en fils ils ayẽt entẽ
du quelque chose du deluge vniuersel,
qui aduint du temps de Noe: suyuant la
coustume des hommes qui ont tousiours
corrompu & tourné la verité en mensonges:
ioint comme il a esté veu ci dessus
qu'estans priuez de toutes sortes d'escritures
il leur est malaisé de retenir les cho
ses en leur pureté, ïls ont adiousté ceste
fable, comme les Poëtes, que leurs grands
peres se sauuerent sur les Arbres.

Pour retourner à nos Caraibes, ils furent
nõ seulemẽt biẽ receus ce iour là de tous
les autres Sauuages qui les traitãs magni
fiquement des meilleures viandes qu'ils
peurent trouuer, n'oublierent pas aussi
selon leur coustume ordinaire, de Caouiner
& boire d'autant, mais aussi mes
deux compagnons François & moy qui
comme i'ay dit nous estions trouuez
inopinément à ceste confrairie des
Bacchanales, à cause de cela, fismes bonne
chere auec nos Moussacats, cest à dire
bons peres de famille qui donnent à man


279

Page 279
ger aux passans. Et au surplus de tout ce
que i'ay dit, apres que ces iours solennels
(ausquels ainsi de trois en trois ou de
quatre en quatre ans, toutes les singeries
que vous auez entendues se font entre
Preparation
des
Maracas.

nos Tououpinambaoults) sont passez, &
quelques fois auparauant, les Caraïbes allans
encore particulierement de village
en village, font accoustrer des plus belles
plumasseries qui se peuuent trouuer en
chacune famille trois ou quatre, plus où
moins, de ses hochets ou grosses sonnettes
qu'ils nomment Maracas: lesquelles,
ainsi parees fichant le plus grand bout du
baston qui est à trauers dans terre, les arrengeans
tout le lõg & au milieu des mai
sons, ils commandent puis apres qu'on
Lourdesuperstition.


leur baille à boire & à manger. Tellemẽt
que ces affronteurs faisans accroire aux
autres poures idiots, que ces fruits & especes
de courges ainsi cresez parez & de
diez mangent & boyuent la nuit, chacun
chef d'hostel adioustant foy à cela, ne faut
point de mettre aupres des siens, non seu
lement de la farine auec de la chair & du
poissõ, mais aussi de leur bruuagedit Caoüin.
Voire les laissãs ainsi ordinairement
plãtez en terrequinze iours ou trois semai
nes, tousiours seruis, de mesmeils õtapres
cela vne opiniõ si estrãge de ces Maracas,
lesquels ils ont presque tousiours en la

280

Page 280
Erreur
grossiere.
main qu'en y attribu ã t quelque sainteté,
ils disent que souuẽtes fois en les sonnãs
vn esprit parle à eux. Que si au reste nous
autres passãs parmi leurs maisõs & lõgues
loges voyons quelques bonnes viandes
presentee à ces Maracas & que nous les
prinssions & mangissions (commenous
auons souuent fait) nos Ameriquains, estimans
que cela nous causeroit quelque
malheur, n'en estoyẽt pas moins offencez
que sõt les supersticieux & successeurs des
prestres de Baal de voir prendre les offrandes
qu'on porte à leurs Marmosets,
dequoy cependant eux & leurs putains se
nourrissent. Qui plus est si delà nous prenions
occasion de leur remonstrer leurs
erreurs, & mesmes que nous leurs dissions
que les Caraïbes non seulement leur
faisant accroire que leurs Maracas mangeoyent
& buuoyẽt, les trõpoyẽt en cela,
mais qu'aussi ce n'estoit pas eux, cõme ils
se vantoyent, ains le Dieu en qui nous
croyons & que nous leur annoncions qui
faisoit croistre leurs fruits & leurs grosses
racines: cela estoit autant en leur endroit,
que de parler par deça contre le
Pape, ou de dire à Paris que la chasse de
sainte Geneureue ne fait pas pleuuoir.
Aussi ces pipeurs de Caraïbes ne nous
Lalumiere
chasse les
senebres.
haïssãs pas moins que les faux prophetes
de Iezabel, craignas de perdre leurs gras

281

Page 281
morceaux, faisoyent le vray seruiteur de
Dieu Elie, qui semblablement descouuroit
leurs abus, commençans àse cacher
de nous craignoyent mesmes de venir ou
de coucher és villages ou ils scauoyent
que nous estions.

