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CHAP. XXII.

De l'extreme famine, tourmentes, & autres
dangers d'ou
Dieu nous preserua en rapassant
en France.

OR apres que toutes les choses
susdites nous furent ad
uenues, rentrãs de fiebvres
en chaud mal (comme on
dit) d'autant que nous estiõs
encores à plus de cinq cens lieuẽs loin
de France, nostre ordinaire tant de
biscuit que d'autres viures & bruuages,
qui n'estoit ia que trop petit, fut
tout à coup retranché de la moitié:
ne nous aduint pas seulement ce retardement
du mauuais temps & ventscontraires
que nous eusmes: caroutre cela,
cõme i'ay dit ailleurs, le Pilote pour n'auoir
bien obserué sa route, se trouua
tellement deceu, que quand il nous dit
que nous approchions du cap de fine, ter


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re) qui est sur la coste d'Espagne) nous estions
encores à la hauteur des Isles des
Essores qui en sont à plus de trois cens
lieues. C'est erreur doncques en matiere
de nauigation fut cause que dés la fin du
mois d'Auril estans entierement despourueus
de tous viures, ce fut, pour le
dernier mets, à nettoyer & ballier la Soute,
cest à dire la chambrette blanchie &
plastree ou l'on tient le biscuit dans les
Nauires, en laquelle ayant trouué plus de
vers & de crottes de Rats que de miettes
de pain, partissans neantmoins cela auec
Vers &
crotes de
Rats amas
ses auec les
miettes.
des cuilliers, nous en faisions de la bouillie,
laquelle estant aussi noire & amere
que suye, vous pouuez penser si c'estoit
vn plaisant manger. Sur cela ceux qui auoyent
encores des Guenons & des Perroquets
(car dés long temps plusieurs auoyẽt
ia mangez les leurs) pour leur apprendre
vn langage qu'ils ne scauoyent
pas, les mettãs au cabinet de leur memoire
les firent seruir de nourriture: bref
dés le commencement du moys de May,
que tous viures ordinaires deffaillirent
Deux mariniers

morts de
faim.
entre nous, deux mariniers estans morts
de malle faim, furent à la façon de la
mer iettez & ensepulturez hors le bord.

Outre plus durant ceste famine la tormente
continuant iour & nuict lespace
de trois semaines, nous ne fusmes pas


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seulement contraints à cause de la mer
merueilleusement haute & esmeue, de
plier toutes voiles & lier le gouuernail,
pour ne pouuans plus conduire autrement
laisser aller le Vaisseau, au gré des
ondes, mais aussi cela empescha que durant
tout ce temps & à nostre grande necessité
nous ne peusmes pescher vn seul
poisson: somme nous voila derechef tout
à coup en la famine iusques aux dents, assaillis
de l'eau au dedans, & tourmentez
des vagues au dehors. Parquoy puis
que ceux qui n'ont point esté sur mer
en telle espreuue n'ont veu que la moitié
du monde, il faut que ie repete ici qu'à
bon droit le Psalmiste dit, que flottans
Ps. 107.
23. 24.

montans & descendans ainsi sur ce tant
terrible Elemẽt subsistans au milieu de la
mort, c'est vrayement voir les merueilles
de l'Eternel. Cepẽdant ne demãdez pas si
nos matelots papistes se voyans reduits
à telle extremité, promettans s'ils pouuoyent
paruenir en terre, d'offrir à saint
Nicolas vne image de cire de la grosseur
d'vn homme, faisoyent au reste de merueilleux
vœuz: mais cela estoit crier apres
Baal qui n'y entendoit rien. Partant
nous autres nous trouuans bien mieux
d'auoir recours à celuy, duquel nous auions
ia tant de fois experimenté l'assistance,
& qui seul aussi, en nous soustenãt

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extraordinairemẽt en nostre famine, pou
uoit commander à la mer & appaiser l'orage,
c'estoit à luy & nõ à autres que nous
nous adressions.

Or estans ia si maigres & affoiblis, que
à peine nous pouuiõs nous tenir debout
pour faire les manœuures du Nauire, la
necessité toutesfois, au milieu de ceste apre
famine, suggerãt à vn chacun de penser
& repenser à bon escient dequoy il
pourroit remplir son ventre: quelques
vns s'aduisans de couper des pieces de
certaines rondelles faites de la peau de
l'animal nõmé Tapiroussou, duquel i'ay fait
mẽtiõ en ceste histoire, les firent bouillir
dans de l'eau pour les cuider ainsi mãger,
mais ceste recepte n'estant pas trouuee
bonne, d'autres qui de leur costé cerchoyent
aussi toutes les inuentions dont
ils se pouuoyent aduiser pour remedier
à leur faim, ayãs mis de ces pieces de ron

