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Histoire d'vn voyage fait en la terre du Bresil, autrement dite Amerique.

Contenant la nauigation, & choses remarquables, veuës sur mer par l'acteur: le comportement de Villegagnon, en ce païs la. Les meurs & façons de viure estranges des sauuages ameriquains: auec vn colloque de leur langage. Ensemble la description de plusieurs animaux, arbres, herbes, & autres choses singulieres ...
  
  
  
  
  
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CHAP. XIIII.
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 XXI. 
 XXII. 

  
  

CHAP. XIIII.

De la guerre, combats, hardiesse & armes
des Sauuages.

COMBIEN que nos Touou-pi
nambaoults Toupinenquin
suyuãt
la coustume de tous les autres
Sauuages habitãs ceste quatrie
me partie du mõde, laquelle en
latitude, depuis le destroit de Magellan
qui demeure par les cinquante degrez
tirant au Pole Antarctique iusques aux
terres Neuues, qui sont enuiron les soixante
au deça du costé de nostre Arctique,


219

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contient plus de deux mille lieuës,
Amerique
quarte par
tie du mon
decontenãt
plus de
deux mille
lieues.

ayent guerre mortelle contre plusieurs
nations de ce pays la: tant y a que leurs
plus prochains & capitaux ennemis sont
tant ceux qu'ils nomment Margaias que
les Portugais qu'ils appelent Peros leurs
alliez: comme au reciproque lesdits Mar
gaias
n'en veulent pas seulement aux Tou
oupinambaoults,
mais aussi aux François
leurs confederez. Non pas quant à ces
Barbares qu'ils se facent la guerre pour
Bresiliens
pour quoy
font la guer
re.

conquerir les pays & terres les vns des
autres, car chacun en a plus qu'il ne luy
en faut: moins que les vainqueurs preten
dent s'enrichir des despouilles, rançons,
& armes des veincus, ce n'est pas di-ie
tout cela qui les meine. Car comme eux
mesmes confessent n'estans poussez d'autre
affection que de vẽger, chacun de son
costé, ses parẽs & amis qui par le passé ont
esté prins & mãgez, à la façõ que ie diray
au chap. suyuant, ils sont tellemẽt acharnez
les vns à lencõtre des autres, que qui
conque tombe en la main de son ennemi,
sans autre composition, il faut qu'il s'atẽ
de d'estre traitté de mesme: c'est à dire assommé
& mangé. Qui plus est, si tost que
la guerre est vne fois declaree entre quelques
vnes de ces natiõs, tous allegãs qu'a
tẽdu que l'ennemi qui a receu l'iniure s'en
ressentira à iamais, c'est trop laschement

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fait de le laisser eschaper quand on le tiẽt
à sa merci: leurs haines sont tellement inueterees
qu'ils demeurent perpetuelle-
Sauuages
irreconciliables.

ment irreconciliables. Surquoy on peut
dire que Machiauel & ses disciples, qui
Machiaue
lites imita
teurs de la
cruauté
des Barba
res.
contre la doctrine chrestienne pratiquẽt
& en seignent aussi que les nouueaux seruices
ne doyuent iamais faire oublier les
vieilles iniures: ayãs di-ie semblablemẽt
ces Atheistes vn courage de Tigre, ils sõt
en ce point vrais imitateurs des barbares.

Or selon que i'ay veu, la maniere que
nos Toupinenquin tiennent pour s'assembler
afin d'aller en guerre est telle: c'est,
combien qu'ils n'ayent entre eux Rois ni

Brefiliens
n'ayans
Rou ne
Princes
obeissent
aux vieillards.

Princes, & par consequent qu'ils soyent
presques aussi grands Seigneurs les vns
que les autres, neantmoins nature leur
ayant appris que les vieillards (qui sont
appelez Peoreroupicheh) à cause de l'experience
du passé, doyuent estre respectez
estans en chacun village assez bien obeis,
quand l'occasion se presente, eux se pour
menans, ou estans assis en leurs licts de
couton pendus en l'air, exhortent les autres
de telle ou semblable façon.