Or quoy que nos Tououpinambaoults,
suyuant ce que i'ay dit au commencemẽt
de ce chapitre, & nonobstant les ceremonies
qu'ils font n'adorent par fleschissement
de genoux ou autres façõs externes
leurs Caraibes, ni leurs Maracas, ni creatures
quelles qu'elles soyent, moins les
prient & inuoquent: pour continuer toutesfois
à dire ce que i'ay apperceu en eux
en matiere de Religion, i allegueray encores
cest exemple. M'estant trouué vne
autre fois auec quelques-vns de nostre
nation en vn village nommé O Karentin,
distant deux lieuës de Cotiua dont i'ay
tantost fait mention: comme nous soupions
au milieu d'vne place, les Sauuages
de ce lieu (non pas pour manger, car s'ils
veullent faire honneur à vn personnage
ils ne prendront pas leur repas auec luy)
s'estans assemblez pour nous cõtempler:

Vieillards
Tououpin.
cherissans
les Frãcois

& mesmes les vieillards biẽ fiers de nous
voir en leur village nous monstrans tous
les signes d'amitié qu'il leur estoit possible,
ainsi qu'Archers de nos corps, auec
chacun en la main vn os du nez d'vn pois

282

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son long de deux ou trois pieds fait en
façon de scie, estans alẽtour de nous pour
chasser les enfans, ausquels ils disoyẽt en
leur lãgage: petites canailles retirez vous
car vous n'estes pas dignes de vous apro
cher de ces gens ici: apres di-ie que tout
ce peuple sans nous interrompre vn seul
mot de nos deuis nous eut laissé souper
en paix, il y eut vn vieillard lequel ayant
obserué, que nous auions prié Dieu à la
fin & au commencement du repas nous
demanda. Que veut dire ceste maniere de
faire dont vous auez tantost vsé, ayans
tous par deux fois ostez vos chapeaux &
sãs dire mot, excepté vn qui parloit, vous
estes tenus cois? A qui s'adressoit ce qu'il
à dit? est ce à vous qui estes presens, ou à
Occasion
d'annoncer
le Vray
Dieu aux
Sauuages.
quelques autres absens? Surquoy empoignãs
ceste occasion qu'il noùs presentoit
fort à propos pour leur parler de la vraye
Religion: ioint qu'outre que ce village
d'O Karentin est des plus grands & plus
peuplez de ce pays là, ie voyois encores
ce me sembloit les Sauuages mieux dispo
sez & attẽtifs à nous escouter que de cou
stume, ie priay nostre Truchemẽt de m'ai
der à leur donner à entẽdre ce que ie leur
dirois, Apres donc que pour respondre à
la question du vieillard ie luy eu dit que
c'estoit à Dieu auquel nons auions adressé
nos prieres: & que quoy qu'il ne le vit

