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CHAP. XVIII.

Ce qu'on peut appeler Loix & Police ciuile
entre les Sauuages: Comment ils traitent
& recoyuent humainement leurs amis qui les
vont visiter: & des grands pleurs que les femmes
font à leur arriuee & bien venue.

Qvant à la Police de nos
Sauuages, c'est vne chose in
croyable, & qui ne se peut
dire sans faire honte à ceux
qui ont les loix diuines &


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humaines comme estans seulement con-
Saunages
viuans en
vnion.
duits par leur naturel, quelque corrompu
qu'il soit, s'entretiennent & viuent si
bien en paix les vns auec les autres. I'enten
chacune nation entre elle mesme,
ou celles qui sont alliees par ensemble:
car quant aux ennemis, il a esté veu comment
ils sont traitez. Que si toutesfois il
aduient que quelques vns querellent (ce
qui se fait si peu souuent que durant pres
d'vn an que i'ay esté auec eux ie ne les ay
veu iamais debatre que deux fois) tant
s'en faut que les autres tachent de les separer
ni d'y mettre la paix, qu'aucontraire
quant les contestans se deuroyent cre
uer les yeux l'vn l'autre, sans leur rien di
re, ils les laisseront faire. Toutefois, si au
cun est blessé par son prochain, & que celuy
qui à fait le coup soit aprehendé il en
receura autant au mesme endroit de son
corps par les prochains parens de l'offen
cé: & mesmes si la mort s'en ensuit ou
qu'il soit tué sur le champ, les parens du
deffunct feront semblablement perdre la
Quelle punition
des
homicides
entre les
Sanuages
vie au meurtrier. Bref pour le dire en vn
mot, vie pour vie, œil pour œil, dent pour
dent, &c. mais comme i'ay dit cela se voit
fort rarement entre eux.

Touchant les immeubles de ce peuple
consistans en maisons (& comme i'ay dit
ailleurs) en beaucoup plus de tresbonne


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terre qu'il n'en faudroit pour les nour
rir: quant au premier, se trouuant tel vil
lage entr'eux ou il y a de cinq à six cents
Villages &
familles des
Sanuages
comment
disposez.

personnes, encores que plusieurs habitẽt
en vne mesme maison, tant y à que chaque
famille (sans separation toutesfois
de chose qui puisse empescher qu'on ne
voye d'vn bout à l'autre de ces bastimens
ordinairement longs de plus de soixante
pas) ayant son rang à part: le mari a ses
femmes & enfans separez. Surquoy faut
noter (ce qui est aussi estrange entre ce
peuple) que les Ameriquains ne demeurans
ordinairement que cinq ou six mois
en vn lieu, emportans puis apres les gros
ses pieces de bois & grãdes herbes de Pin
Remurmẽt
des Villages
des Ameriq.


do dont leurs maisons sont faites & couuertes,
changent ainsi souuent de place
leurs villages, lesquels cependant retiennent
tousiours leurs noms anciens: de
maniere que nous en auons quelque fois
trouuez d'esloignez des lieux ou nous auiõs
esté au parauant d'vn quart ou demi
lieuë. Ce qui peut faire iuger à vn chacun
puis que leurs tabernacles sont si aisez à
transporter, que non seulement ils n'ont
hist. gen.
des Ind.
li. 2. cha.
60.

point de grands Palais esleuez (comme
quelqu'vn a escrit qu'il y a des Indiens au
Peru qui ont leurs maisons de bois si biẽ
basties qu'il y a des Sales longues de 150.
pas, & larges de 80.) mais qui plus est que

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que nul de ceste nation de Tououpinambaoults
dont ie parle, ne commence logis,
ni bastiment qu'il ne puisse voir acheuer,
voire faire & refaire, plus de vingt fois
en sa vie. Que si vous leur demãdez pourquoy
ils remuent si souuent mesnage: ils
n'ont autre responce, sinon dire qu'en
changeãt ainsid'air, ils s'en portẽtmieux,
& que s'ils faisoyent autremẽt que leurs
grands peres, ils mourroyent soudainement.
Pour l'esgard des champs & des ter
Quelles
terres ils
possedẽt en
particulier
res: chacun pere de famille en aura bien
aussi quelques arpens à part qu'il choisit
ou il veut à sa commodité pour faire
son iardin & planter ces racines, mais au
reste, de se tant soucier de partager leurs
heritages moins plaider pour planter des
bornes, afin de faire les separations, ils
laissẽt faire cela aux enterrez, auaricieux
& chiquaneurs de par deçà.

Quant à leurs meubles, i'ay ia dit en
plusieurs endroits de ceste histoire quels
ils sont: assauoir (pour en faire vn sommaire)
des lits de cotõ, qu'ils appelẽt Inis,
faits les vns en maniere de Rets ou filets
à pescher, & les autres tissus comme gros
caneuats: mais estans pour la pluspart
longs de quatre, cinq ou six pieds, & d'vne
brasse de large, plus oumoins, tous ont
deux boucles aux deux bouts faites aussi
de couton, ausquelles les Sauuages lient


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des cordes pour les attacher & pendre en
Facon de
coucher des
Sauuages

l'air à quelques pieces de bois mises en
trauers expressément pour cest effet en
leurs maisons. Que si aussi ils vont à la
guerre, ou qu'ils couchent par les bois à
la chasse, ou sur le bord de la mer, ou des
riuieres à la pescherie, ils les pendẽt lors
entre deux arbres.