Et comment, diront-ils parlans l'vn a-

Harangue
des vieil
lards.
pres l'autre sans s'interrompre, nos predecesseurs,
lesquels non seulement ont si
vaillamment combatu, mais aussi subiugué
tué & mãgé tant d'ennemis, nous ont

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ils laissé l'exemple que comme effeminez
& lasches de cœur nous demeurions tous
iours à la maison? Faudra il qu'à nostre
grand hõte, au lieu que nostre nation par
le passé a esté tellement crainte & redoutee
de toutes les autres, qu'elles n'ont peu
subsister deuant elle, nos ennemis ayent
maintenant l'honneur de nous venir cercher
iusques au foyer? Nostre couardise
dõnera-elle occasion aux Margaias & aux
Peros-engaipa (c'est à dire, à ces deux natiõs
alliez qui ne valẽt riẽ) de se ruer les premiers
sur nous? Puis celuy qui parle ainsi
claquant des mains sur ses espaules & sur
ses fesses: auec exclamatiõ adioustera Erima,
Erima Tououpinambaoult canomi ouassou
Tan Tan:
&c. c'est à dire, non non gens de
ma nation, puissãs & tresforts ieunes hõ
mes, ce n'est pas ainsi qu'il nous faut faire:
plustost nous disposans de les aller trouuer
faut-il que nons-nous facions tous
tuer & manger, ou que nous ayons vengeance
des nostres.

Apres que ces harãgues des vieillards
(lesq͂lles durerõt quelquefois plus de six
heures) sont finies, chacun des auditeurs,
qui en escoutant attentiuement n'en aura
pas perdu vn mot, se sentant accouragé
& auoir, comme on dit, le cœur au ven
tre, en s'aduertissans de village en villages,
ne faudront point en diligence de


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s'assembler en grand nombre, & se trouuer
au lieu qui leur aura esté assigné.
Mais auant que faire marcher l'armee il
faut sauoir quelles sont les armes de nos
Tou-oupinambaoults.

Ils ont premieremẽt leur Tacapé, c'est

Tacapé, espee
ou mas
sue de bois.
à dire leurs espees & massues, les vnes
estans de bois rouge, & les autres de bois
noir ordinairement longues de cinq à six
pieds: & quant à leur façon, elles ont vn
rond, ou oval au bout, d'enuiron deux
paulmes de main de largeur, lequel espais
qu'il est de plus d'vn pouce par le milieu,
est si bien apprimé par les bords, que cela
(estãt de bois dur & pesant comme Buis)
tranchant presque comme vne coignee,
Sauuages
furieux
i'ay opinion que deux des plus accorts
Spadassins de par deça se trouueroyent
biẽ empeschez d'auoir affaire à vn de nos
Tououpinambaoults estant en furie s'il en
auoit vne au poing.

Secondement ils ont leurs Arcs (qu'ils

Orapat,
art.
nomment Orapats) faits des susdits bois
noir & rouge, lesquels sont tellemẽt plus
longs & plus forts que ceux que nous auons
par deça, que tat s'en faut qu'vn hõme
d'entre nous les peust enfõcer, moins
en tirer, qu'au contraire ce seroit tout ce
qu'il pourroit faire d'vn de ceux des garçons
de 9. ou 10. ans de ce païs la. Les cordes
de ces Arcs sont faites d'vne herbe

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que les Sauuages appelent Tocon. lesquel
Cordes
d'arcs faites
de l'her
be Tocon.

les (combien qu'elles soyẽt fort desliees)
sont neantmoins si fortes qu'vn cheual y
tireroit. Quant à leurs flesches, elles ont
pres d'vne brasse de longueur, & sont fai-
Flesches
longues.

tes de trois pieces, assauoir le milieu de
Roseau, & les deux autres parties de bois
noir, lesquelles pieces sont si bien raportees,
iointes & liees auec des petites pelu
res d'Arbres, qu'il n'est pas possible de
mieux. Au reste elles n'ont que deux empennons
chacun d'vn pied de long, lesquels
(parce qu'ils n'vsent point de colle)
sont aussi fort proprement liez auec du
fil de couton. Au bout d'icelles ils mettent
aux vnes, des os pointus, aux autres
la longueur de demi pied de quelque bois
de Cannes fait en façon de lancette & piquant
de mesme: & quelques fois le bout
d'vne queuë de Raye laquelle (comme
i'ay dit quelque part) est fort venimeuse:
mesmes depuis que les François &
Portugais ont frequenté ce pays la, les
Sauuages à leur imitation commencent
d'y mettre, sinon vn fer de flesches, pour
le moins vne pointe de clou.