283

Page 283
pas il nous auoit non seulement bien entẽdus,
mais qu'aussi il sauoit ce que nous
pensions & auions au cœur, ie commençay
à leur parler de la creation du mõde:
& sur tout i'insistay sur ce point de leur
bien faire entẽdre que ce que Dieu auoit
fait l'hõme excellent par dessus les autres
creatures estoit afin qu'il glorifiast tant
plus sõ createur: adioustãt par ce q͂ nous
leseruiõs, qu'il nous preseruoit en trauer
sãt la mer pour les aller voir, sur laquelle
nous demeurions ordinairement 4. ou 5.
mois sãs mettre pied à terre. Sẽblablemẽt
qu'à ceste occasiõ nous ne craignõs point
cõme eux d'estre tormẽtez d'Aignã, ni en
ceste vie ni en l'autre: de façõ leur disoi ie
que s'ils se vouloyẽt cõuertir des erreurs
ou leurs Caraibes mẽteurs les detenoyẽt:
ensemble delaisser leur barbarie pour ne
plus mãger la chair de leurs ennemis que
ils auroyent les mesmes graces qu'ils conoissoyẽt
par effect que nous auions. Bref
afin que leur ayãt fait entẽdre la perditiõ
de l'homme nous les preparissions à rece
noir Iesus Christ, leur baillant tousiours
des cõparaisõs de choses qui leur estoyẽt
cognuesnous fusmes plus de 2. heures sur
Sauuages
s'esmerueillans

d'ouyr par
lerdu Vray
Dieu.

ceste matiere de lacreation, dõt pour brie
ueté ie ne feray ici plus lõg discours. Or
tous prestans l'oreille: escoutoyẽt atentti
uemẽt auec grãde admiration, de maniere

284

Page 284
qu'estans entrez en esbahissement de ce
qu'ils auoyent ouy, il y eut vn vieillard
qui prenant la parole dit: Certainement
vous nous auez dit merueilles, & choses
tres bonnes que nous n'auiõs iamais entendues:
toutesfois, dit-il, vostre harengue
m'a fait rememorer ce que nous auõs
Recit nota
ble d'vn
Sauuage.
ouy reciter beaucoup de fois à nos grãds
peres: assauoir que dés long temps & dés
le nombre de tãt de Lunes que nous n'en
auons peu retenir le conte, vn Mair, c'est
à dire François ou estranger vestu & barbu
comme aucuns de vous autres, vint
en ce pays ici, lequel pour les penser ren
ger à l'obeissance de vostre Dieu, leur
tint le mesme lãgage que vous nous auez
maintenant tenu: mais comme nous tenons
aussi de peres en fils, ils ne le voulurent
pas croire: & partant il en vint vn
autre qui en signe de malediction leur
bailla l'espee, dequoy depuis nous-nous
sommes tousiours tuez l'vn l'autre: tellement
qu'en estans entrez si auant en possession,
si maintenant laissans nostre coustume
nous desistions, toutes les nations
qui nous sont voisines se moqueroyent
de nous. Nous repliquasmes la dessus auec
grande vehemence, que tant s'en falloit
qu'ils se deussent soucier de la gaudisserie
des autres, qu'au contraire s'ils
vouloyent adorer & seruir comme nous

285

Page 285
le seul & grãd Dieu du ciel & de la terre
que nous leur annõciõs, si leurs ennemis
pour cest occasion les venoyẽt puis apres
attaquer, ils les surmonteroyent & vaincroyent
tous. Somme par l'efficace que
Dieu donna lors à nos paroles, nos Tououpinambaoults
furent tellement esmeus,
que non seulement plusieurs promirent
Sauuages
promettãs
seranger
au seruics
de Dieu
assistent à
lapriers

d'oresenauant de viure comme nous leur
auions enseigné, & qu'ils ne mangeroyẽt
plus la chair humaine de leurs ennemis:
mais aussi apres ce colloque (lequel com
me i'ay dit dura fort long temps) eux se
mettans à genoux auec nous, l'vn de nostre
compagnie, en rendãt graces à Dieu,
fit la priere à haute voix au milieu de ce
peuple, laquelle en apres leur fut exposee
par le Truchement. Cela fait ils nous
firent coucher à leur mode dans des licts
de couton pendus en l'air: mais auãt que
nous fussions endormis nous les ouismes
chanter tous ensemble, que pour se
venger de leurs ennemis il en falloit plus
prẽdre & pl9 mãger qu'ils n'auoyẽt iamais
fait. Voila l'incõstãce de ce poure peuple,
bel exẽple de la nature corrõpue de l'hõme.
Toutesfois i'ay opinion que si Villegagnon
ne se fust reuolté de la Religion
reformee, & que nous fussions demeurez
plus long temps en ce pays là, qu'on en
eust attiré & gagné quelques vns à Iesus
Christ.


