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CHAP. XV.

Comment les Ameriquains traitent leurs
prisonniers prins en guerre, & les ceremonies
qu'ils obseruent tant à les tuer qu'à les mãger.

IL reste maintenant de sçauoir
commẽt les prisonniers
prins en guerre sont traitez
au païs de leurs ennemis. Incontinent
doncques qu'ils
sont arriuez, non seulemẽt ils sont nour-

Traitemẽs
des prisonniers
de
guerre.

ris des meilleures viandes qu'on peut
trouuer, mais aussi on baille des femmes
aux hommes (& non des maris aux femmes,

238

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mesmes celuy qui aura vn prisonnier
ne faisant point de difficulté de luy
bailler sa fille ou sa seur en mariage, celle
qu'il retiendra le traitera & luy administrera
tout ce qui luy sera necessaire.
Bref, combien que sans aucun terme pre
fix, selon qu'ils cognoistront les hommes
ou bons chasseurs, ou bons pescheurs, &
les femmes propres à faire les iardins ou
à aller querir des Huitres, ils les gardent
plus ou moins de temps, tant y a que finalement
apres les auoir engraissez com
me pourceaux en l'auge, auec les ceremo
nies suyuãtes ils sont assõmez & mangez.

Premierement apres que tous les villa

Assemblee
pour le mas
sacre du
prisonnier.
ges d'alentour de celuy ou sera le prison
nier auront esté aduertis du iour de l'exe
cution, hõmes, fẽmes & enfans y estãs arriuez
de toutes pars, c'est à dãser, boire &
Prisonnier
approchant
de sa fin se
mõstre plus
ioyeux.
Caouiner toute la matinee. Mesmes celuy
qui n'ignore pas q͂ telle assẽblee se faisãt
à son occasion, il doit estre dãs peu d'heu
re assommé, emplumassé qu'il sera, tãt s'en
faut qu'il en soit contristé, qu'au cõtraire
sautãt & buuãt il sera des plus ioyeux. Or
cependant apres qu'auec les autres il aura
ainsi riblé & chanté 6. ou 7. heures durant:
deux ou trois des plus estimez de la
troupe l'empoignans & le lians par le mi
lieu du corps auec des cordes de cotõ, ou
autres faites de l'escorce d'vn arbre que

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ils appellent Yuire laquelle est come celle
du Til de par deçà, sans qu'il face aucune
resistãce, combiẽ qu'on luy laisse les deux
Prisonnier
lié & pour
mené en
trophee.

bras à deliure, il sera ainsi quelque peu
de temps pourmené en trophee parmi le
village. Mais pẽsez vous qu'encores pour
cela (ainsi que feroyent les criminels par
deçà) il en baisse la teste? rien moins: car
Iactance in
croyabledu
prisonnier

aucõtraire auec vne audace & asseurance
incroyable, se vantant de ses prouësses du
passé, il dira à ceux qui le tiennẽt lié: i'ay
moy mesme, vaillant que ie suis, premierement
lié & garroté vos parens: puis en
s'exaltant tousiours de plus en plus, auec
vne contenãce de mesme, se tournant de
costé & d'autre il dira à l'vn: i'ay mãgé de
tõ pere: à l'autre i'ay assommé & Boucané
tes freres: bref, dira-il, i'ay en general tãt
mangé d'hommes & de femmes, voire des
enfans, de vous autres Tououpinambaoults
que i'ay prins en guerre que ie n'en say le
nombre: & au reste ne doutez pas que les
Margaias de la nation dont ie suis pour
venger ma mort n'en mangẽt encores cy
apres autant qu'ils en pourront attraper.