I'ay desia dit comment ils manient
leurs Espees: mais quant à l'Arc, ceux
qui les ont veus en besongne diront
auec moy, que, sans brassards, ains


224

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tous nuds qu'ils sont, ils les enfoncent
tellement, tirent si droit & si soudaine-
Ameriquains
excellens
Ar
chers.
ment, que n'en desplaise aux Anglois (esti
mez neantmoins si bons Archers) nos Sau
uages tenans leurs trousseaux de flesches
en la main dequoy ils tiennent l'Arc, en
auront plustost enuoyé vne douzaine que
eux six.

Finalement ils ont leurs rondelles, fai
tes du dos du cuir sec & espais de cest a-

Rondelles
faites de
suir sec.
nimal qu'ils nõment Tapiroussou (duquel
i'ay parlé ci dessus) & de façon larges, ron
des & plates comme le fond d'vn tabourin
d'Alemand. Vray est que quand ils
viennent aux mains, ils ne s'en couurent
pas comme font les soldats de par deça
des leurs: mais elles leur seruẽt pour sou
stenir les coups de flesches de leurs ennemis.
C'est en somme ce que nos Ameriquains
ont pour toutes armes: car au demeurant
tant s'en faut qu'ils se couurent
le corps de chose quelle qu'elle soit, que
au contraire (horsmis leurs bonnets, bracelets
& courts habillemens de plumes
dont ils se parent) s'ils auoyent seulemẽt
Les Sauuages
com
batẽtnuds.
vestu vne chemise quand ils vont au com
bat, estimans que cela les empescheroit
de se bien manier, ils la despouilleroyẽt.

Et afin que ie paracheue ce que i'ay à
dire sur ce propos, si nous leur baillions
des espees trenchantes (comme ie fis present


225

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d'vne des miennes à vn bõ vieillard)
Espees tre
chãtes peu
estimees
des Sauua
ges pour le
combat.

iettans incontinent qu'ils les auoyent
les fourreaux, comme ils font aussi les
gaines des cousteaux qu'on leur baille,
ils prenoyent plus de plaisir à les voir
trefluire du commencement, ou d'en cou
per des brãches de bois, qu'ils ne les estimoyent
propres pour combatre. Et à la
verité aussi, selon ce que i'ay dit qu'ils sa
uent tant bien manier les leurs, elles sont
plus dangereuses.

Au surplus nous autres, ayans aussi
porté par delà quelque nombre d'harque
buzes de leger pris pour traffiquer auec
eux: i'en ay veu qui s'en scauoyent si bien

Passetẽps
de trou
Sauuages
à tirer vne
haquebute.

aider, qu'estans trois à en tirer vne, l'vn
la tenoit, l'autre prenoit visee, & l'autre
mettoit le feu: & au reste parce qu'ils
chargeoyent le canon iusques au bout,
n'eust esté qu'au lieu de poudre sine, nous
leur baillions moitié de charbon broyé,
il est certain qu'en danger de se tuer, tout
fust creué entre leurs mains. A quoy il
faut que i'adiouste qu'encores que du cõmencement
qu'ils oyoyent les sons de
Sauuages
s'esionnãs
du son du
canon s'en
asseurent
sinalement.

nostre Artillerie, & les harquebuzades
que nous tirions ils s'en estonnassent aucunement:
mesmes que voyans souuent
en leur presence aucuns d'entre nous abbatre
vn oiseau de dessus vn arbre, ou
vne beste sauuage, sans qu'ils vissent la