Au demeurant les femmes qui ont tou
te la charge du mesnage, font force Can-

Grands
vaisscaux,
& vaisselle
de terre
fabriques
par les fem
mes.

nes & grands vaisseaux de terre pour faire
& tenir le bruuage dit Caouïn: semblablement
des pots à mettre cuire, tant de
façon ronde qu'ouale: des pesles moyen
nes & petites, plats & autre vaisselle de
terre, la quelle cõbien qu'elle ne soit guere
vnie par le dehors, est neantmoins si
bien polie & comme plombee par le dedans
de certaine liqueur blanche qui s'en
durcit, qu'il n'est possible aux potiers de
par deça de mieux accoustrer leurs poteries
de terre. Mesmes ces femmes, faisant
quelques couleurs grisastres propres à ce
la, auec des pinceaux font mille petites
gentilesses, comme guilochis, lacs d'amours,
& autres droleries au dedans de
ces vaisselles de terre, principalement en
celles ou lon tient la farine & les autres
viãdes: de faço qu'on est serui assez hõne
stemẽt: voire diray plus que ne sont ceux
qui seseruẽt de vaisselle de bois par deçà.

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Vray est qu'il y a cela de defaut en ces
peintresses: e'est qu'ayans fait auecleurs
pinceaux ce qui leur sera venu en la fanta
sie, si vous les priez puis apres d'en faire
de la mesme sorte, parce qu'elles n'ont
point d'autre proiet, pourtrait, ni cray on
que la quinte essence de leur ceruelle qui
trote, elles ne sauroyẽt cõtrefaire le premier
ouurage: tellement que vous n'en
verrez iamais deux de mesme facon.

Au surplus, cõme i'ay touché ailleurs,
nos Sauuages ont des Courges & autres

Tasses &
Vasesfaits
de fruits.
gros fruicts mipartis & creusez, dequoy
ils font tant leurs tasses à boire qu'ils ap
pelent Couĩ, qu'autres petits vases dõt ils
se seruent à autre vsage. Semblablement
Coffins &
paniers.
certaines sortes de grãds & petits coffins
& paniers faits & tissus fort propremẽt,
les vns de Iõcs, & les autres d'herbes iaunes
comme gli ou paille de froment, lesquels
ils nomment Panacon, & tiennẽt la
farine & ce quileur plaist dedans. Touchant
leurs armes, habits de plumes, l'engin
nõmé par eux Maraca, & autresleurs
vtenciles, parce que i'en ay ia faict la description
en autre lieu, à cause de brieueté
ie n'en feray ici autre mention. Voila
donc les maisons de nos Sauuages faites
& meublees: & partant il est temps de les
aller voir au logis.

Pour donc prẽdre ceste matiere vn peu


309

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de haut, cõbien que nos Tououp. reçoyuẽt
fort humainemẽt les estrangers amis qui
Ameriq.
receuans
humairument
les
estrangers

les vont visiter, si est ce neãtmoins que les
François & autres de par deca qui n'entẽ
dent pas leur langage se trouuent du cõmencement
merueilleusement estonnez
parmi eux. Et de fait la premiere fois que
ie les frequentay, qui fut trois semaines
apres que nous fusmes arriuez en l'Isle
de Villegagnõ qu'vn Truchemẽt me mena
auec luy en terre ferme en 4. ou 5. villages:
quand nous fusmes arriuez au premier
nommé Yabouraci en lãgage du païs,
& par les Frãçois Pepin (à cause d'vn Nauire
qui y chargea vne fois dont le maistre
s'appeloit ainsi) lequel n'estoit qu'à
Plaisant
disceurs
surce'qui
aduini à
l'auoeur la
premiere
foisqu'ilfut
parmi les
Sauuages.

deux lieuës de nostre Fort: me voyãt tout
incontinent enuironné des Sauuages, qui
me demandoyẽt Marapé-derere, Marapé-derere,
c'est à dire comment as tu nom,
comment as tu nom (à quoy pour lors ie
n'entendois que le haut Alemand) & au
reste l'vn prenãt mõ chapeau qu'ilmit sur
sa teste, l'autre mon espee & ma ceinture
qu'il ceignit sur son corps tout nud l'autre
ma cazaque qu'il vestit: eux, di-ie,
m'eslourdissans de leurs crieries, courans
de ceste façon parmileur village auec mes
hardes, nõ seulemẽt ie pensois auoir tout
perdu, mais aussiie ne sauois ou i'ẽ estois.
Mais comme l'experience memõstra pluplusieurs