Rondelles
de cuir rosties
&
mangees.
delles de cuir sur les charbons, apres que
elles furẽt vn peu rosties, le bruslé raclé
auec vn cousteau, cela succeda si bienqu'ẽ
les mangeãsde ceste façõ nous estãt aduis
que ce fussẽt carbõnades de coines de por
ceau: ce fut, cest essay fait, à qui auoit des
rondelles de les tenir si de court, que par
ce qu'elles estoyent aussi dures que cuir
de beuf sec, apres qu'auec des serpes &
autres ferremens elles furent toutes decoupees,

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ceux qui en auoyent portans les
morceaux dans leurs manches en de petits
sacs de toille, n'en faisoyẽt pas moins
de conte, que font par deça sur terre les
gros vsuriers de leurs bources pleines
d'escus. Mesmes comme Iosephus dit que
Li. 7 ch. 7

les assiegez dans la ville de Ierusalen se
repeurent de leurs courroyes, souliers,
& cuir de leur Pauois, aussi en y eut il entre
nous qui en vindrent iusques là, de
Collets de
marroquĩs
& cuir des
souliers
mangez.

se nourrir de leurs collets de marroquins
& cuirs de leurs souliers: voire les pages
& garçons de Nauire pressez de malle
rage de faim, mangerent toutes les cor-
Cornes de
lanternes
& chandelles
de suif
seruans de
nourriture

nes de lanternes (dont il y a tousiours
grand nombre dans les Vaisseaux de mer)
& autant de chandelles de suif qu'ils en
peurent attraper. Dauantage nonobstant
la debilité ou nous estions, sur peine de
couler en fond & boire plus que nous n'a
uions à manger, il nous falloit auec grãd
trauail estre incessamment à tirer l'eau à
la pompe.

Le cinquieme iour de May sur le soleil
couchant nous vismes en l'air vo-

Flambeau
de feu volãt
enl'air.

ler & flan boyer vn grand esclair de
feu, lequel fit telle reuerberation
dans les voiles de nostre Nauire, que
nous pensions, que le feu s'y fust
mis: toutesfois sans nous endommager,
il passa en vn instant. Que si on

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demande d'ou cela pouuoit proceder, ie
di que la raison en sera tant plus malaisee
à rendre, que nous estãs lors à la hauteur
des terres neuues, ou on pesche les Molues,
& de Canada, regions ou il fait ordi
nairement vn froid extreme, on ne pourra
pas dire que cela vint des exhalations
chaudes qui fussent en l'air: & de fait afin
d'en essayer de toutes les façons, nous fus
mes en ces endroits la battus du vent de
Nord Nordest, qui est presque droite Bi
zc, lequel nous causa vne telle froidure
que durant plus de quinze iours nous n'e
chaufasmes aucunement.

Enuiron le douzieme dudit mois de
May, nostre canonnier, auquel au parauãt
apres qu'il eust bien langui i'auois veu
manger les tripes d'vn Perroquet toutes

Canonnier
mort de
faim.
crues, estant en fin mort de faim, fut, com
me les precedens decedez de mesme maladie,
iette & ensepulturé en mer: & nous
en souciasmes tant moins pour l'esgard
de sa charge, qu'au lieu de nous deffendre
si on nous eust assaillis, nous eussions
plustost desiré lors (tant estions nous attenuez)
d'estre prins & emmenez de quel
que Pirate, pourueu qu'il nous eust don
né à manger. Mais comme il pleut à Dieu
nous affliger, tout le long de nostre voya
ge à nostre retour, nous ne vismes qu'vn
seul vaisseau, duquel encores, à cause de

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nostre foiblesse ne pouuãs ap pareiller ni
leuer les voiles quãd nous le descouurismes
nous n'en peusmes approcher. Or les
rõdelles dont i'ay fait mention, & tout le
cuir, iusques aux couuercles des coffres
à bahu, auec tout ce qui se peut trouuer
pour sustanter dans nostre Nauire estant
entierement failli, nous pensions estre au
bout de nostre voyage. Mais ceste necessité,
inuentrice des arts, ayant derechef
mis en l'entendement de quelques vns de
chasser les Rats & les Souris, qui en grãd
nombre (parce que nous leur auions osté
les miettes & toutes autres choses qu'ils
eussent peu ronger) couroyent mourans
de faim parmi le Vaisseau, ils fu-
Rats &
Souris du
rant la famine
chassez
pour
manger.

