University of Virginia Library

Search this document 

CHAP. II.

De nostre embarquement au port d'Honfleur
pays de Normandie: ensemble des tormen
tes, rencontres, prinses de Nauires, & premieres
terres & I sles que nous descouurismes.

Ainsi apres que le sieur de Bois
le Conte neueu de Villegagnon,
qui estoit auparauant
nous à Honfleur, y eut fait equiper
en guerre aux despẽs
du Roy, trois beaux vaisseaux: fournis
qu'ils furent de viures & d'autres choses
necessaires pour le voyage, le dix & neufieme
de Nouembre nous nous y embarquasmes.
Ledit sieur de Bois le Conte auec
enuiron octante personnes tant soldats
que matelotz estant en l'vn des na-

Le sieur de
Bois le Cõte
esten Vice
Admirel.


uires appellé la petite Roberge, fut esleu
nostre Vice Admiral. Ie m'embarquay en

10

Page 10
vn autre vaisseau nommé la grand Roberge,
ou nous estiõs six vingts en tout,
& auions pour Capitaine le sieur de sain
te Marie dit l'Espine, & pour Maistre vn
nommé Iean humbert de Harfleur bon
Pilote & homme bien experimenté en la
nauigation. Dans l'autre qui s'appeloit
Rosee, du nom de celuy qui le cõduisoit,
en comprenãt six ieunes garçons que no'
menasmes pour apprẽdre le langage des
Sauuages, & cinq ieunes filles, auec vne
femme pour les gouuerner (qui furẽt les
premieres femmes Françoises menees en
la terre du Bresil, dõt les Sauuages dudit
lieu, ainsi que nous verrons ci apres, n'en
ayans iamais auparauant veu de vestues,
furent bien esbahis à leur arriuee) il y auoit
enuiron nonante personnes.

Vaisseaux
departans
du Port.
Ainsi ce mesme iour qu'enuiron midi
nous mismes les voiles au vent, à la
sortie du port dudit Honfleur, les canõnades,
trompettes, tabours, fifres, & autres
triomphes accoustumez de faire aux
Nauires de guerre qui vont voyager, ne
mãquerẽt point en nostre endroit. Nous
allasmes premierement ancrer à la Rade
de Caulx qui est vne lieuë en mer par
dela le Haure de grace: & la selon la cou
stume des Mariniers qui veulent voyager
en pays lointains, apres que les Mai
stres & Capitaines eurent fait reueuë &

11

Page 11
eurent sceu le nombre certain, tant des
soldats que des Matelots, ayans cõmandé
de leuer les ancres nous nous pensions
dés le soir ietter en mer. Toutesfois le
cable du Nauire ou i'estois s'estant rompu
& l'ancre tiré à grande difficulté, cela
fut cause que nous ne peusmes appareiller
que iusques au lendemain.

Cedit iour doncques vingtieme de
Nouembre, qu'ayans abandonné la terre
nous commençasmes à nauiger sur ceste
grãde & impetueuse mer Occeane, nous
descouurismes & costoyasmes l'Angleterre
laquelle nous laissions à dextre, &
fusmes deslors prins d'vn flot de mer qui
dura douze iours: durant lesquels, outre
que nous fusmes tous fort malades de la
maladie accoustumee à ceux quivont sur
mer, il n'y auoit celuy qui ne fut bien espouuanté
de tel branslement. Et de fait
ceux principalement qui n'auoyent iamais
senti l'air marin, ni dancé telle dan
ce, voyans la mer ainsi haute & esmeuë
pensoyent à tous coups & à toutes minutes
que les vagues nous deussent faire
couler en fond: cõme certainement c'est
chose admirable de voir qu'vn vaisseau
de bois quelque fort & grand qu'il soit,
puisse ainsi resister à la fureur & force de
ce tant terrible elemẽt: car combien que
les Nauires soyent bastis de gros bois


12

Page 12
bien lié, cheuillé, & bien godronné, &
que celuy mesmes auquel i'estois, peust
auoir euuiron dixhuit toises de long, &
trois & demie de large, qu'est ce en comparaisõ
de ce gouffre & de telle largeur,
profondeur & abismes d'eau comme est
ceste mer du Ponent? Partant sans amplifier
ce propos dauantage ie diray icy
L'art de
la nauigation
excellent.

en vn mot qu'on ne scauroit assez priser
tant l'excellence de l'art de la nauigatiõ
en general qu'en particulier l'inuention
de l'Eguille marine, de laquelle neantmoins
comme aucuns tiennent, l'vsage
n'est que depuis enuiron cent cinquante
ans. Nous fusmes doncques ainsi agitez
& nauigeasmes auec grandes difficultez
iusques au troisieme iour apres nostre
embarquemẽt que Dieu appaisa les flotz
& orages de la mer.