310

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fois depuis, ce n'estoit que faute
de sauoir leur maniere de faire: car faisãt
de mesme à to9 ceux qui les visitẽt, & prin
cipalemẽt à ceux qu'ils n'ont point encor
veus, apres qu'ils se sõt vn peu ainsi iouez
des besongnes qu'ils ont prinses, ils rapportẽt
& rendẽt le tout à ceux à qui elles
appartiennent. La dessus le Truchement
m'ayant aduerti qu'ils desiroyẽt sur tout
de sauoir mon nom, mais que de leur dire
Pierre, Guillaume ou Iean, eux ne le pou
uans pronõcer ni retenir (cõme de fait au
lieu de dire Ieã il disoyẽt Nian) il me falloit
accommoder de leur nommer quelque
chose qui leur fut cogneuë: cela (cõme
il me dit) estant si bien venu à propos
que mon surnom Lery signifie vne Huitre
en leur langage, ie leur di que ie m'ap
Nom de
l'Autheur
en langage
Sauuage.
pelois Lery-oussou: c'est à dire, vne grosse
Huytre. Dequoy eux se tenans bien satis
faicts, auec leur admiration Teh! se prenans
à rire, dirent: vrayement voila vn
beau nom, & n'auions point encores veu
de Mair, c'est à dire, de François qui s'ap
pelast ainsi. Et de fait ie puis dire que iamais
Circé ne metamorphosa homme en
vne si belle huytre, ne qui discourut si biẽ
auec Vlysses que i'ay depuis ce tẽps la fait
auec nos Sauuages. Surquoy faut noter
qu'ils ont la memoire si bõne, que si tost
que quelcũ leur a vne fois dit sõ nõ quãd

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par maniere de dire ils seroyent cent ans
apres sans le reuoir, ils ne l'oublieront
iamais: ie diray tantost les autres ceremo
nies qu'ils obseruẽt à la receptiõ de leurs
amis qui les vont voir. Mais pour le present
poursuyuãt à reciter vne partie des
choses notables qui m'aduinrent en mon
premier voyage parmi les Tououp. le Tru
chemẽt & moy, qui dés ce mesme iour pas
sans plus outre fusmes coucher en vn autre
village nommé Euramiri (les Frãçois
l'appelent Goset à cause d'vn Truchemẽt
ainsi nommé qui s'y estoit tenu) trouuans
sur le soleil couchãt q͂ nous y arriuasmes,
les Sauuages dãsãs & acheuãs de boire le
Caouin d'vn prisonnier qu'ils auoyẽt tué
n'y auoit pas six heures, duquel nous vismes
les pieces qui cuisoyẽt sur le Boucan,
ne demãdez pas si à ce cõmencemẽt ie fus
estõné de voir telle tragedie: toutefois cõ
me vous entendrez cela ne fut riẽ au prix
de la peur que i'eu bien tost apres. Cõme
dõc nous fusmes entrez en vne maisõ de
ce village, & selõ la mode du païs, nous estãs
assis chacun dãs vn lict de cotõ pẽdu
en l'air: apres que les fẽmes (à la maniere
que ie diray ci apres) eurent ploré, & que
le vieillard Maistre de la maisõ eut fait sa
harãgue à nostre bien venue, le Truchemẽt,
à qui nõ seulemẽt ces façons de faire
des Sauuages n'estoyẽt point nouuelles,

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Page 312
mais qui au reste aimoit aussi bien à boire
& Caouiner qu'eux, sans me dire vn seul
mot, ni m'aduertir de rien s'en allãt vers
la grosse troupe de ces danseurs, me laissa
là auec quelques vns: tellement que
Iuste occasion
d'anoir
Peur.
moy qui estant las ne demandois qu'à reposer,
apres auoir mangé vnpeu de farine
de racine & d'autres viandes qu'on nous
auoit presentees, me rëuersay & couchay
dãs le lict de cotõ sur lequel i'estois assis.
Toutesfois outre qu'à cause du bruit
que les Sauuages, dansans & siffians toute
la nuit en mangeant le prisonnier, sirent
à mes oreilles ie fus bien reueillé: en
cores l'vn d'entre eux auec vn pied d'iceluylcuit
& boucané qu'il tenoit en sa main,
s'approchant de moy me demandant (cõme
ie sceu depuis car ie ne l'entẽdois pas
lors) si i'en voulois manger, par ceste con
tenance me donna vne telle frayeur, que
il ne faut pas demander si i'en perdi toute
enuie de dormir. Et de fait pensant que
veritablement par ce signal & monstre de
ceste chair humaine qu'il mangeoit, me
menassant il me dist & voulust faire entẽdre
que ie serois ainsi accommodé: ioint
comme vn doute en engendre vn autre,
que ie soupçonnay tout aussi tost que le
Truchement m'ayãt trahi de propos deliberé
m'auoit abandonné & liuré entre
les mains de ces Barbares, si i'eusse veu