Finalemẽt apres qu'il aura esté ainsi ex
posé à la veue d'vn chacũ, les deux Sauua
ges qui le tiẽnẽt lié s'esloignãtde luy l'vn
à dextre & l'autreà senestre d'ẽuirõ trois
brasses, tenãs neãtmoins vn chacũ le bout


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de sa corde qui est de mesme longueur,
tirent lors si fermemẽt que le prisonnier
saisi cõme i'ay dit, par le milieu du corps,
estant arresté tout court, ne peut aller ni
Prisonier
arrestétout
court, se
vẽge auãt
quemourir
venir de costé ni d'autre. La dessus on luy
apporte des pierres & des tectz de vieux
pots cassez, ou de tous les deux ensemble:
puis les deux tenans les cordes, de
peur d'estre blessez, s'estans couuerts cha
cun d'vne de ces rondelles de la peau du
Tapiroussou dont i'ay parlé ailleurs, luy di
sent: venge toy auant que mourir: tellement
que iettant & ruant fort & ferme
contre ceux qui sont assemblez alentour
de luy, quelquesfois en nombre de trois
ou quatre mille personnes, ne demandez
pas s'il y en a de marquez: & de fait ie vi
vn iour en vn village nommé Sarigoy, vn
prisonnier qui de ceste façon donna si
grand coup de pierre contre la iambe d'v
ne femme que ie pensois qu'il luy eust rõ
pue. Or les pierres, & tout ce qu'en se
baissant il a peu ramasser aupres de soy,
iusques aux mottes de terre estans faillies,
celuy qui doit faire le coup ne s'estant
point monstré tout ce iour là, sortant
d'vne maison auec vne de ces grandes
espees de bois au poing, richement
decoree, de beaux & excellens plumages,
comme aussi luy en a vn bonnet, & autres
paremens sur son corps, s'approchãt

241

Page 241
lors du prisonnier il luy vse ordinaire-
Colloque
du massacreur
auec
le prisonier
qu'il doit
assommer.

ment de telles paroles. Nés tu pas de la
nation nommee Margaias qui nous est
ennemie? & n'as tu pas toy mesme tué &
mãgé de nos parens & amis? Luy plus asseuré
que iamais respond en son langage
(car les Margaias & les Tonpinemquins
s'entendent) Pa, che tan tan, aiouca atoupaué:
c'est à dire ouy ie suis tresfort & en
ay voirement tué plusieurs. Puis auec exclamatiõ
& pour faire plus de despit à ses
ennemis mettãtses mains sursa teste ils'es
crie: ô que ie ne m'y suis pas feint: ô com
bien i'ay esté hardy à assaillir & àprendre
de vos gens, dequoy i'ay tant & tant de
fois mangé, & autres propos semblables
qu'il adiouste. Pour ceste cause aussi, luy
dira l'autre, nous te tenans maintenanten
nostre puissance tu seras presentement
tué par moy, puis mangé de tous nous au
tres. Et bien respond il encore (aussi reso
Resosutiõ
merueilless
se du prisonnier
n'a
prehendãt
nullement.
la mort.

lu d'estre assommé pour sa nation que Re
gulus fut constãt à endurer la mort pour
sa republique Romaine) mes parens me
vengeront aussi. Surquoy pour monstrer
qu' encores que ces nations barbares
crai gnent fort la mort naturelle, neantmoins
tels prisonniers s'estimans heureux
de mourir ainsi publiquement au
milieu de leurs ennemis ne s'en soucient
nullemẽt, i'alegueray cest exemple. M'estant

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vn iour trouué inopinément en vn
village de la grande Isse nommé Pirauiiou
ou il y auoit vne femme prisonniere
toute preste d'estre tuee, en m'approchãt
d'elle & pour m'accõmoder à son langage
Exemple
d'vne prisonniere

mesprisant
la mort.
luy disant qu'elle se recommadast à Toupan
(car Toupan entre eux ne veut pas dire
Dieu, ains le tõnerre) & qu'elle le priast
ainsi que ie luy enseignerois: pour toute
responce hochant la teste & se moquant
de moy me dit: que me bailleras-tu & ie
feray ainsi que tu dis? Aquoy luy repliquant:
poure miserable il ne te faudra
tantost plus rien en ce monde, & partant
puis que tu crois l'ame immortelle
(ce qu'eux tous comme ie diray au chapitre
suyuant confessent) pense que c'est
qu'elle deuiendra apres ta mort: mais
elle s'en riant derechef mourut & fut assommee
de ceste façon.