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balle ils s'en esbahissent bien fort, tant y
a neantmoins, qu'ayans cogneu l'artifice
& disans (comme il est vray) qu'auec leurs
arcs ils auront plustost delasché cinq ou
six flesches qu'on n'aura chargé & tiré vn
coup d'harquebuze, ils commençoyent
de s'asseurer à l'encontre. Que si on dit la
dessus: voire mais l'harquebuze fait bien
plus grande faucee: ie respond contre ceste
obiection, que quelques colets de buffles,
voire cotte de maille, ou autres armes
(sinon qu'elles soyent à l'espreuue)
qu'on puisse auoir, que nos Sauuages
Sauuages
descochans
roidement
leurs arcs.
forts & robustes qu'ils sont, tirent si roidement
qu'ils transperceront aussi bien
le corps d'vn homme d'vn coup de flesche,
qu'vn autre fera d'vne harquebuzade.
Mais par ce qu'il eust esté plus à propos
de toucher ce point, quant cy apres
ie parleray de leurs cõbats, afin de ne con
fondre les matieres plus auãt ie vay mettre
nos Tououpinambaoults en campagne
pour marcher contre leurs ennemis.

Iusques á
quel nombre
s'assem
blent les
Sauuages
& pour
quoy leurs
femmes
marchent
en guerre.
Estans dõques, par le moyen que vous
auez entendu, assemblez en nombre quelques
fois de huit ou dix mille hommes:
& mesmes que beaucoup de femmes, non
pas pour combatre ains seulement pour
porter les licts de couton, farines & autres
viures, se trouuẽt auec les hommes,
apres que les vicillards qui par le passé

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Page 227
ont le plus tué & mangé des ennemis,
ont esté creez conducteurs par les autres,
Vicillards
creiz conduiteurs.


tous se mettent en chemin sous leur conduicte.
Et quoy qu'ils ne tiennent ni rãg,
ni ordre en marchant, si est-ce toutesfois
que s'ils võt par terre, outre que les plus
vaillans font tousiours la pointe, & qu'ils
Sauuages
marchans
sans ordre
& toutesfois
sans
confusion.

marchent tous serrez, encore est-ce vne
chose incroyable de voir vne telle multitude
laquelle, sans Mareschal de camp
ni autre qui ordonne des logis pour le
general, se scait si bien accommoder, que
sans confusion vous les verrez tousiours
prests à marcher.

Au surplus tant au desloger de leurs
pays qu'au departir de chacun lieu ou ils
seiournent: afin d'aduertir & tenir les
autres en ceruelle, il y en a tousiours quel
ques vns qui auec des Cornets qu'ils nõment
Inubia, de la grosseur & longueur

Inubia
grands
cornets.

d'vne demie pique, mais par le bout d'em
bas large d'enuiron demi pied comme vn
Haubois, sonnent au milieu des troupes:
mesmes aucuns ont des Fifres & fleutes
Fissres &
flcutes d'es
humains.

faites des os, des bras & des cuisses de
céux qui ont esté par eux mãgez, desquel
les pour s'inciter d'auãtage d'en faire autant
à ceux contre lesquels ils marchent,
ils ne cessent de flageoler par les chemins.
Que s'ils se mettent par eau comme
ils font souuent) costoyans tousiours

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la terre & ne se iettans gueres en mer, ils
Ygat
Ba que
descorce.
serengerõt dans leurs Barques, qu'ils appellent
Ygat, lesquelles faites chascune
d'vne seule escorse d'Arbre, qu'ils pellẽt
du haut en bas, sont neantmoins si grandes
que quarante ou cinquante personnes
peuuent tenir dans vne d'icelles. Ain
si vogans tout debout à leur mode, auec
vn auiron plat par les deux bouts, lequel
ils tiennent par le milieu, ces Barques
(plates qu'elles sont) n'enfonsãs pas dans
l'eau plus auant que feroit vn ais, sont
fort aisees a manier & à conduire. Vray
est qu'elles ne scauroyẽt endurer la mer
vn peu haute & esmeue, moins la tourmente,
mais en temps calme vous en verrez
des fois, quand nos Sauuages vont en
guerre pl9 de 60. tout d'vne flote lesquelles
se suyuãs pres à pres võt si viste qu'on
les a incontinent perdues de veue. Voila
donc les armees terrestres & Nauales de
nos Toupinenquins aux champs & en mer.