rent poursuyuis en telle diligence, voire
auec tant de sortes de ratoires qu'vn cha
cun inuentoit, que cõme chats lesespians
à yeux ouuerts, mesme la nuit quand ils
sortoyent à la lune, ie croy quelques biẽ
cachez qu'ils fussent qu'il y en demeura
peu. Et de fait quand quelqu'vn auoit
prins vn Rat, l'estimant plus qu'il n'eust
fait vn beuf sur terre, non seulement i'en
ay veu tels qui ont esté vendusdeux trois
& iusques à quatre escus la piece: mais
qui plus est nostre Barbier, en ayant vne
fois prins deux tout d'vn coup, l'vn d'en
tre nous luy fit ceste offre que s'il luy en
vouloit bailler vn, quand nous serions

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au port il l'habilleroit de pied en cap:
ce que toutes fois (preferant sa vie à ses
habits) il ne voulut accepter. Brefvous
eussiez veu bouillir des Souris dans de
l'eau de mer, auec les tripes & les boyaux,
dont ceux qui les pouuoyent auoir faisoyent
plus de cas, que nous ne faisons
ordinairement sur terre de membres de
moutons.

Mais entre autres choses remarquables,
pour monstrer que rien ne se perdoit
parmi nous: comme nostre Contremaistre
vn iour apprestant vn gros Rat
pour faire cuire, luy eut couppé les quatre
pattes blanches lesquelles il ietta
sur le Tillac: ie scay vn quidam qui les

Pattes de
rats amos
sees pour
manger.
ayant aussi soudain amassees qu'en diligence
fait griller sur les charbons, en
les mangeant y trouua vn tel goust,
qu'il afferma n'auoir iamais tasté d'aisle
de Perdrix plus sauoureuse. Et
pour le dire en vn mot qu'est ce aussi
que nous n'eussions mangé ou plustost
deuoré en telle extremité? car de
vray souhaitans les vieux os & les ordures
que les chiens traisnent par dessus
les fumiers pour nous rassasier, ne
doutez point si nous eussions eu des
herbes vertes, voire du foin, ou fueilles
d'arbres (comme on peut auoir sur
terre) que tout ainsi que bestes brutes

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nous ne les eussious broutees.

Ce n'est pas tout, car l'espace de
trois sepmaines que ceste aspre famine
dura, n'estant nouuelle entre nous ni
devin ni d'eau douce, qui dés long temps
estoit faillie, nous estant seulement resté
pour tout bruuage vn petit tonneau
de Cistre, les maistre & Capitaine le
mesnageoyent si bien & tenoyent si de
court, que quand vn Monarque en ceste
necessité eust esté auec nous dans ce
Vaisseau il n'en eust eu non plus que les
autres: assauoir vn petit verre par iour.
Tellement qu'estans autant & plus pressez
de soif que de faim, non seulement

Soif plus
pressante
que la faim

quant il tomboit de la pluye, estendans
des linceux auec vne balle de fer au milieu
pour la faire distiller nous la receuions
dans des vaisseaux de ceste facon,
mais aussi recueillans celle qui par petits
ruisseaux degoutoit dessus le Tillac,
quoy qu'à cause du Bray & des souilleures
des pieds elle fut plus trouble que
celle qui court parmi les rues, nous ne
laissions pour cela d'en boire.

Conclusion combien que la famine

Famine de
Sancerre.

qu'en l'an. 1573. nous endurasmes durant
le siege de Sancerre, ainsi qu'on
peut voir par l'histoire que i'en ay aussi

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mise en lumiere doyue estre au rang des
plus grieues dont on ait iamais ouy parler:
tant y a toutesfois, comme i'ay la noté
que n'y ayant eu faute ni d'eau ni de
vin, quoy qu'elle fust plus longue, ie puis
dire qu'elle ne fut si extreme que celle dõt
il est ici question: car pour le moins auiõs
nous à Sancerre quelques racines, herbes
sauuages, bourgeons de vignes, & autres
choses qui se peuuent encores trouuer
sur terre. Comme de fait tant qu'il plairoit
à Dieu de laisser sa benediction aux
creatures, ie di mesmes à celles qui ne
sont point en vsage commun pour la
nourriture des hommes: cõme és peaux,
parchemins, & autres telles merceries,
dont i'ay fait cathalogue dequoy nous
vescumes en ce fiege: ayant di-ie experimenté
que cela vaut au besoin, tant que
i'aurois des collets de buffles, habits de
chamois, & telles choses ou il y a suc &
humidité, si i'estois enfermé dans vne
place pour vne bonne querelle, ie ne me
voudrois pas rendre pour crainte de la
famine. Mais sur mer au voyage dont ie
parle, ayans esté reduits à ceste extremité
de n'auoir plus que du Bresil,
Beu de
Bresilrogé
durant la
famine.
bois sans humidité & sec sur tous les autres,
plusieurs pressez iusques au bout,
faute d'autres choses en grignotoyent
entre leurs dents: tellement que le sieur