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quelque ouuerture pour pouuoir sortir
de là & m'enfuir, ie ne m'y fusse pas feint.
Mais me voyant enuirõné de toutes pars
de ceux desquels ignorant l'intẽtion (car
ils ne pensoyent rien moins qu'à me mal
faire) ie croyoys fermemẽt & m'attendois
deuoir estre mangé: en inuoquant Dieu
en mõ cœur, toute ceste nuit là, ie laisse à
pẽser à ceux qui cõprendrõt bien ce que
ie di, & qui se mettrõt en ma place, si elle
me sẽbla lõgue. Or le matin venu que mõ
Truchemẽt, lequel en d'autres maisõs du
village auoit riblé toute la nuit auec les
friponniers de Sauuages, mevint retrouuer,
me voyant, comme il me dit, non seu
lement blesme & fort deffait de visage,
mais aussi presque en la fieure, me demãdant
si ie me trouuois mal, & si ie n'auois
pas bien reposé: apres qu'encores tout
esperdu que iestois ie luy eu respõdu en
colere qu'on m'auoit voirement bien gar
dé de dormir, & qu'il estoit vn mauuais
homme de m'auoir laissé de ceste façon
parmi ces gens que ie n'entendois point:
ne me pouuãt r'asseurer, ie le priay qu'en
diligence nous nous ostissions de là. Luy
la dessus m'ayant dit que ie n'eusse point
de crainte, & que ce n'estoit pas à nous
qu'on en vouloit, apres qu'il eut le tout
recité aux Sauuages, lesquels s'esiouissans
de ma venue me pensans caresser n'auoyẽt

414

Page 414
bougé d'aupres de moy toute la nuit, eux
ayans dit aussi qu'ils s'estoyent aucunemẽt
apperceus que i'auois eu peur d'eux
& qu'ils en estoyent bien marris, ma consolation
fut (selon qu'ils sont grãds gaus
seurs) vne risee qu'ils firẽt de ce que sans
y penser ils me l'auoyent baillee si belle.
Le Truchement & moy fusmes encores
de là en quelques autres villages, mais
me contentant d'auoir recité ce que dessus
pour eschantillon de ce qui m'aduint
en mon premier voyage parmi les Sauua
ges, ie poursuyuray à la generalité.

Pour dõcques declarer les ceremonies
que les Tououpinamboults, obseruent à la
reception de leurs amis qui les vont visiter.
Il faut en premier lieu, si tost que le
voyager est arriué en la maison du Mous
sacat,
cest à dire bõ pere de famille qui dõ
ne à manger aux passans qu'il aura choisi
pour son hoste (ce qu'il faut faire en chacun
village ou l'on frequente, & sur peine
de le facher quand on y arriue n'aller pas
premieremẽt ailleurs) que s'asseãt dãs vn
lict de coton pendu en l'air il y demeure
quelque peu de tẽps sans dire mot. Apres
cela les femmes venãs à l'ẽtour du lict, sa

Ameriquaines
plo
rans la bien
venue
croupissãs, les fesses cõtre terre, & tenãs
les deux mains sur leurs yeux, en plorans
de ceste façon la bien venuë de celuy dõt
sera qu'estion, elles diront milles choses
à sa louange.



No Page Number
[ILLUSTRATION]

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Page 316

Comme pour exemple: tu as pris tant
de peine à nous venir voir: tu es bon: tu
es vaillãt: & si c'est vn François, ou autre
estranger de par deçà, elles adiousteront:
tu nous as apporté tant de belles besongnes,
dont nous n'auons pointen ce pays:
bref, comme i'ay dit, elles en iettant de
grosses larmes tiendront plusieurs tels
propos d'aplaudislemẽs & flatteries. Que

Contenance
du voya
ger.
si au reciproque le nouueau venu assis
dans le lict leur veut agreer: en faisant
bonne mine de son costé s'il ne veut plorer
tout a fait, (comme i'en ay veu de nostre
nation qui oyant la brayerie de ses
femmes aupres d'eux estoyent si veaux
d'en venir iusques là) pour le moins
leur respondant iettãt quelques souspirs
faut il qu'il en face semblant. Ceste premiere
salutation faite ainsi de bonne gra
ce par ces fẽmes Ameriquaines, le Moussacat,
c'est à dire vieillard maistre de la
maison, lequel aussi de sa part aura esté
vn quart d'heure sans faire semblant de
vous voir (caresse fort contraire à nos em
brassemens, accollades, baisemens & touchemẽs
à la main à l'arriuee de nos amis)
Moussacat.

receuant
son haste.
venant lors à vous: vous dira, premierement
Ere-ioubé, cest à dire és tu venu? puis
comment te portes tu? que demandes tu?
& c. à quoy il faut respondre selon que
verrez ci apres an colloque de leur

317

Page 317
langage. Cela fait il vous demandera si
vous voulez manger, que si vous respondez
qu'ouy, il vous fera soudain apprester
& apporter dans de belle vaisselle de
terre tãt de la farine qu'ils mãgẽt au lieu
de pain, que des venaisons, volailles, pois
sons, & autres viandes qu'il aura: mais
parce qu'ils n'ont tables, bancs, ni scabelles,
le seruice se fera à belle terre deuant
vos pieds: quant au bruuage si vous voulez
du Caouïn & qu'il en ait de fait il
vous en baillera aussi. Semblablement
apres que les femmes ont pleuré aupres
du passát, afin d'auoir de luy des peignes,
mirouers, ou petites patenostres de verre
qu'on leur porte pour mettre à l'entour
de leur bras, elles luy apporteront
des fruits, ou autre petit present des cho
ses de leur pays.