Ainsi, pour continuer ce propos,
apres ces contestations, & le plus souuent
parlans encores l'vn à l'autre, celuy
qui est la tout prest pour faire ce mas
sacre, leuant sa massue de bois à deux
mains, donne du rondeau qui est au bout
de si grande force sur la teste du poure
prisonnier, que tout ainsi que les bou-

Prisonnier
iue par
terre &
assommédu
premier
coup.
chers assomment les bœufs par deçà i'en
ay veu du premier coup tomber tout
roide mort, sans remuer puis apres ne

243

Page 243
bras ne iambe. Vray est qu'estant estendu
par terre à cause des nerfs & du sang
qui se retire on les voit vn peu formiller
& trembler: mais neantmoins ceux
qui font l'execution frappent ordinairement
si droit sur le tect de la teste,
voire sauent si bien choisir derriere l'oreille,
que (sans qu'il en sorte gueres
de sang) pour leur oster la vie ils n'y retournent
pas deux fois. Aussi est-ce la
Facon de
parler des
Barbares
imitee des
Francois

façon de parler de ce pays là, laquelle
nos François auoyent desia en la bouche,
qu'au lieu que les soldats & autres en
querellant pardeçà disent maintenant
l'vn à l'autre ie te creuerray, de dire à
celuy auquel on en veut ie te casseray
la teste.

Or si tost que le prisonnier aura
esté ainsi tué, s'il auoit vne femme,
(comme i'ay dit qu'on en donne à quelques
vns) elle se mettra aupres du
corps mort & fera quelque petit dueil:
ie di nommément petit dueil, car suyuant
vrayement ce qu'on dit que fait le Cro-

Dueil ypocrite
de la
femme du
prisonnier.
mort.

codille: assauoir qu'ayant tué vn homme
il pleure aupres auant que de le
manger, aussi apres que ceste femme
aura fait quelques tels quels regrets, &
ietté quelques fenites larmes sur sonmari
mort, si elle peut ce sera la premiere qui
en mangera.

244

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Cela fait les autres femmes, & principale-
Corps mort
du prisonnier
eschau
dé comme
vncouchon
ment les vieilles (lesquelles plus conuoiteuses
demãger de la chair humaine que
les ieunes, seruent de soliciteurs enuers
tous ceux qui ont des prisonniers pour
les faire vistemẽt despescher) se presentãs
auec de l'eau chaude, qu'elles ont toute
preste, frottent & eschaudent de telle façon
le corps mort, qu'en ayãt leué la pre
miere peau elles le font aussi blanc que
les cuisiniers par deçà font vn couchon
de laict prest à rostir.

Apres cela celuy duquel il estoit prisonnier
auec d'autres, tels, & autant qu'il

Corps du
prisonier
soudainement
par
pieces
luy plaira, prenans ce poure corps le fen
dront & mettront si soudainemẽt en pieces,
qu'il n'y a boucher en ce pays icy qui
puisse plustost desmembrer vn Mouton.
Mais outre cela (cruauté plus que prodigi
euse) tout ainsi que les Veneurs par deçà
apres qu'ils ont pris vn Cerf en baillẽt la
curee aux chiẽs courãs, aussi ces Barbares
afin d'inciter & acharner dauantage leurs
Enfans sau
uages frotez
du
sang des
prisonniers
enfans, les prenans l'vn apres l'autre leur
frotent le corps, bras, cuisses & iambes
du sang de leurs ennemis. Aureste depuis
que les Chrestiens ont frequenté ce pays
là, les Sauuages decoupent tant les corps
de leurs prisonniers que les Animaux &
autres viandes auec les cousteaux & ferremens
qu'on leur baille: Mais auparauant,

245

Page 245
comme i'ay entendu des vieillards,
Pierressor
uans de cou
steaux aux
Ameriquains.


ils n'auoyent autre moyen de ce faire, sinon
auec des pierres tranchantes qu'ils
accommodoyent à cest vsage.

