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CHAP. III.

Des Bonites, Albacores, Dorades, Marsoüins,
poissons volans, & autres de plusieurs
sortes que nous vismes & prismes sous la zone
Torride.

DES lors nous eusmes la mer
à flore & le vent si à gré, que
d'iceluy no9 fusmes poussez
& menez iusques à trois ou
quatre degrez au deça de la
ligne Equinoctiale. En ces endroits nous
prismes force Marsoüins, Dorades, Albacores,
Bonites, & grande quantité de
plusieurs autres sortes de poissons: &


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quoy qu'auparauant i'eusse tousiours pẽ
sé que les Mariniers nous contassent des
fariboles quand ils nous disoyent qu'il y
auoit certaines especes de poissons volãs
si est ce que l'experience me mõstra lors
qu'il estoit ainsi. Nous commençasmes
donques la, non seulement de voir sortir
de la mer & s'esleuer en l'air, de grosses
Poissons
volans.

troupes de poissons (tout ainsi que sur
terre on voit les Alouëttes ou Estourneaux)
volans presque aussi haut hors de
l'eau qu'vne pique, & quelque fois pres
de cent pas loin, mais aussi il est souuent
aduenu que quelques vns s'ahurtans con
tre les Mas de nos Nauires tombans dedans,
nous les prenions à la main. Ainsi
selon que le i'ay consideré en vne infinité
que i'ay veuz & tenus tant en allant
qu'en retournant: ce poisson est de forme
presque comme le Haren: toutesfois
vn peu plus long & plus rond: a des petits
barbillons sous la gorge, les aisles
comme celles d'vne Chauuesouris &
presques aussi longues que tout le
corps: & est de fort bon goust & sauoureux
à manger. Au reste parce que ie
n'en ay point veu au deça du Tropique
de Cancer i'ay opinion (sans toutesfois
que ie levueille autrement affermer)
qu'aimans la chaleur, & se tenans sous
la Zone Torride, ils n'outrepassent

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point d'vne part ni d'autre du costé des
Poles. Il y a encores vne autre chose que
i'ay obseruee, c'est que ni dans l'eau ni
hors l'eau ces pauures poissons volans
ne sont iamais à repos: car estans dans la
mer les Albacores & autres grands poissons
les poursuyuans pour les manger
leur font vne continuelle guerre: & si
pour euiter cela ils se veullent sauuer en
l'air & au vol il y a certains oiseaux marins
qui les prennent & s'en repaissent.

Oyseaux
marins.
Partãt pour parler aussi de ces oyseaux
viuans de proyede ceste façon sur la mer,
ils sõt semblablemẽt si priuez que souuẽ
tesfois il s'en est posé sur les bords, cordages
& matz de nos Nauires, lesquels
se laissoyent prendre à la main. Et pour
les descrire aussi tels que pour en auoir
mangé ie les ay veu dans & dehors: Premieremẽt
ils sont de plumages & de couleurs
gris comme esperuiers, mais combien
quant à l'exterieur qu'ils paroissent
aussi gros que Corneilles si est ce
que quand ils sont plumez qu'il ne s'y
trouue guere plus de chair qu'en vn passereau:
au reste ils nont qu'vn boyau &
ont les pieds plats comme ceux de Canes

Pour continuer à parler des autres

Bonite
poisson.
poissons dont i'ay fait mention ci dessus,
la Bonite qui est des meilleurs à manger
qui se puissent trouuer est presques de la

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façon des carpes communes, mais sans es
cailles. I'en ay veu en fort grande quantité
lesquelles l'espace d'enuiron six sepmaines
nont bougé d'alentour de nos
Nauires, & est vray semblable qu'elles
suyuent ainsi les Vaisseaux à cause du
Brets dont ils sont frottez.

Quant aux Albacores combien qu'el-

Albacores

les soyent, assez semblables aux Bonites
si est ce neantmoins (en ayant veu & mangé
ma part de telles qui auoyẽt bien cinq
piedz de lõg & aussi grosses que le corps
d'vn homme) qu'il n'y à point de comparaison
de l'vne à l'autre quant à la grandeur.
Au surplus tant parce que ce poisson
Albacore n'est nullement visqueux,
ains au contraire s'esmie & a la chair aus
si friable que la Truite, n'ayantau reste
qu'vne araiste en tout le corps, & biẽ peu
de tripailles, il le faut mettre au rang des
meilleurs poissons de la mer. Et de fait
combien que nous (ainsi que tous les pas
sagers qui font ces longs voyages) pour
n'auoir les choses propres à commandement
n'y fissions autre appareil qu'auec
du sel seulement en mettre rostir de gran
des pieces & larges rouelles sur les char
bons, si le trouuions nous merueilleusement
bon & sauoureux au goust. I'artant
si messieurs les frians, lesquels ne se vou
las point hazarder sur mer, & toutesfois

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(comme on dit des chats sans mouïller
leurs pattes) veullent bien mãger du pois
son en pouuoyent auoir sur terre aussi
aisément qu'ils ont d'autre maree, le faisant
apprester à la sauce d'Alemague, ou
en quelque autre sorte, doutez vous que
ils n'en leschassent bien leurs doigts? Ie
di nommément si on l'auoit à commandemẽt
sur terre, car ainsi que i'ay touché
du poisson volant, ie ne pense pas que
ces Albacores, ayant principalemẽt leurs
repaires entre les deux Tropiques & en
la haute mer, s'approchent si pres des riuages
que les pescheurs en puissent apporter
sans estre gastez & corrompus.