286

Page 286

Or i'ay pensé depuis à ce qu'ils nous
auoyent dit tenir de le ur deuanciers, que
il y auoit beaucoup de centeines d'annees
qu'vn Mair, cest à dire (sans m'arrester
s'il estoit François ou Alemand) hom
me de nostre nation ayant esté en leur
terre leur auoit annoncé le vray Dieu,
assauoir si ç'auroit point esté l'vn des Apostres.
Et de fait, sans approuuer les liures
fabuleux qu'outre ce que que la parole
de Dieu nous en dit, on a escrit de

li. 2. c. 41
leurs voyages & peregrinations, Nicepho
re recitant l'histoire de saint Matthieu,
dit expressément qu'il a presché l'Euangile
au pays des Cannibales qui mãgent
les hommes, peuple non trop eslongné
de nos Ameriquains. Mais me fondant
ps. 19. 5.
Ro. 10. 13
beaucoup plus sur le passage de saint Paul
tiré du Pseaume: assauoir, Leur son est allé
par toute la terre & leurs paroles iusques
au bout du monde, qu'aucuns bons
expositeurs rapportent aux Apostres: attendu
di-ie que pour certain ils ont esté
en beaucoup de pays lointains à nous in
cogneus, quel inconuenient y auroit-il
de croire que l'vn ou plusieurs ayent esté
en la terre de ces Barbares? Cela mesme
seruiroit de l'ample exposition que quelques
vns requierẽt à la sentence de Iesus
mat. 24.
41.
Christ lequel a prononcé que l'Euangile
seroit presché par tout le monde vniuer

287

Page 287
sel. Ce que cependant ne voulant point
autrement affermer pour l'esgard dutẽps
des Apostres, i'asseureray neãtmoins, que
ainsi que i'ay mõstré ci dessus en ceste histoire,
i'ay veu & oui de nosiours annõcer
L'Euangi
le de nostre
temps pres
ché aux
Anthipodes?


l'Euãgile iusques aux Antipodes: tellemẽt
qu'outre que l'obiectiõ qu'on faisoit sur
ce passage sera soluë par ce moyẽ, encores
y a il cela que les Sauuages en serõtrẽdus
plus inexcusables au dernier iour. Quant
à l'autre propos de nos Ameriquains tou
chant ce qu'ils croyent que leurs predecesleurs
n'ayãs pas voulucroire celuy qui
les voulut enseigner en la droite voye, il
en vint vn autre qui, à cause de ce refusles
maudit, & leur dõna l'espee dequoy ils se
tuẽt encores tous les iours. Nous lisõsen
l'Apocaplise, Qu'à celuy qui estoit assis
sur le cheual Roux lequel, selon l'exposition
daucuns, signifie persecution par
feu & par guerre, fut donné pouuoir
d'oster la paix de la terre & qu'on se tuast
l'vn l'autre, & luy fut donné vne grande
espee. Voila le texte lequel quant à
la lettre approche fort du dire & de ce
que pratiquent nos Tououpinamboults:
toutes fois craignant d'en destourner le
vray sens, & qu'on n'estime que ie
recerche les choses de trop loin, i'en
laisseray faire l'application à d'autres.