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du Pont nostre conducteur en tenant vn
lour vne piece en sa bouche, auec vn grãd
souspir me dit. Helas! de Lery mon ami il
m'est deu vne partie de 4000. frãcs en Frã
Souhait du
sieur du
Pont.

ce de laquelle pleust à Dieu auoir fait bõ
ne quitance & que i'en tinse maintenant
vn pain d'vn sol & vn verre de vin. Quãt
à maistre Pierre Richier, à present Ministre
de la parole de Dieu à la Rochelle,
le bon homme dira que de debilité durãt
Debilité de
Richter.

nostre misere estant estendu tout de son
long dans sa petite capite, il n'eust sceu
leuer la teste pour prier Dieu: lequel neantmoins
ainsi couché qu'il estoit tout à
plat, il inuoquoit ardemment.

Or auant que finir ce propos, ie diray
en passant, non seulement auoir obserué
aux autres, mais moymesme senti durant
ces deux aussi estroites famines ou i'ay
passéqu'hõme en ait iamais eschapee, que
pour certain quãd les corps sont ainsi attenuez,
nature defaillant, les sens estans
alienez, & les esprits dissipez, cela rend
les personnes non seulement farouches,

Famine en
gẽdre rage

mais aussi engendre vne colere, laquelle
on peut nommer espece de rage: & partant
le propos commun, quand on veut
signifier que quelqu'vn à faute de manger,
a esté fort bien inuenté: assauoir dire
qu'vn tel enrage de faim. Qui plus est,
comme l'experience fait mieux entendre

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vne chose, ce n'est point sans cause que
Dieu en sa loy menaçant son peuple s'il
ne luy obeit, de luy enuoyer la famine dit
expressément, qu'il fera que l'homme tẽdre
& delicat, c'est à dire d'vn naturel autrement
doux & benin & qui auparauant
auoit choses cruelles en horreur, en l'extremité
de la famine, deuiẽdra neãtmoins
si desnaturé que regardant son prochain,
voire sa fẽme & ses enfans d'vn mauuais
Choses pro
digieuses
pratiquees
& pourpẽ
sees és extremes
famines
de
nostretẽps.
œil, appetera d'en manger. Car outre les
exemples que i'ay narrez en l'histoire de
Sancerre, tant du pere & de la mere qui
mangerent de leur propre enfant, que de
quelques soldats lesquels ayans essayé de
la chair des corps qui auoyent esté tuez
en guerre, ont cõfessé depuis, si l'afflictiõ
eust encores continué, qu'ils estoyent en
deliberation de se ruer sur les viuans, outre
di-ie ces choses tant prodigieuses, ie
puis asseurer veritablement que durant
nostre famine sur mer nous estions si cha
grins, qu'encores que nous fussions retenus
par la crainte de Dieu, à peine pouuions
nous parler l'vn à l'autre sans nous
fascher: voire qui pis estoit (& Dieu nous
le vueille pardonner) sans nous ietter des
œillades & regards de trauers, accompagnez
de quelques mauuaises volõtez tou
chant cest acte barbare.

Or afin de poursuyure ce qui reste de


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nostre voyage, comme nous allions tousiours
en declinãt, les 15. & 16. de May que
il y eut encor deux de nos mariniers qui
Mariniers
morts de
faim.

moururent de malle rage de faim: aucuns
d'entre nous imaginans là dessus par maniere
de dire, qu'attẽdu le long temps que
sans voir terre, il y auoit que nous branlions
sur mer, nous deuions estre en vn
nouueau deluge, quãd pour la nourriture
des poissons nous les vismes ietter en
l'eau, nous n'attendions autre chose que
d'aller tost & tous apres. Cependãt nonobstant
ceste soufferte inexprimable durãt
laquelle, cõme i'ay dit, toutes les Gue
nõs & Perroquets que nous rapportions
furẽt mãgez, en ayãt neantmoins iusqu'à
ce tẽps là tousiours gardé vn que i'auois
aussi gros qu'vne Oye, proferant frãchemẽt
cõme vn hõme, & de plumage excellẽt:
lequel mesme, pour le grãd desir de le
sauuer, afin d'en faire present à M. l'Admiral,
ie tins 5. ou 6. iours caché sans luy
pouuoir rien bailler à mãger: tãt y a, la ne
cessité pressant, ioint la crainte que i'eu
qu'on ne le me desrobast la nuit, qu'il pas
sa cõme les autres: de façõ que n'en iettãt
rien que les plumes, nõ seulemẽt le corps
mais aussi les tripes, pieds, ongles, & bec
crochu seruirẽt à quelques miens amis &
a moy de viuoter trois ou quatre iours:
toutesfois i'en eus tant plus de regret

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que cinq iours apres que ie l'eu tué nous
vismes terre: tellement que ceste espece
d'oiseau se passant bien de boire il ne
m'eust pas fallu trois noix pour le nourrir
tout ce temps là.