Or toutes les pieces du corps, mesmes
les trippes apres estre bien nettoyees,

Chair du
prisonnier
sur le Bou
can.

sont incontinent mises sur le Boucan:
aupres duquel, pendant que le tout
cuit ainsi à leur mode, les vieilles femmes
(lesquelles comme i'ay dit appetans
merueilleusement de manger de la chair
humaine) estans toutes assemblees pour
recueillir la graisse qui desgoute le long
des bastons de ceste haute grille de bois,
exhortans les hommes qu'ils facent en
forte qu'elles ayent tousiours de telle
viande, en leschans leurs doigts disent
Yguatou: c'est à dire il est bon. Voila don-
Vieilles les
chans la
graisse humaine.


ques, ainsi que i'ay veu, comment les Sau
uages Ameriquains font cuire la chair
de leurs prisonniers prins en guerre: assa
uoir Boucaner.

Parquoy, d'autãt que bien au log ci des
sus au chap. des Animaux, parlant du Ta

pag. 153.

piroussou i'ay mesme declaré la façon du
Boucan, pour obuier aux redites, priant
les lecteurs afin de se le mieux represẽter
d'y auoir recours, ie refuteray icil'erreur
de ceux qui, cõme on peut voir en leurs
Cartes vniuerselles, nous ont nõ seulemẽt
marqué & peint les Sauuages de la terre du

246

Page 246
Erreur és
Cartes mõ
strans les
Sauuages
rostir la
chair humaine
com
menous fai
sons nos
viandes.
Bresil, qui sont ceux dont ie parle à present,
rostissans la chair des hommes embrochee
comme nous faisons les membres
de moutons & autres viandes, mais
aussi ont feint qu'auec de grands Couperets
de fer ils les coupoyent sur des
bancs, & en pendoyent & mettoyent les
pieces en monstre, comme font par deça
les Bouchers la chair de beuf. Tellement
que ces choses n'estans non plus vrayes
que le conte de Rabelais touchant son
Panurge qui eschapa de la broche tout
lardé & à demi cuit, il est aisé à voir par
l'ignorance de ceux qui font telles Cartes,
qu'ils n'ont iamais eu cognoissance
des choses qu'ils mettent en auant. Pour
confirmation dequoy i'adiousteray, que
outre la façon que i'ay dit que les Bresiliens
ont de cuire la chair de leurs prison
niers, encores quand i'estois en leur pays
ignoroyent-ils tellement nostre façon de
rostir, que comme vn iour quelques miẽs
compagnons & moy en vn village faisions
tourner dans vne broche de bois vne
Poule d'Inde, auec d'autres volailles:
Sauuages
se moquãs
de nostre
rotisserie.
eux se rians & moquans de nous ne voulurent
iamais croire, les voyans remuer
ainsi incessamment, qu'elles puissent cuire,
iusques à ce que l'experience leur mõ
stra du contraire.

Reprenant donc mon propos, quand


247

Page 247
la chair d'vn prisonnier, ou de plusieurs
(car ils en tuent quelques fois deux ou
trois en vn iour) est ainsi cuite, tous ceux
qui ont assisté à voir faire le massacre, s'estans
derechef resiouys à l'entour des Bou
cans,
quelque grand qu'en soit le nombre,
s'il est possible chacun en aura son mor-
Chacunpar
vengeance
a vn morceau
du
prisonnier.