Or allans ainsi ordinairement cercher
leurs ennemis vingt & cinq où trente
lieues loin, quand ils approchent de leur
pays, voici les premieres ruses & strata-

Premier
stratageme
de guerre
entre les
Ameriquatns.

gemes de guerre dont ils vsent. Les plus
habiles & plus vaillãs, laissansles autres
auec les femmes vne iournee ou deuxder
riere eux, approchãs le plus secrettemẽt
qu'ils peuuẽt pour s'embusquer dans les

229

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bois, d'affection qu'ils ont de surprendre
leurs ennemis, ils y demeurerõt tapis tel,
le fois sera, plus de vingt quatre heures.
Tellement que si les autres sont prins au
despourueu, tout ce qui sera attrapé soit
hommes, femmes ou enfans, non seulement
sera emmené, mais aussi quant ils
seront de retour en leur pays, tuez, mis
par pieces rostis, & Boucanez. Et leur
sont telles surprises tant plus aisees à fai
re, qu'outre que les villages (car de villes
Nulle ville
close en
l'Amerique


ils n'en ont point) ne ferment pas, encores
n'õt ils autre porte aux huys de leurs
maisons (longues cependant pour la plus
part de quatre vingt a cent pas & percees
en plusieurs endroits) sinõ quelques brã-
Long ueur
des maisons
des
Sauuages.

ches de Palmier ou d'vne grande herbe
qu'ils appellent Pindo. Bien est vray
qu'al ẽtour de quelques villages frõtiers
Villages
frontiers
comment
fortifiez

des ennemis, les mieux aguerris y plantẽt
des paux de Palmier de cinq ou six pieds
de haut: & encores, sur les aduenues des
chemins en tournoyãt, des cheuilles poin
tues à fleur de terre: tellement que si les
assaillans pensent entrer de nuit (comme
cest leur coustume) ceux de dedans qui sa
uent les destroits ou ils peuuẽt aller sans
s'offenser, sortans dessus eux, soit qu'ils
veullent combatre ou fuir (parce qu'ils se
piquent bien fort les pieds) il en demeure
ordinairement sur la place.


230

Page 230

Que s'il aduient que les ennemis soyẽe
aduertis les vns des autres, les deux armees
se rencõtrans, on ne pourroit croire
cõbien le combat est cruel: dequoy ayant
esté sepectateur ie puis parler à la ve
rité. Car cõme vn autre François & moy
au danger si nous eussions esté prins

Escarmouche
furieu
se ou l'Au
teur est oit
ou tuez sur le champ destre mangez des
Margaias, fusmes vne fois par curiosité,
accõpagner nos Sauuages, lors en nõbre
d'enuiron quatre mille hõmes, en vne escarmouche
qui se fit sur le riuage de la
mer, nous vismes ces Barbares cõbattre
de telle furie que gẽs forcenez & hors du
sens ne scauroyent pis fa ire.

Premieremẽt quad nos Tououpinãb. d'enuirõ
demi quart de lieue aperceurẽt leurs

Cris &
hurl mens
apperceuans
l'enne
mi.
ennemis ils se prindrent à hurler de telle
façon, que nõ seulemẽt ceux qui vont à la
chasse aux loups par deçà sans cõparaison
ne menẽt point tel bruit, mais aussi pour
Gestes &
contenan
ces approchant
l'ennemy.

certain, l'air fẽdat de leurs cris & de leurs
voix, quãd il eust tõné nous ne l'eussions
pas entẽdu. Et au reste à mesure qu'ils approchoyẽt,
redoublãs leurs cris, sõnãs de
leurs Cornets, estendãs les bras, se menas
sans & mõstrans les vns aux autres, les os
Monstre
des os &
dents des
prisoniers
mangez.
des prisonniers qui auoyẽt esté mangez,
voire les dẽts enfilees, dont aucũs auoyẽt
plus de deux brasses pẽdues à leur col, c'e
stoit vn horreur de voir leurs cõtenãces.