Mais quoy? dira quelqu'vn, sans nous
particulariser tõ Perroquet duquel nous
n'auions que faire, nous tiendras tu tous
iours en suspens touchãt vos langueurs?
sera ce tantost assez enduré en toutes sor
tes? n'y aura il iamais fin ou par mort ou
par vie? Helas! si aura, car Dieu qui soustenoit
nos corps d'autres choses que de
pain & de viandes communes, nous tendant
la main au port, nous fit la grace
que le viugtquatrieme iour dudit mois

Iour auquel
nous
vismes ter
re à nostre
retour.
de May 1558. (Iors que tous estendus sur
le Tilac sans pouuoir presques remuer
ni bras ni iambes, nous n'en pouuions
plus) nous eusmes la veuë de basse Bretagne.
Toutesfois parce que no9 auiõs esté
tant de fois abusez par le Pilote, lequel
au lieu de terre nous auoit souuent mon
stré des nuees qui s'en estoyent allees en
l'air, quoy que le Matelot qui estoit à la
grande Hune cria par deux ou trois fois
terre terre, encores pensions nous que ce
fust moquerie: mais ayãt vent propice &
mis le cap droit dessus, nous fusmes tost
asseurez que c'estoit vrayement terre ferme.
Partãt pour conclusiõ de tout ce que

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i'ay dit ci dessus touchant nos afflictions,
afin de mieux faire entendre l'extreme ex
tremité ou nous estions tombez, & qu'au
besoin, n'ayant plus nul respit, Dieu nous
assista: apres luy auoir rendu graces de
nostre deliurance prochaine, le maistre
du Nauire dit tout haut, que pour cer-
Resolutiõ
prodigieuse

tain si nous fussions encor demeurez vn
iour en cest estat, il auoit deliberé & reso
lu, non pas de ietter au sort, comme quelques
vns ont fait en telle destresse, mais
sans dire mot, d'en tuer vn d'entre nous
pour seruir de nourriture aux autres: ce
que i'apprehenday tant moins pour mon
esgard que, quoy qu'il n'y eust pas grand
graisse en aucun de nous, sinon qu'on eut
seulemẽt voulu manger de la peau & des
os ie croy que ce n'eust pas esté moy. Or
parce que nos mariniers auoyent deliberé
d'aller descharger & vendre leur Bois
de Bresil à la Rochelle, quand nous fusmes
à deux ou trois lieuës de ceste terre
de Bretagne, le maistre du Nauire, le sieur
du Pont & quelques autres, nous laissans
à l'ancre, s'en allerent dans vne Barque en
vn lieu proche appelé Hodierne pour atheter
des viures: mais deux de nostre
compagnie ausquels particulierement ie
baillay argẽt pour m'apporter quelques
rafraichissements, s'estans aussi mis dans
ceste Barque, si tost qu'ils se virent en terre

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pensans que la famine fut enfermee
dans le Nauire, quittans les coffres &
hardes qu'ils y auoyent, ils protesterent
qu'ils n'y mettroyent iamais le pied: com
me de fait s'en estans allez de ce pas ie ne
les ay point veus depuis. Outreplus durãt
que nous fusmes là à l'ancre quelques
pescheurs s'estans approchez, ausquels
nous demandasmes des viures, eux estimans
que nous nous mocquissiõs ou que
sous ce pretexte nous leur voulussions
faire desplaisir se voulurent soudain reculer:
mais nous les tenansà bord, pressez
de necessité estans encores plus habilles
qu'eux nous iettasmes de telle impetuosi
té dans leur Barque, qu'ils pensoyẽt estre
saccagez: toutes fois sans leur rien prẽdre
que de gré à gré n'ayans trouué de ce que
nous cerchions sinon quelques quartiers
de pain noir, il y eut vn vilain nonobstãt
la disette que nous leur fismes entendre
ou nous estions qui au lieu d'en auoir pi
tié ne fit pas difficulté de prendre de moy
deux Reales pour vn petit quartier qui
nevaloit pas lors vnliard en ce païs là. Or
nos gens estans reuenus auec pain, vin &
autres viãdes, que nous ne laissasmes moi
sir ni aigrir, cõme en pẽsastousiours aller
à la Rochelle nous eusmes nauigué deux
ou trois lieuës, estans aduertis par ceux