ceau. Et de fait, horsmis ce que i'ay dit
particulierement des vieilles femmes, cõ
bien que tous confessent que ceste chair
humaine soit merueilleu sement bonne &
delicate, tant y a neantmoins, qu'excepté
la ceruelle, & plus par vengeance que
pour le goust & la nourriture, ils mangent
entieremẽt tout ce qui se peut trouuer
depuis les extremitez des orteils, iusques
aux nez, oreilles & sommet de la te-
Tectz, os
& dents
des prison
niers pour
quoy reser
uez.

ste. Et au surplus nos Tou-oupinambaoults
reseruans les tectz par mõceaux en leurs
villages, comme on voit par deça les testes
de morts és cimetieres, la premiere
chose qu'ils font quand les François les
vont voir, c'est en recitant leurs vaillances,
& en leur monstrant par trophee ces
tectz ainsi descharnez, dire qu'ils feront
de mesme à tous leurs ennemis. Semblablement
ils serrent fort soigneusement
tant les plus gros os des cuisses & des
bras, pour (comme i'ay dit au chapitre
precedent faire des fleutes, que les dents
lesquelles ils arrachent & enfilent en façon

248

Page 248
de patenostre les portans tourtillees
à l'entour de leur col. De mesme l'historien
des Indes, parlãt de ceux de l'Isle
de Zamba, dit qu'eux attachans aux portes
hist. gen.
des Ind.
liu. 2.
ch. 7.
de leurs maisons les testes de ceux qu'ils
tuent & sacrifient, en portent aussi les
dents pendues au col pour plus grandes
brauades.

Quant à celuy ou ceux qui ont commis
ces meurtres, reputans cela à grand gloire,
dés le mesme iour qu'ils auront fait le

Corps du
massacreur
incisé &
pour quoy
coup, se retirans à part ils se feront non
seulement inciser iusques au sang, la poictrine,
les bras, les cuisses, le gras des iam
bes, & autres parties du corps: mais aussi
afin que cela paroisse toute leur vie ils
frottẽt ces taillades de certaines mixtiõs
& poudre noire qui ne se peut iamais
effacer: tellement que tant plus qu'ils
sont ainsi dechiquetez, tant plus cognoist
on qu'ils ont beaucoup tué de prisonniers:
& par consequẽt sont estimez plus
vaillans par les autres. Ce que pour vous
mieux faire entendre, encores que ci dessus
au chapitre de la guerre i'aye ia mis
ceste figure du Sauuage dechiqueté, ie
vous le represente icy derechef.



No Page Number
[ILLUSTRATION]

250

Page 250

Pour la fin de ceste tant estrange Trage
die, s'il aduient que les femmes qu'on auoit
baillees aux prisonniers demeurent
grosses d'eux, les Sauuages qui ont
tué les peres alleguans que tels enfans
sont prouenus de la semence de leurs en-

Horrible
& nompareilie
cru
auté.
nemis (chose horrible à ouyr, & encores
plus à voir) mangeront les vns incontinẽt
apres qu'ils seront naiz, où selon que
bõ leur semblera auant que d'en venir là
leslaisseront deuenir vn peu grandets. Et
non seulement ces Barbares se delectent,
plus qu'en toute autre chose, d'exterminer
ainsi autant qu'il leur est possible la
race de ceux contre lesquels ils ont guerre
(car les Margaias font le mesme traitement
aux Tououpinamboults quandils les
tiennent) mais aussi ils prennent vn singulier
plaisir de voir les estrangers qui
leur sont alliez faire le semblable. Tellement
que quand ils nous presentoyent
de ceste chair humaine de leurs prisonniers
pour manger, & que nous en faisions
refus (ainsi que moy & beaucoup
d'autres des nostres ne nous estans point
Dieu merci tant oubliez auons tousiours
Truchemens
de
Norma n
die menãs
vie d'Atheistes

fait) il leur sembloit par cela que nousne
leurs fussions point assez loyaux. Surquoy
à mon grand regret ie suis cõtraint
de reciter, que quelques Truchemens de
Normandie, qui auoyent demeuré long

251

Page 251
temps en ce pays là, pour s'accommoder
à eux menans vne vie d'Atheistes, ne se
polluoyent pas seulement en toutes sortes
de paillardises & vilenies parmy les
femmes & les filles, dont vn entre autres
de mon temps auoit vn garçon aagé d'en
uiron trois ans, mais aussi surpaslant les
Sauuages en inhumanité, i'en ay ouy qui
sè vantoyent d'auoir tué & mangé des
prisonniers.