Dorade.
La Dorade, laquelle à mon iugement
est ainsi appellee parce que la voyant dãs
l'eau elle se monstre iaune & reluit comme
fin or, quant à la figure approche aucunement
du Saumon: neantmoins elle
differe en cela qu'elle est comme enfoncee
sur le dos. Au reste pour en auoir tasté
ie tien que ce poisson est non seulement
encores meilleur que tous les autres
sus mentionnez, mais aussi qu'en
eau sallee ni en eau douce il ne s'en trou
uera point de plus delicat.

Marsouïs.
Touchãt les Marsouïns, il s'en trouue
de deux sortes, car les vns ont le groin
presques aussi pointu que le bec d'vn
Oye, & les autres au contraire l'ont si

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rond & moussu qu'il semble vne boule: &
partant à cause de la conformité que ces
derniers ont auec les encapluchonnez,
nous les apeliõs testes de moine: Quãt au
reste de la forme de toutes les deux especes,
i'en ay veu de cinq & de six pieds de
long, ayãt la queuë fort large & fourchue
& tous vn pertuis sur la teste, par ou non
seulement ils respirent, mais aussi iettẽt
l'eau par la. Que si la mer commence de
s'esmouuoir, vous les verrez paroistre &
se monstrer sur l'eau, soufflans de telle
façon que vous diriez que ce sont porcs
terrestres. Mais sur tout la nuit, qu'au mi
lieu des ondes & des vagues qui les agitent
ils rendent la mer comme verte, &
se mblent eux mesmes estre tous verts,
c'est vn plaisir que de les ouyr ronfler.
Aussi les Mariniers les voyans nager &
se tourmẽter de ceste façon presagent &
s'asseurent de la tempeste prochaine: ce
que i'ay veu souuent aduenir. Et combiẽ
qu'en temps assez moderé & la mer estãt
seulement florissante, cest à dire, ayant le
vent à souhait, nous en vissiõs quelques
Abondance
de Mar
souins.

fois en si grande abondance que tout à
l'entour de nous & tant que nostre veuë
se pouuoit estendre, il sembloit que la
mer fut toute de Marsoüins, ne se laissans
pas toutesfois si aisément prendre
que beaucoup d'autres sortes de poissõs

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nous n'en auions pas pour cela toutes
les fois que nous eusions bien voulu.
Sur lequel propos afin de tant mieux con
tenter le lecteur ie veux bien encore declarer
le moyen dont i'ay veu vser aux
Maniere
de prẽdre
les Marsouïns.

Matelots pour les auoir. L'vn d'entr'eux
le plus stilé & façonné à telle pesche se
tenant au guet aupres du Mats du beaupré,
& sur le deuant du Nauire, ayant en
la main vn arpon de fer emmanché en vne
perche de la grosseur & longueur d'vne
demie picque & liez à quatre ou cinq
brasses de cordeaux, quant il en voit approcher
quelques troupes en choisissant
vn entre iceux il luy iette & darde cest
engin de telle roideur que s'il l'attaint a
propos il ne faut point de l'enferrer.
L'ayant ainsi frappé, il fille & lasche la
corde, de laquelle cependant il retient le
bout ferme, puis apres que le Marsouïn
(qui perdant son sang dans l'eau, & en se
debattant s'enferre de plus en plus) cest
vn peu affoibli les autres Mariniers pour
aider à leur compagnon viennent auec
vn crochet de fer qu'ils appellent gaffe
(aussi emmãché en vne longue perche de
bois) & à force de bras le tirent dans le
bord. En allãt nous en prinsmes enuiron
vingt & cinq de ceste sorte.

Touchant le dedans & les parties inte
rieures du Marsouïn apres que comme


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à vn porceau, au lieu des quatre iambons
Parties
interieures
du
Marsouïn

on luy a leué les quatre fanoux, fendu
qu'il est, les trippes (l'eschine si on veut)
& les costes ostees, quand il est ainsi ouuert
& pendu, vous diriez proprement
que c'est vn naturel porc terrestre: aussi
a il le foye de mesme goust: vray est que
la chair fresche sentant trop le douceastre
n'en est guere bonne. Quant au lard,
tous ceux que i'ay veu auoyent communement
vn pouce de gras: & croy qu'il ne
s'en trouue point qui passe deux doigts.
Partãt qu'on ne s'abuse plus à ce que les
marchans & poissonnieres, tant à Paris
qu'ailleurs, appellent leur lard à pois de
Caresme, qui a plus de quatre doigts despais,
Mariouin, car pour certain ce qu'ils
vendent est de la Balene. Au reste parce
qu'il s'en est trouué de petits dans
le ventre de quelques vns de ceux que
nous prinsmes (lesquels nous fismes rostir
comme couchons de laict) sans m'arrester
à ce que quelques vns pourroyent
auoir escrit au contraire, ie pense plustost
que les Marsouïns portent leur ven
tree ainsi que les truyes, que non pas que
ils multiplient par œufs comme font
presques toutes les autres especes de
poissons. Dequoy cependãt si quelqu'vn
me vouloit arguer me rapportãt plustost
de ce fait à ceux qui en ont veu l'experience,