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d'vn nauire qui nous aborda que certains
Pirates rauageoyẽt tout du long de ceste
coste: considerans la dessus qu'apres tant
de grãds dãgers d'ou Dieu nous auoit fait
la grace d'eschaper, ce seroit bien cercher
nostre malheur, de nous mettre en
nouueau hazard, dés le mesme iour 26.
de May, sans plus tarder de prendre terre
nous entrasmes dans le beau & spacieux
havre de Blanet pays de Bretagne: auquel
aussi lors arriuoyẽt grand nõbre de vaisseaux
de guerre retournãs de voyager de
diuers pays, qui tirans coups d'artilleries
& faisans les brauades accoustumees en
entrãs dans vn port de mer s'esiouissoyẽt
de leurs victoires. Mais entre autres y en
ayãt vn de S. Malo duquelles mariniers
peu au parauant auoyẽt prins & emmené
vn Nauire d'Espagnol qui reuenoit du Pe
ru chargé de bonnes marchandises qu'on
estimoit plus de soixante mille ducats: ce
qu'estãt diuulgué par toute la Frãce, beau
coup de marchans Parisiens, Lionnois &
d'ailleurs estans ia en ce lieu pour en acheter,
cela nous vint si bien à point,
qu'aucuns d'eux se trouuans pres nostre
Vaisseau quand nous mettions pied en
terre, non seulement (parce que nous ne
nous pouuions soustenir) nous emmenerent
par dessous les bras, mais aussi bien
à propos, ayans entendu nostre famine,

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nous exhorterent que nous gardans de
trop manger nous vsissions du commencement,
peu à peu, de bouillons de vieilles
poulailles bien consumees: de laict de
chevres & autres choses propres pour
nous eslargir les boyaux que nous auiõs
retraits. Et de fait ceux qui creurent leur
conseil s'en trouuerent bien: car quant à
nos mattelots qui du beau premier iour
se voulurent saouler, ie croy de vingt restez
de la famine que plus de la moitié cre
uerent & moururent soudainement de
trop manger. Mais quant à nous autres
quinze passagiers qui, comme i'ay dit au
commencement du precedent chapitre,
nous estions embarquez dans ce Vaisseau
en la terre du Bresil pour reuenir en Frãce,
il n'en mourut vn seul, ni sur mer ni
sur terre pour ceste fois la. Bien est vray
que n'ayans sauué que la peau & les os,
non seulement vous eussiez dit à nous
voir que c'estoyent corps morts desterrez,
mais aussi, si tost que nous eusmes
prins l'air de terre, nous fusmes si des-
Desgout
apres lafa
mine.
goustez, & abhorrions tellement les viãdes,
que pour parler de moy en particulier,
quand ie fus au logis soudain que
i'eus senti du vin, tombant à la renuerse
sur vn coffre à bahu, on pensoit, ioint ma
foiblesse, que ie deusse rẽdre l'esprit. Tou
tesfois ne m'estant pas fait grand mal,

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mis que ie fus dans vn lict, combien qu'il
y eust plus de dixneuf mois que ie n'auois
couché à la Françoise (comme on
parle auiourd'huy) tant y a que contre ce
qu'aucuns disent quand on a accoustumé
de coucher sur la dure, on ne peut de lõg
temps reposer sur la plume, que ie dormis
si bien ceste premiere fois, que ie ne
me resueillay qu'il ne fut le lendemain so
leil leuant. Ainsi apres que nous eusmes
seiourné trois ou quatre iours à Blanet,
no9 allasmes à Hanebõ petite ville à deux
lieuës de là, en laquelle durant quinze
iours nous-nous fismes traiter selon le
conseil des Medecins: mais quelque bon
regime que nous peussions tenir, la plus
part deuindrent enflez depuis la plante
des pieds iusques au sommet de la te
ste, & n'y eut que moy & deux ou trois au
tres qui le fusmes seulemẽt depuis la cein
ture en bas. Dauantage ayãs vn cours de
ventre & tel desuoyemẽt d'estomach, que
nous ne pouuions rien retenir dans le
corps, n'eust estévne certaine recepte que
on nous enseigna: assauoir du ius d'Hedera
terrestris, du Ris bien cuit estouffé
dansvn pot auec force drapeaux, quand il
est osté de dessus le feu, & des moyeufs
d'œufs le tout meslé ensemble dãs vn plat
sur vn rechaut, qu'ayans mangé auec des
cuilliers nous r'afermit fort soudainemẽt

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ie croy di ie sans cela que dans peu
de iours ce mal nous eut tous emportez.