Le dimanche suyuant ayans rencontré
deux nauires marchans d'Angleterre
qui venoyent d'Espagne, apres que
nos Matelots les eurent abordez & veu
qu'il y auoit à prendre dedans, peu s'en
fallut qu'ils ne les pillassent. Et de fait
suyuãt ce que i'ay dit que nos trois vaisseaux
estoyent bien fournis d'Artillerie
& d'autres munitions de guerre nos ma
riniers, s'en tenans fiers & forts, quand
les vaisseaux plus foibles (ainsi que nous
verrons tantost) se trouuoyent deuant


13

Page 13
eux & à leur merci ils n'estoyent pas à
seurté.

Et puis que cela viẽt à propos il faut

Coustume
des marsniers
sur
mer.

que ie dise icl en passãt à ceste premiere
rencontre de Nauire que i'ay veu pratiquer
sur mer ce qui se fait aussi le plus
souuent en terre: assauoir, que celuy ayãt
les armes au poing qui est le pl9 fort
l'emporte, & donne la loy à son compagnon.
Vray est que messieurs les Mariniers
faisant caller le voile & ioindre les
pauures Nauires marchans leur alleguẽt
ordinairement qu'y ayant long temps
qu'ils sont sur mer sans qu'à cause des
tẽpestes & calmes ils ayent peu aborder
terre ni port, ils sont en necessité de
viures dont ils prient d'estre assistez en
payant. Mais si sous cepretexte ils peu
uẽt mettre le pied dans le bord de leurs
voisins, il ne faut pas demander si pour
empescher le vaisseau d'aller en fond, ils
le deschargent de tout ce qui leur semble
bon & beau. Que si la dessus on leur
remonstre (comme de fait nous faisions
souuent) qu'il n'y a nul ordre de piller
indiferemment autant les amis que les
ennemis, la chanson commune de nos
soldats terrestres, qui en cas semblable
pour toutes raisons disent que c'est la
guerre & la coustume, & qu'il se faut ac
commoder, ne manque point en leur
endroit.


14

Page 14

Mais outre cela ie diray ici, par maniere
de preface, sur plusieurs exemples
de ce que nous verrons ci apres, que les
Espagnols & encores plus les Portugais
se vantans d'auoir les premiers descouuert
la terre du Bresil, voire tout le contenu
depuis le destroit de Magelan,
qui demeure par les cinquante degrez
du costé du Pole Antarctique, iusques au
Peru, & encores par deça l'Equator: &
par consequent maintenans qu'ils sont
seigneurs de tous ces pais la, aleguans
que les François qui y voyagent sont
vsurpateurs sur eux, s'ils les trouuent
sur nier à leur auantage, ils leur font vne
telle guerre qu'ils en sont venus iusques
là d'en auoir escorchez tous vifs, & fait
mourir d'autre mort cruelle. Les François
soustenans le contraire & qu'ils ont
leur part en ces pays nouuellement cogneuz,
non seulement ne se laissent pas
volontiers battre aux Espagnols, moins
aux Portugais (lesquels pour en parler
sans affection ne les oseroyent aborder
s'ils ne se voyent en beaucoup plus grãd
nombre de vaisseaux) mais en se defendans
vaillamment rendent quelque fois
la pareille à leurs ennemis.

Or pour retourner à nostre route la
mer s'estant derechef enflee, elle fut si
rude l'espace de six ou septiours, que nõ


15

Page 15
seulement ie vis par plusieurs foisentrer
& sauter les vagues par dessus le Tilac de
nostre Nauire, mais aussi à cause de la roi
deur des ondes le vaisseau estoit esbranlé
de telle façon qu'il n'y auoit Matelot, tãt
habile fust-il, qui se peust tenir debout.
Et certes cela estoit voir l'experience de
ce que le Psalmiste dit parlant de ceux
Pse. evii.

qui vont sur mer. Car montans ainsi par
maniere de dire iusques au ciel, puis ayans
les sens defaillis chancelans comme
yurõgnes, descẽdre iusques aux gouffres
& iusques aux abismes, n'est ce pas voir
Les grandes
merueilles
de
Dieu se
voyẽz sur
mer.

les merueilles de Dieu? il est biẽ certain.
Partant subsistant ainsiau milieu du sepulchre,
le peril s'approchant quelques
fois plus pres que l'espesseur des ais dequoy
les vaisseaux nauigables sont faits:
il semble que le Poẽte qui a dit que ceux
qui vont sur mer ne sont qu'à quatre
doigts de la mort, les en esloigne encores
trop.