Ainsi continuant à descrire la cruauté
de nos Tououpinamboults enuers leurs ennemis:
aduint pendant que nous estions
par delà, qu'eux s'estans aduisez qu'il y a
uoit vn village en la grande Isle, dõt i'ay
parlé cy deuãt, lequel estoit habité de cer
tains Margaias leurs ennemis qui neãtmoins
s'estoyent rẽdus à eux dés que leur
guerre cõmẽça: assauoir il y auoit enuirõ
vingt ans: combien di-ie que depuis ce
temps-là ils les eussent tousiours laissez
viure en paix parmi eux, tant y a qu'vn
iour en beuuant & Caouinant, s'accourageans
l'vn l'autre & alleguans cõme i'ay
tantost dit, que c'estoyent gens islus de
leurs ennemis mortels ils delibererẽt de

Desolation
d'Vn villa
ge sàccagé
par les
Tououp.

tout saccager. Et de fait s'estans mis vne
nuit à la pratique de leurs resolutions,
prenans ses poures gens au despourueu,
ils en firẽt vn tel carnage & vne telle bou
cherie que c'estoit vne pitié nõpareille de

252

Page 252
ouir crier. Plusieurs de nos François en
estans aduertis, enuiron minuit partirẽt
bien armez & s'en allerẽt dãs vne Barque
en grande diligence contre ce village qui
n'estoit qu'à quatre ou cinq lieues de nostre
Fort. Mais auant qu'ils y fussent arriuez,
nos Sauuages enragez & acharnez
qu'ils estoyẽt apres la proye, ayans mis le
feu aux maisons pour faire sortir les per
sonnes, ils en auoyẽt ia tant tuez que c'estoit
presques fait. Mesmes i'ouy affermer
à quelques vns des nostres estãs de retour,
que non seulemẽt ils auoyent veus en pie
ces & en carbõnades plusieurs hõmes &
femmes sur les Boucans, mais aussi que les
Extreme
cruauté.
potits enfans à la mãmelle y furent rostis
tous entiers. Il y en eut neantmoins quel
que petit nõbre des grands qui s'estãs iet
tez en mer, & en faueur des tenebres de la
nuit sauuez à nage, se vindrẽt rẽdre à no9
en nostre Isle: dõt cependãt nos Sauuages
quelques iours apres estãs aduertis, grõdãs
entre leurs dens de ce que nous les re
tenions n'en estoyẽt gueres contẽs. Toutesfois
apres qu'ils furent appaisez par
quelques marchãdises qu'on leur donna,
moitié de force & moitié de gré, ils les
laisserent pour esclaues à Villegagnon.

Vne autresfois que quatre ou cinq Frã
çois & moy estiõs en vn village de la mes
me grande Isle nommé Piraui-iou ou il y


253

Page 253
auoit vn prisonnier beau & puissant ieune
homme, enferré de quelques fers que
nos Sauuages auoyẽt recouurez des Chre
stiens, s'accostant de nous, il nous dit en
lãngage Portugalois (car deux de nostre
Margaia
baptizé en
Portugal
prisonnier
que nous
voulusmes
sauuer.

compagnie parlans bon Espagnol l'entẽdirent
bien) qu'il auoit esté en Portugal:
qu'il estoit chrestiane: auoit esté baptizé
& se nommoit Antoni. Partant quoy qu'il
fut Margaia de nation, ayant toutesfois
par ceste frequentation en autre pays aucunement
despouillé sa barbarie, il nous
fit entendre qu'il eust biẽ voulu estre deliuré
d'entre les mains de ses ennemis.