Nous voila doncques ce semble pour
ce coup à peu pres quittes de tous nos
maux: mais tanty a que si celuy qui nous
auoit tant de fois garantis des naufrages,
tormentes, aspre famine, & autres inconueniens
dont nous auions esté assaillis
sur mer, n'eust conduit nos affaires à nostre
arriuee sur terre, nous n'estions pas
encores eschappez: car cõme i'ay touché
en nostre embarquement pour le retour,
Villegagnon, sans que nous en sceussiõs
rien, ayant baillé au maistre du nauire ou
nous rapassasmes (qui l'ignoroit aussi) vn
proces lequel il auoit fait & formé cõtre
nous, auec mandemẽt expres au premier
iuge auquel il seroit presenté en France,
non seulement de nous retenir, mais aussi
faire mourir & brusler comme heretiques
qu'il disoit que nous estions: aduint
que le sieur du Pont nostre conducteur
ayant eu cognoissance à quelques gens de
iustice de ce pays là (qui auoyẽt sentimẽt
de la Religion dont nous faisions professiõ)
ausquels le coffret couuert de toile ci
ree dãs lequel estoit ce proces & force let
tres adressantes à plusieurs personnages
fut baillé, apres qu'ils eurent veu ce qui
leur estoit mandé, tant s'en faut qu'ils
nous traitassent de la façon que Villegagnon


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desiroit, qu'au contraire, outre que
Prouidẽts
de Dieu
admirable.

ils nous firent la meilleure chere qui leur
fut possible, offrans leurs moyens à ceux
de nostre compagnie qui en auroyent affaire,
ils presterent argent audit sieur du
Pont, & àquelqnes autres. Voila commẽt
Dieu, qui surprẽd les rusez en leurs cautelles,
non seulement par le moyen de ces
bons personnages nous deliura du danger
ou le reuolté Villegagnon nous auoit
mis, mais qui plus est la trahison qu'il
nous auoit brassee estant ainsi descouuer
te à sa confusiõ, le tout retourna à nostre
soulagement. Apres doncques que nous
eusmes receu ce nouueau benefice de la
main de celuy qui, comme i'ay dit, tant
sur mer que sur terre se monstra nostre
protecteur, nos mariniers departans de
ceste ville de Hanebon pour s'en aller en
leur pays de Normãdie, nous aussi pour
nous oster d'entre ses Bretons bretonnãs,
desquels nous entendions moins le langage
que des Sauuages Ameriquains, d'a
uec lesquels nous veniõs, nous hastasmes
de venir à Nãtes d'ou nous n'estiõs qu'à
32. lieues, non pas toutesfois que nous
courussions la poste, car a cause de nostre
debilité n'ayãs pas la force de cõduire nos
cheuaux, desquels mesmes nous n'eussiõs
sceu endurer le trot, chacun auoit vn hõme
qui menoit le sien tout bellement par

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la bride. Dauantage parce qu'à ce commẽ
cement, il nous fallut comme renouueller
nos corps, nous n'estiõs pas seulemẽt
aussi enuieux de tout ce qui no9 venoit à
la fantasie, qu'on dit que sõt les fẽmes qui
chargẽt d'ẽfant, dequoy, si ie ne craignois
d'ennuyer les lecteurs, i'alleguerois des
exemples estranges, mais aussi aucuns eu
rent le vin tellement à desgout qu'ils furent
plus d'vn mois sans en pouuoir sen-
Nature en
uieuse se
renouuellant.

tir, moins gouster. Et pour la fin de nos
miseres, quãd nous fusmes arriuez à Nan
tes, comme si tous nos sens eussẽt esté en-
Sourdité
& debilitè
de veue cau
sees de famine.

tieremẽt renuersez, nous fusmes enuiron
huit iours oyans si dur & ayans la veuë
si offusquee que nous pensions deuenir
sourds & aueugles: toutesfois quelques
excellens docteurs, medecins, & autres
notables personnages qui nous visitoyẽt
souuent en nos logis, nous secoururent
si bien, que tãt s'en faut pour mon particulier
qu'il m'en soit demeuré quelque
reste qu'au contraire dés enuirõ vn mois
apres ie n'entendis iamais plus clair, ni
n'eu meilleure veuë: vray est que pour
l'esgard de l'estomach, ie l'ay tousiours
eu depuis fort foible & debile: tellement
qu'ainsi que i'ay tantost touché, la rechar
ge que i'eu il y a enuirõ quatre ans, durãt
le siege & la famine de Sancerre estant in
teruenuë, ie puis dire que ie m'ẽ sentiray

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toute ma vie: ainsi apres auoir vn peu reprins
nos forces à Nãtes, ou cõme i'ay dit
nous fusmes fort biẽ traitez, chacũ print
party & s'en alla ou il voulut.