Que si au surplus on veut coucher au
village ou on est arriué, le vieillard non
seulement fera tendre vn beau lict blanc,
mais encore outre cela (combien
qu'il ne face pas froid en leur pays,)
à cause de l'humidité de la nuit & à leur
mode, il fera faire trois ou quatre petis
feus à l'entour du lict, lesquels seront
souuent ralumez la nuit auec certains pe
tis ventaux qu'ils appellent Tatapecoua,
faits de la façon des contenances que les
Dames de par deçà tiennent deuãt elles


318

Page 318
aupres du feu de peur qu'il ne leur gaste
la face. Mais puis qu'en traitant de la police
des Sauuages ie suis tombé à parler
du feu, lequel ils appellent Tata, & la fumee
Tatatin, ie veux aussi declarer l'inuẽ
Sauuages
pourquoy
aimäsprin
cipalemẽt
le feu: &
l'inuention
à nous incogneue

qu'ils ont
d'en faire.
tion gentille & incognue par deçà qu'ils
ont d'enfaire quãd il leur plaist. D'autant
dõcques qu'aymãs fort le feu ils ne demeu
rẽtgueres en vn lieu sans en auoir, princi
palemẽt la nuit qu'ils craignẽt merueilleusemẽt
d'estre surprins d'Aygnan, c'est
à dire du malin esprit lequel comme i'ay
dit ailleurs les bat & les tourmente souuent:
soit qu'ils soyent par les bois à la
chasse ou sur le bord des eaux à la pesche
rie, ou ailleurs par les cbãps: au lieu que
nous nous seruons à cela de la pierre &
du fusil dont ils ignorent l'v sage, ayansen
recompence en leurs pays de deux certai
nes especes de bois, dõt l'vn presque aussi
tendre que s'il estoit à demi pourri, &
l'autre au contraire aussi dur que celuy
dequoy nos cuisiniers font des lardoires:
quant ils veulẽt allumer du feu, ils les accommodent
de ceste sorte. Premieremẽt
apres qu'ils ont aprimé & rẽdu aussi poin
tu qu'vn fuseau par l'vn des bouts vn baston
de ce dernier, de la longueur d'enuiron
vn pied, plantant ceste pointe au milieu
d'vne piece de l'autre, que i'ay dit estre
fort tendre, laquelle ils couchẽt tout

303

Page 303
à plat contre terre, ou la tiennent sur vn
tronc, ou grosse busche, en façon de potẽce
renuer see: tournãt puis apres fort sou
dainement ce baston entre les deux paumes
de leurs mains, comme s'ils vouloyẽt
forer & percer la piece de dessous de part
en part, il aduient que de ceste, roide agitation
de ces deux bois qui sont ainsi
comme entrefichez l'vn dans l'autre, il
sort non seulement de la fumee, mais aus
si vne telle chaleur qu'ayans du coton, ou
des fueilles d'arbres bien seches toutes
prestes (ainsi qu'il faut auoir par deça le
drapeau bruslé ou autre esmorce aupres
du fusil) le feu si emprend si bien que i'asseure
ceux qui m'en voudront croire, en
auoir moy mesme fait de ceste façon: Nõ
pas cependant que pour cela ie vueille di
re moins croire ou faire acroire ce que
quelqu'vn a mis en ses escrits: assauoir
que les Sauuages de l'Amerique (qui sont
Theuet
des sing.
de l'Am.
c. 53.

ceux dont ie parle à present) auant ceste in
uention de faire feu seichassent leurs viãdes
à la fumee: car tout ainsi que ie tien
ceste maxime de Philosophie tournee
en prouerbe estre tres vray, assauoir
qu'il n'y a point de feu sans fumee: aussi
par le contraire estime-ie celuy n'estre
pas bon naturaliste qui nous veut
faire accroire qu'il y a de la fumee
sans feu. I'entend de la fumee laquelle

320

Page 320
comme celuy dont ie parle veut donner à
entendre, puisse cuire les viandes: tellement
que si pour solution il vouloit aleguer
qu'il a entendu parler des vapeurs
& exhalations, la responce sera, attendu
que tant s'en faut qu'elles les puissent seicher,
qu'au contraire, fust chair ou poisson,
elles les rendroyẽt plustost moites &
humidcs que c'est se moquer du monde.
Partãt puis q͂ cest aucteur tant en sa Cosmog.
qu'ailleurs, se plaind si souuent de
ceux lesquels ne parlãs pas à son gré des
matieres qu'il a touchees, il dit n'auoir
pas biẽ leu ses escrits, ie prie les lecteurs
d'y biẽ noter le passage ferial que i'ay coté
de sanouuelle & chaude fumee, laquelle
ie luy renuoye en son cerueau de vent.
Retournãt dõc à parler du traitemẽt que
les Sauuages font à ceux qui les vont visiter:
apres qu'en la maniere que i'ay dit
leurs hostes ont beu & mangé, se sont reposez,
& ont couché en leurs maisõs, s'ils
Faconde
contenter
son hoste en
l'Ameriq
sont honnestes, ils baill ent ordinairemẽt
des cousteaux, des cizeaux, ou pincettes
à arracher la barbe aux hommes: aux fem
mes des peignes & des miroirs: & encores
aux petits garçons des haims à pescher.
Que si au reste on a afaire de viures
ou autres choses de ce qu'ils ont, ayant
demandé que c'est qu'ils veulẽt pour cela,
quãd on leur a baillé ce dequoy on sera