288

Page 288

Or me ressouuenãt encores d'vnexẽple,
qui seruira aucunement pour monstrer
que si on prenoit la peine d'enseigner ces
natiõs des Sauuages habitas en la terredu
Bresil, elles sont assez dociles pour estre
attirees à la cognoissance de Dieu, ie le
mettray ici en auant. Comme doncques
pour aller querir des viures & autres cho
ses necessaires, ie passay vn iour de nostre
fort & de nostre Isle en terre ferme, suyui
que i'estois de deux de nos Sauuages Toupinemquins,
& d'vn autre de la nation nom
mee Ouëanen (qui leur est alliee) lequel aauec
sa femme estat venu visiter ses amis
s'en retournoit en son pays: ainsi qu'auec
eux ie passois à trauers d'vne grãde forest,
cõtẽplant tant de diuers arbres, herbes &
fleurs verdoyantes & odoriferantes: ensemble
oyant le chant de tant d'oyseaux
rossignollants parmi ce bois ou le soleil
dõnoit, me voy at di-ie cõme cõuié à louër
Dieu par toutes ses choses, ayant d'ailleurs
le cœur gay ie me prins à chanter à
haute voix le Pseaume 104. Sus sus mon
ame il te faut dire bien &c. lequel ayant
poursuyui tout au long: mes trois Sauua
ges & la femme qui marchoyent derriere
moy y prindrent si grand plaisir (c'est à
dire au son, car au demeurant ils n y entendoyent
rien) que quand i'eu acheué,
L'ouëanen tout esmeu de ioye auec vne fa


289

Page 289
ceriante s'aduançant me dit. Vrayement
tu as merueilleusement bien chanté: mes-
Notez le
discours
& demande
de ce
Sauuage.

mes ton chant esclatant m'ayant fait ressouuenir
de celuy d'vne nation qui nous
est voisine & alliee, i'ay esté bien ioyeux
de t'ouir. Mais me dit-il, nous entendons
bien son langage & non pas le tien, parquoy
ie te prie de nous dire ce dequoy il a
esté question en ta chãson. Ainsi luydecla
rant le mieux que ie peus (car i'estoislors
seul François & en deuois trouuer deux
cõme ie fis au lieu ou i'allay coucher) que
i'auois nõ seulemẽt en general loué mon
Dieu en la beauté & gouuernemẽt de ces
creatures: mais qu'aussi en particulier le
luy auois attribué cela, que c'estoit luy
seul qui nourrissoit tous les hommes &
tous les Animaux: voire faisoit croistre
les arbres, fruits & plantes qui estoyent
par toutle monde vniuersel: & au surplus
que ceste chanson que ie venois de dire
ayant esté dictee par l'esprit de ce Dieu
magnifique duquel i'auois celebréle nom
auoit esté premierement chátee il y auoit
plus de dix mille Lunes par vn de nos
grands Prophetes, lequel l'auoit laissee à
la posterité pour en vser à mesme fin.
Bref comme ie reiteré encores, que sans
couper le propos, ils sont merueilleusement
attentifs à ce qu'on leur dit, apres
qu'en cheminant l'espace de plus de demie

290

Page 290
heure luy & les autres eurent ouy ce
discours vsansde leur interiection desbahissement
Teh! ils dirent. O que vous autres
Maĩrs estes heureux de scauoir tant
Sauuages
confessans
leur aueuglissement.

de secrets qui sont cachez à nous chetifs
& poures miserables. Tellemẽt que pour
me congratuler en me disant, voila pource
que tu as bien chanté, il me fit present
d'vn Agoti qu'il portoit) cest à dire d'vn
petit Animal lequel i'ay descrit cy dessus.
Afin doncques de tãt mieux prouuer que
ces nations de l'Amerique quelques Bar
bares & cruelles qu'elles soyent enuers
leurs ennemis, ne sont pas si farouches,
qu'elles ne considerẽt bien tout ce qu'on
leur dit auec bonne raison, i'ay bien encores
voulu faire ceste digression. Et de
fait quant au naturel de l'homme, ie main
tien qu'ils discourẽt mieux que ne fontla
pluspart des paysãs, voire que d'autres de
par deçà qui pensent estre bien habiles.