Ne reste plus pour mettre fin à la presente
histoire sinon, scauoir que deuindrent
les cinq de nostre compagnie, lesquels,
ainsi qu'il à esté dit ci dessus, apres
le premier naufrage que nous cuidasmes
faire s'en retournerent en la terre d'Ame
rique: & voici par quel moyen il a esté
sceu. Certains personnages dignes de foy
que nous auiõs laissez en ce pays là, d'ou
ils reuindrẽt enuiron quatre mois apres
nous: ayans rencontré le sieur du Pont à
Paris, ne l'assurerent pas seulement qu'à
leur grand regret auoyẽt esté spectateurs
quand Villegagnon à cause de l'Euangile
en fit noyer trois au Fort de Colligni: assauoir
Pierre Bourdon, Iean du Bordel,
& Mathieu Vernueil, mais outre cela ayãs
rapporté par escrit tant leur confession
de foy que toute la procedure que Villegagnon
tint contre eux, ils la baillerent
audit sieur du Pont, duquel ie la recouuray
aussi bien tost apres. Tellement que
ayant veu par là, cõme pendant que nous
soustenions les flots & orages de la mer,
ces fideles seruiteurs de Iesus Christ enduroy
ent les tourmens voire la mort que
leur fit souffrir Villegagnon, me ressouuenant


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(ainsi qu'il à esté veu ci dessus) que
moy seul de nostre compagnie estois ressorti
de la barque, dãslaquelle ie fus tout
prest de m'en retourner auec eux: comme
i'eu matiere de rendre grace à Dieu de
ceste mienne particuliere deliurance, aus
si me sentant sur tous autres obligé, d'auoir
soin que la confession de foy de ces
trois bons personnages fut enregistree
au Catalogue de ceux qui de nostre tẽps
ont constamment enduré la mort pour le
tesmoignage de l'Euãgile, dés ceste mesme
annee 1558. ie la baillay à Iean Crespin
Imprimeur, lequel, auec la narration
de la difficulté qu'ils eurent d'aborder
la terre des Sauuages apres qu'ils nous
eurent laissez l'insera au liure des martirs
auquel ie renuoye les lecteurs: car n'
voyez
le. 5. li.
au tit.
desma.
de l'Ameriq.

eust esté la raison susdite, ie n'ẽ eusse fait
ici aucune mention. Neantmoins ie diray
encores ce mot qu'atendu que Villegagnõ
a esté le premier quia respandu le sang
des enfans de Dieu en ce pays nouuellement
cogneu, qu'à bon droit, à cause de
ce cruel acte, quelqu'vn la nõméle Cain
de l'Amerique.

Pour conclusion puis comme i'ay mõstré
en la presente histoire, que non seule
ment en general mais aussi en particulier
i'ay esté deliuré de tant de sortes de dan
gers, voire de tant de gouffres de morts


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ne puis ie pas biẽ dire auec ceste sainte fẽ
me mere de Samuel que i'ay experimenté
1. Sam.
2. 6.

l'Eternel estre celuy qui fait mourir & fait
viure? qui fait descendre en la fosse & en
fait remonter? ouy certainement ce me
semble aussi à bõnes enseignes qu'hõme
qui viue pour le iourd'huy: & toutesfois
si cela appartenoit à ceste matiere, ie
pourrois encores adiouster que par sa bõ
té infinie, il m'a retiré de beaucoup d'autres
destroits par ou i'ay passé. Voi la en
somme ce que i'ay obserué, tant sur mer
en allant & retournant en la terre du Bre
sil dite Amerique, que parmi les Sauuages
habitãs en ce pays là, lequel pour les
raisons que i'ay amplemẽt deduites peut
bien estre appelé mõde nouueau à nostre
esgard. Ie scay bien toutesfois qu'ayant
si beau suiet ie n'ay pas traité les diuerses
matieres que i'ay touchees, d'vn tel stile
ne d'vne façõ si graue qu'il falloit: mesme
entre autre chose, ie confesse auoir quelques
fois trop amplifié vn propos qui de
uoit estre coupé court: & au contraire tõ
bant en l'autre extremité, i'en ay touché
trop brefuement, qui deuoyent estre deduitsplusau
lõg. Surquoy pour suppleer
ces deffauts du langage, ie prie derechef
les lecteurs, qu'en considerãt combien la
pratique du contenu en ceste histoire m'a
esté dure & grie fue, ils reçoiuent ma bonne

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affection en payement. Or au Roy
des Siecles immortel & inuisible, à Dieu
seul sage soit honneur & gloire eternellement
Amen.