321

Page 321
cõuenu, on le peutemporter & s'ẽ aller.
Au surplus parce (cõme i'ay dit ailleurs)
que n'ayans cheuaux, Asnes, ni autres bestes
qui portent ou qui charrient en leur
pays la façon ordinaire est qu'il y faut aller
à beaux pieds sans lãce, toutefois si les
passans estrãgers se trouuẽt las, en presen
tans vn cousteau ou autres choses aux
Sauuages, prompts qu'ils sont à faire plai
sir à leurs amis, ils s'offriront pour les
Sauuages
prompts à
faire plaisir
portent
les estrangers
sur
leur col.

porter. Et de fait il y en a eu tels qui nous
ayans mis la teste entre les cuisses, nos
iambes pendantes sur leurs ventres, nous
ont ainsi portez sur leurs espaules plus
d'vne grãde lieuë sans se reposer: de façõ
que si pour les soulager nous les vouliõs
quelques fois faire arrester, eux se mocquans
de nous disoyent en leur langage:
& comment pensez vous que nous soyõs
femmes, ou si lasches de cœur, que
nous puissions defaillir sous le faix? Plu
stost me dit vne fois vn qui m'auoit fur
son col, ie te porterois tout vn iour sans
cesser d'aller: tellemẽt que nous autres de
nostre costé rians à gorge desployee sur
ces Traquenards à deux pieds, les voyãs
Traquenards
à
deux pieds

si bien deliberez, en leur applaudissans &
mettans encores, comme on dit, dauantage
le cœur au ventre, leurs disions: allons
doncques tousiours.

Quant à leur charité naturelle, se distri


322

Page 322
Sauuages
naturellement
chari
tables.
buans & faisans iournellement presens
les vns aux autres des venaisons, poissõs,
fruits, & autres biens qu'ils ont en leur
pays, ils l'exercent de telle façon, que nõ
seulement vn Sauuage, par maniere de di
re, mourroit de honte s'il voyoit aupres
de soy son prochain, ou son voisin auoir
faute de ce qu'il a en sa puissance, mais
aussi, comme ie l'ay experimenté, ils vsent
de la mesme liberalité enuers les estrangers
leurs alliez. Pour exemple dequoy
ie diray que ceste fois (ainsi que i'ay
ia touché au dixieme chapitre) que deux
Frãçois & moy nous estãs esgarez par les
bois, cuidasmes estre deuorez d'vn gros
& espouuãtable Lezard, ayans outre cela
l'espacede deux iours & d'vne nuit que
nous demeurasmes perdus enduré grand
faim, nous estans finalement retrouuez
en vn village nommé Pauo, ou nousauiõs
esté d'autres fois, il n'est pas possible d'estre
mieux receu que nousfusmes des Sau
uages de ce lieu là. Car en premier lieu,
nous ayans ouy raconter les maux que
nousauions endurez: mesme le danger ou
nous auions esté destre nonseulement de
uorez des bestes cruelles, mais aussi d'estre
prins & mãgez des Margaias, nos en
nemis & les leurs, de la terre desquels
(sans y penser) nous nous estions approché
bien pres: parce di ie qu'outre cela

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passans par les deserts, les espines nous
auoyent bien fort esgratinez, eux nous
voyans en tel estat en prindrent si grand
pitié, qu'il faut qu'il m'eschape de dire
que les receptiõs hipocritiques de ceux
de par deçà qui n'vsent que du plat de la
langue pour la consolation des affligez,
est bien esloignee de l'humanité de ces
gens, lesquels neantmoins nous appellõs
barbares. Pour dõcques venir à l'effet, apres
qu'auec de belle cau claire qu'ils fu-
Exemplene
table de
l'humanité
des Sauua
ges.

rent querir expres, ils eurent commencé
par là (qui me fit resouuenir de la façon
des Anciens) de lauer les pieds &
les iambes de nous trois François qui estions
assis chacun en vn lict à part, les
vieillards qui dés nostre arriuee auoyent
donné ordre qu'on nous apprestast à man
ger, mesmes ayans commandé aux femmes
qu'en diligence elles nous fissent de
la farine tendre (de laquelle comme i'ay
dit ailleurs, i'aimerois autant manger
que du molet de pain blanc tout chaut)
nous voyãs vn peu refraischis nous firent
aussi tost seruir à leur mode de force
bonnes viandes, comme de venaisons,
volailles, poissons, & fruits exquis
dont ils ne manquent iamais.

Dauãtage le soir venu, afin que nous re
posissions plus à nostre aise, le vieillard
nostre hoste, ayant fait oster tous les enfans


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d'aupres de nous, le matin à nostre
resueil nous dit: & biẽ Atour-assats: (cest
à dire parfaits alliez) auez vous bien dormi
ceste nuit? Aquoy luy estant fait responce
que fort bien, il nous dit: reposez
vous encores mes enfans, car ie vis bien
hier au soir que vous estiez fort las. Bref
il m'est malaise d'exprimer la bonne
chere qui nous fut faite lors par ces Sauuages,
lesquels à la verité, pour le dire en
vn mot, firent en nostre endroit ce que
act. 28. 1. 2.
saint Luc ditaux Actes des Apostres, que
les Barbares de l'Isle de Malte pratiquerent
enuers saint Paul, & ceux qui estoyent
auec luy apres qu'ils eurent eschappé
le naufrage dont il est la fait mẽtion.
Or parce que nous n'allions point
par pays que nous n'eussions chacun vn
sac de cuir plein de mercerie, qui nous ser
uoit au lieu d'argent pour conuerser par
mi ce peuple, au departir de là, nous bail
lasmes ce qu'il nous pleut: assauoir comme
i'ay tantost dit que c'est la coustume,
des cousteaux, cizeaux, & pincettes aux
bons vieillards: des peignes mirouers &
bracelets de boutons de verre aux femmes:
& des hameçons à pescher aux petis
garçons.