No Page Number
[ILLUSTRATION]

232

Page 232
Mais au ioindre, ce fut biẽ encore le pis:
car si tost qu'ils furent à deux cens pas
pres, en se saluans à grands coups de flesches,
vous en eussiez veu vne infinité durãt
ceste escarmouche voler en lair aussi
drues que mouches. Que si quelques vns
Sauuages
acharnez
& comme
enragez
au combat
en estoyent attaints, comme furent plusieurs,
apres qu'auec vn merueilleux cou
rage ils les auoyent arrachees de leurs
corps, voire les rompans & comme chiẽs
enragez mordans les pieces à belles dẽts,
ils ne laissoyẽt pas pour cela tous navrez
de retourner au combat. Surquoy faut no
ter que ces Ameriquains sont si acharnez
en leurs guerres, que tant qu'ils pour
ront remuer bras & iambes sans reculer
ni tourner le dos, ils combatront incessamment.
Finalemẽt quand ils furẽt meslez,
ce fut auec leurs espees de bois à
grands coups & a deux mains à se charger
de telle façon, que qui rencõtroit sur
la teste de son compagnõ il nel enuoyoit
pas seulement par terre, mais l'assommoit
comme vn bœuf.

Ie ne touche point icy s'ils estoyẽt biẽ
où mal montẽz, car pressupposant, parce
que i'ay dit cy dessus, que chacũ se ressouuiendra
qu'ils n'ont cheuaux ni autres
montures en leur pays, tous estoyent &
vont tousiours à beaux pieds sans lance.
Partãt cõbien qu'estãt par delà i'aye souuẽt


233

Page 233
desiré que nos Sauuages vissẽt des che
Sauauges
combatans
à pied quel
le opinion
auroyẽt des
cheuaux

naux, si est-ce que lors plus qu'auparauãt
ie souhaitois d'en auoir vn bõ entre mes
iãbes. Et de fait ie croy que s'ils voyoyẽt
vn de nos Gẽdarmes bien monté & armé
auec la pistole au poing faisant bondir &
passader son cheual, qu'en voyant sortir
le feu d'vn costé & la furie de l'homme &
du cheual de l'autre, de prime face ils pẽseroyent
que ce fut Aygnan, cest à dire le
diable en leur langage. Toutefois quelqu'vn
à escrit vne chose notable à ce propos:
car combien qu'Attabalipa ce grand
Hist. gen
des Ind.
lin. 4 ch.
113.

Roy du Peru, qui de nostre aage fut subiugué
par Pizarre, n'eut iamais veu de che
naux, tant y a quoy qu'vn Capitaine Espagnol
allant contre luy, par gentilesse &
pour donner esbahissement aux Indiens,
fit tousiours voltiger le sien iusques à ce
qu'il fut pres la personne d'Attabalipa,
il fut si asseuré qu'encores qu'il sautast vn
peu d'escume du cheual sur son visage il
ne fit signe aucun de changemẽt: mais sit
commandement de tuer ceux qui s'en estoyent
fuis de deuant le cheual: chose
(dit l'historien qui fit estonner les siens &
esmerueiller les nostres. Ainsi pour retourner
à mon propos, si vous demandez
maintenant, & toy & toncompagnon que
faisiez vous durant ceste escarmouche, ne
combatiez vous pas auec les Sauuages?

234

Page 234
ie respond, pour n'en rien desguiser,
qu'en nous contentans d'auoir fait ceste
premiere folie de nous estre ainsi hazardez
auec ses Barbares, que nous tenans
à l'arriere garde nous auions seulement
le passetemps de iuger des coups.
Surquoy cependant ie diray qu'encores
que iaye souuentesfois veu des armees
& de la gendarmerie tant de pied que
de cheual en ces pays par deçà, que
neantmoins ie n'ay iamais eu tant de
contentement en mon esprit de voir les
compagnies de gens de pied auec leurs
morrions dorez & armes luisantes, que
i'eu lors de plaisir de voir combatre ces
Sauuages. Car outre le passe-temps
qu'il y auoit de les voir sauter siffler &
se manier si dextremẽt & diligẽment, encores
faisoit il merueilleu semẽt bõ voir,
non seulement tant de flesches auec leurs
grands empennons de plumes rouges
Corps &
flesches des
Sauuages
decorez de
plumes.
bleues, incarnates, vertes & autres, voler
en l'air parmi les rayons du Soleil qui les
faisoit estinceller: mais aussi tant de robbes,
bonnets, bracelets & autres bagages
faits aussi de ces plumes de couleurs
naifues dont les Sauuages estoyent
vestus.