Or celuy comme il est dit au Pseaume
sus alegué qui fait le temps calme & tran
quille quant il luy plaist, apres ceste tempeste
nous ayant enuoyé vent à gré, nous
paruinsmes d'iceluy iusques à la mer d'Espagne:
& nous trouuasmes à la hauteur
du Cap de saint Vincent le cinquieme
iour de Decembre. En cest endroit nous
rencontrasmes vn Nauire d'Irlande dans


16

Page 16
lequel nos Mariniers sous le pretexte
susdit que les viures nous failloyẽt prindrent
six ou sept pipes de vin d'Espagne,
des figues, des oranges, & autres choses
dont elle estoit chargee.

Sept iours apres nous abordasmes aupres
de trois Isles nõmees par les Pilotes

Les Isles
Fortunees
de Normandie, la Gracieuse, Lancelote,
& Forte auanture, qui sont des isles Fortunees.
Il y en a sept en nõbre à present
cõme i'estime toutes habitees par les Espagnols:
mais quoy qu'aucuns marquẽt
en leurs cartes & enseignent par leurs liures
que ces Isles fortunees sont situees
seulement par les onze degrez au deça
de l'Equator, & par consequent selon eux
seroyent sous la zone Torride, ie di pour
y auoir veu prendre hauteur auec l'Astra
labe que certainement elles demeurent
par les vingt huit degrez tirant au Pole
Arctique. Et partant il faut confesser
qu'il y a erreur de dix & sept degrez desquels
tels auteurs en trompans eux & les
autres les reculent trop de nous.

En ces endroits que nous mismes nos
Barques hors nos Nauires, vingt de nos
Soldatz & Matelotz s'estans mis dedans
auec des Berches, Mousquetz & autres
armes, pensans butiner en ces Isles s'y en
allerent, mais cõme ils voulurent mettre
pied en terre les Espagnols qui les auoyent


17

Page 17
descouuerts auparauant les rembarrerent
si bien qu'ils n'eurent que haste
de se retirer. Neantmoins ils tournerent
& virerent tant à l'entour, qu'en fin
ayans rencontré vne Carauelle de pescheurs
(lesquels si tost qu'ils les virent
venir à eux se sauuans en terre leur quitterent
leur vaisseau) s'en estans saisis, non
feulement ils y prindrent grande quantité
de chiens de mer secs, des compas à
nauiguer & tout ce qui se trouua dedans
iusqu'aux voiles qu'ils raporterent, mais
aussi ne pouuãs pis faire aux Espagnols,
desquels ils se vouloyent venger, à grãds
coups de haches, ils mirent en fond vne
Barque & vn Bateau qui estoit aupres.

Durant trois iours que nous demeurasmes
aupres de ces Isles Fortunees, à
cause que la mer estoit fort calme, nous y
prinsmes si grande quantité de poissons
(tãt auec des haims qu'auec des rets) que
apres que nous en eusmes mangé à nostre
souhait (craignans parce que nous n'auions
pas l'eau douce à nostre commandement
que cela ne nous alterast trop)
nous fusmes contraints d'en reietter plus
de la moitié en mer. Les especes estoyent
Dorades, Chiens de mer, & plusieurs autres
dont nous ne sauions les noms: toutesfois
il y en auoit de ceux que les Mari
niers appellẽt Sardes, qui est vne espece


18

Page 18
de poisson ayant si peu de corps qu'il sem
ble que la teste & la queuë soyent ioints
ensemble: ladite teste estant faite de la façon
d'vn morrion à creste.