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qu'à ceux qui ont seulement leu
les liures, tout ainsi que ie n'en veux
faire ici autre decision, aussi nul ne
m'empeschera d'en croire ce que i'en ay
veu.

Requiens.
Nous prinsmes semblablement beaucoup
de Requiens, lesquels estans dans
la mer, quelque tranquile & coye qu'elle
soit, semblẽt estre tous verts. Il s'en voit
de plus de quatre pieds de long & gros
à l'aduenãt: mais pour n'en estre la chair
guere bonne, les Mariniers n'en mangẽt
qu'à la necessité, & par faute de meilleurs
poissons. Au demeurant ces Requiens
ayans la peau rude & aspre cõme
vne lime, la teste plate & large & la gueu
le aussi fendue qu'vn loup, ou dogue
d'Angleterre, ne sont pas seulemẽt mon-
Requiens
dãgereux
strueux, mais aussi outre cela, pourauoir
les dens tranchantes & fort aiguës si dãgereux,
que s'ils empoignent vn homme
par la iambe ou autre partie du corps, ils
emporterõt la piece, ou ils le traisnerõt
en fond. Aussi quãd les Matelots en tẽps
de Calme se bagnent dans la mer, ils les
craignent fort: mesmes quand nous en auiõs
prins (ainsi que nous auõs souuẽt fait
auec des hameçons de fer aussi gros que
le doigt) & qu'ils estoyent sur le Tillac
du Nauire, il ne s'en falloit pas moins
donner degarde, qu'on feroit sur terre

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de quelques mauuais chiens. N'estans
donques ces Requiens propres qu'à mal
faire, quand nous les auions bien tourmentez,
ou nous les assommions à grãds
coups de masses, ou pour en auoir le pas
setemps, apres leur auoir coupé les nageoires,
leur liant vn cercle à la queuë
nous les reiettions en mer.

Au surplus, combien qu'il s'en faille

Tortues
de mer.

beaucoup que les Tortues de mer qui
sont sous ceste Zone Torride soyent si
prodigieuses, que d'vne seule de leur coquille
on puisse couurir vne maison logeable,
ou faire vn vaisseau nauigable (cõ
me Pline a escript qu'il s'en trouue de tel
Li. 9.
ch. 10.

les tantés costes des Indes, qu'aux Isles
de la mer rouge) si est-ce neantmoins que
pour y en auoir mesuré de si longues, lar
ges & monstrueuses, qu'il n'est pas facile
de le faire croire à ceux qui n'ẽ ont point
veu, ie ne veux pas obmettre d'en faire
mentiõ. Entre les autres ie diray qu'vne,
qui fut prinse au Nauire de nostre ViceAdmiral,
estoit de telle grosseur que qua
tre vingts personnes qu'ils estoyent dãs
ce Vaisseau (à la façõ qu'on à accoustumé
de viure sur mer en tel voyage) en disnerent
honnestement. La chair approche
fort de celle de veau: & de fait lardee
& rostie elle a presques le mesme goust.
Touchant la coquille ovale, qui estoit

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dessus celle dont ie parle, ayant plus de
deux pieds & demy de large, forte & efpesse
à l'equipolent, elle fut baillee au
sieur de sainte Marie nostre Capitaine, lequel
la garda pour faire vne Targue. Voi
ci semblablemẽt la maniere comme ie les
ay veu prendre. En beau temps & calme
Facon de
prendre
les Tortues
sur mer.
(car la mer esmeuë on les voit peu souuent)
qu'elles montent & se tiennent au
dessus de l'eau, le soleil leur ayant tellement
eschauffé le dos & la coquille, que
elles ne le peuuẽt plus endurer, afin de se
refraischir, elles se virent & tournẽt ordi
nairemẽt le ventre en haut. Ce qu'apperceuans
les Mariniers, s'approchans dans
leur Barque le plus coyemẽt & plus pres
qu'ils peuuent, les accrochans entre deux
coquilles auecses gaffes de fer (dont i'ay
ia parlé) à grand force, & quelques fois
tant que quatre ou cinq hommes peuuẽt
tirer ils les mettẽt dans leur Bateau. Voila
ce que i'ay voulu dire sommairement,
tant des Tortues que des poissons que
nous prinsmes pour lors: ie parleray encores
ci apres des Dauphins, & mesmes
des Baleines & autres Monstres marins.