Parquoy, outre nostre deuoir d'en retirer
autant que nous pouuions, ayans
par ces mots de Crestiane & d'Antoni esté
plus esmeus de compassion en son endroit,
l'vn de ceux de nostre compagnie
qui entẽdoit l'Espagnol, serrurier de son
estat, luy dit qu'il luy apporteroit dés le
lẽdemain vne lime pour limer ses fers: &
partant qu'incontinent qu'il seroit à deli
ure (n'estãt point autremẽt tenu de court)
pendãt que nous amuserions les autres de
paroles il s'allast cacher sur le riuage de
la mer dans certains boscages que nous
luy mõstrasmes: esquels en nous en retour
nãs nous ne faudriõs point de l'aller querir
dãs nostre Barque: mesmes luy dismes
que si nous le pouuions tenir en nostre


254

Page 254
Fort, nous acorderions bien auec ceux
desquels il estoit prisonnier. Le pauure
homme bien aise du moyen que nous luy
presentions, en nous remerciant, promit
qu'il feroit tout ainsi que nous luy auiõs
conseillé. Mais quoy que la canaille de
Sauuages n'eust point entendu ce colloque,
se doutãs bien neantmoins que nous
leur voulions enleuer d'entre les mains,
dés le mesme iour que nous fusmes sortis
de leur village, eux ayans seulement
en diligence appelé leurs plus prochains
voisins pour estre spectateurs de la mort
de leur prisonnier, il fut incontinent assommé.
Tellement que dés le lendemain
qu'auec la lime, feignãs d'aller querir des
farines & autres viures, nous fusmes retournez
en ce village: comme nous demandions
aux Sauuages du lieu ou estoit
le prisonnier que nous auions veu le iour
precedent, quelques vns nous menerent
en vne maison ou nous vismes le pauure
Antoni par pieces sur le Boucan: mesmes
parce qu'ils cogneurent bien qu'ils nous
auoyent trompez, en nous monstrant la
teste ils en firent vne grande risee.

Semblablement nos Sauuages ayans

Deux Por
tugais
prins &
mãgez par
nos Sauuages.

vn iour surpris deux Portugalois dans
vne petite maisonnette de terre, ou ils
estoy ent dans les bois pres leur Fort appelé
Morpion, quoy qu'ils se defendissent

253

Page 253
vaillammẽt depuis le matin iusques
au soir, mesmes qu'apres que leur munition
d'harquebuzes & traits d'arbalestes
furent faillis, ils sortissent auec chacun
yne espee à deux mains, dequoy ils firent
yn tel eschec sur les assaillans que beaucoup
furent tuez & autres blessez, tant y
a neantmoins, s'opiniastrans de plus en
plus auec resolution de se faire plustost
tous hacher en pieces que de se retirer
sans vaincre, qu'en fin ils prindrẽt & emmenerẽt
prisonniers les deux Portugais:
de la despouille desquels vn Sauuage me
vendit quelques habits de buffles: comme
aussi vn de nos Truchemens eut vn
plat d'argent, qu'ils auoyent pillé auec
d'autres choses dans la maison qui fut
forcee, lequel, eux ignorans la valeur, ne
luy cousta que deux cousteaux. Ainsi estãs
de retour en leurs villages apres que par
ignominie ils eurent arraché la barbe à
tes deux Portugais ils les firent non seulement
mourir cruellement, mais aussi
parce que les pauures gens ainsi affligez,
sentans la douleur s'en plaignoyent, les
Sauuages se moquãs d'eux leur disoyent.
Et coment? sera-il ainsi que vous-vous
soyez si brauement defendus & que main
tenant qu'il falloit mourir auec honneur
vous monstriez que vous n'auez pas tant
de courage que desfemmes? & de ceste

256

Page 256
façon furent tuez & mãgez à leur mode.