Le meccredi matin sixieme de Decem
bre, que la mer s'esmeut derechef, les vagues
remplirent si soudainement la Bar
que qui estoit amaree à nostre Nauire dés
le retour des Isles Fortunees, que non
seulement elle fut submergee & perdue,
mais aussi deux Matelots qui estoyent
dedans furent en si grand danger qu'a pei
ne en leur iettans hastiuement des corda
ges les peusmes nous sauuer & tirer dãs
le vaisseau: Et au surplus diray pour chose
remarquable, que nostre cuisinier durant
ceste tempeste (laquelle continua qua
tre iours) ayant mis vn matin dessaler du
lard dans vn grand vaisseau de bois (qui
estoit la moitié d'vn poinson scié par le
milieu) il y eut vn coup de mer qui de son

Hazard
d'vn coup
de mer.
impetuosité sautant par dessus le Tillac
emporta & la caque & ce qui estoit dedans,
sans la renuerser, plus de la lõgueur
d'vne pique hors le Nauire, mais tout
soudain vne autre vague vint à l'oposite
laquelle de grande roideur reietta le tout
sur le mesme Tillac: tellement que cela
fut nous renuoyer nostre disné qui, comme
on dit, s'en estoit allé aual l'eau.

Or dés le vendredi dixhuitieme dudit


19

Page 19
mois, nous descouurismes la grand Canarie,
de laquelle nous approchasmes assez
pres le dimanche suyuant: mais quoy
que nous eussions deliberé d'y prendre
des refraischissemens tant y a qu'à cause
La grand
Canarie.

du vent contraire il ne nous fut pas possible
d'y mettre pied à terre. C'est vne bel
le Isle habitee aussi à present des Espagnols,
en laquelle il croist force Cãnes
de succres & de bons vins: & au reste est
si haute qu'elle se peut voir de vingt &
cinq ou trente lieuës. On l'appelle aussi
le Pic de Tanarifle, & pensent aucũs que
ce soit ce que les Anciens nommoyent le
mont d'Athlas dont on dit la mer Athlãtique,
dequoy ie me rapporte à ce qui en
est.

Ce mesme iour de dimanche nous des
couurismes vne Carauelle de Portugal, la
quelle, parce qu'elle estoit au dessous du
vent de nous, voyans bien ceux qui e-

Carauelle
calant le
voile.

stoyent dedans qu'ils ne pourroyent resister
ni fuir calans le voile se vindrent
rendre à nostre Vice Admiral. Ainsi nos
Capitaines qui dés long temps auparauant
auoyent arresté entr'eux de s'accõmoder
(cõme on parle auiourd'huy) d'vn
Vaisseau de ceux qu'ils s'estoyent tousiours
promis de prendre ou sur les Espa
gnols ou sur les Portugais, afin de s'en
saisir & asleurer dauãtage mirent incontinant

20

Page 20
de nos gens dedans. Toutesfois à
cause de quelques considerations qu'ils
eurent enuers le maistre d'icelle, luy ayãs
dit qu'en cas qu'il peust soudainement
trouuer vne Carauelle en ces endroits là,
qu'on luy rẽdroit la siẽne: luy qui aimoit
mieux la perte tomber sur son voisin que
sur luy, s'en mit en deuoir. Ainsi selon la
requeste qu'il fit que pour effectuer ce que
il promettoit, on luy baillast vne de nos
Barques armee de Mousquets auec vingt
de nos Soldats, & vne partie de ses gens
dedans, comme vray Pirate que i'ay opinion
qu'il estoit pour mieux ioüer son
rolle & afin de n'estre si tost descouuert,
il s'en alla bien loin deuant nos Nauires.

La Barbarie.

Or nous costoyons lors la Barbarie,
habitee des Mores, d'ou nous n'estions
guere eslongnez de plus de deux lieuës,
laquelle (comme il fut soigneusement obserué
de plusieurs) est vne terre si plaine,
voire si fort basse que tãt que nostre veuë
se pouuoit estẽdre, sans voir aucunes mõ
tagnes, ni autres obiets, il no9 estoit aduis
que nous estãs plus hauts, la mer deustincõtinãt
tout submerger ce pays là, & que
nous & nos vaisseaux deussions passer
par dessus. Et à la verité combien qu'au
iugement de l'œil il semble qu'il soit ainsi
presque sur tous les riuages de la mer,

21

Page 21
si est-ce que cela se remarquant plus particulierement
en cest endroit la, quand
ie regardois d'vn costé ce grand & plat
pays qui paroissoit comme vne valee, &
d'autre part la mer à l'opposite sans estre
lors autrement esmeuë, neantmoins
en comparaison faisant vne grande & espouuantable
montagne, en me souuenãt
Pse. 104.
9.

de ce que dit l'Escriture à ce propos ie
contemploye ceste œuure de Dieu auec
grande admiration.