Or en fin apres que ceste escarmouche
eut duré enuiron trois heures, & que d'vne part & d'autre il y en eut


235

Page 235
beaucoup de blessez, voire aucuns demeurez
sur la place, nos Tououpinambaoults,
ayans prins plus de trente Margaias
hommes & femmes prisonniers eurent
la victoire. Partant encores que
nous deux François n'eussions fait autre
chose sinon tenans nos espees nues
en la main & tirans quelques coups de
pistolles en l'air, donner courage à nos
gens, si est-ce toutesfois, ne leur pouuans
faire plus grand plaisir que d'aller à la
guerre auec eux, qu'ils ne laissoyent
de tellement nous estimer pour cela que
du depuis les vieillards des villages ou
nous frequentions nous en ont tousiours
aimez dauantage.

Les prisonniers doncques mis au
milieu & pres de ceux qui les auoyent
prins,, voire aucuns hommes des plus
forts pour s'en mieux asseurer liez & gar
rotez, nous nous en retournasmes con-

prisonniers
liez & gar
rotez.

tre nostre riuiere de Genevre, aux enuirons
de laquelle habitoyent nos Sauuages.
Mais encores, parce que nous en
pouuiõs estre à douze ou quinze lieues,
ne demandez pas si en passant par les villages
de nos alliez, venans au deuant de
Applaudis
semẽs aux
vaĩqueurs

nous, dãsans & sautãs, auec claquemẽs de
mains, & autres aplaudissemens ils nous
caressoyẽt. Pour cõclusion dõques quand
nous fusmes arriuez à l'ẽdroit de nostre

236

Page 236
Isle mon compagnon & moy nous fismes
passer dans vne Barque en nostre Fort, &
les Sauuages s'en allerent en terre ferme,
chacun en son village.

Cependant quelques iours apres que
aucuns de nos Tououpinambaoults, qui auoyent
de ces prisonniers en leurs maisons
nous vindrent voir en nostre Isle,
priez qu'ils furent par Villegagnon, & so

Prisoniers
achetez
par les Erã
cou.
licitez par les Truchemens que nous auions,
de nous en vendre, il y en eut vne
partie recousse par nous d'entre leurs
mains. Toutesfois ainsi que ie cognu en
achetant vne femme & vn sien petit garçon
qui n'auoit pas deux ans, lesquels me
cousterent pour enuiron trois francs de
marchandise, c'estoit assez maugré eux:
car disoit celuy qui les me vendoit. Ie ne
scay d'oresenauant que s'en sera, car despuis
que Pai-colas (entendant Villegagnon)
est venu par deça, nous ne mangeons
pas la moitié de nos ennemis. Ie
pensois bien garder le petit garçon pour
moy, mais outre que Villegagnon en me
faisant rendre ma marchandise, voulut
tout auoir pour luy, encores y auoit-il ce
la que quãd ie disois à la mere quelors que
ie repasserois la mer, ie le ramenerois
par deça: elle respondoit (tant ceste nation
a la vengeance enracinee en son
cœur) qu'à cause de l'esperance qu'elle

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auoit qu'estant deuenu grand il pourroit
eschaper & se retirer auec les Margaias
pour les venger, qu'elle eust mieux aimé
qu'il eust esté mangé par les Tououpinambaoults,
que de l'esloigner si loin d'elle.
Neantmoins (comme i'ay dit ci deuant)
enuiron quatre mois apres que nous fusmes
arriuez en ce pays là, d'entre quarante
ou cinquante esclaues qui trauailloyent
en nostre Fort (que nous auions
aussi achetez des Sauuages nos alliez)
nous choisismes dix ieunes garçons, lesquels
dans les Nauires qui reuindrent,
nous enuoyasmes en Frãce au Roy Henri
second lors regnant.