Reste maintenant pour la fin que ie
touche la question qu'on pourroit faire
sur ceste matiere que ie traite: assauoir,
d'ou peuuent estre descendus ces Sauua-

Questiõ
d'eu peuuent
estre
descendus
les Sauuages.

ges. Il est bien certain en premier lieu
qu'ils sont sortis de l'vn des trois fils de
Noé, mais d'affermer duquel, d'autãt que
cela ne se pourroit prouuer parl'Escriture
sainte, ni mesmes ie croy par les histoi
res prophanes, il est bien malaisé. Vray

291

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est que Moyse faisant mẽtion des enfans
de Iaphet, dit que d'iceux furent habitees
les Isles: mais parce (comme tous exposent)
qu'il est là parlé des pays de Grece
Gaule, Italie, & autres regions de par deçà,
lesquelles d'autant que la mer les sepa
re de Iu dee ou estoit Moyse, sont appellees
Isles, il n'y auroit pas grãde raison de
l'entendre, ni de l'Amerique, ni des terres
continentes à icelle. De dire aussi qu'ils
soyent venus de Sem, dont est issue la semence
benite, ie croy pour plusieurs causes
que nul ne l'aduouëra. D'autãt doncques
que quant à ce qui concerne la vie
future c'est vn peuple maudit & delaissé
de Dieu, s'il y en a vn autre sous le ciel, il
semble qu'il y a plus d'apparẽce de cõclu
re qu'ils soyent descendus de Cham: &
voici à mon aduis la coniecture plusvray
semblable qu'on pourroit amener. C'est
lors que Iosué, selon les promesses que
Dieu auoit faites aux Patriarches, cõmẽ
I. s. 2. 9.

ça d'entrer & prẽdre possessiõ de la terre
de Chanaã, l'Escriture tesmoignãtqueles
peuples qui y habitoyẽt furẽt tellemẽt es
pouuantez que le cœur defaillit à tous: il
pourroit estre (ce que ie di sous correctiõ)
que les Maieurs & Ancestres de nos Ameriquains
estans chassez par les enfans
d'Israel de certaines cõtreesde cesteterre
de Chanaã, s'estãsmis dãs quelq͂s vaisseaux

292

Page 292
à la merci de la mer auroyent esté iettez
& seroyent abordez en ceste terre du Bre
sil. Et de fait l'Espagnol autheur de l'histoire
generale des Indes (homme bien
versé aux bonnes sciences quel qu'il soit)
est d'opinion que les Indiens du Peru,
terre continente de l'Amerique sont descendus
de Cham, & ont succedé à la ma-
li. 5. cha.
217.
lediction que Dieu luy donna. Chose aus
si, comme ie vien de dire, que i'auois pen
see & escrite és memoires que ie fis de
la presente histoire plus de seize ans auparauant
que i'eusse veu son liure. Toutefois
par ce qu'on pourroit faire beaucoup
d'obiections là dessus, n'en voulant
affermer autre chose, i'en laisseray croire
à vn chacũ ce qu'il luy plaira. Mais quoy
que s'en soit tenant pour tout resolu que
ce sont poures gens venus de la race cor
rompue d'Adam, tant s'en faut que les
ayant considerez ainsi despourueus de
tous bons sentimens de Dieu, ma foy (laquelle
Dieu merci est apuyee d'ailleurs)
ait esté pour cela esbranlee: moins qu'auec
les Atheistes & Epicuriens i'aye conclud,
ou qu'il n'y a point de Dieu!, ou biẽ
qu'il ne se mesle point des hommes, qu'au
contraire ayant fort clairement cogneu
en leurs personnes la difference qu'il y a
entre ceux qui sont illuminez par le S.
Esprit & par l'Escriture sainte, & ceux

293

Page 293
qui sont abandonnez à leursens & laissez
en leur aueuglement, i'ay esté beaucoup
plus confermé en l'asseurance de la verité
de Dieu.