Pour retourner à nos escumeurs de
mer, lesquels nous auoyent deuancez
dans leurs Barques, le vingt & cinquieme
de Decembre iour de Noel eux ayans
rencontré, & tiré quelques mousquetades
sur vne Carauelle d'Espagnols,

Carauelle
prinse.

la prenans par force ils l'amenerent vers
nous. Or parce que non seulement c'estoit
vn beau Vaisseau, mais aussi qu'il
estoit chargé de sel blanc, cela pleut
fort à nos Capitaines: & partant selon la
conclusion qu'ils auoyent faite dés long
temps de s'en accommoder d'vn, nous l'ẽ
menasmes en la terre du Bresil vers Villegagnon.
Vray est qu'en tenant promesse
au Portugais qui auoit fait ceste prinse,
mettans les Espagnols depossedez de
leur Vaisseau pesle mesle parmi ses gens
dans sa Carauelle, on la luy rendit.
Toutesfois ce fust en tel estat qu'il eust

22

Page 22
mieux valu par maniere de dire les mettre
tous en fõd: car nos Mariniers (cruels
qu'ils furẽt en cest endroit) n'ayans laissé
Cruauté
des Mariniers.

non seulement morceau de biscuit ni
d'autres viandes à ses pauures gens, mais
qui pis est leur ayans deschiré leurs voi
les & mesme osté leur petit basteau (sans
lequel ils ne pouuoyent approcher ni aborder
en terre) il est vray semblable que
demourans ainsi à la merci de l'eau, si
quelque barque ne suruint pour les secourir,
ou qu'ils furent en fin submergez
ou qu'ils moururent de faim.

Ce beau chef d'œuure, au grand regret
de plusieurs, fait estans poussez du vent
d'Est Suest, qui nous estoit propice, nous
nous reietasmes bien auan dans la naute
mer. Et pour le faire court & n'estre point
ennuyeux en recitant particulierement &
à part tant de prinses de Carauelles que
nous fismes en allant: dés le lendemain &
encores le vingt & neusieme dudit mois
de Decembre sans nulle resistance nous

Prinse
de deux
Carauelles
en prinsmes deux autres. En la premiere
desquelles, qui estoit de Portugal (à cause
de quelque respect que nos Maistres
de Nauires & Capitaines eurent à ceux
qui estoyent dedans) au grand regret
neantmoins de quelques vns de nos Mariniers
& principalement de ceux qui estoyẽt
dans la Carauelle Espagnole que

23

Page 23
nous emmenions (lesquels acharnez au
pillage tirerent quelques coups de Fauconneaux
à l'encontre) apres auoir parlé
à eux on les laissa aller sãs leur rien oster.
En l'autre qui estoit à vn Espagnol il luy
fut prins du vin, du biscuit, & d'autres
victuailles. Mais sur tout il regrettoit
fort vne poulle qu'on luy osta, car, disoit
il, quelque tourmẽte qu'il fit elle pondoit
& faisoit tous les iours vn œuf dans son
Vaisseau.

Le dimanche suyuant nos Matelotz
(lesquels possible ne serõt pas aises que
ie raconte ici leurs courtoisies) ne demãdãs
que d'en auoir de toutes parts, apres
que celuy quiestoit au guet en la grãd Hu
ne eust crie selõ la coustume Voile, voile,
& que nous eusmes descouuerts cinq
Vaisseaux (ie ne scay si c'estoyent Carauelles
ou grands Nauires) eux chantans
desia le cantique deuant le triomphe les
pensoyent bien tenir: mais parce qu'estãs
au dessus de nous, nous auions vent contraire,
nonobstant la violence qu'on fit à
nos Vaisseaux (lesquels pour l'affection
du butin en danger de nous submerger &
virer ce dessus dessous furent armez de
toutes voiles) il ne nous fut pas possible
de les ioindre ni aborder. Et afin qu'on
ne trouue pas estrange ce que iay touché
que brauãs ainsi sur la mer chacun fuyoit


24

Page 24
ou caloit le voile deuant nous, ie diray
que les Normans estans aussi belliqueux
& vaillans sur mer que nation qui se puis
se auiourd huy trouuer voyageãt sur l'O
cean: encores que nous n'eussions que
trois Vaisseaux, ils estoyent neantmoins
si bien fournis d'Artillerie (y ayant dixhuit
pieces de fonte, & plus de trente Ber
ches & Mousquets de fer en celuy ou i'estois)
& d'autres munitiõs de guerre que
nos Capitaines & Soldats en tel equipage
auoyent resolu d'attaquer & combatre
l'armee nauale du Roy de Portugal
si nous l'eussions rencontree.