Surquoy aussi afin que ie face
mieux entendre combien ils font cas
de ces choses: ie reciteray que moy estant


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vn iour en vn village, mo Moussacat, c'est
a dire celuy qui m'auoit receu chez soy,
m'ayant prié de luy monstrer tout ce que
i'auois dans mon Caramento, c'est à dire
dans mon sac de cuir, apres qu'il m'eut
fait apporter vne belle grande vaisselle de
Recit mõstrant
com
bien ils esti
ment les
cousteaux
& autres
marchãdises


terre dans laquelle i'arengeay tout mon
cas: luy s'esmerueillant de voir cela, appelant
soudain tous les autres Sauuages
leur dit: ie vous prie mes amis de considerer
quel personnage i'ay en ma maison:
car puis qu'il a tant de richesses ne
faut il pas bien dire qu'il soit quelque
grand Seigneur? Et cependant comme ie
dis en riãt cõtre vn miencõpagnon qui estoit
auec moy, tout ce que ce Sauuage estimoit
tant, qui estoit en somme cinq ou
six cousteaux emmanchez de diuer ses façõs,
autãt de peignes, deux ou trois grãds
mirouers, & autres petites besongnes,
n'eust pas vallu deux testons dans Paris.
Partant suyuant ce que i'ay dit ailleurs,
qu'ils aiment ceux qui sont liberaux, me
voulant encores moy mesme plus exalter
qu'il n'auoit fait, ie luy baillay gratuitemẽt
& publiquement deuant tous le plus
grãd & plus beau de mes cousteaux, du quel
de fait il fit autant de cõte que feroit quel
qu'vn en nostre France, auquel on auroit
fait present d'vne chained'or de la valeur
de cent escus.


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Que si vous demandez maintenãt plus
outre, sur la frequentation des Sauuages
de l'Amerique dont ie traite maintenant:

Sauuages
loyaux à
leurs amis
assauoir si nous nous tenions bien asseurez
parmi eux, ie respond que tout ainsi
qu'ils haissent si mortellement leurs ennemis,
que comme vous auez entendu ci
deuant, quand ils les tiennent, sans a utre
composition ils les assommẽt & mangẽt:
par le contraire ils aiment tant estroitement
leurs amis & confederez, tel que
nous estions de ceste nation nõmee Tououpinambaoults,
que plustost pour les garẽ
tir, & auant qu'ils receussent aucun desplaisir
ils se feroyent mettre en cent mille
pieces, ainsi qu'on parle: tellement que
les ayant experimentez, ie me fierois, &
me tenois lors plus à seurté entre ce peu
ple que nous appellons Sauuages, que ie
ne ferois maintenant en quelques endroits
de nostre France auec les François
desloyaux & degenerez: ie parle de ceux
qui sont tels: car quant aux gens de bien,
dont par la grace de Dieu le Royaume
n'est pas vuide, ie serois bien marry de
toucher à leur honneur.

Toutesfois, afin que ie dise le pro
& le contra de ce que i'ay congneu estant
parmi nos Ameriquains, ie reciteray encores
vn fait contenant la plus grande


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apparence de danger ou ie me sois iamais
Discours

veu entre eux. Nous estans doncques vn
iour inopinément rencontré six François
en ce beau grand village D'ocarantin duquel
i'ay ia plusieurs fois fait mention ci
dessus, distant de dix ou douze lieues de
nostre Fort, ayans resolus d'y coucher,
nous fismes partie à l'arc, trois contre
trois pour auoir tant des poulles d'Indes
qu'autre chose pour nostre souper.
Tellement qu'estant aduenu que ie fus
des perdans, comme ie cerchois des volailles
à acheter parmi le village, il y eut
vn de ses petis garçons François que i'ay
dit du commencement que nous auions
menez dãs le Nauire de Rosee pourapprẽ
dre la langue) lequel se tenoit en ce village
qui me dit: voila vne belle & grasse cane
d'Inde, tuez la vous en serez quitte en
la payant: ce que (parce que nous auions
souuent ainsi tué des poulles en d'autres
villages dont les Sauuages enles cõtentãs
ne s'estoyent point fachez) n'ayant point
fait difficulté de faire, apres que i'eu ceste
Cane morte en ma main ie m'en allay en
vne maison, ou presques tous les Sauuages
de ce lieu estoyent assemblez pour
Caouiner.