Ie pourrois encores amener quelques
autres semblables exemples touchant là
cruauté des Sauuages enuers leurs ennemis,
n'estoit qu'il me semble que ce qué
i'en ay dit est assez pour faire auoir horreur
& dresser les cheueux en la teste à vn
chacũ. Neãtmoins afin que ceux qui lirõt
ces choses tant horribles exercees iournellement
entre les nations Barbares de
la terre du Bresil, pensent aussi vn peu de
pres à ce qui se fait par deça parmi nous:
iediray en premier lieu, sur ceste matiere,
que si on considere à bon escient ce qué

Vsuriers
plus cruels
queles An
tropophages.

font nos gros vsuriers, (sucçans le sang
& la moelle, & par consequent mangeans
tous en vie tant de vefues, orphelins &
autres pauures personnes ausquels il vau
droit mieux couper la gorge tout d'vn
coup que de les faire ainsi languir) qu'on
dira qu'ils sont encores plus cruels que
les Sauuages dont ie parle. Voila aussi
pourquoy le Prophete dit, que telles gẽs
escorchent la peau, mangent la chair, rõ-
Mich. 3.
3.
pent & brisent les os du peuple de Dieu
comme s'ils les faisoyent bouillir dans la
chaudiere. Dauantage si on veut venir à
l'action brutale de macher & mãger reellement
(comme on parle) la chair humaine
ne s'ẽ est-il point trouué en ces regiõs
de par deçà, voire mesmes entre ceux qui

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portẽt le titre de Chrestiens, tãt en Italie
qu'ailleurs, lesquels ne s'estans pas contentez
d'auoir fait cruellement mourir
leurs ennemis, n'õt peu rassasier leur cou
rage felon sinõ en mangeant de leur foye
& de leur cœur? Ie m'en rapporte aux histoires.
Et sans aller plus loin en la Fran-
Comparai
son de la
cruauté
Francoise
à celle des
Barbares.

ce quoy? (ie suis fasché de le dire carie
suis François) durant la sanglante tragedie
qui commença à Paris le 24. d'Aoust
1572. dont ie n'accuse point ceux qui n'en
sont pas cause, entre autres actes horribles
à raconter qui se perpetrerent lors
par tout le Royaume, dans Lion la graisse
des corps humains qui furent massacrez
d'vne façõ plus barbare & plus cruel
le que celle des Sauuages, apres estre retirez
de la riuiere de Saone, nefut elle pas
publiquement vendue au plus offrant &
dernier encherïsseur? Les foyes, cœurs &
autres parties des corps de quelques vns
ne furent-ils pas mangez par les furieux
meurtriers dont les enfers ont horreur?
Semblablement apres qu'vn nõmé Cœur
de Roy faisant profession de la Religion
reformee dans la ville d'Auxerre fut miserablement
massacré, ceux qui commirent
ce meurtre ne decouperent ils pas
son cœur en pieces, l'exposerent en vente
à ses haineux, & finalement le firent
grisler sur les charbons, puis en mangerent

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pour assouuir leur rage? Il y a encores
des milliers de personnes en vie qui
tesmoigneront de ces choses non iamais
ouyes auparauant entre peuples quels
Voyez l'hi
stoire de
mostre tẽps
liu vii.
pag. xxi.
qu'ils soyent: & les liures qui en sont ia
imprimez dés long temps en feront foy à
la posterité. Parquoy qu'õ n'haborre plus
tant la Barbarie des Sauuages Anthropophages,
cest à dire mangeurs d'hommes:
car puis qu'il y en a de tels, voire
d'autãt plus detestables & pires au milieu
de nous qu'eux, comme il a esté veu, ne se
ruent que sur les autres nations qui leur
sont ennemies, & ceux-ci se sont plõgez
au sang de leurs parens, voisins, & compatriotes,
il ne faut pas aller si loin qu'en
l'Amerique ni qu'en leur pays pour voir
choses si monstrueuses & prodigieuses.