Ainsi ayant la demandé à qui
estoit la Cane afin que ie luy payasse,
il y eut vn vieillard, lequel


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se presentant auec vne assez mauuaise
trongne, me dit, c'est à moy. Que veux tu
que ie t'en donne luy di-ie? vn cousteau,
respondit-il: auquel sur le champ en ayãt
voulu bailler vn, quand il l'eut veu il dit,
i'en veux vn plus beau: ce que sans repliquer
luy ayãt presenté, il dit qu'il ne vouloit
point encores de cestuy là. Que veux
tu donc, luy di-ie que ie te donne? vne ser
pe dit-il. Mais parce qu'outre que cela
estoit vn pris du tout excessif en ce pays
là, de donner vne serpe pour vne cane, ie
n'en auois point pour lors, ie luy dis qu'il
se contentast s'il vouloit du second cousteau
que ie luy presentois, & qu'il n'en
auroit autre chose. Mais la dessus le Truchement
qui cognoissoit mieux leur façõ
de faire (combien qu'en ce fait là il fust
aussi bien trompé que moy) me dit, il est
biẽ faché, & quoy que s'en soit il luy faut
trouuer vne serpe. Parquoy en ayant emprunté
vne du garson dõt i'ay parlé, quãd
ie la voulu bailler à ce Sauuage, il en fit
derechef plus de refus qu'il n'auoit fait
auparauant des cousteaux: de façon que
mefachant de cela, pour la troisieme fois,
ie luy dis: que veux tu donc de moy? A
quoy furieusement il repliqua, qu'il me
vouloit tuer comme i'auois tué sa Cane:
car, dit-il, parce qu'elle a esté à vn mien
frere qui est mort, ie l'aimois plus que

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chose que i'eusse. Et de fait de ce pas mõ
homme s'en alla querir vne espee, ou plu
stost grosse massue de bois, de cinq à six
pieds de long, & s'en reuenant tout soudain
vers moy, il continuoit tousiours
de dire qu'il me vouloit tuer. Qui fut dõc
bien esbahi ce fut moy: & toutesfois, cõme
il ne faut pas faire le chien couchant,
(comme on parle) ni le craintif entre ceste
nation, il ne falloit pas que i'en fisse semblant.
La dessus le Truchement qui estant
assis dans vn lict de couton pendu entre
le querelleur & moy, m'aduertissant de
ce que ie n'entẽdois pas, me dit: dites luy
tenant vostre espee au poing, & luy monstrant
vostre arc & vos flesches, à qui il
pense auoir affaire? car quãt à vous, vous
estes fort & vaillant, & ne vous lairrez
pas tuer si aisément qu'il pense. Somme
faisant bonne mine & mauuais ieu, ainsi
qu'on dit, apres plusieurs autres propos
que nous eusmes ce Sauuage & moy (sans
suyuant ce que i'ay dit au commencemẽt
de ce chapitre que les autres fissent aucun
semblant de nous accorder) yure que
il estoit du Caoïtin qu'il auoit beu tout le
long du iour, s'en alla dormir & cuuer
son vin: & moy & le Truchement souper
& manger sa Cane auec nos compagnõs
qui nous attendans au haut du village, ne
sauoyent rien de nostre querelle. Or cependant,

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comme l'issue mõstra, les Tououpinambaoults
sachas bien que s'ils auoyẽt
tué vn François, la guerre irreconciliable
seroit tellement declaree entre eux
(estans ia ennemis des Portugais) qu'ils
seroyẽt priuez à iamais d'auoir de la mar
chandise, tout ce que mõ lourdaut auoit
fait n'estoit qu'en se iouãt. Et de fait s'estant
resueillé enuirõ trois heures apres,
il m'enuoya dire par vn autre Sauuage,
que i'estois son fils, & que ce qu'il en auoit
fait, n'estoit que pour m'esprouuer,
& voir à ma contenance si ie ferois bien
la guerre aux Portugais & aux Margaias
leurs ennemis. Mais cependant de mon
costé afin de luy oster l'occasion d'en faire
autant vne autre fois, ou à moy ou autre
des nostres: ioint que telles risees ne
sont pas fort plaisantes, non seulement
ie luy manday que ie n'auois que faire de
luy, & que ie ne voulois point de pere
qui m'esprouuast auec vne espee au poing
mais aussi le lendemain entrant en la mai
son ou il estoit, afin de luy faire trouuer
meilleur, ie donnay de petits cousteaux
& des haims à pescher aux autres tout
aupres de luy, qui n'eut rien. On peut
donc recueillir tant de cest exemple, que
de l'autre que i'ay recité ci dessus de mõ
premier voyage parmi les Sauuages, ou
pour l'ignorãce de leur coustume enuers

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nostre nation ie cuidois estre en danger,
que ce que i'ay dit de leur loyauté enuers
leurs amis demeure tousiours vray & fer
me: assauoir, qu'ils seroyent bien marris
de leur faire desplaisir, surquoy pour cõ
clusion de ce point, i'adiousteray que sur
tout les vieillards, qui par le passé ont eu
faute de coignees, serpes & cousteaux
(qu'ils trouuent maintenat tant propres
pour couper leur bois & faire leurs arcs
& leurs flesches) non seulement traitent
fort bien les François, mais aussi exhortent
les ieunes gens d'entre eux de faire
le semblable à l'aduenir.